24 décembre 2021

Publications

🚧 Concevoir le pouvoir

par Marie-Anne Frison-Roche

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► Référence complète : M.-A. Frison-RocheConcevoir le pouvoir, document de travail, décembre 2021

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📝 ce document de travail sert de base à un article à paraître dans les Mélanges élaborés en hommage à Emmanuel Gaillard. 

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► Résumé du document de travail : En 1985, l'œuvre d'Emmanuel Gaillard sortit sous le titre Le pouvoir en droit privé 📎!footnote-2418, mais lors de sa soutenance en 1981, sa thèse dirigée par le Doyen Cornu avait pour titre La notion de pouvoir en droit privé 📎!footnote-2419.

Redonnons pleine force au titre originel du travail de thèse.  

La suppression du terme notion suppose peut-être qu'en définissant quelque chose l'essentiel est fait, qu'il y aurait comme un pléonasme en visant La notion de pouvoir et Le pouvoir, le Droit aimant faire économie de mots.  

Mais c'est bien une conception renouvelée, plus simple et plus puissante de la notion de pouvoir, contenant ainsi tout le régime nécessairement imputé, que cet ouvrage imposa, éclairant désormais le droit positif. Tandis qu'à l'inverse la définition qu'en offrit Emmanuel Gaillard excède le Droit privé. L'on aurait volontiers plaidé pour conserver l'exergue du terme Notion, proposant plutôt de se libérer de la mention du seul droit privé ....

Peut-être était-ce parce que la notion est immense que dans cette recherche fondatrice son emprise fut restreinte au droit privé, l'auteur devant déjà rendre compte de la lourde multiplicité des manifestations dans cette partie-là du Droit ; ou bien était-ce parce que la notion de "pouvoir" étant si familière au Droit public qu'elle aurait eu dans celui-ci moins besoin de définition (d'ailleurs si diversement proposée dans cette zone plus politique, qui veille déjà par principe à distinguer les pouvoirs, ceux-ci devant toujours être pluriels afin d'être séparés), et qu'il était donc raisonnable de vouloir parvenir à une seule notion de pouvoir dans ce Droit privé où le droit subjectif est plus familier. 

Pourtant la définition élaborée par Emmanuel Gaillard de la notion de pouvoir comme ce qui est une prérogative remise, par la loi ou le contrat, entre les mains de celui qui en est investi au bénéfice, au moins partiel, d'autrui, rend compte aussi bien du Droit public que du Droit privé. Cela participe même à la solidité de cette thèse et explique sa prospérité aujourd'hui dans un Droit où la distinction entre le Droit privé et le Droit public s'affaiblit.

La puissance de cette définition tient à sa simplicité. Les esprits simples et braves sont souvent les plus fructueux. Comme le souligne Gérard Cornu dans sa préface, l'auteur, notamment parce qu'il s'appuie davantage sur du droit positif, par exemple celui relatif aux pouvoirs des mandataires sociaux, ne s'abîme pas dans des discussions entre des auteurs pour finir par préférer plutôt l'un que l'autre. Il arrive à une définition proche de celle de notre expérience quotidienne : celle que nous connaissons lorsque nous retirons un pli pour autrui et que le préposé nous demande à quel titre nous prétendons faire cet acte en son nom. Nous lui montrons alors notre "pouvoir", cette puissance juridique de le faire pour le bénéfice de celui auquel est adressé le courrier et pouvons ainsi exercer la puissance de retirer la missive, pourtant personnelle. Quand le sens juridique et le sens commun se rejoignent, c'est de bon augure, non seulement sur la forme parce que chacun peut le comprendre et que le Droit doit rester chose compréhensible mais encore sur le fond parce que chacun doit pouvoir contrôler l'exercice d'un pouvoir qui se concrétise pour et sur autrui. Car cette lettre qui s'adresse à autrui, celui qui a pu la prendre par le pouvoir qui lui en a été conféré, pourrait ainsi aussi bien la décacheter et la lire puis la détruire ou la donner au pire ennemi de celui auquel elle était adressée. Dans le pouvoir, il y a toujours la puissance, et le danger pour autrui que celle-ci contient. 

Cette définition très juridique de ce qu'est le pouvoir met à distance non seulement le titulaire de son propre intérêt mais encore cela canalise la puissance qui lui est ainsi accordée vers celui qui en bénéficie. En cela, non seulement Emmanuel Gaillard distingua le pouvoir et le droit subjectif, mais il cerna le juste volume de puissance requis pour que ce pouvoir remplisse effectivement cette "mission", à travers la notion d'abus de pouvoir, lorsque le titulaire utilise pour d'autres bénéficiaires cette puissance qui ne lui fut conférée que pour cela.

Plus encore, cette conception permet de distinguer le pouvoir de la force discrétionnaire, car le titulaire du pouvoir exerce de ce fait une puissance, en agissant pour autrui, en décidant pour autrui, en décidant sur autrui. Parce que le pouvoir est indissociable de la puissance mais que la puissance doit rester le moyen du pouvoir et pas davantage, le Droit va produire les anticorps que sont non seulement la théorie de l'abus de pouvoir mais encore une responsabilité si forte que des comptes doivent toujours être rendus, soit à cet autrui pour lequel tout est fait soit devant un tiers. Car ce troisième est souvent là et dès le départ, le juge des tutelles par exemple : car le pouvoir fut mis en place en raison de la faiblesse du bénéficiaire, en lui-même et par la situation, il faut donc un tiers, impartial et désintéressé pour, dès le départ, veiller à la bonne exécution, sans même qu'il y ait litige. En cela, comme cette thèse est utile pour penser ce qu'est aujourd'hui la Supervision !  

Cette thèse si nette, si simple et si forte dépasse le droit civil. Elle est à la fois beaucoup plus restrictive que la définition plus factuelle et politique de ce qu'est le pouvoir, qui serait la possibilité de faire quelque chose, et beaucoup plus ample que les définitions usuelles puisqu'elle embrasse et légitime de jure toutes les situations où une personne va agir juridiquement pour le bénéfice d'autrui.  Le Doyen Cornu montre d'ailleurs en deux phrases qu'une telle notion de pouvoir restitue aussi bien l'office du juge, qui n'a de pouvoir sur autrui que pour le servir 📎!footnote-2420. La définition correspond à la mission de celui qui n'a de puissance que pour remplir son office. Cela convient si bien à la conception que nous avons aujourd'hui de l'administration, surtout si elle prend la forme d'autorités indépendantes.

Plus encore le pouvoir contient ainsi dans sa définition même sa propre limite, puisqu'autrui y est présent : le titulaire n'a de puissance que pour servir autrui. Dès lors, ce n'est une puissance que parce que c'est une sorte de charge. Emmanuel Gaillard utilise immédiatement le terme : "Un individu se voit confier une charge qu'il exerce dans un intérêt au moins partiellement distinct du sien propre" 📎!footnote-2422. Il se réfère d'ailleurs souvent au tuteur, dont Carbonnier, qui en réforma le Droit en la matière 📎!footnote-2456, souligna que pèse sur lui une charge publique puisque l'État lui confie un enfant. De la même façon l'autorité parentale est une charge des parents au bénéfice des enfants. D'une façon plus générale, le pouvoir est une charge que le Droit fait peser sur une personne afin qu'elle satisfasse les intérêts d'un autre.

Cette définition offerte par Emmanuel Gaillard en 1981, ancrée dans le Droit civil qu'en ce que celui-ci est le Droit commun des systèmes juridiques, est prémonitoire du Droit de la Régulation et de la Compliance, tel qu'il se déploie aujourd'hui. Il suffirait de continuer les phrases, comme si elles avaient été à demi-écrites, pour les finir 40 ans plus tard et y trouver les mécanismes de Supervision des autorités publiques sur les entreprises qui sont désormais en place non pas pour réduire leur pouvoir mais pour s'assurer en permanence qu'elles l'exercent bien au bénéfice d'autrui 📎!footnote-2457. Toute l'évolution du Droit des sociétés, du Droit financier est là. L'on voit aussi entre les lignes de l'ouvrage qui développe la notion de devoir 📎!footnote-2421, ce que le droit positif élabore aujourd'hui à travers notamment le "devoir de vigilance", cette charge personnelle au bénéfice d'autrui (I).

La définition du pouvoir ainsi conçu contient en elle-même son régime et permet de mieux l'anticiper aujourd'hui : parce que le titulaire n'exerce le pouvoir que pour autrui,  au moins partiellement, il doit consubstantiellement en rendre compte, la responsabilité, n'étant qu'une forme de cette accountability ; parce que ce service doit être effectif et qu'autrui doit en bénéficier pleinement, car contrairement au droit subjectif qui permet au titulaire de librement de ne pas user de sa puissance, le pouvoir n'a jamais été la "plus absolue" disponibilité d'user de sa puissance : il est même l'inverse. Il est l'expression d'une puissance affectée à un but, contraignant le titulaire à utiliser sa puissance à cette fin.  Mais il faut pareillement que ce titulaire ait toute la puissance pour le faire, car sinon la notion même de "pouvoir" n'a plus de sens. C'est la définition qu'il convient de donner au principe de proportionnalité : celui sur lequel pèse le pouvoir doit avoir plus de puissance qu'il n'est nécessaire mais toute la puissance nécessaire pour atteindre le but pour lequel ce pouvoir lui a été remis afin qu'autrui en tire plein bénéfice (II). 

Dans le droit positif d'aujourd'hui, l'on retrouve la définition du pouvoir comme un devoir, non seulement en Droit privé mais encore en Droit public, notamment parce que les puissances pures, c'est-à-dire ne rendant pas compte de l'usage de leur puissance, régressent tandis que le souci d'autrui s'accroît. Le temps des pouvoirs discrétionnaires est révolu, l'indépendance accrue de ceux qui exercent du pouvoir sur autrui exigeant qu'ils rendent des comptes. Au-delà de cette reddition des comptes, la responsabilité personnelle de celui qui a le pouvoir de servir autrui est en train de se mettre en place. Mais, sans doute parce que le Droit est lent à se mouvoir, l'idée corrélative comme quoi le titulaire du pouvoir doit avoir toute la puissance requise pour mener à bien sa mission est quant à elle moins ancrée :  le Droit n'a donc fait qu'une partie du chemin en sanctionnant les excès du pouvoir, comme le montra Emmanuel Gaillard, quand le titulaire utilise sa puissance à d'autres fins,  mais n'a pas encore clairement posé que le titulaire - parfois forcé - d'un pouvoir est légitime à  utiliser tous  les moyens requis pour atteindre le résultat pour lequel un pouvoir, c'est-à-dire une charge et un devoir, lui a été conféré.  

Sans doute faut-il lire une nouvelle fois la thèse d'Emmanuel Gaillard dans toutes ses potentialités, pour en imaginer la lecture que nous pourrions aujourd'hui faire de ce qu'il aurait pu écrire comme sur des pages blanches qui s'écriraient toutes seules, une thèse magique où tout est déjà là, une thèse si courte (250 pages) et si belle, si dense qu'elle contient déjà le Droit qui vient. Droit de l'Avenir 📎!footnote-2458 où il y doit y avoir beaucoup plus de responsabilité au bénéfice d'autrui📎!footnote-2423 et de pouvoirs puisque cette notion inclut autrui qui en est le bénéficiaire. Droit de l'Avenir où Emmanuel Gaillard sera présent, notamment grâce à ce travail de doctrine offert en 1981.  Pour que, concrètement ceux que l'on charge de veiller sur autrui, par exemple aujourd'hui toutes les entreprises contraintes par le Droit de la Compliance de veiller sur autrui afin que celui-ci ne soit pas anéanti par la haine dans l'espace numérique, par la corruption dans le système économique ou par le changement climatique dans un futur projeté, ne se voient pas contester par le même Droit les moyens d'exercer au profit d'autrui ce pouvoir, par exemple lorsque cela implique de "juger". Puisque le doyen Cornu lui-même soulignait l'identité des deux offices.

Lire les développement ci-dessous

1

👤Gaillard, E., 📗Le pouvoir en droit privé, 1985.

2

👤Gaillard, E., 📓La notion de pouvoir en droit privé, 1981. 

3

"En droit processuel, l'office du juge aurait donné à l'auteur un renfort. Pour le juge, il n'est point de pouvoir sans devoir. Au-delà de la distinction de ce qu'il a obligation de faire ou faculté d'apprécier, il y a toujours, au creux de ce qu'il peut, le sceau de ce qu'il doit, un devoir gardien - comme un âme - de l'exercice du pouvoir." (p.5).

4

n°3, p.9. 

5

🕴️J. Carbonnier, 📗Essai sur les lois, 1992 (sur la tutelle).

6

V. d'une façon générale, 🕴️M.-A. Frison-Roche (dir.), 📕Régulation, Supervision, Compliance, 2017.

7

👤Cornu, préface précitée : "Tous les pouvoirs sont, à double face, des pouvoirs-devoirs" (p.5).

8

Sur le Droit de la Compliance comme Droit de l'Avenir, v. 🕴️M.-A. Frison-Roche, 📝Les Buts Monumentaux, cœur battant du Droit de la Compliancein 🕴️M.-A. Frison-Roche (dir.), 📕Les Buts Monumentaux de la Compliance2022.

Sur les conséquences sur le Droit de la Responsabilité qui se tourne dès lors vers l'Avenir, v. 🕴️M.-A. Frison-Roche, 🚧La Responsabilité Ex Ante, 2021.

9

Sur la notion de "Responsabilité Ex Ante", v. 👤Frison-Roche, M.-A., La responsabilité Ex Ante, 2021.

I. CONCEVOIR LE POUVOIR COMME CHARGE ET DEVOIR AU BÉNÉFICE D'AUTRUI

Cerner la notion juridique de pouvoir est difficile par l'effet de deux craintes, de nature inverse.  Soit le pouvoir est à ce point focalisé sur son titulaire que la puissance qu'il implique lui appartiendrait tout entier et lui permettrait d'annihiler autrui. Le Droit devrait alors n'intervenir que pour limiter le pouvoir. C'est souvent ainsi que l'on conçoit la part du Droit, plutôt hostile et négative. Soit le pouvoir serait toute bienveillance, une puissance à ce point associée à la bénévolence pour autrui qu'elle sortirait alors de l'ordre du Droit, pour entrer dans celui de la Charité, de l'amour, de la religion, et que le Droit ne devrait plus alors demander compte de rien.  Pour éviter ces deux excès, il faut suivre Emmanuel Gaillard et mettre autrui au cœur de la conception du pouvoir (A), ce qui permet de conserver cette conception dans l'ordre du Droit, tout en la faisant irradier l'ensemble du système juridique (B).

 

A. METTRE AUTRUI DANS LA CONCEPTION DU POUVOIR

Mettre autrui au cœur de la conception du pouvoir, ce n'est pas affaiblir celui-ci, ce n'est pas faire une sorte de concession, comme si le titulaire qui use de son pouvoir en donne quelques miettes à un autrui qui se trouve à côté, c'est rendre le pouvoir indispensable car si la puissance est un fait, le fort exerce celle-ci, le pouvoir est conféré à quelqu'un parce qu'un autre en a besoin. C'est donc autrui qui engendre et justifie le pouvoir qui sera exercé par le titulaire de celui-ci. Dès lors, c'est le besoin dans lequel se trouve autrui qui fonde le pouvoir (1) et plus ce besoin est grand plus le pouvoir doit être grand. Mais parce que toute puissance est un danger car son titulaire peut toujours être tenté de l'exercer à autre chose qu'à son bénéficiaire, le Droit est là en permanence, car il ne suffit pas de conférer une fois, il faut encore superviser. Cela est vrai pour le mandataire, mais aussi pour l'administrateur ou pour celui qui juge (2).

 

1. Le besoin d'autrui qu'un autre mieux situé que lui doit servir

C'est toujours le besoin dans lequel est autrui qui justifie la naissance d'un pouvoir. La science politique l'a conceptualisé à travers la démocratie représentative. La science économique exprime la même notion à travers les externalités, prises en charge pour l'administrateur. Toutes les techniques qui obligent ceux qui sont dans une situation où leur intérêt est en jeu mais sont dans l'incapacité de les prendre directement, par manque de temps, de compétence, d'asymétrie d'information, vont demander à un autre de le faire pour eux, pour s'en remettre à lui. Dans sa Théorie de la firme 📎!footnote-2425, Coase montra que la technique juridique de la société est plus adéquate pour agir sur le marché à travers des mandataires qui agissent ainsi pour autrui. Le rapport que ceux-ci entretiennent avec les associés est de nature fiduciaire.

Le pouvoir intervient soit parce que la personne est faible en elle-même. Il s'agit, par exemple, d'un enfant dont les parents sont décédés. Prenons même la femme. Carbonnier montra que son statut d' "incapable" qui conférait au mari tout "pouvoir" avait aussi pour objet de la dégager de toute responsabilité tandis qu'un autre en portait la charge. Même si l'on préfère cesser cette fiction de la "femme-enfant", l'on mesure que le pouvoir et la responsabilité sont indissociables 📎!footnote-2426. Ainsi, lorsque nous sommes dans l'espace numérique, ne sommes-nous pas en grande faiblesse ?

Car la faiblesse vient le plus souvent de la situation dans laquelle est la personne. Ainsi en est-il de l'associé dans les sociétés, êtres juridiques par lesquels les entités économiques s'expriment. Il donne donc le pouvoir de gérer la société et de représenter celle-ci à des mandataires sociaux, dans un rapport fiduciaire et un contrôle régulier opéré par des assemblées au moins annuelles au sein desquelles il exerce des droits "propres" 📎!footnote-2427. Mais chacun sait que l'asymétrie d'information se glisse aussi dans le rapport entre l'associé et le mandataire et Emmanuel Gaillard, dans sa définition, souligne que le titulaire du pouvoir peut avoir aussi un intérêt propre dans l'exercice du pouvoir qu'il pratique, tandis que les titulaires de titres sociétaux ne sont pas tous titulaires de droits politiques, ne votent pas et que le contrôle des managers par les investisseurs est une sorte de course-poursuite.

Plus encore dans l'espace numérique où nous sommes si seuls, nous ne savons rien des algorithmes qui, puisqu'on nous les présentent comme "intelligents" et "savants" et "apprenants", sauraient tout de nous et pourraient prédire notre avenir. Dès lors, à qui confier notre intérêt, au moins partiellement ?

A suivre le travail d'Emmanuel Gaillard, il apparaît que celui qui doit être titulaire du pouvoir est celui qui est le "mieux situé" pour le faire : par exemple, un membre de la famille pour être tuteur de l'orphelin, un ami pour aller chercher une lettre, un autre associé pour être mandataire social.

Le "mieux placé", voilà le meilleur des critères. Pas forcément donc l'expert, en gestion du courrier, en mangement ; celui qui est "en position" d'agir au mieux, le plus prudent ou plus simplement encore celui qui est sur les lieux, celui qui a "à cœur" de faire ce qu'il faudra pour que celui qui est directement intéressé, l'enfant, le citoyen, l'associé, la partie prenante, soit préservé.

C'est pourquoi Emmanuel Gaillard insiste sur le fait que le pouvoir est conféré à celui qui va l'exercer au moins en partie au bénéfice de l'autre. En effet, celui qui est le mieux placé pour agir effectivement et efficacement pour autrui est celui qui a aussi lui-même un intérêt personnel à agir. C'est ce qui fonde le Droit des sociétés classique qui pose que le mandataire social doit être un associé, car il a un intérêt à la production de bénéfices distribuables. Cette sorte de loi naturelle produit tout aussi naturellement des conflits d'intérêts.

Cette conception est prémonitoire de ce qu'est le Droit de la Compliance : celui-ci implique cette recherche systématique des entités qui "sont en position" d'agir pour que les buts posés par la Loi soient effectivement et efficacement atteints 📎!footnote-2452. C'est ainsi que les banques sont chargées de lutter contre le blanchiment d'argent, simplement parce qu'elles sont "en position" de le faire, puisqu'elles gèrent les comptes et peuvent voir les fonctionnements atypiques de ceux-ci, indices à signaler aux autorités publiques.

Pour ce faire et plus généralement, la Loi de conférer des pouvoirs à des entreprises qui sont en position d'atteindre les Buts Monumentaux que vise cette branche nouvelle du Droit 📎!footnote-2453. Par exemple, pour lutter contre la corruption, les différentes législations obligent des professions à prendre en charge cette lutte, non pas parce qu'elles seraient présumées commettre ces délits mais parce qu'elles sont "en position" d'avoir des informations, notamment à l'étranger. Pour remplir effectivement cette charge, elles ont des pouvoirs, notamment d'information sur leurs clients, pouvoirs qu'elles exercent au bénéfice des investisseurs et de ceux qui vivent dans des systèmes sociaux menacés par la corruption.

Plus encore, les entreprises numériques cruciales ont, sur ordre de la loi, des pouvoirs nouveaux, notamment sur les contenus et sur les personnes qui éditent ceux-ci, alors même qu'elles demandent à n'être surtout pas éditeurs 📎!footnote-2454, parce qu'elles sont "en position" de concrétiser la volonté politique de lutter contre la haine et la désinformation, de préserver la démocratie, la vérité et l'effectivité des droits. Le Droit les oblige à avoir plus de pouvoir qu'auparavant 📎!footnote-2455 afin qu'autrui soit protégé dans cet espace numérique qui est le monde sans limite dans lequel notre faiblesse manque à trouver des appuis : le pouvoir ainsi conçu en est un.

 

2. La nécessité d'organiser en Ex Ante la puissance impliquée par le pouvoir 

Le Droit positif illustre le pouvoir ainsi conçu et permet de distinguer, voire d'opposer, la puissance et le pouvoir. Dans un monde où il n'y aurait plus que des puissances, par exemple la puissance des entreprises globales, alors il ne faudrait compter que sur le sens éthique de celles-ci et des individus, soucieux de "se tenir bien" 📎!footnote-2428 pour que l'intérêt d'autrui soit servi.

Si l'on veut bien admettre que cela ne suffit pas, insuffisance à laquelle en restent la science politique et la science économique, le Droit doit organiser la puissance qui est donc un instrument requis pour que le pouvoir conféré puisse se concrétiser dans des actes qui atteignent leur but : l'intérêt d'autrui. En effet, la limitation des pouvoirs dans les rapports qu'ils ont les uns avec les autres, objet de toute l'architecture politique ou sociétaire, ne suffit pas à produire cela. Cela peut produire des décisions plus éclairées, plus sages, la perspective de moins d'abus, pas nécessairement une pratique au bénéfice d'autrui. 

Pour qu'une puissance s'exerce au bénéfice d'autrui, il ne faut pas rester dans l'Ex Post. En effet, une saisie par le Droit purement Ex Post d'une puissance active ne peut convenir que si le moteur de l'action est l'intérêt propre du titulaire. C'est l'hypothèse du Droit de la concurrence : celui qui agit n'étant mu que pour la satisfaction de son intérêt, il n'est pas besoin de le contrôler, puisqu'il suit cette "loi naturelle" aujourd'hui qualifiée de "fonction d'utilité".  Il faut mais il suffit d'opérer en Ex Post un contrôle s'il y a eu un disfonctionnement.

C'est pourquoi la domination n'est jamais reprochée en soi en Droit de la concurrence ni le désir d'accroître celle-ci. Seuls l'abus et l'absence d'affrontement, perturbant le bon fonctionnement du marché (lequel n'est pas transparent) seront sanctionnés 📎!footnote-2429. Ainsi, l'abus est pathologique, aussi bien dans l'usage d'un droit subjectif en droit civil que dans l'usage de la liberté d'offrir et de demander en droit de la concurrence, parce que dans le cours ordinaire l'agencement des intérêts égoïstes et contradictoires suffit à produire l'intérêt général 📎!footnote-2430. C'est pourquoi sur le marché il n'y a que des puissances (ce que l'on pourrait appeler des "pouvoirs de fait" que sont les pouvoirs de marché) et pas de pouvoir de droit, au sens dégagé par Emmanuel Gaillard, c'est-à-dire de puissance au bénéfice d'autrui. Puisque sur un marché concurrentiel, Autrui est l'ennemi.

Mais lorsque le titulaire d'un pouvoir, lequel implique l'exercice d'une puissance, doit l'exercer au bénéfice, au moins partiellement, d'autrui, il y a comme un effet contre-nature. Sauf à sortir du juridique pour aller vers l'Ordre moral et adhérer totalement à celui-ci 📎!footnote-2431, et hors des rapports entre les parents et les enfants où l'amour, le dévouement et le sacrifice font loi, le Droit prend acte dès le départ du caractère anormal de cette puissance conférée à quelqu'un pour qu'il l'utilise au bénéfice de quelqu'un autre que pour lui-même… Ainsi, ce qui est "naturel", c'est qu'il ne le fasse pas. 

Dès le départ, il faut à la fois que le titulaire ait toute la puissance requise pour que le résultat soit atteint pour le bénéficiaire - et en cela le Droit ne devrait pas amputer les pouvoirs - et en même temps le Droit doit prendre comme hypothèse que le titulaire aura une naturelle tendance à ne pas exécuter son pouvoir dans le sens pour lequel on le lui a conféré : Autrui.

Or, parce qu'Autrui est au cœur de la notion même de pouvoir, sans compter sur ce qui serait un altruisme naturel que le Droit, art pratique qui ne connait pas et ne sonde pas les reins et les cœurs, le Droit doit dès le départ, en continu et d'une façon ordinaire, non pas forcément limiter mais superviser en Ex Ante les pouvoirs. 

Il le fait dans cette conception du pouvoir qui va bien au-delà du droit privé substantiel , puisque cette conception qu'explicita Emmanuel Gaillard irradie l'ensemble du système juridique.

 

B. UNE CONCEPTION DU POUVOIR IRRADIANT LE SYSTEME JURIDIQUE DANS CHACUNE DE SES BRANCHES

Cette conception du pouvoir est à la fois très restrictive, puisqu'elle met Autrui en son cœur et ne prend son titulaire qu'en tant qu'il prend en charge un devoir à l'égard de celui-ci, et très large car elle irradie l'ensemble du système juridique. Ce qu'elle contrarie, c'est l'idée d'un pouvoir que l'on exerce pour soi seul. C'est précisément tout l'intérêt de distinguer avec grand soin le pouvoir des autres notions que sont la liberté, la puissance et le droit. Comme les frontières sont fines et que le titulaire d'un pouvoir serait tenté de n'exercer que la puissance que celui-ci confère nécessairement, cette conception du pouvoir a pour principal effet d'éliminer de plus en plus l'idée même de "pouvoir discrétionnaire", celui dont on ne rend plus compte. 

Or, si l'on trouve encore dans la sphère familiale, dont la Loi demeure l'amour et le caractère insensé et incalculé et déraisonnable de celui-ci, les pouvoirs discrétionnaires ont reculé partout car altruisme n'a guère de place en Droit. La gratuité est réputée ne pas exister dans le Droit commercial classique, qui demeurait proche du bon sens, et l'émergence des "marchés du gratuit" 📎!footnote-2432 n'a pas suffisamment étonné, ce qui laisse aujourd'hui le Droit en désarroi. Le Droit de la Compliance, en tant qu'il impose des pouvoirs, c'est-à-dire des devoirs et le contrôle de l'exécution de ceux-ci, peut être la branche du Droit apte à appréhender cette puissance de facto pour la transformer en pouvoirs de jure.

Cette notion d'une puissance qui n'est conférée que pour servir Autrui et devant rendre des comptes d'une façon ou d'une autre d'une façon ordinaire, on la retrouve aujourd'hui aussi bien en Droit public qu'en Droit privé (1), aussi bien dans les branches de Droit substantielles que dans les branches de Droit processuelles (2). 

 

1. Une conception du pouvoir irradiant le Droit privé et le Droit public

Pour prouver ce qu'est un pouvoir, Emmanuel Gaillard prend appui sur le régime juridique qui encercle la puissance exercée par les dirigeants investis par les procédures du Droit des sociétés 📎!footnote-2433, ou celle du mandataire ou celle du tuteur.

Peu importe donc la source de cette puissance, qu'il s'agisse d'un contrat (mandat), de cet acte conjonctif que sont les statuts de société 📎!footnote-2434 (pouvoir au sein d'un organe sociétaire), ou d'un ordre de la Loi (tutelle). 

Dès lors, le Droit public est non seulement lui aussi pavé de pouvoirs, terminologie qui lui est si familière, la séparation des pouvoirs en étant un de ses fondements, mais la notion de pouvoir comme une charge conférée pour le bénéfice d'autrui lui convient particulièrement bien. En effet, le pouvoir ne doit pas seulement être limité, ce à quoi tend la séparation des pouvoirs : il doit être utilisé à bon escient. C'est pourquoi la définition du pouvoir comme une mission dont les autorités publiques, qu'elles soient législatives, exécutives, juridictionnelles ou administratives (indépendantes ou non), assurent pour le bénéfice d'autrui, soit un Autrui général et abstrait, soit un autrui particulier, correspond à l'évolution générale du Droit.

C'est pourquoi les pouvoirs discrétionnaires des Autorités publiques régressent, même s'il s'agit du pouvoir législatif, contre l'arbitraire duquel les Cours constitutionnelles veillent. Ainsi, tous les pouvoirs doivent rendre des comptes sur l'usage qui en est fait. Plus encore l'on observe que la raison pour laquelle les lois sont adoptées, qui n'était qu'expliquée dans l'exposé des motifs, est aujourd'hui dans leur titre et leur article premier : cette motivation aligne le pouvoir législatif sur l'ensemble des pouvoirs en Droit public. Il s'agit toujours de cette même conception du pouvoir comme d'une puissance, ici de disposer des personnes assujetties aux lois et aux règlements, pour mieux les servir, en le justifiant ab initio, montrant le profit que les personnes vont tirer de la puissance juridique ainsi exercée par le titulaire du pouvoir.

 

2. Une conception du pouvoir irradiant les branches substantielles du Droit et les branches processuelles du Droit

Il apparaît ainsi que toute branche du Droit bénéfice de cette définition du pouvoir. Ainsi, toutes les prérogatives substantielles exercées peuvent en être éclairées, mais encore, comme le souligna Gérard Cornu 📎!footnote-2435,  toutes les prérogatives processuelles.

En effet, l'ensemble des mécanismes processuels peuvent être juridiquement restitués comme des droits subjectifs lorsqu'ils ont pour objet de bénéficier à leur titulaire : c'est, par exemple, le cas des droits de la défense, notamment le droit de mentir, le droit de ne pas s'auto-incriminer, etc. Cette puissance est exercée au bénéfice de la personne, sans souci du fait qu'elle méconnait les intérêts des autres et du procès lui-même en ce qu'il vise à établir la vérité.

Mais lorsqu'il s'agit d'examiner les prérogatives de cette partie à l'instance qu'est le Ministère public ou le Rapporteur public, qui ne sont pas parties au litige et n'ont pas d'intérêt particulier à la solution qui sera décidée par le Juge, ils n'exercent pas tant des droits subjectifs mais des pouvoirs. Étant des représentants du Droit, ils ne défendent pas leur intérêt mais celui d'Autrui. Techniquement, il peut s'agir d'un autrui particulier, lorsqu'une personne n'est pas apte à être présente, par exemple lorsque le procureur est présent dans la juridiction gracieuse de l'adoption pour que l'intérêt de l'enfant soit effectivement défendu ; il peut s'agir d'un Autrui plus collectif, dans l'incrimination spécifique de l'abus de biens sociaux, visant à préserver la collectivité des associés ; par principe, il s'agit de l'Autrui général et autrui lorsque le Droit est défendu. 

De la même façon, le Juge lui-même, dont la puissance depuis toujours nécessaire à son office va d'autant plus se déployer que le Droit de la responsabilité développe son emprise sur l'Avenir 📎!footnote-2436, n'exerce pas des droits, puisqu'il n'agit pas dans son intérêt propre. Il n'exerce pas non plus de la puissance publique puisqu'il doit rendre des comptes. Il exerce des pouvoirs, c'est-à-dire une puissance afin de remplir une charge au bénéfice de l'autrui concret qu'est le justiciable impliqué dans la situation particulière pour laquelle il décide, l'autrui collectif qu'est la partie prenante concernée par la situation et l'Autrui abstrait que sont les êtres humains protégés par le Droit. Cela rejoint l'office du juge décrit par Motulsky dans sa thèse par laquelle il montra en 1948 comment le juge "réalise" le Droit dans son jugement, "engendrant" ainsi les droits subjectifs des personnes 📎!footnote-2437

Parce que, comme le montra Emmanuel Gaillard, le pouvoir, rendant ainsi compte de l'ordre juridique dans son entier, n'est ni un droit subjectif ni une puissance pure, il implique que son titulaire rende des comptes. Quand bien même il n'y aurait aucun litige ni aucun dommage. Il implique que son titulaire fasse usage de sa puissance, et pas plus qu'il n'est nécessaire pour servir, au moins en partie, les intérêts d'autrui mais autant qu'il est nécessaire pour le servir, juste mesure qui n'existe ni pour l'exercice d'un droit subjectif ni pour l'exercice d'une puissance pure.

Cela renouvelle le régime juridique, qui trouve une unicité à la fois nouvelle et propre au pouvoir, ainsi conçu. 

 

II.  REDDITION DES COMPTES, RESPONSABILITÉ ET PUISSANCE, CONSUBSTANTIELLES AU POUVOIR ET ACCRUES PAR CELUI-CI

De cette conception du pouvoir, il découle que le titulaire du pouvoir, qu'il soit de nature substantielle ou de nature processuelle 📎!footnote-2438, relève du Droit public ou du Droit privé 📎!footnote-2439, doit par nature rendre des comptes (A), doit être responsable au regard des effets de son action ou de son inaction sur la situation d'Autrui pour lequel de la puissance lui fut conférée (B). Cela implique aussi que le titulaire dispose de tous les moyens nécessaires, rien que ceux mais tous ceux-là, pour atteindre ce qui est au cœur de la conception même du pouvoir : la satisfaction effective d'autrui (C).

 

A. LA REDDITION DES COMPTES, CONSUBSTANTIELLE À LA NOTION DE POUVOIR  ET ACCRUE PAR CELUI-CI

Tout titulaire d'un pouvoir doit rendre des comptes. Cette reddition des comptes intervient sans litige parce qu'elle est inhérente à la notion même de pouvoir. Elle n'est pas même située Ex Post : d'une façon régulière, voire permanente, celui qui exerce le pouvoir, parce qu'il s'agit d'une mission dont le centre est autrui et non pas le titulaire du pouvoir, celui-ci doit en permanence répondre de l'exercice qu'il fait de sa puissance et peut être remplacé par un autre sans qu'une faute ou un manquement lui soit pour autant reprochable.

Cela est familier en Droit privé classique, assez acquis en Droit économique, assez peu admis en Droit public.

En effet, en permanence le mandataire ou le tuteur rend des comptes. Le mandataire social, lui aussi révocable ad nutum, répond de sa gestion, tandis que l'associé exerce quant à lui des droits subjectifs qui lui sont propres, dont le droit à l'information. 

Le Droit public paraît assez éloigné de cela, sans doute parce que sa conception de la Souveraineté appellerait l'idée que le titulaire du pouvoir bénéficie d'un pouvoir sans limite… Mais Alain Supiot a montré qu'être souverain suppose en Droit, au contraire, la reconnaissance de ses propres limites 📎!footnote-2440, tandis que les philosophes des lumières montrent qu'être sans limite n'équivaut qu'à être sans raison.

Rendre des comptes consiste non pas à remettre en jeu la titularité de son pouvoir, par exemple par des élections régulières, mais à expliciter l'usage qu'on en a fait, qu'on est en train d'en faire et qu'on en fera : les Autorités publiques s'inscrivent ainsi dans la durée et doivent s'engager dans le temps. 

En ce qu'il est en articulation du Droit privé et du Droit public, le Droit économique a développé plus nettement en droit positif cette implication de la notion de pouvoir. En effet les entreprises investies d'un pouvoir, par exemple les bénéficiaires d'un droit exclusif, par exemple gestionnaires d'un monopole, doivent rendre des comptes sur cette gestion pour qu'il soit vérifié que celle-ci s'opère au bénéfice du consommateur et du citoyen. 

Cette accountability est d'autant plus forte que le titulaire du pouvoir est indépendant. Il est ainsi acquis dans le Droit de la Régulation que le gestionnaire de l'infrastructure essentielle doit être indépendant, la règle ayant valeur constitutionnelle 📎!footnote-2441, et qu'il doit rendre des comptes à l'Autorité de supervision. Il en est de même de l'Autorité de régulation, constitutionnellement indépendante et pareillement accountable 📎!footnote-2442

Il en résulte l'articulation non seulement possible mais encore nécessaire dans le Droit public entre l'indépendance du titulaire du pouvoir et la nécessité qu'il rende des comptes. En effet, lorsque le tuteur rend des comptes sur la façon dont il a agi au mieux des intérêts du bénéficiaire, cela ne signifie pas pour autant qu'il soit subordonné à celui-ci. De la même façon, l'Autorité administrative est consubstantiellement indépendante et par rapport à l'État, dont il est pourtant un élément, et par rapport au secteur, dont il prend pourtant en charge les intérêts, mais il doit rendre compte non seulement de la façon dont il le fait mais encore des résultats auxquels il parvient dans la durée 📎!footnote-2444

Cette conception du pouvoir légitime celui-ci puisqu'elle est centrée sur le bénéfice qu'en reçoit Autrui 📎!footnote-2445. Elle s'articule avec l'indépendance du titulaire du pouvoir et rend supportable celle-ci. Cela vaut notamment pour le pouvoir juridictionnel, lequel doit, tout à la fois, être constitutionnellement indépendant, bénéficier de l'immunité dans l'exercice de son office juridictionnel, et être soumis à la reddition des comptes, notamment par l'obligation de motivation et le respect des façons de faire. Car aucun pouvoir ne doit se transformer en puissance pure.

Il en résulte que plus le pouvoir est grand et plus la reddition des comptes doit être ample.

 

B. LA RESPONSABILITÉ, CONSUBSTANTIELLE À LA NOTION DE POUVOIR  ET ACCRUE PAR CELUI-CI

Il en est de même pour la responsabilité. Le titulaire d'un pouvoir endosse, par sa propre volonté ou par ordre de la loi, un devoir. Si une personne a le devoir d'exercer sa puissance au bénéfice d'autrui, peu importe la source de la puissance qu'elle doit alors déployer, qu'elle la tienne du contrat, par exemple un mandat, ou de sa situation, par exemple la gestion de données concernant autrui (dites "données à caractère personnel"), ou de la loi, par exemple un monopole légal : si elle ne fait pas ses meilleurs efforts pour effectivement, voire efficacement satisfaire cet intérêt, alors sa responsabilité sera engagée.

Comme en dispose expressément la loi du 27 mars 2017 mettant en place le devoir de vigilance sur les sociétés-mères et les entreprises donneuses d'ordre, cette responsabilité est celle du droit commun. Mais le Conseil constitutionnel a souligné qu'il s'agit d'une responsabilité personnelle, ce qui est à corréler avec le fait qu'il s'agit d'une charge impliquant une action effective pour autrui (dans le cas de cette loi agir pour l'effectivité des droits des personnes) et non pas de répondre pour des manquements commis par d'autres dans le passé. 

En cela, la responsabilité est donc accrue, en ce qu'elle est personnelle et objective, obligeant l'entreprise pour l'avenir 📎!footnote-2446. Elle l'engage en raison même de la puissance que ce devoir lui donne, la vigilance ainsi donnée sur autrui donnant à la personne obligée par le devoir une puissance sur autrui qu'elle peut contrôler, puisqu'elle doit le contrôler.

L'espace numérique l'illustre particulièrement. Les opérateurs numériques cruciaux ne sont explicitement pas responsables des contenus que les internautes éditent sur les espaces qu'ils ont construits et gèrent dans cet espace. Mais la jurisprudence et la loi les obligent à veiller à ce que les contenus haineux, ou diffusant de la désinformation, ou portant atteinte aux droits de propriété intellectuelle, bref mettant en cause les intérêts d'autrui, disparaissent de cet espace. A ce titre-là, ils sont pleinement "responsabilisés" par la loi 📎!footnote-2447

Par ce changement de nature, la responsabilité concrétisant un devoir, elle en est d'autant plus accrue. 

Dès lors, c'est aussi la puissance que cette notion de pouvoir implique d'une façon consubstantielle qui doit aussi et enfin être accrue.

 

C. LA PUISSANCE, CONSUBSTANTIELLE À LA NOTION DE POUVOIR  ET ACCRUE PAR CELUI-CI

Pour exercer un pouvoir, il faut de la puissance. Le lien est si fort qu'on confond souvent "pouvoir" et "puissance". En Droit, la puissance n'est que le moyen par lequel le pouvoir s'exerce avant que le devoir soit mené à bonne fin : l'intérêt d'autrui. 

Puisque tout pouvoir implique tautologiquement la puissance, le Droit ayant pour fonction de protéger autrui contre la force a veillé avant tout à mettre des garde-fous contre l'usage excessif de cette puissance. Emmanuel Gaillard a décrit exactement les mécanismes prévenant et sanctionnant les "excès de pouvoir".

De la même façon, en Droit de la Régulation et de la Compliance, les pouvoirs ne sont principalement conférés à une entité que pour qu'elle mène à bien une mission. Celle-ci devra être encadrée car l'exécution d'une tâche qui profite à autrui n'est pas naturelle à l'entité, notamment pas s'il s'agit d'une entreprise. Cet encadrement prit  naguère la forme d'une tutelle, prend aujourd'hui plus usuellement la forme d'une autorité de supervision qui, d'une façon permanente, surveille en transparence sa façon de procéder et évalue l'effectivité et l'efficacité de sa démarche au regard de ce pour quoi ces pouvoirs lui ont été conférés. 

Mais dans ces branches téléologiques que sont les Droits de la Régulation et de la Compliance, dont la normativité est dans les Buts poursuivis 📎!footnote-2448, l'essentiel est que l'exercice de la puissance par les entités auxquelles des pouvoirs, c'est-à-dire des missions, ont été conférés, ait produit l'effet attendu : le bénéfice d'autrui. Par exemple l'effectivité de leurs droits 📎!footnote-2449

Cela implique que le titulaire d'un pouvoir ne doit pas utiliser plus de puissance qu'il n'est nécessaire pour que l'intérêt d'autrui soit satisfait, mais autant qu'il est nécessaire pour qu'il le soit. C'est ainsi que le principe de proportionnalité doit être défini, lui qu'on définit souvent sous sa face qui limite en éradiquant la puissance inutile à la réalisation de la finalité du pouvoir alors qu'il fonde sous son autre face la puissance utile à la concrétisation du pouvoir 📎!footnote-2450.

Motulsky l'avait démontré en ce qui concerne le pouvoir du juge, lequel doit déployer sa puissance, qu'il soit civil, pénal ou administratif, pour que l'intérêt du justiciable soit bien servi dans le respect du Droit que la règle soit d'ordre public ou non. Il en est de même pour le pouvoir des mandataires sociaux qui doivent utiliser pleinement leur pouvoir pour concrétiser la raison d'être qui dépasse le mandat 📎!footnote-2451. Il en est de même pour les entreprises qui doivent utiliser tous leurs pouvoirs pour concrétiser les droits d'autrui, par exemple en contrôlant les tiers ou en conservant les secrets de ceux-ci. 

Tout cela, la thèse d'Emmanuel Gaillard en avait tracé les traits. Merci beaucoup à lui. 

__________

1

👤Coase, The nature of the firm, 1937, article dans lequel il montre  que l'entreprise est une alternative au contrat sur les marchés afin de mieux maîtriser les "coûts de transaction" (article dans lequel il proposa cette notion, qu'il articula en 1960 avec la question plus générale des "coûts sociaux" (The problem of social cost).

2

V. infra. 

3

V. par ex. 👤Germain, M., Les droits propres des actionnaires, ....

6

V. plus généralement 🕴️M.-A. Frison-Roche, 🚧La Responsabilité Ex Ante, 2021.

7

V. infra sur l'accroissement de la puissance que cette conception du pouvoir implique.

9

🕴️M.-A. Frison-Roche et 🕴️J.-Ch. Roda, 📕Droit de la concurrence, 2022. 

10

Dans ce sens, 🕴️M.-S. Payet, 📗Droit de la concurrence et Droit de la consommation, 2001 ;  "Le Code civil ...", in 📗Au-delà des codes. Mélanges en l'honneur de Marie-Stéphane Payet, 2011.

11

V. supra ⤴️

12

Sur l'analyse des "marchés du gratuit", v. 🕴️N. Martial-Braz et 🕴️C. Zolynski (dir.), 📗La gratuité : un concept aux frontières de l'économie et du droit, 2013.

13

V. par exemple p. 14.

14

Sur la notion d'"acte conjonctif", v. 🕴️R. Cabrillac, 📗L'acte juridique conjonctif en droit privé français, 1998.

15

Préface précitée. 

16

Sur cette perspective, 🕴️M.-A. Frison-Roche, 🚧La responsabilité Ex Ante, 2021.

18

V. supra ⤴️

19

V. supra ⤴️

21

Sur la règle constitutionnelle de l'indépendance du gestionnaire de l'infrastructure essentielle : 

22

Sur la règle constitutionnelle de l'indépendance de l'Autorité de régulation et sur la nécessité pour elle de rendre des comptes : 

23

Sur cette évaluation des Autorités de régulation, notamment par la Cour des comptes, v. 🕴️M.-A. Frison-Roche et 🕴️J.-J. Laffont, 📓Contrôle et évaluation des autorités de régulation, 2001.

24

Sur la conception du pouvoir, voir d'une façon générale la première partie de cette étude ; sur la distinction entre l'Autrui générale et abstrait, l'Autrui correspond à une catégorie de personnes, par l'exemple l'ensemble des associés d'une société, et l'autrui particulier qui sera par exemple la personne représentée par un mandat ou une partie dans un procès, v. supra ⤴️

25

Pour une plus large démonstration, v. 🕴️M.-A. Frison-Roche, 🚧La responsabilité Ex Ante, 2021.

26

Sur cette "responsabilisation", v. 🕴️M.-A. Frison-Roche, 💬Haine sur Internet : il faut responsabiliser les opérateurs numériques, 2020 ; sur le fait que les procès construits sur le Droit de la Compliance sont eux-mêmes des "procès en responsabilisation", v. 🕴️N. Cayrol, 📝Des principes processuels en droit de la compliancein 🕴️M.-A. Frison-Roche (dir.), 📕La juridictionnalisation de la Compliance, 2023. 

27

Sur ceux-ci, v. 🕴️M.-A. Frison-Roche (dir.), 📕Les Buts Monumentaux de la Compliance2022. 

28

Par exemple dans ce sens 🕴️M.-A. Frison-Roche📝Les droits subjectifs, outils premiers et naturels du Droit de la Compliance, in 🕴️M.-A. Frison-Roche (dir.), 📕Les outils de la Compliance, 2021. 

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