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Feb. 1, 2023

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► Référence complète : M.-A. Frison-Roche, "Face à des professions régulées, l'Autorité de la concurrence se comporte en Régulateur", Newsletter MAFR Law, Compliance, Regulation, 1ier février 2023.

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L'Autorité de la concurrence publie le 1ier février 2023 deux consultations publiques jumelées, relatives à la Liberté d'installation des notaires et des commissaires de justice.

Chacun a jusqu'au 22 mars 2023 pour y contribuer.

Ce faisant, l'Autorité se place dans une perspective de régulation car elle articule l'usage de ce pouvoir général de consultation - préalable à un avis à propos de l'installation de nouvelles études, en s'appuyant notamment sur les contributions, avec un pouvoir spécifique et direct que lui a donné la Loi : celui de superviser la carte de ces nouvelles ouvertures.

S'il ne s'agissait d'exercer ce dernier pouvoir que dans la perspective concurrentielle, il ne serait pas pertinent d'articuler cela à un avis et une consultation globale sur la politique générale du maillage territorial par lequel notaires et commissaires de justice exercent leurs activités.

La perspective de régulation, qui embrasse davantage et établit des équilibres à long terme entre la concurrence et d'autres soucis, est affirmée par l'Autorité de concurrence.

Cette perspective adoptée par l'Autorité est légitime, dès l'instant que la loi le lui permet, lui offrant tous les instruments pour le faire, et que les entreprises et/ou les activités dont il s'agit sont elles-mêmes régulées. C'est le cas lorsque les entreprises appartiennent à ce que l'on appelle souvent des "professions réglementées", la réglementation étant l'indice le plus certain de la régulation Ex Ante.

C'est même reconnaître leur nature que de le faire, ne pas les briser en ne leur appliquant que la pure et simple "loi de la concurrence".

 

Le Législateur permet à l'Autorité de le faire puisque, comme elle le rappelle dans son Communiqué, la loi dite Macron de 2015 lui a donné mission de contrôler le maillage d'ouverture sur le territoire concernant les notaires et ceux qui sont aujourd'hui les commissaires de justice. C'est l'Autorité qui formule les propositions d'ouverture, la carte devant être revue tous les 2 ans.

 

L'on avait à l'époque beaucoup considéré que la seule perspective était celle de la concurrence, qu'il ne s'agissait que de laisser le mécanisme concurrence entrer dans ces activités, quoi qu'il en résulte et que l'Autorité allait être chargée de cela, alors que le texte présentait déjà une perspective de régulation.

🔴 M.-A. Frison-Roche, 📝Notariat et Régulation font bon ménage, 2015

 

L'Autorité accroît cette perspective de régulation, c'est-à-dire de construction et de maintien d'équilibres à long terme, rappelant la pratique qu'elle a eue, qu'elle qualifie de "prudente", intégrant notamment les difficultés de la crise sanitaire et le souci du long terme.

Par le biais des consultations pour former des recommandations adéquates, parce que la consultation est un pouvoir général, celle-ci peut dépasser l'objet plutôt restrictif de la loi qui se soucie de l'équilibre territorial. Qu'on en juge, puisque les contributeurs sont invités à réfléchir dans la perspective suivante: "Outre les thèmes récurrents des consultations publiques (l’évaluation de la procédure de nomination, l’impact des créations d’offices sur les différentes parties prenantes ou la cohésion territoriale des prestations), l’Autorité a identifié plusieurs enjeux importants sur lesquels les acteurs intéressés sont invités à formuler des observations, dont notamment :

  • les conséquences de la crise sanitaire sur le volume d’activité et l’organisation des offices ;
  • les risques pesant sur l’activité des professionnels du fait de la dégradation de la conjoncture économique (ralentissement de la croissance, hausse de l’inflation, durcissement des conditions d’octroi de crédits immobiliers,…) ;
  • l’impact de la réforme de la discipline et de la déontologie des professions du droit ;
  • les implications de la fusion des professions d'huissier de justice et de commissaire-priseur judiciaire en une profession unique de commissaire de justice depuis juillet 2022".

 

Ainsi, plutôt que de ne regarder que l'aspect concurrentiel dans ce qui n'est qu'une recommandation, laissant au Gouvernement le soin d'intégrer le reste dans ses propres décisions, notamment parce qu'il mène par ailleurs ses réformes (fusion des professions, réformes de la discipline et déontologie), l'Autorité intègre l'ensemble dès son intervention.

Le président de l'Autorité, Benoît Cœuré, a d'ailleurs développé cette conception lors du premier colloque des Commissaires de justice le 8 décembre 2022.

 

L'Autorité a raison de le faire, car on connait le poids de ses "recommandations" dont l'encre est déjà le plus souvent celle des arrêtés ministériels en fin de process.

En ouvrant à chacun la possibilité d'exprimer sa conception sur ce qui doit être un maillage territorial adéquat, et au-delà un déploiement adéquat de ces professions, l'Autorité de la concurrence participe plus directement à la régulation de ces professions, qui sont des entreprises dont la mission spécifique implique à la fois des obligations (la discipline et la déontologie, par exemple), une supervision et des règles plus complexes que la libre rencontre de l'offre et de la demande.

 

Si une Autorité de concurrence n'est pas légitime à se transformer en Autorité de régulation concernant des activités économiques qui sont ordinaires, car la régulation, notamment en ce qu'elle est ex ante et implique des mécanismes de compliance sur les entreprises concernées, en revanche si les entreprises, ici les officiers publics ou les professions libérales, comme les avocats, les médecins ou les pharmaciens, sont elles-mêmes régulées, l'Autorité de concurrence reconnaît leur nature en s'associant à la supervision exercée par les Autorités publiques (dans le cas présent, par le Ministère de la justice).

 

En outre et en cela, l'Autorité de concurrence s'articule avec les structures professionnelles que sont les Ordres, à travers la notion de "mission".

 

🔴 M.-A. Frison-Roche, 🎤La compliance dans l'entreprise notariale : aspects théoriques et pratiques, 2022

🔴 M.-A. Frison-Roche, 🎥La compliance, perspective dynamique pour exprimer la raison d'être des commissaires de justice, 2022

🔴 M.-A. Frison-Roche, 🎥Régulation et Compliance, expression des missions d'un Ordre, 2022

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Jan. 15, 2023

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► Référence complète : M.-A. Frison-Roche, "Si l'algorithme engendre un risque systémique de fraude, l'entreprise doit trouver le moyen de prévenir et détecter celle-ci : cas d'école", Newsletter MAFR Law, Compliance, Regulation, 15 janvier 2023.

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Le cas agite et inquiète à juste titre. Il est notamment relayé dans Le Parisien et dans Libération.

Il apparait qu'un professeur de master découvre que la moitié de la promotion de ses étudiants avait fait écrire sa copie par un algorithme (ChatGPT), dont on dit que les productions mécaniques se rapprochent, à s'y méprendre, du "langage naturel", c'est-à-dire manié par les êtres humains. Il en a résulté des copies correctes, mais si identiques que l'usage de l'outil par les étudiants avait été ainsi détecté.

La dimension systémique du phénomène mérite qu'on y réfléchisse car il s'agit non seulement de détecter mais encore de prévenir le recours à cet outil, si l'on veut que les travaux rendus par les étudiants permettent d'évaluer leurs niveaux.

L'on peut certes rechercher des solutions très radicales, comme obliger les étudiants à écrire à la main dans des contrôles faits sur table et surveillés..., ou interdire le recours aux algorithmes, interdiction dont l'effectivité va être difficile ; ou rêver d'une Université où l'on leur donnerait des sujets de réflexion à traiter chacun d'une façon originale, ce qui suppose sans doute un nombre d'étudiants moins élevés (d'ailleurs, les lycées et collègues sont aussi concernés).

Mais si l'on regarde le "but" : il s'agit bien de prévenir et détecter un comportement systémiquement dommageable, pour l'Université et pour les étudiants eux-mêmes (qui n'auront rien appris ; ce sont les premières victimes).

Or, la prévention et détection des comportements systémiquement dommageables non pas tant pour les sanctionner mais pour qu'ils ne prospèrent pas à l'avenir, ici garder les avantages des algorithmes comme outils et prévenir leur usage dolosif, c'est la définition du Droit de la Compliance comme mode de prévention et de détection des maux systémique. Cela constitue un "but monumental".

🔴 M.-A. Frison-Roche, 📕Les buts monumentaux de la Compliance, 2022

Pour concrétiser une telle ambition, notamment face à la puissance de ces outils neutres que sont les algorithmes, qui permettent d'ailleurs à des professeurs de rédiger sans difficulté des cours sur l'originalité desquels on ne leur demande pas de compte, le Droit de la Compliance présente un atout majeur : il repose sur les entreprises elles-mêmes, notamment celles par lesquelles le risque est né.

Historiquement, le Droit de la Compliance est né aux Etats-Unis, en imposant aux entreprises ayant contribué par leur comportement interne à la crise de 1929 une série d'obligations de prudence, de gestion des conflits d'intérêts, d'information et de soumission à un superviseur.

🔴 M.-A. Frison-Roche, 📝Compliance : avant, maintenant, après, 2018

C'est en effet aux entreprises de trouver les solutions pour détecter et prévenir les comportements systémiques dommageables.

L'article publié dans Libération fait état des travaux menés par les entreprises fabriquant les algorithmes pour que soient insérés dans les textes des signaux, indétectables par l'usager (par exemple l'algorithme achevant une phrase sur dix par un mot finissant par la même lettre, ou une phrase sur vingt par un mot commençant par la même lettre), mais qu'un autre algorithme pourrait "détecter" pour que le travail produit soit analysé par le professeur (comme on le fait déjà en matière de plagiat).

Il s'agit ici d'une "compliance consentie, choisie par l'entreprise elle-même ; cela pourrait être leur être également imposé.

🔴 L. Benzoni et B. Deffains, 📝Approche économique des outils de la Compliance: finalité, effectivité et mesure de la Compliance subie et choisiein M.-A. Frison-Roche (dir.), 📕Les outils de la Compliance, 2021

Apparaît ainsi le juste et efficace rapport entre le Droit de la Compliance et ce que l'on appelle "l'intelligence artificielle", dès l'instant que l'on n'a précisément pas une vision mécanique du Droit de la Compliance, ce qui permet de laisser les algorithmes à leur place : des "outils".

🔴 M.-A. Frison-Roche, 🎥Compliance, Intelligence artificielle et gestion des entreprises : la juste mesure, 2022

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Dec. 11, 2022

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► Référence complète : M.-A. Frison-Roche, "Youporn. La question est : comment appliquer les textes ? Pour arriver à quelque chose"Newsletter MAFR Law, Compliance, Regulation, 11 décembre 2022.

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Ceux qui furent huissiers de justice et ceux qui furent commissaires-priseurs sont désormais unis dans la profession des Commissaires de justice.

Leur premier congrès annuel s'est tenu les 8 et 9 décembre 2022 à Paris.

Aux chocs de la crise, du covid, de l'impression générale que de l'avenir l'on ne connait plus rien s'ajoute ce choc d'une unité à accroitre et à maintenir dans le temps, non seulement dans la profession mais avec les autres (une profession qui s'enferme meurt, si protégée soit-elle).

C'est sans doute pour cela que le Congrès débuta le 8 décembre au matin par un débat de 2 heures avec les autres : non seulement les notaires, pas encore les greffiers, le ministère de la justice et l'autorité de la concurrence.

De cet échange, il ressort que l'on compte sur la force des professions réglementées et que celle-ci s'exprime notamment par le Droit de la Régulation et de la Compliance.

En effet, les "professions" sont des structures qui ont un grand avenir, en ce qu'elles s'articulent avec le système économique libéral, qu'elles sont par nature régulées et porteuses de régulation, dans des systèmes qui, pour demeurer libéraux, vont en avoir de plus en plus besoin. Cela est pertinent pour la profession des Commissaires de justice qui procurent de la sécurité, via de l'incontestabilité reposant aussi sur le lien entre celle-ci et les faits, et qui assurent l'effectivité des engagements en gardant le souci du lien social.

Assurer la crédibilité de ce qui est constaté, de ce qui est vendu, c'est un service essentiel.

Lorsqu'il devient difficile d'exécuter des engagements, avoir un tiers de confiance est un maillage essentiel entre créancier et débiteur, dans une démarche qui n'a rien de mécanique.

Plus encore, la place de la Compliance va s'accroitre. Dépassant l'exigence de "conformité", qui n'est qu'un outil de la Compliance, l'avenir du Droit de la Compliance se noue avec celui des professions, notamment dans l'Europe qui associe dynamisme économique, souci des personnes et de l'environnement, et l'alliance que cela implique entre les Autorités politiques et publiques et les entités susceptibles de participer à la concrétisation de ces Buts Monumentaux de la Compliance.

 

📕 Pour aller plus loin : M.-A. Frison-Roche (dir.), Les buts monumentaux de la compliance, 2022.

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Sept. 30, 2022

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► Référence complète : M.-A. Frison-Roche, "Youporn. La question est : comment appliquer les textes ? Pour arriver à quelque chose", Newsletter MAFR Law, Compliance, Regulation, 30 septembre 2022.

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Dans l'actualité, l'on peut suivre deux évènements qui ont trait à l'efficacité des législations, mise en question sur un même objet industriel : la pornographie.

Le premier événement est ponctuel : l'on peut lire le rapport du Sénat sur l'industrie pornographique, publié en septembre 2022, Porno : l'enfer du décor, bon titre, moins austère que les titres des classiques rapports parlementaires, rapport très documenté et très engagé, qui dresse un constat terrifiant de l'industrie pornographique et demande une action immédiate, de tous. Notamment le rapport demande à ce que "enfin" (le "enfin" est dans le titrage du bloc de recommandations à ce propos) l'interdiction d'accès des mineurs aux prestations pornographiques soit effective.

Le second événement se déroule dans le temps : l'on peut suivre l'action des Autorités de supervision et judiciaires à l'encontre de sites pornographiques pour obtenir que ceux-ci contrôlent effectivement l'âge des internautes qui accèdent aux sites et ne contentent pas d'une déclaration de ceux-ci, cliquant sur le bouton affirmant qu'ils sont majeurs.

Il s'agit donc bien du même objet.

I. UN CONSTAT FAIT ET REFAIT : UNE DIFFICULTÉ EXTREME DE MISE EN OEUVRE

Le phénomène de la pornographie a fait l'objet de multiples études, issues de diverses disciplines.

On s'accorde à admettre que dans sa pratique les conditions de son exercice sont d'une part le plus souvent atroces pour les personnes qui y sont enrôlées, et sont d'autre part dommageables pour les spectateurs, de plus en plus souvent des enfants, pornographie et violence s'alimentant.

Contre cela, les institutions publiques peinent, le rapport rappelant les chiffres accablants de l'échec des politiques publiques au secours des personnes dites "actrices", aussi bien qu'à l'égard des spectateurs, puisque tout le monde "consent", les relais d'éducation (parents, écoles, médias) fonctionnant mal.

Le rapport du Sénat demande donc une mobilisation de l'Etat, comme dans une guerre contre un fléau, une politique d'éducation tous azimuts, des parents actifs, une politique publique d'ensemble pour veiller à ce que ces excès, qui sont en réalité l'ordinaire, soient le plus possibles détectés et prévenus.

Revenons d'une façon plus modeste à l'état du Droit positif, exposé clairement dans le rapport et qu'il ne s'agit pas de remettre en cause dans ses principes.

 

II. L'ETAT DU DROIT : LA LICÉITE ET DE PRINCIPE ET L'INTERDICTION PÉNALE DE L'ACCES AUX MINEURS : UN PROBLEME EX ANTE DE RÉGULATION DU NUMÉRIQUE

L'état du Droit est clair. La pornographie est licite. De la même façon que la prostitution est licite.

L'on peut en penser ce que l'on veut et en débattre, et de l'un et de l'autre (car la pornographie est de fait liée à la prostitution comme elle est liée à la violence) mais en l'état du Droit positif il s'agit d'une activité licite.

Le Droit pénal interdit certaines pratiques, soit d'une façon générale qui peuvent plus particulièrement se retrouver dans la pornographie, comme certains types de violences, comme la torture, soit d'une façon spécifique.

C'est à ce titre que d'une façon très précise le Code pénal, dans son article 227-24, réécrit en 2020 pour l'adopter à l'espace numérique, non seulement interdit pénalement l'accès des mineurs aux sites pornographiques mais obligent les sites à contrôler effectivement l'âge des internautes.

L'on peut en penser ce que l'on veut et en débattre mais c'est l'état du Droit positif.

Le Droit dans sa construction n'est pas remis en cause : tout est question de mise en oeuvre. Non seulement l'industrie pornographique explose, faisant désormais partie de la vie quotidienne, mais les dispositions pénales de contrôle de l'âge n'ont pas d'effectivité.

C'est donc un enjeu de compliance, à un double titre : en premier lieu, parce qu'en la matière une fois que les enfants ont consommé le mal systémique que constitue la représentation des femmes comme produits à consommer sans modération les sanctions ne sont plus guère le sujet, le sujet relevant donc avant tout de l'Ex Ante, de la prévention et de la détection, donc d'outils de Compliance ; en deuxième lieu, parce qu'il s'agit d'une industrie qui prospère désormais sur des plateformes, plateformes numériques sur lesquelles l'Autorité de régulation qu'est l'Arcom doit exercer effectivement son pouvoir de supervision, pour que l'espace numérique soit "civilisé", la question de la pornographie rejoignant alors la question de la haine ou de la désinformation dans l'espace virtuel, lesquels reposent sur l'action des opérateurs eux-mêmes, en interaction avec le Régulateur.

🔴mafrSe tenir bien dans l'espace numérique, 2020.

Ici, concernant la pornographie, le Législateur d'une part, le régulateur et le juge d'autre part, ne réagissent pas de la même façon. Mais tous se soucient de l'effectivité du texte, ce qui est effectivement le seul sujet, sauf à se détester tous les uns les autres.

III LA DEMANDE DU LÉGISLATEUR: ACCROITRE LES POUVOIRS DE SANCTION ET L'ÉDUCATION

Dans le rapport du Sénat, le bloc de recommandations sur cette question a pour titre : Appliquer enfin la loi sur interdiction d'accès des mineurs et protéger la jeunesse.

Les recommandations qui en découlent sont les suivantes :

Recommandation n° 11 : Assermenter les agents de l’Arcom afin de leur permettre de constater eux-mêmes les infractions des sites pornographiques accessibles aux mineurs. Recommandation n° 12 : Confier à l’Arcom la possibilité de prononcer des sanctions administratives, aux montants dissuasifs, à l’encontre des sites pornographiques accessibles aux mineurs. Recommandation n° 13 : Imposer aux sites pornographiques l’affichage d’un écran noir tant que l’âge de l’internaute n’a pas été vérifié. Recommandation n° 14 : Définir, dans les lignes directrices de l’Arcom, des critères exigeants d’évaluation des solutions techniques de vérification de l’âge. Recommandation n° 15 : Imposer le développement de dispositifs de vérification d’âge ayant vocation à servir d’intermédiaire entre l’internaute et les sites consultés, avec un système de double anonymat comme proposé par le PEReN et la CNIL. Recommandation n° 16 : Établir un processus de certification et d’évaluation indépendant des dispositifs de vérification d’âge. Recommandation n° 17 : Activer par défaut le contrôle parental, lorsqu’un abonnement téléphonique est souscrit pour l’usage d’un mineur. Recommandation n° 18 : Mener une campagne de communication autour des dispositifs de contrôle parental.

N'accordant pas crédit à l'autorégulation et à l'éthique des plateformes qui sont des "tubes" à contenus pornographiques qui déversent sur la population des flots d'images de ce type à partir de localisations consistant des paradis réglementaires, le Sénat propose plutôt de donner plus de force juridique au Régulateur et aux parents.

L'on retrouve tous les mécanismes déjà déployés en Régulation bancaire et financière, secteur où les outils de la Compliance sont le plus achevés et dans lequel l'on puise car il constitue le modèle pour l'instant le plus achevé.

La difficulté est sans doute que l'effet réputationnel, qui joue très fortement sur les opérateurs bancaires, a peu d'emprise sur les entreprises qui gère les sites pornographiques. C'est donc vers la contrainte que l'on se tourne : puissance des agents de l'autorité, pouvoir de sanction, écran noir. L'on sait que la faiblesse d'un législateur se mesure aussi au fait qu'il augmente les pouvoirs et la répression sur le papier. Mais la critique est aisée et il est difficile pour le Législateur d'en rester au constat et armer un Régulateur est toujours bienvenu car à l'heure où le contrôle des contenus par les opérateurs numériques, supervisés par le régulateur public, est le principe du Digital Services Act , il serait paradoxal que cette catégorie de sites, légaux mais systémiquement dommageables, ne soient pas dans cette logique générale.

Or, cette logique générale implique par ailleurs une collaboration active entre le Régulateur et le Juge.

Celle-ci permet que l'on passe d'un Droit, notamment pénal, qui soit non seulement "effectif", mais qui soit "efficace", c'est-à-dire qui soit non seulement appliqué mais encore produise les effets pour l'obtention desquels il a été adopté.

C'est ce qui est en cours.

 

IV. L'ACTION EN COURS DU REGULATEUR ET DU JUGE : TROUVER LE DISPOSITIF TECHNIQUE ADEQUAT

Il y a plusieurs mois, le président de l'Arcom a fait des injonctions, très motivées, à des sites à contenus pornographiques pour qu'ils respectent le Droit pénal et contrôlent l'âge des internautes qui accèdent à leur site, faute de quoi, en application des textes, le juge judiciaire sera saisi.

Par exemple dans sa décision du 7 avril 2022, le président a fait injonction à la société gérant le site youporn de respecter la loi, l'Autorité ayant constaté qu'il suffisait à l'internaute de cliquer sur une affirmation de non-minorité, ce qui ne suffit pas pour respecter l'article 227-24 du Code pénal précité en mettant en place des technologies efficaces. 15 jours étaient laissés pour ce faire.

🔴mafr, 💬 L'efficacité de la compliance illustrée par l'affaire Youporn, entretien avec Olivia Dufour, 21 juin 2022.

Les sociétés enjointes ont répondu qu'en fait elles ne possédaient pas la technologie pour y procéder, qu'elles ne savaient pas comment dépasser le système actuel d'autodéclaration par l'internaute de son âge et qu'en droit la loi sur la protection des données personnelles leur interdisait l'usage des technologies efficaces disponibles. Ainsi, la technologie les bloque, ce qu'elles regrettent tandis que le Droit bloque le Droit, ce dont elles ne sauraient répondre.

L'injonction de l'Arcom étant infructueuse, car si l'obligation de contrôle de l'âge est une obligation de moyens, cela ne peut justifier une fin de non-recevoir, celle-ci a indiqué par un communiqué du 7 septembre 2022 que le Président de l'Arcom avait saisi le président du Tribunal judiciaire de Paris pour que l'accès à ces sites soit fermé par les soins des fournisseurs d'accès aux internautes relevant du Droit applicable.

Le Régulateur demande donc au Juge, pour ces sites et les sites-miroirs qu'ils fabriqueraient que ceux-ci ne soient plus accessibles à partir du territoire français ou par leurs adresses situées sur le territoire, que les internautes soient automatiquement redirigés vers une page d’information expliquant la raison de ce blocage.

Le Juge judiciaire n'a pas rejeté la demande de l'Arcom, mais n'a pas non plus pour l'instant condamné les sites à subir une telle mise en place.

On peut penser qu'il l'a fait car il ne suffit pas de dire que l'on ne sait pas faire pour se soustraire au Droit pénal, mais s'il n'a pas condamné immédiatement les plateformes c'est aussi parce que l'allégation des défendeurs était "vraisemblable" : il est vrai que technologiquement le contrôle de l'âge pose difficulté, le Droit de la Compliance pouvant obliger des opérateurs cruciaux à inventer des technologies adéquates mais cela est sans doute difficile à mettre en place, demande peut-être du temps, tandis que le droit des données à caractère personnel est lui-aussi protégé par le Droit de la Compliance.

Le Juge judiciaire n'a pas pour autant rien fait, renvoyant tout le monde car quand il est saisi, il doit trouver une solution, surtout s'il partage le souci de l'effectivité des textes.

Par une décision du 6 septembre 2022, le Juge judiciaire a ordonné une rencontre de tous dans la perspective de médiation. Ce n'est pas donner tort au Régulateur, ce n'est pas donner tort aux sites.

En effet, lorsqu'il est possible que tous aient raison en ce qui les concerne : lorsque la question est une question de fait, parce que l'enjeu est avant l'application en fait des textes pour l'instant peu appliqués, qui pourraient l'être si l'on trouve de fait des technologies qui n'entravent pas une activité licite mais qui rendent effectifs et efficaces des textes qui ne doivent pas rester lettre morte, dans un monde ici entièrement numérique, la solution d'une discussion est une voie qui peut être fructueuse.

Compliance et Médiation, en raison de la technicité et de l'ampleur systémique des cas, est une perspective heureuse, car le Droit est un art pratique et que, tout particulièrement en Droit de la Compliance, l'efficacité des textes par des mesures Ex Ante, ici les technologies, est un souci premier, l'ensemble devant toujours se dérouler non seulement en conformité mais dans le respect au sens le plus fort du terme de l'Autorité de Régulation, du Juge et de la Loi pénale.

 

Sept. 23, 2022

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 Référence complète : M.-A. Frison-Roche, "Forêts en feu : effectivité de la sanction des auteurs, une logique de compliance environnementale à développer ?", NewsletterMAFR Law, Compliance, Regulation, 23 septembre 2022.

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Dans un article publié le 23 septembre 2023 par le Huffington Post, Feux de forêts : près de 50 personnes interpelées, il apparaît que les feux qui ont détruit des milliers d'hectare de forêt cet été ont, pour 90%, été causés par des êtres humains, pour 30% d'une façon volontaire, que la plupart des auteurs ont déjà été retrouvés, sont déjà l'objet d'une procédure de sanctions pénales, voire ont déjà sanctionnés.

L'on peut se féliciter de l'efficacité du Droit pénal, qui interdit ce comportement, puisque les autorités publiques, gendarmerie, police et magistrature, sont intervenir vite et bien en Ex Post : les auteurs ont été retrouvés et ont été ou seront punis, en application du Droit.

Mais si l'on prend la question des incendies de forêt sous l'angle non pas de l'effectivité du Droit, qui interdit de mettre le feu volontairement, l'acte violant cette interdiction conduisant en Ex Post à la condamnation de l'auteur, mais sous l'angle de l'efficience de la règle, l'on observe que le But qu'il faudrait atteindre serait qu'il n'y ait pas, ou moins, de feu de forêts.

C'est pour cela que les feux de forêts sont sanctionnés, parce que la personne qui brûle une forêt, comme celle qui pollue une rivière, affecte durablement le système dans lequel nous vivons. Et il est encore plus dur et plus long de faire renaître une forêt que de dépolluer les rivières.

Or, dans le cas des pyromanes et des incendiaires, l'auteur cause à lui seul beaucoup de dommages, lesquels sont très difficilement réparables, et dans l'ampleur et dans la durée, la durée (la reconstitution des sols, la pousse des arbres, l'écosystème) étant le souci systémique central : l'enjeu est systémique et se situe sur l'avenir. .

La logique juridique efficace devrait être celle de l'Ex Ante, qui repose sur l'efficience de la mesure : or, celle-ci est-elle applicable, à travers l'effectivité de la sanction ? Justement, non .... Les chiffres et les informations rappelés par cet article le montrent particulièrement bien.

Si l'on prend la perspective de prévention, la meilleure pour éviter les incendies, puisqu'un seul geste cause un très grand dégât, il apparaît dans les informations disponibles, rappelées dans l'article que :

【1】Les auteurs d'infractions à l'origine de feux systémiques ont des profils très variés, à la fois socialement et psychologiquement

【2】Les capacités des auteurs d'infractions à l'origine de feux systémiques à comprendre ce qu'ils font sont très variés, un nombre important n'ayant pas compris les conséquences de ce qu'ils faisaient

Or, si l'on prend une pollution de rivière, qui est de même dimension systémique, l'infraction à l'origine étant le plus souvent commise par une entreprise, ces deux éléments sont inverses :

【1】Les auteurs d'infractions à l'origine de pollutions systémiques ont un profil homogène : le plus souvent une entreprise ayant fait le plus souvent un calcul d'intérêt

【2】Les auteurs d'infractions à l'origine de pollutions systémiques ont une capacité importante à comprendre ce qu'ils font, le caractère volontaire s'intégrant dans une causalité économique

Il en résulte que :

【1】Concernant les feux de forêts, la méthode Ex Ante de l'éducation qui fonctionne bien pour les pollutions systémiques, si l'on apprend aux entreprises qu'il est de leur intérêt à long terme de préserver la nature (la Convention judiciaire d'intérêt public ayant été étendue aux délits en matière environnementale à cette fin) va à l'inverse fonctionner très mal pour les feux de forêts, parce qu'il n'y a pas un groupe social à cibler particulièrement et parce que les personnes qui passent à l'acte ne sont pas toujours aptes à bénéficier d'une campagne éducative

【2】La méthode consistant à faire payer l'auteur pour qu'il répare lui-même le dommage, qui fonctionne sur les entreprises polluantes, condamnées à replanter massivement, à dépolluer les rivières, etc., voire à en prendre soin activement à l'avenir, ne peut pas fonctionner car la personne isolée n'est pas une structure économique, n'en a pas les moyens : on la condamne donc, et c'est normal, au plus à deux ans de prison, ce qui ne fait pas repousser les arbres.

Que faire si l'on veut qu'il y ait une corrélation entre le dommage causé dans le passé, et le souci de prévenir d'une façon systémique son renouvellement ?

Comment intégrer un souci de Compliance, qui fonctionne bien en matière de pollutions engendrées par les entreprises, dans des destructions systémiques de la nature, dont les feux de forêts sont un parfait exemple ?

 

Certes l'affectation de 3000 gendarmes, décidée par le ministre de l'Intérieur, pour accélérer l'Ex Post est une solution.

Si l'on en revient à ce souci de l'Ex Ante, sans doute une pédagogie générale est bienvenue : c'est toujours la solution proposée pour tout, de la lutte contre la désinformation, de la lutte contre la haine, de la lutte contre les incendies volontaires. C'est vrai, l'éducation de tous pour que naisse le souci d'autrui est l'Alpha et l'Omega, et les danaïdes ne doivent jamais se décourager.

Il ne faut pas se contenter de l'effectivité du Droit pénal.

Il ne faut pas seulement se reposer sur l'éducation de tous à propos des biens communs et de l'avenir du monde, dès le plus jeune âge.

Il faut aussi plus techniquement diffuser largement cette remarquable efficacité de la détection de l'information.

Le Droit de la Compliance, dont le secteur bancaire et financier a été le premier secteur à recevoir la logique et à mettre en place les "outils de la compliance" qui y correspondent, est avant tout un droit de l'information. Or, ce que montre cet article, ce n'est pas tant l'efficacité des sanctions, car elles ne le sont guère (comment punir efficacement des personnes qui ne se rendent pas forcément compte de ce qu'elles font, avec quel type de peine, au regard des dégâts systémiques causés ?).

Ici, les preuves ont été retrouvées sous la cendre, reconstituées, croisées par différents modes de preuve, notamment scientifiques, menant à la personne.

Cette efficacité de collecte d'information a été rendue possible parce que les différentes autorités publiques ont travaillé ensemble : gendarmes, policiers, magistrats, et l'on se souvient à quel point la population et les entreprises, libérant de leur travail au sein de l'entreprise des spécialistes pour que ceux-ci se portent volontaire, aillent immédiatement sur place et aident les autorités publiques.

Cette alliance entre les Autorités publiques, les entreprises en position de le faire (les "opérateurs cruciaux") et la société civile, socle du Droit de la Compliance, produit de l'information.

Cela permet ensuite des procédures rapides.

Comme dans la Compliance bancaire et financière, les systèmes bancaires et financiers étant pareillement "enflammés" par des abus de marché commis par des êtres humains, abus qui sont soit prévenus, soit immédiatement détectés et dénoncés aux autorités publiques, le Droit de la Compliance ayant pour objet de "prévenir et détecter" ces comportements pour protéger le système dans son ensemble et le préserver à l'avenir, il s'agit de perfectionner un système d'information (la loi dite "Sapin 2" n'étant qu'un exemple de cela).

C'est pourquoi dans les peines prononcées lorsqu'un "feux systémique" a été produit, même par quelqu'un qui n'a pas compris ce qu'il faisait, il ne s'agit pas tant de le punir mais peut-être de concevoir, à titre complémentaire une "peine de conformité", telle qu'elle existe en Droit de la Compliance, non pas à travers une Convention judiciaire d'intérêt public puisque l'auteur n'a pas les moyens de cela, mais peut-être à travers un travail d'intérêt général.

Parce que les forêts sont tout autant systémiques que les rivières mais que ceux qui les détruisent les unes ne sont pas du tout ceux qui détruisent les autres, il faut réfléchir à importer les solutions efficientes de la compliance environnementale fonctionnant pour les seconds aux premiers, puisque les punir n'est pas très efficient et les surveiller est impossible.

Aug. 28, 2022

Compliance: at the moment

 Référence complète : Frison-Roche, M.-A., "Dans le Droit de la Régulation, la Concurrence est un principe adjacent, pas premier : exemple des investissements dans le réseau ferroviaire européen", Newsletter MAFR Law, Compliance, Regulation, 28 août 2022.

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Le Droit de la concurrence est tautologique puisqu'il a pour objet la concurrence.

Dans le droit civil de la concurrence, il restaure ou préserve la compétition entre concurrents dans l'état où elle se trouvait (responsabilité) ou se trouve (contrat) ; dans une façon plus ambitieuse et plus politique, le Droit européen des marchés concurrentiels a pour but de construire et de garder les marchés concurrentiels. Le Droit de l'Union étant directement applicable en Droit français, nous vivons sous le ciel de ces deux perspectives.

🔴 M.-A. Frison-Roche et J.-Ch. Roda, Droit de la concurrence, Précis Dalloz, 2022

Son statut en tant que branche du Droit a toujours été l'objet de disputes. Certains pensent que le fonctionnement concurrentiel pur et simple, c'est-à-dire la lutte de tous contre tous pour susciter des demandes qui rencontreront les meilleures offres dans un prix d'équilibre, suffit à produire une société satisfaisante, les défaillances d'une telle "loi" (au sens scientifique du terme) justifiant simplement que, par exception, l'on prenne des dispositions spécifiques et exceptionnelles : cela fait alors du Droit de la concurrence un "ordre concurrentiel" et la discipline-mère de toutes les autres branches du Droit, parce que l'Économie serait elle-même la discipline-mère de toutes les autres disciplines, le Droit n'étant alors que l'expression neutre de l'Economie", science du marché.

Le Droit européen de la concurrence se développe donc à partir de son but : la construction et la garde des marchés concurrentiels. Textes, jugements et raisonnements partent des buts, à partir de raisonnements dits "téléologiques", qui fournirent l'ossature de tout le système, essentiellement conçu par la Commission européenne et validé par la Cour de Justice.

Après des décennies d'adhésion à cette idée, aux conséquences techniques considérables, l'on est en train de mettre en doute ce but même.

Cela ne peut que transformer l'ensemble du Droit européen, la place qu'y occupe le Droit de la concurrence, voire la conception même de ce Droit. Par exemple par rapport au Droit de la Régulation, qui sortirait enfin de son statut toléré d'exception.

L'Europe de la Régulation est effectivement en marche, comme on le voit en matière numérique, mais aussi dans tous les secteurs techniquement régulés. Où se situe alors le Droit de la concurrence ?

🔴E. Claudel (dir.), La concurrence dans tous ses états, 2021

Sans même aller vers l'exemple éclatant des textes adoptés ou en cours d'adoption en matière numérique (Digital Markets Act, Digital Service Act, Data Governance Act, Chip Act), que l'on pourrait encore présenter comme une exception propre au numérique (même si les technologies numériques recouvrent l'ensemble de notre monde), l'évolution concerne l'ensemble des secteurs régulés.

En effet, le Droit de la Régulation a longtemps été présenté soit comme un appareillage que l'on devait mettre en place parce qu'un secteur était techniquement inapte à recevoir le plein bénéfice du mécanisme de la concurrence (théorie des "défaillances de marché"), en présence par exemple de réseaux de transport constitutifs de monopoles économiquement naturels, soit comme la voie par laquelle des secteurs organisés antérieurement sous une forme de monopoles économiquement injustifiés (des monopoles publics) allaient passer, le plus rapidement possible et dans le plus de segments possible, du secteur public monopolistique au principe concurrentiel.

Le Droit de la Régulation était alors défini comme un Droit de nature transitoire permettant de passer d'un état passé essentiellement monopolistique vers un état futur essentiellement concurrentiel. Ce passage ne pouvant se faire en un instant et spontanément, du fait notamment de la résistance des opérateurs publics et des États, des Autorités de Régulations et des règles spécifiques ont été établies pour construire ce passage. Une fois cela fait, ce qui reste de "défaillance de marché" devait d'une façon définitive supervisé par l'Autorité qui pourrait alors demeurer à ce titre dans un secteur gouverné par le principe de concurrence, dans une "régulation symétrique".

L'on crût notamment que le Droit de la Régulation pourrait n'être que "transitoire" dans le secteur des télécommunications et se dissoudre dans le Droit de la concurrence, lequel serait suffisant à régir une activité qui n'avait rien de spécifique, le seul enjeu étant le prix des abonnements. On ne le croit plus. Mais toutes les règles avaient été conçues et appliquées à partir de ce postulat.

De la même façon le principe de concurrence fût appliqué à tous les secteurs régulés, en affirmant qu'il devait être traité comme le principe premier, puisqu'il était l'objectif même des dispositifs de Régulation. Ce fût notamment le cas en matière énergétique. Dire le contraire, notamment pour des raisons de sécurité d'approvisionnement, n'eut pas d'écho, puisque l'objectif exprès de la directive européenne de 1996 était d'ouvrir le secteur à la concurrence en diminuant la domination et la puissance des opérateurs publics nationaux, par exemple EDF. Nous le payons aujourd'hui.

🔴A l'époque pour défendre la Régulation comme principe premier, M.-A. Frison-Roche, La concurrence, objectif adjacent de la régulation de l'énergie, 2014

Mais l'Europe change. Les nouveaux textes en matière ferroviaire le montrent.

En effet, le Droit de la Régulation ferroviaire, comme tous les autres Droits des autres secteurs régulés, avait été conçu comme un appareillage pour conduire ces secteurs naguère gouvernés par des monopoles vers le principe concurrentiel. L'ARAFER, puis l'ART (Autorité de Régulation des Transports) a été chargée d'accompagner l'ouverture à la concurrence du secteur et de rendre effective celle-ci.

Dans le bilan que le Régulateur a fait en juillet 2022 de 6 ans de son action, Six ans de régulation des transports (2016-2022). De l'ARAFER à l'ARTce principe est rappelé par son président, l'essentiel étant donc le prix payé par le consommateur : "Si elle ne régule pas directement les prix payés par les usagers mais intervient, pour l’essentiel, en amont, l’Autorité de régulation des transports, que j’ai l’honneur de présider depuis 2016, doit bien contribuer, in fine, à assurer à l’usager final les meilleurs tarifs au regard de la qualité fournie.".

Mais si un secteur est régulé, cela peut être non pas parce qu'il est "défaillant" dans son aptitude à produire par ses seules forces le prix adéquat mais parce que le secteur présente un caractère crucial, et certaines entreprises qui y opèrent également.

🔴M. -A. Frison-Roche, Proposition pour une notion : l'opérateur crucial, 2006

L'Europe commence à l'admettre, secteur après secteur. D'abord avec le secteur bancaire, parce qu'il est indissociable de la monnaie. Puis, mais si récemment ..., avec le secteur de l'énergie. Puis, avec les télécommunications, difficilement dissociables du numérique.

Aujourd'hui avec le ferroviaire, non seulement les difficultés du transport du blé montrent que l'indifférence à l'unification des infrastructures pour sillonner l'Europe étant un souci majeur, dont la presse se fait l'écho dans des termes similaires, par exemple BFM ou Le Figaro, mais c'est avant désormais non pas tant une question d'harmonisation des écartements de rails pour assurer l'interopérabilité du transport ferroviaire dont il s'agit mais d'investissements massifs aujourd'hui nécessaire pour dispositif d'un réseau ferroviaire européen.

Or, celui-ci est entravé par le Droit de la concurrence car seuls les Etats peuvent investir dans ce qui relève avant tout d'une perspective du service public. Or, l'Europe n'a pas les moyens financiers de le faire, pas plus que les entreprises en compétition. Seuls les États-membres le peuvent, soit directement soit en aidant leurs entreprises.

Mais la prohibition des aides d'Etat, prohibition qui n'existe pas dans le Droit américain de la concurrence, prohibition qui ne se justifie que par la réduction du Droit de la concurrence au seul commerce et la destruction des barrières nationales, l'interdit.

C'est contre cette prohibition que dans un premier temps à l'occasion des crises, notamment bancaires et financières, la Commission européenne elle-même est intervenue, ce qui a sauvé l'Europe en 2008 en permettant la recapitalisation des banques.

Mais aujourd'hui, c'est en dehors des crises qu'il faut repenser les investissements, notamment dans la perspective du Pacte vert qui est avant tout un texte porte sur l'Industrie et les Investissements, perspectives de Régulation et non de commerce. Ce Green deal impacte particulièrement les transports.

Parce que le Droit de la Régulation a besoin de subventions publiques pour dérouler des programmes Ex Ante, par exemple pour bâtir des structures ferroviaires, c'est en dehors même des crises et sous la forme de Règlement général que la Commission européenne propose de permettre aux Etats de construire une Europe ferroviaire, par un Règlement habilitant la Commission à délivrer des exemptions par catégorie en la matière.

Cette Europe ferroviaire qu'il aurait fallu construire dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, en articulation avec le Traité CECA. Mais il n'est jamais trop tard.

En effet, la Commission européenne a déposé le 6 juillet 2002 une proposition de Règlement pour permettre de tels investissements, éventuellement publics, sans que la prohibition des aides d'Etat n'interfère, la Commission devenant habilitée à délivrer des exemptions pour ce faire. Se référant à sa stratégie pour une croissance durable, la Commission a rappelé que des actions en matière de transport " peuvent soutenir fortement la transition écologique en entraînant d’importantes réductions des émissions de gaz à effet de serre et en améliorant la qualité de l’air, tout en favorisant la croissance de la productivité et en renforçant la résilience des écosystèmes industriels", soulignant " l’importance des investissements dans les transports publics et dans les infrastructures qui favorisent la transition vers une mobilité plus durable et intelligente, notamment dans des réseaux multimodaux européens continus et efficaces ainsi que dans la modernisation des réseaux transeuropéens de transport pour les voyageurs et le fret.".

Sous ce vocabulaire de "réseaux multimodaux européens continus et efficaces", c'est bien le service public que l'on retrouve et ce sont des actes de services publics qui pourront bénéficier des futures exemptions par catégorie délivrées par la Commission, le but étant donc non plus d'offrir le prix le plus adéquat possible mais bien un réseau ferroviaire européen qui permet aux marchandises (par exemple les céréales) et aux personnes de circuler sur le territoire de l'Europe. Rappelant ensuite que cet enjeu est lui-même en connection avec d'autres stratégies majeures de l'Europe, la Commission en conclut : "Ces objectifs ne sauraient être atteints sans des investissements considérables des États membres. ".

Concrètement, les investissements requis sont non seulement "considérables" mais très variés : " L’éventail des investissements que les États membres pourraient envisager pour soutenir des modes de transport à faibles émissions va des investissements dans une flotte nouvelle ou existante aux investissements dans l’infrastructure ferroviaire, les terminaux de transbordement et les ateliers de maintenance, également dans le but de stimuler la demande en faveur d’une flotte à émissions nulles et de solutions numériques permettant l’interopérabilité entre les modes de transport et au sein des secteurs.".

La conclusion de la Commission est donc : "Il convient dès lors de disposer de règles en matière d’aides d’État qui autorisent ces investissements lorsqu’un tel soutien public est nécessaire, tout en préservant et en renforçant la concurrence dans les transports par chemin de fer et par voie navigable et le transport multimodal.".

A partir de là, la Commission estime que l'ensemble des textes préalablement adoptés, notamment les lignes directrices qui expriment l'esprit dans lequel les règles doivent être interprétées à cette nouvelle lumière, mérite d'être repensé et propose l'adoption de cette habilitation lui permettant de délivrer seule des exemptions par catégorie en matière de transport ferroviaire et par voie navigable. En effet, "Selon l’expérience de la Commission, les aides à la coordination des transports sont essentielles au transfert modal et, sous réserve de certaines conditions, ne donne pas lieu à d’importantes distorsions de la concurrence. En outre, une exemption par catégorie des aides à la coordination des transports est largement souhaitée par les États membres. Il y a dès lors lieu de permettre à la Commission de soumettre à une exemption par catégorie les aides octroyées par les États membres en faveur de ces mesures, lorsque certaines conditions sont remplies."  

Suit des cas qui seront couvert par le Règlement d'exemption, mais il est rappelé par la Commission à cette occasion que : "En ce qui concerne le transport de fret en particulier, les obligations de service public pourraient constituer un instrument approprié pour promouvoir des services dans les zones et les segments dans lesquels le transport de fret ne se ferait autrement que par la route".

C'est donc bien un Droit global de Régulation, appuyé sur une politique et une stratégie européenne qui s'est mis en place. Les diverses exemptions finissent pour couvrir l'ensemble des activités ferroviaires et le but est celui de créer une Europe des transports qui, comme l'Europe de l'Energie, est indispensable à l'autonomie de celle-ci.

Dans cette nouvelle conception, qu'exprime aussi l'Europe de la Régulation bancaire et de la Régulation énergétique, ce n'est plus le commerce qui est le principe premier, c'est l'Industrie. Les entreprises étant éventuellement coordonnées entre elles. Et ce sont les États, coordonnés éventuellement entre eux, qui développent cette Régulation Ex Ante ayant pour but cette construction.

Dans cette nouvelle Europe, dont notamment le Commissaire Thierry Breton dessine fortement les traits, le principe de concurrence demeure le principe pour le commerce, mais lorsqu'il s'agit de ces questions de régulations, il est un principe adjacent, la concurrence se développant dans la filière là où il n'entrave pas le but principal. La concurrence est alors dans une place inversée : un principe bienvenu si elle peut justifier les bénéfices qu'elle apporte dans un système où le principe premier n'est pas elle.

Aug. 19, 2022

Compliance: at the moment

 

 

La revue Business Insider consacre un article à l'information selon Laquelle : Microsoft Insiders say there's a risk of an employee exodus to rivals like Amazon after being "underwhelmed" by long-promised raises".

Le 18 août 2022, le professeur Barak Orbach commente cette information de cette façon : "A practical hypothetical for antitrust enforcers: Say Amazon hires many Microsoft employees. Recent statements and speeches suggest that the agencies might treat such a hiring pattern as a predatory strategy. Shouldn't it be treated as the outcome of competition in labor markets??".

A son tour, le professeur Jean-Christophe Roda remarque à propos de cette suggestion faite dans la perspective du Droit américain : "De l’utilité du droit de la concurrence déloyale (sans avoir à déterminer un hypothétique marché du travail).".

En effet, ce qu'il est convenu d'appeler le "Droit de la concurrence" comporte dans une conception classique d'une part le "Droit de la concurrence déloyale", qui, historiquement issu du Droit civil, sanctionne le comportement d'un opérateur économique au détriment d'un autre et le "Droit des marchés concurrentiels" qui, venu plus tard, vise à préserver la structure concurrentielle des marchés des biens et services.

Ce Droit des marchés concurrentiels, né principalement au XXième siècle, sanctionne les comportements qui abîment les marchés des biens et services, réparent les marchés des dommages nés des comportements anticoncurrentiels (ententes et abus de domination), préviennent la détérioration de la libre concurrence (par le contrôle préventif des concentrations) : il protège la concurrence, il ne protège pas les concurrents. C'est un Droit objectif. La sanction des stratégies dommageables des opérateurs les uns par rapport aux autres n'est pas en tant que telle son objet.

Ainsi le Droit civil sanctionnant la concurrence déloyale est désormais souvent appelé le "petit droit de la concurrence", tandis que le Droit des marchés gouvernés par la Loi économique de l'offre et de la demande, essentiellement pensée par les économistes, est devenu celui qui paraît le seul digne d'être enseigné. C'est souvent lui qui est le seul exposé dans les ouvrages de Droit de la concurrence.

Si Jean-Christophe Roda et moi-même dans la seconde édition du Précis Dalloz de Droit de la concurrence (2022), nous n'avons pas fait cela (pas plus que dans la première édition menée avec Marie-Stéphane Payet), c'est parce que nous pensons à l'inverse qu'il y a une grande unité entre les règles qui sanctionnent les atteintes au marché concurrentiel et les règles qui sanctionnent les atteintes aux droits des opérateurs économiques à ne pas subir des comportements déloyaux de la part de leurs compétiteurs.

Leur articulation donne même pleine efficacité à l'ensemble.

C'est pourquoi l'ouvrage consacre une partie complète au Droit de la concurrence entre concurrents, tel que le Droit français continue de l'appréhender, par le Droit des contrats et par le Droit de la responsabilité pour concurrence déloyale, pouvant ainsi saisir des situations que le Droit des marchés concurrentiels ne peut aisément régler.

En effet l'entreprise est au cœur des marchés, la loyauté de la concurrence est un principe grandissant tandis que l'action des victimes (private enforcement) prend une place de premier plan dans l'effectivité du Droit des marchés concurrentiels (public enforcement).

Or cet exemple américain montre la faiblesse des systèmes qui ne font principalement place qu'aux règles objectives et économiques des Marchés concurrentiels.

À supposer les faits établis, ce dont nous ne savons rien, le commentateur américain se tourne naturellement vers les Autorités publiques en demandant l'application de la théorie de la prédation sur un marché, ici le marché du travail.

L'objet de preuve est double : d'une part, déterminer le marché pertinent, le marché du travail (comme le souligne Jean-Christophe Roda) et d'autre part déterminer la prédation, soit par l'existence de rémunérations promises prédatrices (supposant la preuve objective de rémunérations justes dans un secteur extrêmement compétitif), soit par l'existence de stratégies sur les personnes elles-mêmes (par un glissement d'objet de preuve, vers des preuves subjectives de débauchage).

La charge de preuve est très lourde : non seulement sur les écarts entre les rémunérations qu'une personne peut normalement attendre et la rémunération "excessive" qui aurait été offerte, mais sur la détermination des divers marchés du travail concernés. Etant observé que les relations entre la branche du Droit du travail et la branche du Droit de la concurrence sont plus que difficiles.

Or, Jean-Christophe Roda fait observer que dans le Droit de la concurrence déloyale, ce cas est prévu. En effet, issu du Droit de la responsabilité, vieille branche du Droit, celle-là même dont on peut aujourd'hui attendre beaucoup car du fait de sa généralité elle est la mieux placée pour appréhender les situations nouvelles, la jurisprudence a élaboré des sortes de cas d'ouverture de responsabilités, en allégeant les charges de preuve.

Un des cas d'ouverture de responsabilité pour concurrence déloyale est précisément celle du débauchage massif de salariés par une entreprise chez l'un de ses concurrents. Pour obtenir la condamnation de l'auteur d'un tel comportement, il n'est besoin ni de déterminer un marché pertinent, ni de démontrer le caractère disproportionné des avantages proposés, ni même de démontrer que l'entreprise victime n'a pas pu survivre à la désorganisation qu'elle a de ce fait endurée.

Ainsi la Chambre commerciale de la Cour de cassation, par son arrêt du 23 juin 2021, Société Sud-Ouest déchets industriels c/Société Eiffage Energie systèmes - clemessy services, (n°19-21.911) a posé : "Une société ayant eu un rôle actif dans le débauchage d'une grande partie des salariés d’un service d’un concurrent et ayant désorganisé ce service a été jugée coupable de concurrence déloyale, peu important que ce concurrent ait reconstitué ses effectifs rapidement.".

Face à ces lions que sont Microsoft et Amazon, l'on a souvent besoin du petit Rat de la concurrence déloyale.

 

 

Aug. 18, 2022

Compliance: at the moment

Référence complète : Frison-Roche, M.-A., "La responsabilité systémique, réponse judiciaire à la crise des opioïdes", Newsletter MAFR Law, Compliance, Regulation, 18 août 2022.

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Les jugements se succèdent aux Etats-Unis. Comme le rapporte un article paru dans le New-York Times du 17 août 2022, CVS, Walgreen and Walmart Must Pay $650.5 Million in Ohio Opioid case, "A federal judge ordered the big pharmacy chains to bear partial responsibility for the deadly drug crisis.".

L'article relate le jugement rendu par un juge fédéral de l'Ohio, qui condamne des chaînes de pharmacies, jugement contre lequel celles-ci font appel.

Il y a des milliers de cas certains jugés, d'autres en attente, certains ayant abouti contre des laboratoires, d'autres contre des chaines de pharmacies, certains ayant abouti à des condamnations, d'autres non. Les condamnations déjà prononcées ont fait l'objet d'appel de la part des entreprises condamnées, ici des chaines de pharmacies, antérieurement des laboratoires pharmaceutiques.

Ce qui est qualifiée de "crise des opioïdes" renvoie à la prescription massive d'opioïdes, initialement simplement anti-douleurs puis drogues consommées massivement par des personnes non atteintes de douleurs, produits pourtant prescrits par des médecins et vendus par des "drugstores" et autres pharmacies, ce qui a entraîné de nombreux morts par overdose, chacun sachant que les posologies n'étaient pas suivies, des "moulins à réduire en poudre les pilules étant facilement disponibles sur Internet, les consommateurs ne souffraient pas de pathologies justifiant ces prises trouvant très facilement médecins et pharmaciens pour s'approvisionner en toute légalité. Mais personne n'a eu de rôle causal direct dans ce système où tout était conforme à la réglementation car les Autorités de régulation, notamment celles en charge des médicaments ne sont pas intervenues, et les consommateurs connaissaient les risques attachés à une telle consommation.

Mais les systèmes qui ne sont pas ou mal régulés en Ex Ante sont "régulés" en Ex Post et le temps des responsabilités arrive toujours. La crise des opioïdes, ses victimes ou les proches des personnes décédées, sont désormais par milliers devant les tribunaux américains.

Selon la procédure américaine, dans le cas présent, c'est tout d'abord un jury qui, en novembre 2021, a déclaré les entreprises défenderesses partiellement responsables des décès des consommateurs d'opioïdes ; c'est maintenant le Juge fédéral de de Cleveland qui évalue les dommages et intérêts correspondant à cette responsabilité.

Ce cas est particulièrement intéressant car les consommateurs savaient pourtant ce qu'elles faisaient et les médicaments étaient bien fournis sur ordonnances légalement délivrées, les pharmacies ayant eu un comportement licite et n'ayant pas eu un rôle causal direct dans la crise qui entraîna de très nombreuses victimes. C'est d'ailleurs pourquoi d'autres juridictions, notamment en Californie, n'ont pas voulu engager leur responsabilité.

Si la juridiction de l'Ohio a pourtant retenu la responsabilité des chaines de pharmacie, c'est parce que, dans ce système que l'on pourrait "réglementairement conforme", elles ont participé à la diffusion d'une "nuisance publique" (public nuisance) en n'avertissant pas elles-mêmes sur les dangers de la substance et en délivrant massivement le produit à des personnes manifestement droguées, alimentant un système nocif.

Il s'agit donc d'un raisonnement "téléologique", s'appuyant sur les finalités, adopté dans une perspective systémique.

Dans le système libéral américain, les tribunaux peuvent ainsi engager la responsabilité et des laboratoires pharmaceutiques et des chaînes d'officines pharmaceutiques si cette perspective systémique est adoptée.

En raison du caractère systémique de ce cas car ce système de cette drogue licite a fait de très nombreux morts pourrait se dessiner une "responsabilité systémique", même dans un pays où le principe de la liberté de l'individu qui prend ses risques demeure acquis, et même si cela devait être avant tout au Régulateur public d'intervenir pour prévenir, informer et empêcher cette hécatombe.

Pour l'instant, car le Droit de la Responsabilité est lent, les premières décisions sont prises, sont divergentes selon les différents Etats. Elles sont observées par l'ensemble du secteur médical car c'est la notion même de Responsabilité qui est ici dessinée.

Un tel raisonnement systémique pourrait être repris au-delà de ce secteur. Il pourrait ainsi être repris à propos d'un autre produit dangereux que les vendeurs et prescripteurs présentent comme sûr et profitable : les jetons, souvent appelés "cryptomonnaies". Lorsqu'arriveront les dommages massifs engendrés par la crise de ceux-ci, les victimes pourront-elles se retourner pareillement contre les prescripteurs et les vendeurs ?

Le cas est systémiquement analogue, puisqu'il s'agit de la conception que l'on peut avoir de la causalité. Il faut alors choisir de conserver la conception traditionnelle de la Responsabilité ou une conception systémique de celle-ci, qui fait peser sur les "opérateurs cruciaux" une Responsabilité non plus Ex Post mais Ex Ante. C'est un choix.

Comme le souligne l'avocat des chaines de magasins condamnés, se référant à la conception classique des conditions d'engagement de la responsabilité, les pharmaciens n'ont pas eu de rôle causal direct : (extrait de l'article") “We never manufactured or marketed opioids nor did we distribute them to the ‘pill mills’ and internet pharmacies that fueled this crisis,”".

Ils estiment donc que c'était pas à eux de faire le travail qu'en Ex Ante les Etats et les Régulateurs n'ont pas fait : (extrait de l'article) " “Instead of addressing the real causes of the opioid crisis, like pill mill doctors, illegal drugs and regulators asleep at the switch, plaintiffs’ lawyers wrongly claimed that pharmacists must second-guess doctors in a way the law never intended and many federal and state health regulators say interferes with the doctor-patient relationship. ”.

L'on peut en effet soutenir que les pharmaciens ne sont pas des régulateurs en second niveau, ils n'ont pas à gérer les défaillances des autres, à prévenir les crises systémiques.

La question est effectivement d'une part de déterminer si les opérateurs cruciaux (que sont dans le secteur médical les médecins, les pharmaciens, les laboratoires) ont ou n'ont pas un tel rôle ; et d'autre part de savoir si c'est aux juridictions de répondre à une telle question, étant observé que répondre en affirmant que les pharmaciens avaient ce rôle-là est audacieux et suppose que l'on met à leur charge une "Responsabilité Ex Ante".

Dans une perspective systémique, et parce que cela aurait évité bien des morts, l'on aurait tendance à répondre que les pharmaciens auraient dû jouer ce rôle systémique et que le Droit de la responsabilité est la branche la plus politique et la plus créative du Droit.

Mais n'oublions pas que la Cour suprême des Etats-Unis vient d'affirmer le 24 juin 2022 que le juge doit être modeste et ne pas avoir d'ambition pour les autres, y compris pas pour sauver des vies, le climat ou protéger les femmes. L'on peut donc préférer une vision plus traditionnelle du Droit de la responsabilité où celui qui ferme les yeux et n'agit pas alors qu'il est au cœur du système n'est pas responsable dès l'instant qu'on ne lui en a pas expressément confié la tâche. .

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🔴Sur la comparaison du droit français appliqué à cette cause systémique des opioïdes : Th. Thouret, 📝Le pharmacien, un "opérateur crucial" pour prévenir une crise des opiacés en France, 2020

🔴Sur la notion même de "cause systémique", telle que les juridictions doivent les appréhender : 𝒎𝒂𝒇𝒓, M.-A. Frison-Roche, 🎥 𝑳'𝒉𝒚𝒑𝒐𝒕𝒉è𝒔𝒆 𝒅𝒆 𝒍𝒂 𝒄𝒂𝒕é𝒈𝒐𝒓𝒊𝒆 𝒅𝒆𝒔 𝒄𝒂𝒖𝒔𝒆𝒔 𝒔𝒚𝒔𝒕é𝒎𝒊𝒒𝒖𝒆𝒔, 2022

🔴sur la notion de "Responsabilité Ex Ante" : 𝒎𝒂𝒇𝒓, 📝La Responsabilité Ex Ante, pilier du Droit de la Compliance, 2022

 

Aug. 12, 2022

Compliance: at the moment

 

🔴Dans l'ouvrage disponible au 1ier septembre 2022 sur 📕𝑳𝒆𝒔 𝑩𝒖𝒕𝒔 𝑴𝒐𝒏𝒖𝒎𝒆𝒏𝒕𝒂𝒖𝒙 𝒅𝒆 𝒍𝒂 𝑪𝒐𝒎𝒑𝒍𝒊𝒂𝒏𝒄𝒆, paraissant dans la collection Régulations & Compliance coéditée par le Journal of Regulation & Compliance et Dalloz, qu'en est-il des points de contacts avec la raison d'être des entreprises ?

Et s'il y a de tels points de contacts, ce dont on pourrait se réjouir, que reste-t-il alors du Droit classique des sociétés, qui semble construit sur de tout autres bases ?

Le Droit de la Compliance, comme le fît le Droit financier, renouvelant alors complétement le Droit des sociétés, parce qu'il y intègre les Buts Monumentaux par lesquels il se définit.

🔴𝒎𝒂𝒇𝒓, 📝 Les Buts Monumentaux, cœur battant du Droit de la Compliance, 2022

C'est à ce triangle de questions, Bermudes pour lequel il faut du courage, que s'est attaquée Anne-valérie Le Fur dans sa remarquable contribution à l'ouvrage : 📝 Intérêt et raison d’être de l’entreprise : quelle articulation avec les buts monumentaux de la compliance ?

Elle y analyse la façon dont le Droit de la Compliance renouvelle le Droit des sociétés en lui donnant une cohérence nouvelle, notamment par rapport à l'impératif de "gouvernance", notion relativement peu juridique, et à la notion de "raison d'être" que la loi dite Pacte a fait plus nettement entrer dans l'Ordre juridique.

Comme le résume l'auteur, la question ouverte est celle de savoir si "les sociétés auraient une âme...", le législateur le pensant puisque la loi dite Pacte du 22 mai 2019 oblige les dirigeants à agir dans un intérêt social, englobant autrui et permet aux sociétés de se doter d'une raison d'être. Quant au droit de la compliance, il compte sur les entreprises pour sauver le monde de la corruption, de l’esclavage, du terrorisme, du réchauffement climatique…, pour atteindre ainsi des buts monumentaux.

L'auteur montre que de prime abord, les contours de l’intérêt social et de la raison d’être ne sont guère éloignés des 𝑩𝒖𝒕𝒔 𝑴𝒐𝒏𝒖𝒎𝒆𝒏𝒕𝒂𝒖𝒙 𝒅𝒆 𝒍𝒂 𝑪𝒐𝒎𝒑𝒍𝒊𝒂𝒏𝒄𝒆. Guère surprenant, puisque l’objectif qui a présidé à leur introduction dans le Code civil est le même que celui sous-jacent au droit de la compliance : repenser la place de l’entreprise dans la société, en affirmant des valeurs ou des préoccupations de long terme. Voilà donc une raison de faire appel à ces notions du droit des sociétés dans le cadre d’une radioscopie de la notion même de buts monumentaux.

 

Or, une première approche, comparative, s’avère décevante. Les divergences entre les notions sociétaires et la compliance conduisent à considérer que le droit des sociétés n’a pas vocation à imposer autre chose qu’un ordre public sociétaire. Notions plus philosophiques que juridiques, intérêt social et raison d’être se voient attribuer des fonctions qui limitent leur portée. L’impérativité des règles sociétaires, et c’est une conséquence de ce qui précède, n’est pas comparable avec celle de la compliance : incertaine, elle est également relative lorsque qu’on la compare avec la « violence » des règles de compliance. L’impact des notions d’intérêt social et de raison d’être reste donc principalement interne à la société.

 

Mais l'autre montre que selon une seconde approche, il n’est pas exclu qu’intérêt social et raison d’être- autorisent une meilleure appréhension de valeurs supérieures et universelles par le droit des sociétés. L’intérêt social peut intégrer les buts monumentaux de la compliance tandis que la raison d’être peut constituer une perspective de réalisation de ces buts.

L’enjeu n’est pas des moindres : lorsque l’intérêt de la société, en tant que personne morale et agent économique autonome, rejoint les buts monumentaux, on démultiplie les moyens d’atteindre ceux-ci en les internalisant dans toutes les sociétés, et pas seulement celles de grande taille. Reste qu’en dépit de toutes les bonnes intentions, une société n'est gouvernable que si la boussole ne devient pas une girouette insaisissable et indécise ; en d’autres termes, si la sécurité juridique est respectée. C’est pourquoi, un ordonnancement juridique des notions en présence s’impose, ce qui conduit in fine à suggérer leur domaine, leur contenu et leur portée.  

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Cet article pose une question générale à propos du Droit de la Compliance : celui-ci a un effet indéniablement perturbant, éventuellement destructeur. L'auteur le montre parfaitement pour le Droit des sociétés. Comme elle le conclut, si on ne connait pas d'une façon nette et claire le but d'une telle perturbation, alors cela justifie une critique, parce que la force apportée ne sera pas "créatrice", pour reprendre ce concept et l'image utilisée de la "girouette" plutôt que de la "boussole" est pleinement justifiée.

Ce qui est ici démontré pour le Droit des sociétés s'applique aussi pour le Droit pénal ou pour le Droit international public (branches du Droit également examinées dans l'ouvrage).

L'enjeu pratique est donc bien celui de fixer clairement et simplement une telle boussole, avant tout constituée par une définition simple et substantielle du Droit de la Compliance : 🔴𝒎𝒂𝒇𝒓, 📝Le Droit de la Compliance, 2016.

 

 

Aug. 8, 2022

Compliance: at the moment

Référence complète : Frison-Roche, M.-A., "Rendre plus coûteux l'accès au marché de la Haine, Newsletter MAFR Law, Compliance", Regulation, 8 août 2022. 

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L'on dit parfois que le Droit européen lutte contre la désinformation tandis que le Droit américain, par une sorte de passion sans limite pour le principe de la liberté d'expression, ne le ferait en rien.

Cela n'est pas exact. Un article paru dans le New York Times du 4 août 2022, Jurors award $45.2 million in punitive damages after lawyer for Sandy Hook parents asks them to "stop Alex Jones.", vient rappeler l'efficacité de l'action en diffamation dans la lutte contre la désinformation (I). Cela montre le souci commun aux Droits américain et européen : le souci d'arrêter la désinformation (II). Il demeure que les deux voies juridiques de lutte contre la désinformation, souci commun, reflètent deux cultures juridiques différentes, le Droit américain continuant de le faire Ex Post et par le calcul économique, le Droit européen le faisant Ex-Ante et par le Droit de la Compliance (III).

 

I. L'EFFICACITÉ DES ACTIONS EN DIFFAMATION POUR LUTTER CONTRE LA DÉSINFORMATION

Cet article, qui vient à la suite d'une série d'autres, le journal suivant depuis longtemps le cas, illustre à travers ce cas le maniement de l'action en diffamation pour sanctionner efficacement l'usage de la désinformation.

Il relate que dans la tuerie en 2012 d'une école d'enfants et d'enseignants, dans 20 enfants sont morts, un conspirationniste, Alex Jones, a par la suite utilisé son système média notamment numérique, dont la maison-mère a pour nom Free Speech et la filiale de diffusion Infowars, pour affirmer que cet évènement était un complot du gouvernement fédéral pour lutter contre le droit constitutionnel de chacun de porter des armes et aboutir à la prohibition par l'adoption d'une loi de celui-ci. Ce complot aurait donc eu pour but de confisquer les armes des Américains, complot dont les parents des enfants décédées auraient été complices.

Les parents de 10 enfants décédés ont agi en diffamation contre Alex Jones.

Les procès ont eu lieu en deux temps, le premier pour engager la responsabilité du défendeur, le second pour calculer le montant des dommages et intérêts.

L'année dernière, la responsabilité du défendeur a été établie à la fois par une juridiction du Texas et une juridiction du Connecticut.

Tandis que le défendeur a déclaré faire appel de son engagement de responsabilité, le verdict concernant le montant des dommages et intérêts a été rendu par le jury de la Cour du Texas.

Le jury a lui-même procédé en deux temps.

Concernant la somme à attribuer aux parents pour compenser la perte de l'enfant : les intérêts compensatoire (compensative damages). Ceux-ci se sont montés à 4 millions, pour compenser leur malheur

Puis le jury a évalué les dommages et intérêts punitifs (punitive damages). Ceux-ci se sont montés à 45,2 millions. Cela se justifie à la fois pour punir le défendeur mais aussi, et surtout, pour le dissuader de continuer, à pratiquer une sorte d'industrie de la désinformation, le verdict s'adressant non seulement à lui mais encore à tous ceux qui pratiquent la même activité commerciale. Ce que l'on pourrait appeler l'activité économique de la Haine.

Cela montre à quel point, alors qu'on affirme si souvent l'inverse, les Droits américain et européen, ont ce fond commun : le souci de lutter contre la désinformation.

 

II. CE QUI EST COMMUN AU DROIT EUROPÉEN ET AMÉRICAIN : LE SOUCI DE LUTTE CONTRE LA DÉSINFORMATION

Les juristes américains rappellent pourtant que l'action en diffamation est depuis longtemps maniée par les juridictions américaines pour que la liberté d'expression ne laisse pas sans défendre contre la désinformation, tout système juridique produisant toujours ce que l'on pourrait appeler ses anticorps, l'action en diffamation étant maniée à la fois pour protéger les victimes mais aussi le système, notamment le système démocratique.

Or, les dommages et intérêts "punitifs" sont 10 fois plus importants que les dommages et intérêts visant à réparer le dommage. Cela s'explique par le calcul économique auquel le jury a procédé, l'analyse économique du Droit étant sans doute plus familière aux Etats-Unis, y compris dans les jurys, qu'en Europe, pour servir ce souci commun de lutte contre la désinformation (A). Les juridictions utilisent alors le Droit de la responsabilité pour infléchir le futur, comme le fait le Droit européen (B).

A. LE CALCUL ECONOMIQUE

En effet, l'article souligne : "The jury announced both awards after several dramatic days in court that included testimony that Mr. Jones and Free Speech Systems, the parent company of his misinformation-peddling media outlet, Infowars, were worth between $135 million and $270 million.".

L'idée est de rendre à l'avenir cette activité médiatique que l'on ne peut éradiquer dans son principe, puisqu'ancrée dans le principe de la liberté d'expression, comme le rappelle la dénomination sociale de la structure faîtière du groupe, ne soit plus rentable, ni même cessible, faute d'acheteur, le revenu de l'activité étant environ d'une cinquantaine de millions par an.

En effet, deux autres procès en évaluation de dommages et intérêts attendent. Si les jurys attribuent une même somme, le coût d'accès au marché de la Haine sera alors suffisamment élevé, notamment si l'on inclut le coût des procès eux-mêmes, le défendeur se plaignant expressément des millions que lui coûtent ces trois procès qu'il estime injustement menés contre lui.

Pour fermer le marché de la Haine, il convient de démonétiser celle-ci, les punitive damages pouvant être utilisés pour ceux-ci. C'est en ces termes que cela a été demandé par l'avocat de la famille de l'enfant de 6 ans tuée, dans ces termes rappelés par l'article : "“Stop the monetization of misinformation and lies. Please.”.".

Le plaisir de haïr et les croyances (ici le complotisme) ne sont effectivement pas le seul moteur de la désinformation, il y a aussi l'appât du gain : accroître le coût d'accès au marché de la haine par une bonne application de l'Economie du Droit, est une solution, dont ici application est faite, le calcul étant alors fait non pour le passé mais pour le futur.

Dès lors, cet entrepreneur pourrait arrêter son business de la haine non par éthique ou amour de la vérité ou disparition de plaisir de haïr mais par rationalité économique, puisque la Haine va cesser de lui rapporter de l'argent.

🔴 Sur l'analyse économique de la Compliance, v. Bruno Deffains et Laurent Benzoni, 📝 Approche économique des outils de la Compliance: finalité, effectivité et mesure de la Compliance subie et choisiein M.-A Frison-Roche (dir.), 📕Les outils de la Compliance, coll. Régulations & Compliance", 2021.

🔴 Sur l'analyse de la nature de la Haine, v. M.-A Frison-Roche, 📧Quand on s'intéresse à la Compliance, lire "La Haine" de Günther AndersNewsletter MAFR Law, Compliance, Regulation1ier août 2022.

 

B. LE MANIEMENT DE LA RESPONSABILITÉ DANS UNE PERSPECTIVE EX-ANTE

Les juges utilisent ainsi la branche du Droit la plus ancienne dans la Common Law (Tort Law) pour se saisir de l'essentiel : l'avenir. Car rien ne peut compenser la mort d'un enfant et c'est sans doute par altruisme que ces parents agissent en justice pour tenter d'obtenir que cette personne à la tête d'un business de la désinformation cesse de nuire.

Ce faisant, ce qui est assez familier à l'Analyse Economique du Droit, dans laquelle le traitement des décisions comme des informations pour calculer les comportements à adopter et les anticipations sont des éléments centraux, les agents étant présumés rationnels, les dommages et intérêts sont utilisés pour obtenir le comportement souhaité : ici l'arrêt.

Le Droit européen est en train de faire bouger un Droit de la responsabilité qui, sans atteindre l'ampleur qu'il a dans le système de Common Law et notamment parce que les dommages et intérêts punitifs continuent de n'être pas admis, s'oriente vers l'avenir, afin d'obtenir des entreprises qu'elles cessent d'avoir des comportements dommageables et/ou qu'elles adoptent les comportements souhaitables.

C'est notamment le cas pour répondre au souci climatique ou dans ce qui sera le traitement juridictionnel du devoir légal de vigilance, dans lesquels il ne s'agit pas d'être sévère dans l'appréciation des comportements passés - ce sont des obligations de moyens - mais il s'agit d'obtenir des comportements adéquats pour le futur. En effet, comme pour l'usage des armes et les enfants que l'on ne peut plus que pleurer, il faut prévenir et infléchir le futur et non pas - ou pas principalement - sanctionner le passé.

🔴 Sur ce mouvement, v. 𝒎𝒂𝒇𝒓, 📝 𝑳𝒂 𝒓𝒆𝒔𝒑𝒐𝒏𝒔𝒂𝒃𝒊𝒍𝒊𝒕é 𝑬𝒙 𝑨𝒏𝒕𝒆, 𝒑𝒊𝒍𝒊𝒆𝒓 𝒅𝒖 𝑫𝒓𝒐𝒊𝒕 𝒅𝒆 𝒍𝒂 𝑪𝒐𝒎𝒑𝒍𝒊𝒂𝒏𝒄𝒆, 2022.

Si ce fond est commun, à savoir le souci commun de lutter contre la désinformation, où l'Europe est davantage en avant, et l'usage du Droit de la responsabilité en le tournant vers l'avenir, où les Etats-Unis sont davantage en avant, les cultures demeurent tout de même différentes.

 

III. LES MODALITÉS DIFFÉRENTES ENTRE L'EUROPE ET LES ÉTATS-UNIS : EX ANTE NON-JURIDITIONNEL VERSUS EX-POST JURIDICTIONNEL

Pour exprimer son souci de lutter contre la désinformation, l'Europe va continuer de privilégier sa culture de la Régulation en Ex Ante (A), tandis que les Etats-Unis continuent sans doute à compter sur la puissance judiciaire (B).

A. LA CULTURE EX-ANTE EUROPÉENNE, À TRAVERS LE DROIT DE LA COMPLIANCE

Ainsi, le Digital Services Act va obliger les entreprises qui offrent des espaces d'information dans le numérique à mettre en place des systèmes de détection et de prévention de la désinformation.

En cela, généralisant et unifiant les systèmes nationaux, les entreprises numériques vont être contraintes en Ex-Ante de lutter activement contre la désinformation, même s'il n'y a pas fusion entre l'entreprise qui tient l'espace de communication et l'auteur du contenu. L'entreprise est ainsi de force associée dès le départ et en continu à la concrétisation du but politique et économique de préservation de la vérité, "But Monumental", que vise la lutte contre la désinformation.

Même si cette obligation de Compliance est une obligation de moyens, l'opérateur est ainsi soumis à la supervision des Autorités publiques, en France l'Arcom. Le Droit de la Compliance prolonge ainsi le Droit de la Régulation dans ce nouvel espace.

🔴 Sur le mouvement d'ensemble, v. Roch-Olivier Maistre, 📝 Quels buts monumentaux pour le Régulateur dans un paysage audiovisuel et numérique en pleine mutation ?,  in M.-A Frison-Roche (dir.), 📕Les buts monumentaux de la Compliance, coll. Régulations & Compliance", 2022.

 

B. LA CULTURE EX-POST AMERICAINE, À TRAVERS LA CONFIANCE D'UN JUGE ACTIF, EXPERT ET DILIGENT

La culture américaine donnant plus de place à la liberté, l'initiative et comptant sur le calcul des individus rationnels, donne plus de place aux juridictions, lesquelles ont un pouvoir considérable, via la procédure, notamment par l'admission des class actions, et via les punitive damages, l'association des deux accroissant le pouvoir juridictionnel.

Le juge américain n'est pas beaucoup plus rapide que le juge européen, ce qui pour une action sur l'avenir peut poser difficulté. L'événement tragique a eu lieu en 2012 et, tandis que les procès évoluaient, le défendeur a mis son groupe sous la protection du Droit américain des faillites (chapter 11).

L'on peut en outre penser que la voie européenne de l'Ex-Ante est plus appropriée, puisque l'Ex-Ante vise à ce que les choses n'arrivent pas, tandis que l'Ex-Post a une ambition moindre, celle de compenser les dommages déjà arrivés : la mort des personnes, la chute de la Démocratie, dont la "compensation" est assez difficile et pour laquelle la restauration est peu concevable.

Mais sans doute est-ce une réflexion européenne que de penser ainsi, puisque la liberté y trouve moins son compte.

Il est vrai que le mouvement de "Juridictionnalisation du Droit de la Compliance" ne fait que commencer en Europe, ce qui doit plus rendre d'autant plus attentifs aux jurisprudences efficaces Outre-Atlantique.

🔴 Sur le mouvement d'ensemble de la Juridictionnalisation, v. M.-A. Frison-Roche (dir.), 📕La Juridictionnalisation de la Compliance, coll. Régulations & Compliance", à paraître.

 

 

Aug. 1, 2022

Compliance: at the moment

► Référence complète : Frison-Roche, M.-A., Quand on s'intéresse à la Compliance, lire "La Haine"​ de Günther Anders, 1ier août 2022.

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► Introduction de l'article : Philosophe allemand, Günter Anders connut la Seconde Guerre mondiale, dût quitter l'Allemagne et vécut dans plusieurs pays. C'est avant tout un philosophe moral, habité par le pessimisme et l'idée que le nazisme n'était qu'une répétition générale, plutôt artisanale, de ce que nous attend : L'obsolescence de l'homme, son livre-maître qui en 1956 décrit le système économique comme ce qui broie les êtres humains en les réduisant à n'être plus que des êtres qui entretiennent des machines qui produisent des produits inutiles qu'ils consomment, les humains n'étant eux-mêmes que des machines désirantes.

En 1985 dans un volume paru en langue allemande et composé d'articles tous consacrés au thème de La haine, il donna comme contribution les éléments de travail de ce qu'il avait conçu comme dernière partie de son oeuvre démontrant l'appareillage obtenant "l'obsolescence de l'homme", dernier livre qu'il ne publia jamais.

Extrait de ce volume, ces documents de travail furent traduits en français et présentés par Philippe Ivernel : le titre en est La Haine.

I. LA FABRIQUE DE LA "HAINE COMME PRODUIT DE CONSOMMATION" POUR ENGENDRER DES COMBATS, PRODUCTEURS A LEUR TOUR DE HAINE : L'ARTICULATION DES DEUX HAINES

Anders est un penseur de la technique, de la technologie (comme l'est Jacques Ellul), expliquant qu'elle n'appartiendra plus à une élite mais au contraire à chacun dans notre vie quotidienne, se mettant ainsi au centre de tout, remplaçant notamment la politique, les êtres humains mécanisés devenant la matière première des machines.

Le titre original, La Haine à l'état d'antiquité désigne le fait que la société de consommation réduisant l'être humain à son aptitude à entretenir des machines et à se comporter lui-même comme une machine consommant les produits fabriqués par des machines, l'être humain ayant pour seul fonction de désirer consommer ce que produisent les machines, et désirant donc finalement rien d'autres qu'entretenir et développer les machines qui l'engloutissent sous tous ces biens, n'a plus de pensée que pour ce monde entièrement voué aux machines.

L'Amour et la Haine sont ainsi reléguées "à l'état d'antiquité" car pour trouver sa place dans ce système de désirs qui convergent vers les machines, il n'est besoin ni d'Amour ni de Haine. Il expose que cela se passe dans deux temps. Dans un premier temps, la Haine est fabriquée pour amener les humains à se battre contre des ennemis qu'ils ne connaissent même pas ; dans un second temps, ils sont suffisamment mécanisés pour attaquer sans que l'énergie de la Haine soit même nécessaire.

Le premier fragment de ses documents de travail expose la façon dont les êtres humains "aiment la Haine" car cela donne à chacun le sentiment d'exister : la Haine. "Je hais, donc je suis. Ou plus précisément : Donc je suis quelqu'un" (p.33).

Il reprend cette idée dans le deuxième fragment dont le titre est (en français dans l'édition allemande) : L'appétit vient en mangeant. Il expose que la Haine n'est pas au départ contre une personne particulière et pousse à l'attaquer. La Haine est à l'état pur, mais c'est plutôt l'atmosphère de haine et "l'amour de la haine". Il suffit de la cultiver et la tourner ensuite à volonté contre un tel ou un tel.

Il évoque ainsi une sorte d'industrie de la haine, en des termes qu'il met dans la bouche du personnage qui dirige la cité : "Sans doute est-il exact qu'ils combattent "leurs ennemis" parce qu'ils les haïssent. Sauf que cette haine envers "leurs ennemis" n'explose précisément pas en s'allumant d'elle-même-meme, ni parce que les premiers leur auraient fait quoi que ce soit. Mais uniquement par ceci que (et donc parce que) je leur livre la haine à chaque fois exigible. Ils la reçoivent de moi gratuitement à domicile. Exactement comme l'eau, le gaz et la TV. Et cette haine qui leur est acheminée, ils la consomment alors, et dans tout à fait dans mon sens à moi : car ils s'engagent, en effet, pleins de haine dans la lutte politiquement opportune. Après quoi commence aussi réellement ce dont vous venez de parler : la deuxième phase de la haine. Car à présent ils haïssent réellement du fait qu'ils combattent. La règle de la haine s'énonce comme suite : "Je combats quelqu'un - de ce fait je me mets à le haïr. L'appétit vient en mangeant, la haine vient en luttant". Ils se battent ainsi "avec appétence" et sont persuadés le faire "avec dignité", devant rester dans l'ignorance de l'absence de raison du combat (qui est la pure volonté de celui qui leur a envoyé la Haine).

Günther Anders fait ensuite expliquer par le personnage politique qu'il fait cela par moralité car il ne veut pas que les hommes en tuent d'autres juste par obéissance à ses ordres, ce qu'ils trouveraient immoral. Il leur fabrique alors de la Haine, de la Haine qu'ils aiment, qu'il dirige ensuite sur des groupes de personnes et ainsi dotés de cette première haine, ils attaquent ceux qu'ils haïssent, le combat accroissant par une seconde haine la première, et tout le système fonctionne bien. Il lui fait ainsi conclure : "C'est pourquoi ils ont besoin de haïr. C'est pourquoi je leur accorde de haïr. C'est pourquoi je leur ordonne de haïr.".

Le troisième fragment porte sur la guerre proprement dite. Anders expose que la Haine n'y est aujourd'hui plus requise parce que la technique permet aux soldats de n'être plus en contact avec les personnes qu'ils combattent, ni même d'être confrontés aux cadavres. La fabrique de la Haine serait donc devenue inutile. C'est pour cela aussi qu'elle aurait vocation à être rangée dans les antiquités... Les soldats sont devenus comme des robots.

Le quatrième fragment développe ce point, sur des soldats "aveugles en telos", au point qu'on pourrait davantage les qualifier "d'employés" des armées que de soldats, exécutant leur travail sans savoir sur qui ou quoi ils larguent les bombes, chacun étant désormais comme à l'arrière du front. Anders souligne que dans ce combat sans haine, mené par les ordinateurs, le combat ne prend jamais fin.

 

II. UNE EXTRAORDINAIRE ANTICIPATION DU SYSTEME COMMERCIALE ET POLITIQUE E DE HAINE

 

A. DISTINCTION DES DEUX HAINES ET ROBOTISATION DES ETRES HUMAINS

L'œuvre de Gunther Anders est particulièrement profitable pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Dans cette ébauche d'ouvrage, retenons l'idée d'une double haine : la Haine fabriquée comme un objet et apportée gratuitement à tout le monde car il y a chez chacun un "amour de la haine" qui est en soi, puisqu'en haïssant, on se sent exister.

La Haine est un objet économique pur, car elle n'a pas d'objet particulier. Elle est fabriquée, cultivée, diffusée, accrue, partagée. Ce n'est que dans un second temps, après avoir ainsi inséré de la Haine pure dans l'esprit des amoureux de la Haine, que l'on peut lui affecter un objet, une personne ou un groupe de personnes et qu'un combat contre ceux-ci peut commencer, producteur d'un second type de Haine. Les deux Haines s'accroissent l'une l'autre.

Le premier intérêt de cette conception est d'isoler ce premier temps de la Haine : une Haine à l'état pur, celle qui existe car haïr permet d'exister, indépendamment de l'objet de la haine. Ce n'est pas donc pas l'objet qui fait naître la Haine, mais l'amour de soi qui fait naître la Haine. Dans un second temps, c'est le hasard ou la manipulation d'un tiers (dans l'exemple pris par Anders le dirigeant politique, mais nous connaissons des influenceurs en dehors du cercle politique) qui offre à la Haine son objet. Mais Anders insiste sur le fait que ces objets sont substituables.

Par cette Haine fabriquée, les êtres humains ont donc l'impression d'exister. C'est alors un stade pire et paradoxal qui s'annonce : celui des êtres humains sans haine, parce qu'on leur aura ôté l'objet de Haine, alors même qu'on leur commande (comme à des "employés") de tuer des semblables, en les mettant technologiquement à distance de l'objet à détruire (Anders prend l'exemple du lancer de bombe). Ils deviennent des robots, et la déshumanisation est ainsi achevée.

C'est en cela que les 4 fragments constituent pleinement la dernière partie de l'œuvre centrale qu'est L'obsolescence de l'Homme.

B. LE MONDE NUMERIQUE, LES RÉSEAUX SOCIAUX ET L' "INTELLIGENCE ARTIFICIELLE"

Le travail publié en 1985 correspond à des réflexions élaborées juste après la Seconde Guerre mondiale et puisant dans les leçons de la Première.

Mais si l'on regarde le monde numérique dans lequel nous vivons, il est en premier lieu construit sur des technologies "neutres", une industrie de l'information qui transforme les êtres humains en consommateurs d'information et en source d'information, constituant eux-mêmes une masse de micro-informations.

En deuxième lieu, les plateformes, et plus particulièrement les réseaux sociaux, sont des espaces neutres, les entreprises qui les tiennent ne sont pas des éditeurs, et le produit pur qui y circulent le mieux est de la "Haine pure", qui est ce qui rapporte à ces entreprises le plus de revenus, les différents objets de haines étant interchangeables.

La Haine est devenue un objet qui est délivré à domicile et dont nous sommes abreuvés en permanence, notre "amour de la Haine" étant alimentée en continu, et sans doute accru.

En troisième lieu, les algorithmes sont présentés comme "intelligents", c'est-à-dire dotés d'une capacité non seulement d'apprentissage mais de choix et de discernement. L'intelligence artificielle serait le progrès, c'est-à-dire la disparation de la haine pour exemple pour prononcer les sanctions les plus adéquates. Les chiffres ont donc remplacé les êtres humains, ce qu'Anders visait à travers les "ordinateurs".

 

III. LE PROFIT QUE LE DROIT DE LA COMPLIANCE PEUT FAIRE DE LA PENSÉE DE GUNTHER ANDERS

A. LE DROIT DE LA COMPLIANCE, DROIT AYANT LA PRÉTENTION DE RÉDUIRE LA HAINE DANS L'ESPACE NUMÉRIQUE

Le Droit de la Compliance est une branche du Droit construit sur des prétentions politiques qui visent à concrétiser des "buts monumentaux".

🔴Marie-Anne Frison-Roche, 📝Les Buts Monumentaux, cœur battant du Droit de la Compliance, in Marie-Anne Frison-Roche (dir.), 📕 Les buts monumentaux de la complianceJournal of Regulation & Compliance et Dalloz, coll. 📚Régulations & Compliance, 2022, p.21-44.

La lutte contre la diffusion de ce qu'il est pertinent de désigner comme l'amour naturel de la haine pure, qui se répand d'une façon virale dans l'espace numérique permettant à la haine d'être "portée à domicile" est une des objets majeurs du Droit de la Compliance.

Le Digital Services Act est imprégné de techniques de Compliance pour y parvenir.

Il ne s'agit pas de compter sur la moralité des personnes, puisque le cœur des humains est d'aimer la haine, ni de les remplacer par des machines car le remède est pire que le mal (la déshumanisation) mais sur la performance technique de ceux qui tiennent ce système économique-là : les plateformes elles-mêmes.

🔴M.A. Frison-Roche, 📝Se tenir bien dans l'espace numériquein Mélanges en l'honneur de Michel Vivant, Penser le droit de la pensée, Dalloz et Lexis Nexis, 2020, pp. 155-168.

En combattant le feu par le feu, c'est-à-dire en obligeant ceux qui ont construit les techniques par lesquelles se diffusent la Haine à construire et à utiliser les techniques de contrôle, de détection et de prévention de celle-ci, le Droit de la Compliance, notamment grâce à son effet naturellement extraterritorial, exprime la prétention de ne pas laisser la Haine régner.

En outre, les Autorités publiques non seulement régulent mais encore supervisent les entreprises et leurs technologies, en l'espèce l'Arcom et la CNIL, dont les pouvoirs Ex Ante s'accroissent.

🔴R.-O. Maistre, Quels buts monumentaux pour le Régulateur dans un paysage audiovisuel et numérique en pleine mutation ?in Frison-Roche, M.-A. (dir.), Les buts monumentaux de la Compliance, série "Régulations & Compliance", Journal of Regulation & Compliance (JoRC) et Dalloz, 2022.

B. LA DÉFINITION TÉLÉOLOGIQUE DU DROIT DE LA COMPLIANCE

L'œuvre d'Anders est parcourue par le désespoir moral d'êtres humains "sans telos", c'est-à-dire sans finalités qui leur soit propres. C'est ainsi qu'ils peuvent être saisis aisément par l'amour de la Haine, puisqu'aucun projet propre n'occupe leur temps et leur force.

Il peut en être de même pour la force du Droit.

Si le Droit ne devait être qu'une technique "réglementaire", "neutre", visant à "l'efficacité" des désirs de chacun et des réglementations accumulées, alors le Droit ne ferait qu'ajouter à la déshumanisation décrite par Anders.

Mais le Droit de la Compliance est par nature une branche du Droit téléologique : elle se définit par ses buts. Et ceux-ci sont "monumentaux".

Ces buts monumentaux ponctuels peuvent tous se ramener à ceci : protéger les êtres humains, afin que la description d'Anders ne soit pas exacte en son cœur désespéré.

🔴M.-A. Frison-Roche, 🚧 Fonder la Compliance, 2022

July 17, 2022

Compliance: at the moment

June 29, 2022

Compliance: at the moment

► Référence complète : Frison-Roche, M.-A., Seuls les droits subjectifs techniques ne sont pas touchés par l'arrêt Dobbs: c'est sur eux qu'il faut construire une nouvelle théorie de l'entreprise, 29 juin 2022.

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Introduction de l'article : Tout d'abord il y a deux types de réaction possible face à un événement critiquable. Elles peuvent se cumuler mais chacune prend de l'énergie. Soit critiquer l'événement condamnable (puisqu'il est critiquable, renforçant ainsi la mauvaise opinion que l'on a de lui) ; soit en limiter la portée (puisqu'il est critiquable, autant faire en sorte qu'il ait le moins d'effet possible).

Que l'arrêt Dobbs v/ Jackson rendu le 24 juin 2022 par la Cour suprême des Etats-Unis soit critiquable, tout le monde en est à peu près d'accord. Des centaines de commentaires vont dans ce sens ; des milliers de réactions vont dans ce sens. L'on peut continuer à le critiquer. Cela renforce l'opinion que l'on a déjà. Cela prend de l'énergie.

Peut-être vaut-il mieux utiliser son énergie à limiter la portée de cet arrêt. Mettre son énergie dans cet effort-là. Or cet effort en requiert beaucoup. Donc puisqu'il est acquis que cet arrêt est critiquable, concentrons-nous sur les moyens pratiques d'en limiter la portée.

L'on songe à modifier le Droit français en inscrivant le droit à l'avortement dans la Constitution (I). Mais si l'on revient aux Etats-Unis, car l'arrêt de la Cour suprême n'a pas de portée sur le Droit constitutionnel français, il faut mesurer que tous les droits subjectifs "politiques" non-ancrés dans "l'histoire américaine" sont touchés par l'arrêt du 24 juin 2022, la portée de l'arrêt allant bien au-delà du droit à l'avortement (II). La Cour est donc délivrée de la totalité de sa propre jurisprudence, ce que ne sont pas les cours constitutionnelles européennes, et c'est en cela que l'arrêt est catastrophique car non seulement il touche tous les droits subjectifs "politiques", mais il efface toute la jurisprudence de la Cour concernant les droits subjectifs "politiques" que l'on pourrait dire "nouveaux" (III). Plus encore, trois jours après, la Cour suprême a rendu un arrêt concernant un droit politique ancré dans l'histoire américaine, le droit à la liberté d'expression, qu'elle a interprété très largement, pour bloquer le licenciement d'un enseignant sportif d'une école publique qui faisait des prières sur le terrain de sport, procédant ainsi à un revirement de jurisprudence. La Cour ne serait donc pas non plus liée par sa jurisprudence sur les droits subjectifs politiques ancrés historiquement, pouvant les interpréter d'une façon conservatrice, sans "conserver" l'interprétation "progressiste" que la Cour en avait faite (IV). La solution serait donc de travailler sur ce qui reste : les droits subjectifs non-politiques : or, ce sont des droits auxquels les juristes conservateurs, qui dominent la Cour, sont attachés parce qu'ils sont liés à la liberté contractuelle et à la liberté d'entreprendre. Ils seront en mauvaise position pour les restreindre. Cela désigne ceux qui vont devoir, et pouvoir, défendre les femmes, et plus généralement les êtres humains, aux Etats-Unis : les entreprises (V).

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Lire les développements de l'article ⤵️

 

June 28, 2022

Compliance: at the moment

Référence complète : Frison-Roche, M.-A., S'associer structurellement pour atteindre un But Monumentale. Equilibre entre Concurrence et Compliance : l'entente bienvenue entre deux opérateurs dominants pour réduire l'émission des gaz à effet de serre, 28 juin 2022.

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L'Autorité néerlandaise de la concurrence, l' Authority for Consumers and Markets, a exprimé le 27 juin 2022 une "opinion" concernant deux opérateurs énergétiques très puissants, Shell et TotalEnergie, décidés à collaborer pour réduire la pollution, parce que les effets négatifs de cette restriction de concurrence engendrée par cette entente sont moindres que les effets positifs de réduction d'émission de gaz à effet de serre, leur contribution à la lutte contre le déséquilibre climatique justifiant ainsi cette collaboration.

Au-delà de l'analyse précise de la situation, l'Autorité présente ainsi sa décision : "Following an assessment of their plans, the Netherlands Authority for Consumers and Markets (ACM) has decided to allow competitors Shell and TotalEnergies to collaborate in the storage of CO2 in empty natural-gas fields in the North Sea. By transporting CO2 through pipes and storing it in old gas fields, this greenhouse gas will not be released into the atmosphere. This initiative thus helps realize the climate objectives. As cooperation is necessary for getting this initiative off the ground and for realizing the climate benefits, the slight restriction of competition between Shell and TotalEnergies is