25 avril 2023

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Document de travail

🚧Le rĂŽle du Juge dans le dĂ©ploiement du Droit de la RĂ©gulation par le Droit de la Compliance

par Marie-Anne Frison-Roche

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â–ș RĂ©fĂ©rence complĂšte : M.-A. Frison-RocheLe rĂŽle du Juge dans le dĂ©ploiement du Droit de la RĂ©gulation par le Droit de la Compliancedocument de travail, avril 2023.

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đŸŽ€ Ce document de travail a Ă©tĂ© Ă©laborĂ© pour servir de base Ă  la sĂ©ance de synthĂšse constituant la conclusion du colloque organisĂ© par le Conseil d'Etat et la Cour de cassation, De la rĂ©gulation Ă  la compliance : quel rĂŽle pour le juge ?, qui s'est tenu le 2 juin 2023 au Conseil d'Etat. 

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📝 Ce document de travail a servi Ă©galement de base Ă  l'article qui constitue la conclusion de l'ouvrage De la rĂ©gulation Ă  la compliance : quel rĂŽle pour le juge ?, La Documentation Française, 2024.

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â–ș RĂ©sumĂ© du document de travail : Il est remarquable de constater l'unitĂ© de conception et de pratiques entre les professionnels qui Ă©voluent plutĂŽt dans l'ordre des juridictions administratives et les professionnels qui Ă©voluent plutĂŽt dans l'ordre des juridictions judiciaires : ils constatent tous et dans des termes semblables un mouvement essentiel : ce qu'est le Droit de la RĂ©gulation, comment celui-ci a opĂ©rĂ© sa transformation en Droit de la Compliance, et comment dans l'un et plus encore dans l'autre le Juge y est au centre. Les juges, mais aussi les RĂ©gulateurs et les responsables europĂ©ens l'expliquent et disent Ă  partir d'exemples diffĂ©rents la transformation profonde que cela apporte pour le Droit, pour les entreprises en charge d'accroĂźtre l'effectivitĂ© systĂ©mique des rĂšgles par la pratique et la diffusion d'une culture de compliance. Le Juge participant Ă  cette transformation Ex Ante voit son office renouvelĂ©, qu'il soit juge de droit public ou juge de droit privĂ©, dans une unitĂ© accrue du systĂšme juridique.

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🔓lire le document de travail ci-dessous—

1Une transformation profonde en cours⚖ Il est remarquable de constater l'unitĂ© de conception et de pratiques entre les professionnels qui Ă©voluent plutĂŽt dans l'ordre des juridictions administratives et les professionnels qui Ă©voluent plutĂŽt dans l'ordre des juridictions judiciaires : ils constatent tous et dans des termes semblables un mouvement essentiel : ce qu'est le Droit de la RĂ©gulation, comment celui-ci a opĂ©rĂ© sa transformation en Droit de la Compliance, et comment dans l'un et plus encore dans l'autre le Juge y est au centre. Les juges, mais aussi les RĂ©gulateurs et les responsables europĂ©ens l'expliquent et disent Ă  partir d'exemples diffĂ©rents la transformation profonde que cela apporte pour le Droit, pour les entreprises en charge d'accroĂźtre l'effectivitĂ© systĂ©mique des rĂšgles par la pratique et la diffusion d'une culture de compliance. Le Juge participant Ă  cette transformation Ex Ante voit son office renouvelĂ©, qu'il soit juge de droit public ou juge de droit privĂ©, dans une unitĂ© accrue du systĂšme juridique.

 

2. Le juge au centre du Droit de la Compliance⚖ La tenue mĂȘme de ce colloque en est la preuve la plus Ă©clatante : le Conseil d’État en commun avec la Cour de cassation se penchent donc sur ce thĂšme qui m’est si cher : le droit de la compliance. Cette branche du droit, nous en avons vu la naissance en prolongement du droit de la rĂ©gulation, nous la regardons ensemble grandir, nous en dĂ©gageons ici la place qui revient au juge : au centre📎!footnote-3524.

 

3La compliance, distinguĂ©e de la conformitĂ©, dĂ©finie par ses Buts Monumentaux âš–La « compliance Â» est certes un terme d’origine anglaise, fait que l’on rappelle souvent comme valant grief, qui impliquerait d’élaborer un mot « français Â», en suggĂ©rant de se rĂ©fĂ©rer Ă  la « conformitĂ© Â». L’on fit de mĂȘme il y a vingt ans pour le droit de la « rĂ©gulation Â», que l’on voulait alors rectifier pour lui prĂ©fĂ©rer le terme que l’on croyait plus correct de « rĂ©glementation Â»đŸ“Ž!footnote-3525. Pareillement, dans peu d’annĂ©es l’on ne confondra plus la « conformitĂ© Â», qui consiste pour l’entreprise Ă  donner Ă  voir qu’elle obĂ©it Ă  toutes les rĂ©glementations qui lui sont applicables (tĂąche impossible), et la « compliance Â», que l’on peut d’ailleurs prononcer Ă  la française comme le propose Alain Seban📎!footnote-3526: la compliance demande aux entreprises, aux parties prenantes et Ă  chacun d’entre nous de participer Ă  la rĂ©alisation de buts monumentaux📎!footnote-3527, lesquels dĂ©finissent cette branche du droit📎!footnote-3528, comme l’ont notamment soulignĂ© Didier-Roland Tabuteau et Christophe Soulard📎!footnote-3529.

 

4S'Ă©loigner de la "guerre des systĂšmes" pour promouvoir une ambition commune de protection de la personne âš– Via cette dispute entre le français et l’anglais, c’est souvent Ă  ce qui serait une guerre des systĂšmes que l’on renvoie. Mais ceux qui pratiquent le droit britannique et le droit amĂ©ricain savent Ă  quel point les Anglais utilisent les notions juridiques latines. En droit Ă©conomique, nous savons aussi ce que nous devons au droit classique et l’ancrage du droit de la compliance demeure dans celui-ci. Le droit de la compliance n’efface pas notre systĂšme juridique : il le dĂ©ploie au contraire avec une nouvelle force puisqu’il en accroĂźt ce qui est la ratio decidendi du droit occidental : conserver, voire promouvoir, la personne au cƓur des systĂšmes, qu’ils soient naturels, technologiques, Ă©conomiques ou sociaux. Le RGPD ou les lois dites « Sapin 2 Â» et « Vigilance Â» l’illustrent. La compliance n’est pas l’obĂ©issance aveugle aux rĂ©glementations, ce Ă  quoi renvoie la seule conformitĂ© : elle est la substance de cette ambition d’un avenir oĂč la personne demeure la bĂ©nĂ©ficiaire des systĂšmes, en Ă©cartant par avance le risque qu’elle en devienne l’esclave. La construction de l’avenir est dĂ©jĂ  l’objet du droit de la rĂ©gulation, droit ex ante, nature que le droit de la compliance prolonge et dĂ©multiplie.

 

5Le Droit de la Compliance, apte Ă  exprimer l'ambition de protĂ©ger les personnes prĂ©sentes et futures dans les systĂšmes prĂ©sents et futurs âš– C’est C’est en demeurant ancrĂ©s dans cet hĂ©ritage du droit occidental, loin d’une conformitĂ© mĂ©canique, que les juristes, qu’ils soient dans l’entreprise, conseil de celle-ci ou dans les prĂ©toires, vont pouvoir exprimer cette nouveautĂ© que constitue le droit de la compliance. En dĂ©passant la premiĂšre rĂ©ticence et inquiĂ©tude devant un tel changement, comme y invitent Christophe Soulard📎!footnote-3530 et François MoliniĂ©đŸ“Ž!footnote-3531. Il faut accueillir cette nouveautĂ© de la compliance avec enthousiasme car elle est impliquĂ©e par la nouveautĂ© du monde lui-mĂȘme. Face Ă  celui-ci, Ă©merge cette nouvelle branche du droit;  Le juge y joue un rĂŽle central.

 

6. . L'expression d'ambitions nouvelles âš– L’on soutient pourtant souvent que les branches traditionnelles du droit ont Ă©tĂ© comme brisĂ©es par le monde qui vient, empli de risques systĂ©miques et de technologies terrifiantes. Mais cet environnement inconnu voit aussi naĂźtre des ambitions collectives d’un nouveau genre, comme le souci des animaux et la volontĂ© d’une Ă©galitĂ© effective entre humains. Les branches en sont vivifiĂ©es et leurs forces sont amplifiĂ©es par ce droit de la compliance qui dĂ©ploie une logique de rĂ©gulation sans plus ĂȘtre bridĂ©e par la condition prĂ©alable de secteurs.

 

7. La concrĂ©tisation d'ambitions nouvelles par une architecture de textes europĂ©ens nouveaux âš– Ainsi, Roch-Olivier Maistre raconte avoir vĂ©cu dix lois de rĂ©gulation en cinq ans et se rĂ©jouit d’une rĂ©gulation du numĂ©rique devenue possible par la compliance📎!footnote-3532. Il cite notamment le Digital Services Act (DSA) qui requiert des entreprises et de nous-mĂȘmes de nouveaux comportements, une nouvelle cuture, avant tout le respect d’autrui et de la vĂ©ritĂ©. L’unitĂ© de ce grand mouvement a Ă©tĂ© dĂ©montrĂ©e par Daniel Calleja Y Crespo, montrant la cohĂ©rence entre le DSA, la CSRD et la CS3D📎!footnote-3533. Le rĂ©gulateur devient alors superviseur ex ante des entreprises cruciales qui structurent et tiennent les espaces, par exemple le numĂ©rique ou les chaĂźnes de valeur.

 

8L'apparition de nouveaux outils juridiques Ex Ante âš– Jean-François Bohnert restitue ce mĂȘme mouvement de l’ex post vers l’ex ante dans le droit pĂ©nal dĂ©sormais pĂ©nĂ©trĂ© par la compliance. Tandis qu’Astrid Mignon-Colombet constate que le juge pĂ©nal s’efface📎!footnote-3534 au profit du procureur, de nouveaux outils se dĂ©veloppent, comme la CJIP, par lesquels l’État imprime sa marque souveraine, n’intĂ©grant des mĂ©canismes nĂ©gociĂ©s que pour mieux servir l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral📎!footnote-3535.

 

9Le souci premier de la sĂ©curitĂ© des systĂšmes âš– Il est remarquable que chaque contributeur se soit ainsi appuyĂ© non pas sur les « rĂ©glementations Â» mais sur des rĂ©alitĂ©s factuelles, notamment les risques, face auxquels est directement dressĂ©e l’ambition de ne pas dĂ©faillir (ambition nĂ©gative) et l’ambition de progresser (ambition positive), ambition servie par la puissance des entreprises. Jean-Yves Ollier montre que cette logique Ă©tait dĂ©jĂ  pleinement celle de la rĂ©gulation, notamment pour assurer la sĂ©curitĂ© des systĂšmes, par exemple sanitaire ou des transports📎!footnote-3536.

 

10Le Droit de la compliance, prolongement du Droit de la rĂ©gulation âš– En effet, une branche nouvelle du droit n’émerge que de ce qui est dĂ©jĂ  en partie Ă©crit, le droit ne connaissant pas de feuille blanche : au-delĂ  des secteurs rĂ©gulĂ©s, c’est la logique du droit de la rĂ©gulation qui se rĂ©pand aujourd’hui.

 

11L'a-territorialitĂ© naturelle du Droit de la Compliance âš– Parce que la rĂ©gulation s’ancre dans l’entreprise, laquelle se dĂ©ploie au-delĂ , voire dans l’indiffĂ©rence des frontiĂšres, le terme naguĂšre adoptĂ© d’« extraterritorialitĂ© Â» devrait faire place Ă  celui d’« a-territorialitĂ© Â», l’entreprise devant rĂ©pondre directement au juge, comme le souligne Paul Nihoul📎!footnote-3537.

 

12Un effet de gĂ©nĂ©ration ? âš– De telles transformations peuvent susciter critiques et dĂ©sarrois, notamment une impression de confusion et de prise de pouvoir par les entreprises qui ne verraient dans la compliance que de l’autorĂ©gulation sans contrĂŽle dĂ©mocratique, comme l’exprime JoĂ«lle Toledano📎!footnote-3538, laquelle recherche avant tout un rĂ©gulateur administratif.

Tournons-nous aussi vers ceux qui ont Ă  peine fini leurs Ă©tudes et dĂ©cident par exemple de devenir magistrat ou avocat ; qu’en pensent-ils ?

 

13Une volontĂ© de dĂ©couvrir et de pratiquer le Droit de la compliance âš– Dans les cabinets d’avocats, l’on me dit qu’à l’occasion des entretiens d’embauche les Ă©tudiants disent vouloir en grand nombre pratiquer le droit de la compliance. Pourtant, ils ne l’ont gĂ©nĂ©ralement pas Ă©tudiĂ© et ne pourraient sans doute pas techniquement en parler.

Leurs interlocuteurs, se rĂ©fĂ©rant sans doute Ă  la conformitĂ© mĂ©canique, leur indiquent qu’ils ont bien trop de diplĂŽmes pour juste « cocher des cases de conformitĂ© Ă  la rĂ©glementation Â», ce que des algorithmes feront bientĂŽt mieux qu’eux, qu’il faut plutĂŽt maĂźtriser ce qui serait le « vrai droit Â».

La jeune gĂ©nĂ©ration rĂ©pond que la Compliance est non seulement du « vrai droit Â», mais encore un droit « vraiment humain Â», celui « par lequel le monde peut devenir meilleur Â». C’est la perception qu’en ont aussi des candidats au concours d’entrĂ©e Ă  l’École nationale de la magistrature (ENM) et au concours d’entrĂ©e de l’Institut national du service public (INSP).

 

14. Des choix de mĂ©tiers inspirĂ©s par les Buts Monumentaux de la Compliance âš– Pour raisonner ainsi dans le choix mĂȘme du mĂ©tier, ils ont en tĂȘte non pas la « conformitĂ© Â» Ă  la rĂ©glementation mais bien cette nouvelle branche qui vise de nouveaux Ă©quilibres dans le systĂšme climatique, Ă©conomique et social, Ă©quilibre Ă  la construction duquel ils veulent pouvoir travailler.

 

15Une dĂ©finition positive de la Compliance qui incite Ă  vouloir devenir juge ou avocat  âš– C’À Ă©couter ces nouveaux ou futurs juges et avocats, s’ils veulent pratiquer le droit de la compliance, c’est pour mieux saisir l’avenir, nĂ©gativement pour que celui-ci ne soit pas catastrophique, renvoyant ainsi Ă  la gestion des risques, mais aussi positivement, pour que la culture du respect de l’autre se diffuse dans l’entreprise et au-delĂ  d’elle. Ces futurs professionnels n’en connaissent pas encore les techniques, mais ils en portent l’esprit, n’est-ce pas l’essentiel ? C’est un esprit de pionnier.

 

16La corrĂ©lation avec la culture de la mĂ©diation  âš– Ils accueilleront par exemple d’autant mieux la technique de mĂ©diation entre les entreprises et les parties prenantes, ces deux potentiels plaideurs. En mĂȘme temps qu’ils se perfectionnent en droit public, international, financier, processuel, des relations du travail, environnemental, etc., d’eux-mĂȘmes ils demandent l’ajout du droit de la compliance, droit tĂ©lĂ©ologique bĂąti sur ce but politique d’un monde futur. Ce faisant, ils expriment les « buts monumentaux Â» dont François Ancel montre qu’ils guident le juge📎!footnote-3539, en consĂ©quence de ces « buts monumentaux Â» qui sont le cƓur normatif du droit de la compliance📎!footnote-3540.

 

17A travers le maniement des outils de rĂ©gulation et de compliance, un projet commune Ă  l'entreprise, Ă  l'avocat et au juge âš– Leur intuition met ainsi au centre l’ambition comme norme, les techniques de compliance (cartographie, plan, etc.), n’étant que les moyens. D’ailleurs, Daniel Calleja Y Crespo a Ă©galement utilisĂ© ce terme d’ Â« ambition Â» pour rappeler que la compliance a permis Ă  l’Union europĂ©enne de se construire un « projet Â»đŸ“Ž!footnote-3541, projet dont François Molins montre la nouvelle illustration dans le parquet europĂ©en📎!footnote-3542. Un projet pour l’avenir, que Lucien Rapp prĂ©fĂšre nommer « dĂ©fi Â»đŸ“Ž!footnote-3543, relevĂ© par la technique de la taxinomie. L’intendance doit alors suivre et c’est pourquoi l’entreprise est dĂ©signĂ©e comme le sujet de droit de la compliance : sa puissance est par principe approuvĂ©e notamment dans les chaĂźnes de valeur, les incitations Ă  l’accroĂźtre sont conçues par la loi. En contrepoint, les entreprises sont supervisĂ©es, alors mĂȘme qu’elles n’appartiennent pas Ă  un secteur rĂ©gulĂ©. Ainsi, par la compliance, la rĂ©gulation s’est libĂ©rĂ©e de la condition prĂ©alable du secteur.  L’établissement ou non en droit français d’une autoritĂ© administrative en matiĂšre de vigilance traduira un choix politique majeur.

 

18La voie de la responsabilisation des entreprises cruciales âš– Pour concrĂ©tiser une telle ambition de construction de l’avenir, le droit de la compliance dĂ©signe les entitĂ©s en position d’agir, c’est-Ă -dire les entreprises qui tiennent les structures. Le droit Ă©labore des obligations de compliance ayant pour objectif non pas de punir pour des actes passĂ©es (conception classique de la responsabilitĂ©) mais de mettre en charge de l’avenir des entreprises puissantes :  conception nouvelle de la responsabilisation.

 

19Les "procĂšs en responsabilisation" âš– Ainsi, la logique de la rĂ©gulation Ă  travers la compliance aboutissant Ă  une responsabilisation des entreprises, mĂȘme si leurs activitĂ©s Ă©conomiques ne sont pas rĂ©glementĂ©es, mĂȘme s’il s’agit d’entreprises privĂ©es, imprĂšgne alors les procĂšs. Comme l’avait montrĂ© en droit processuel le professeur Nicolas Cayrol, les « procĂšs de compliance Â» sont des procĂšs en responsabilisation📎!footnote-3544.

 

20La Compliance, transfiguration de la RĂ©gulation âš– Le droit de la compliance repose ainsi essentiellement sur l’action des entreprises, internalisant l’ambition de rĂ©gulation en celles-ci. Notons qu’il y a eu un passage de relai entre le droit de la rĂ©gulation, que l’on dit souvent administratif, et le droit de l’entreprise, que l’on dit souvent privĂ©. Mais le droit de la compliance marque plus que tout autre la corrosion de cette distinction. En effet, ce sont bien les autoritĂ©s publiques qui fixent les buts monumentaux, Ă  partir desquels les outils de compliance sont organisĂ©s puis, notamment dans les contentieux, sont juridiquement interprĂ©tĂ©s, tandis que les entreprises sont libres dans la construction et le maniement de ces outils, notamment Ă  travers des contrats. Le mĂ©canisme de vigilance le montre fortement. Il y a ainsi de l’autorĂ©gulation dans l’élaboration des moyens et des dĂ©cisions politiques dans la conception des fins.

 

21La transformation des AutoritĂ©s de rĂ©gulation en AutoritĂ©s de supervision âš– Pour articuler l’ensemble la rĂ©gulation se transforme en supervision des acteurs Ă©conomiques📎!footnote-3545. En cela, le secteur bancaire, qui faisait figure d’exception lorsque l’idĂ©al concurrentiel Ă©tait le seul principe, devient le modĂšle d’organisation, comme le montre Marie-Anne Barbat-Layani📎!footnote-3546. Ainsi, concurrence et compliance sont dĂ©sormais les deux piliers d’une Europe libĂ©rale et humaniste.

 

22La compliance, extraction de la RĂ©gulation de la condition du "secteur" : l'exemple de la Vigilance, pointe avancĂ©e de la Compliance dans laquelle le Juge est au centre⚖ L’on ne peut rĂ©duire la compliance Ă  de l’autorĂ©gulation puisque les entreprises ne peuvent fixer librement les buts monumentaux Ă  l’aune desquels elles Ă©laborent les divers outils de compliance qu’elles mettent en place. Elles ne peuvent qu’y adhĂ©rer ou les accroĂźtre, par leur « raison d’ĂȘtre Â» ou leur RSE, mais pas s’y substituer. Elles doivent endurer la supervision des autoritĂ©s administratives et le dĂ©bat avec les parties prenantes, y compris devant le rĂ©gulateur et le juge.

 

23La nouvelle puissance de tous les juges, y compris les arbitres⚖ Par la compliance, la puissance, notamment technologique et informationnelle, mais aussi d’éducation, de l’entreprise, est dirigĂ©e, de force ou de grĂ©, vers des buts que l’on disait classiquement d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, en dehors d’un secteur et au-delĂ  du territoire et du systĂšme juridique français. Le droit de la compliance est ainsi le premier droit global, le contrat Ă©tant son instrument naturel. Cela signifie que l’arbitrage international va bientĂŽt lui faire place. Alors mĂȘme qu’en raison de ces finalitĂ©s structurantes, l’entreprise publique est devenue le parangon de l’entreprise dans le monde nouveau dans lequel nous voulons entrer, un monde durable oĂč l’ĂȘtre humain est par principe respectĂ©.

 

24L'entreprise, lieu d'effectivitĂ© de la culture de rĂ©gulation et de compliance âš– Ainsi guidĂ© par le lĂ©gislateur et les autoritĂ©s de supervision, voire par le juge, les entreprises vont dĂ©ployer beaucoup plus qu’une simple conformitĂ© aux rĂ©glementations puisqu’elles vont faire leurs « meilleurs efforts Â» pour que les personnes dont elles rĂ©pondent se comportent elles-mĂȘmes activement de sorte que les buts monumentaux soient atteints.

 

25L"importation de la culture du juge dans l'entreprise : l'obligation probatoire, cƓur de l'obligation de compliance âš– DĂšs lors et si l’on veut dĂ©signer une obligation premiĂšre de compliance pesant sur l’entreprise, c’est avant tout une obligation probatoire📎!footnote-3547 : quelle que soit sa place dans le procĂšs, l’entreprise doit dĂ©montrer qu’elle a fait ses meilleurs efforts pour atteindre les buts fixĂ©s, ce standard de « meilleurs efforts Â» renvoyant Ă  une obligation de moyens rappelĂ©e notamment par Roch-Olivier Maistre📎!footnote-3548.

 

26Conclusion âš– MĂȘme si cette obligation probatoire renvoie Ă  l’obligation de rendre des comptes (« accountability Â»), ce que l’entreprise puissante doit faire graduellement vis-Ă -vis de ses parties prenantes, de la sociĂ©tĂ© civile et de l’opinion publique, laquelle est devenue universelle, notamment par les rĂ©seaux sociaux, ce poids probatoire, rançon de la puissance lĂ©gitime, renvoie Ă  la perspective du procĂšs. Il est vrai que la « sociĂ©tĂ© contentieuse Â», naguĂšre prĂ©sentĂ©e comme un « spectre Â»đŸ“Ž!footnote-3549, pourrait se profiler. Mais c’est plutĂŽt comme un juge d’appui qui apparaĂźt, intĂ©grĂ© dans la logique d’effectivitĂ© de la compliance qui met l'entreprise au centre.

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1

M.-A. Frison-Roche (dir.), La juridictionnalisation de la ComplianceJournal of Regulation & Compliance (JoRC) et Dalloz, coll. « Régulations & Compliance », Paris, 2023, 500 p.

2

M.-A. Frison-Roche, « Le droit de la régulation », D. 2001, chron., pp. 610-616.

3

Intervention d'Alain Seban.

4

M.-A. Frison-Roche (dir.), Les Buts Monumentaux de la ComplianceJournal of Regulation & Compliance (JoRC) et Dalloz, coll. « Régulations & Compliance », Paris, 2022, 520 p.

5

M.-A. Frison-Roche, « Le droit de la compliance », D. 2016, chron., pp. 1871-1874.

6

Interventions de Didier-Roland Tabuteau et de Christophe Soulard.

7

Intervention de Christophe Soulard.

8

Intervention de François Molinié.

9

Intervention de Roch-Olivier Maistre.

10

Intervention de Daniel Calleja Y Crespo.

11

Intervention d'Astrid Mignon-Colombet.

12

Intervention de Jean-François Bohnert.

13

Intervention de jean-Yves Ollier.

14

Intervention de Paul Nihoul.

15

 Intervention de Joëlle Tolédano.

16

Intervention de François Ancel.

17

M.-A. Frison-Roche (dir.), Les Buts Monumentaux de la Complianceop. cit.

18

Intervention de Daniel Calleja Crespo.

19

 Intervention de François Molins.

20

Intervention de Lucien Rapp.

21

N. Cayrol, « Des principes processuels en droit de la compliance », in M.-A. Frison-Roche (dir.), La juridictionnalisation de la Compliance, Journal of Regulation & Compliance (JoRC) et Dalloz, coll. « Régulations & Compliance », Paris, 2023, pp. 213-224.

22

M.-A. Frison-Roche (dir.), Régulation, Supervision, Compliance, Dalloz, coll. « Régulations & Compliance », Paris, 2017.

23

Intervention de Marie-Anne Barbat-Layani.

24

M.-A. Frison-Roche, « Le juge, l'obligation de compliance et l'entreprise. Le système probatoire de la Compliance », in M.-A. Frison-Roche (dir.), La juridictionnalisation de la Complianceop. cit., pp. 409-442.

25

Intervention de Roch-Olivier Maistre.

26

L. Cadiet, « Le spectre de la société contentieuse », in Droit civil, procédure, linguistique juridique. Écrits en hommages à Gérard Cornu, PUF, Paris, 1994, pp. 29-50.

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