Mise à jour : 31 juillet 2013 (Rédaction initiale : 8 novembre 2011 )

Enseignements : Les Grandes Questions du Droit, semestre d'automne 2011

Enseignement : Grandes Questions du Droit

9ième cours : le système probatoire ; la personne (son aptitude à être responsable)

par Marie-Anne Frison-Roche

Sciences Po, semestre automne 2012

Le système probatoire est construit sur la détermination de qui prouve, quoi prouver, comment prouver et quelle recevabilité s’impose aux moyens de preuve. Une fois exposé le système probatoire, peut être étudiée la quatrième question du droit : la personne. Est ici analysée son aptitude à être responsable, la responsabilité ayant pu être analysée comme ce par quoi l’être humain est hissé au niveau de la personnalité. L’on distingue la responsabilité pour faute et la responsabilité pour la garde d’une chose ou d’une personne. Jadis centré sur la personne du responsable, le droit se soucie désormais davantage des victimes.

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Le jeu probatoire du procès est construit sur 4 piliers : qui doit prouver ? (charge de preuve) ; quoi prouver ? (objet de prouver) ; comment prouver ? (moyen de preuve) ; recevabilité des preuves (légalité des preuves).

En premier lieu, le Code civil aborde la charge de preuve à travers le droit des obligations, puisqu’il traite de la question à travers l’exemple particulier de celui qui réclame l’exécution d’une obligation et qui par là-même doit la prouver. C’est ainsi qu’en dispose l’article 1315 du Code civil (cliquez ici pour lire le texte de l’article). A travers ce simple exemple, la jurisprudence va construire un système probatoire autonome du droit des contrats. Suivant l'esprit de l'article du Code, la jurisprudence va commencer par poser que c'est le demandeur à l'instance qui doit supporter l'obligation de prouver. Sous l'influence de Motulsky, la jurisprudence posera que c'est le demandeur à l'allégation qui doit supporter la charge de prouver les éléments de fait qui figure dans celle-ci, quand bien même la partie est défenderesse à l'instance.

Par ailleurs, le juge, parce qu'il est le maître de la procédure, va obliger le défendeur à l'instance à sortir de sa passivité et à fournir les preuves contre lui. Cela est particulièrement vrai en contentieux administratif, procès souvent mené par l'administré contre l'administration, la preuve consistant dans des documents détenus par l'administration, puissante partie défenderesse. 

En outre, interfère sur la charge de la preuve la distinction contre la règle de principe et l'exception. En effet, l'on estime que la personne qui se prévaut d'un principe n'a pas à rapporter la preuve de sa justification, alors que celui qui se prévaut d'une situation exceptionnelle, doit démontrer l'existence de ces circonstances (pour un exemple, voir l'arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 17 juillet 1985 (cliquez ici pour lire la présentation de l'arrêt inséré dans la documentation). 

Il peut arriver que certains objets pertinents soient dispensés de preuve. Seul le législateur peut accorder ce privilège. Comme la preuve se définit comme le moyen d'accéder à la réalité, donc un processus de type scientifique d'accès à la vérité, le mécanisme normatif contraire que met en œuvre le législateur sera celui de la "fiction".

Lorsqu'il est donc impossible de démontrer le contraire, l'histoire est incontestable, il s'agit d'une "présomption irréfragable", équivalente à une "fiction". Ainsi, l'article 1350 du Code civil (cliquez ici pour lire le texte de l'article) pose que l'autorité de chose jugée n'est pas contestable et classe cette règle parmi les "présomptions établies par la loi". 

Mais même cette règle peut être analysée non pas comme une "dispense" de preuve, mais comme une "raccourci" de preuve, une "économie" de preuve, car dans 90% des cas, cela est biologiquement exact (chiffre constant, malgré l'évolution des moyens de contraception et la facilité juridique des interruptions volontaires de grossesse). Dès lors, il ne s'agit plus d'une fiction, mais d'une présomption et les travaux du centre de logique de Bruxelles ont montré en réalité la proximité des deux notions (v. e-cours).

Le juge peut alors avoir recours à un raisonnement probatoire, désigné comme la "présomption du fait de l'homme", décrite par l'article 1352 du Code civil (cliquez ici pour lire le texte de l'article). Il s'agit d'une preuve proprement dite, c'est-à-dire une voie d'accès à la reconstitution de la réalité, mais d'une façon indirecte.

Ainsi, la trace de pneu sur la route présumera non seulement la présence de la voiture portant ses pneus, mais encore la vitesse excessive à laquelle celle-ci roulait pour avoir laissé de la gomme sur le goudron. Puisque le contentieux est de nature logique et plus la technique de la présomption va se développer : ainsi le droit économique fait une large place à la présomption. Mais la présomption doit toujours être "réfragable", comme le rappelle l'arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 22 novembre 2005 (cliquez ici pour lire la présentation de l'arrêt inséré dans la documentation).

Quelque soit le moyen de preuve, s'impose la règle générale et qui s'impose de plus en plus fortement de la loyauté de la preuve. Ainsi, l'arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 20 novembre 1991 (cliquez ici pour lire la présentation de l'arrêt inséré dans la documentation) pose que l'employeur ne peut se prévaloir d'un enregistrement pris à l'insu de l'employée pour prouver la faute de celle-ci. Pourtant, la Première Chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 17 juin 2009 (cliquez ici pour lire la présentation de l'arrêt inséré dans la documentation) admet la preuve de l'infidélité par production dans l'instance en divorce des SMS reçus par le conjoint.

Dans les autres matières, apparaît l'ambiguïté de la preuve. En effet, la preuve peut avoir pour objectif d'atteindre la meilleure reconstitution possible de la réalité, mais elle peut aussi avoir pour fin de fournir une sécurité juridique aux personnes et aux opérations économiques. Ce second objectif est servi par le système de la "preuve légale".

Mais cette prévisibilité que procure le système de la preuve littérale n'a de sens que concernant les "actes juridiques", c'est-à-dire les actes de volontés qui ont pour objet de faire naître des effets de droit (par exemple, un contrat, un décret, un testament, etc.). Cela n'a pas de sens pour ce qui admet sans avoir été organisé, c'est-à-dire les "faits juridiques", évènemets ou situations auxquels le droit attache des effets de droit (par exemple, l'incendie - qui rend responsable, la parentalité - qui oblige à éduquer, etc.).  Pour tous les faits juridiques, la preuve est libre.

En outre, lorsque le demandeur à l'allégation, parvient à apporter au juge un commencement de preuve par écrit (c'est-à-dire une preuve littérale imparfaite, une facture, etc.), il est autorisé à le compléter par un témoignage ou une présomption.

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Il convient maintenant d'aborder la quatrième et dernière grande question du droit, à savoir la personne. La personne se caractérise par son aptitude à être responsable, c'est-à-dire de répondre de ses actes face à autrui, tel qu'a pu le définir par exemple Emmanuel Lévinas.

C'est pourquoi est une personne le "sujet de droit", c'est-à-dire celui qui peut être titulaire d'obligations, titularité dont l'une des formes est d'être responsable.

Ainsi, c'est avant tout la philosophie que le système juridique a développée de la personne, qui a fait évoluer le droit de la responsabilité civile, bien plus que les textes, lesquels, peu nombreux, sont demeurés inchangés jusqu'à récemment. Plus encore, c'est la jurisprudence qui admit l'existence d'une personne dès l'instant qu'elle voulut qu'advienne une responsabilité, admettant ainsi, comme certains philosophes que la responsabilité n'est pas une conséquence de la personnalité mais la source de la personnalité.

Plus précisément, le droit ne raisonna pas différemment lorsqu'à la fin du XIXième siècle, il reconnût d'une façon prétorienne la personnalité juridique de groupements non identifiés par la loi, afin que ceux-ci répondent de comportements que leur avait permis leur puissance.

 

La responsabilité pour faute est exprimée toute entière dans l'article 1382 du Code civil, exemple parfaite de la structure de la règle de droit (v. cours [n°3->../spip.php?article2567] et cours [n°6->../spip.php?article2588] ; cliquez ici pour lire le texte de l'article 1382 du Code civil).

A ce titre, c'est plus la façon dont les textes ont été lus par la jurisprudence que les textes eux-mêmes, qui a façonné l'évolution du droit, relayée plus récemment dans les années 1980 par des lois spéciales.

En cela, la responsabilité civile demeure proche de la responsabilité pénale, laquelle est plus importante puisqu'elle sanctionne les fautes les plus graves, alors que la "faute la plus légère" suffit à engager la responsabilité civile.

La victime deviendra par la suite le personnage le plus important du système (voir infra).

Mais si le procédé a pour fin la réparation et la satisfaction des victimes, alors c'est davantage "l'aptitude à payer" (théorie économique des "poches profondes") qui va permettre de désigner le "meilleur responsable", notamment l'assureur ou des fonds publics d'indemnisations automatiques. L'incitation à l'assurance devient un outil majeur du droit de la responsabilité, alors même que l'assurance consistait sa limite dans la perspective classique, puisque transférant l'obligation de payer sur une autre tête que sur celle du fautif, elle "déresponsabilisait" ce dernier. Si l'on reprend donc ce premier critère de la personne responsable, il renvoie à la faute, elle-même reflet de la responsabilité pénale. Cela correspond en France à la règle de l'unicité de la faute pénale et civile et à l'autorité de chose jugée du pénal sur le civil.

En 1804, la faute équivaut donc à une notion subjective : la culpabilité, notion morale d'origine canoniste. En 1804, il n'y a guère de gradation des fautes, car la plus légère des fautes suffit à engager la responsabilité, et c'est plutôt dans la responsabilité contractuelle, qui ne se déclenche que si les parties sont dans une relation contractuelle (la frontière entre les deux responsabilités étant souvent difficile à opérer), que la gradation des fautes (faute légère, faute lourde, faute dolosive) intervient. Le droit de la responsabilité civile qui intervient dans des situations de fait ne distingue qu'entre les fautes intentionnelles (article 1382 du Code civil) et les fautes non-intentionnelles (article 1383 du Code civil ; cliquez ici pour lire le texte de cet article), ce qui renvoie au pur critère moral.

Pourtant, même en demeurant dans un rattachement à l'idée de faute, le droit va s'imprégner du caractère technique de la société (cf Jacques Ellul). En effet, la jurisprudence va avoir tendance à considérer qu'est fautif un "manquement", surtout si l'auteur est un professionnel : la faute s'observe alors par l'écart observé entre le comportement de la personne et le bon geste attendu du professionnel de qualité.  Même si l'analyse des comportements doit être concrète (principe d'analyse in concreto) et non pas abstraite (rejet en principe de l'analyse in abstracto), cette référence aux standards professionnels de comportement diligent, objectivise la notion de faute.

Cette dimension subjective va d'autant plus s'estomper que le droit va avoir tendance à passer d'une conception moraliste de la responsabilité à une prédominance pragmatique du droit de la victime à obtenir réparation.

Ainsi, brisant l'état du droit antérieur, sous l'influence du doyen Carbonnier, alors que le Code civil admettait, comme pour le procès pénal, que celui qui cause un dommage sous l'empire d'un trouble mental n'en répond pas, une nouvelle disposition (aujourd'hui l'article 414-3 du Code civil ; cliquez ici pour lire le texte de cet article) dispose désormais que " celui qui a causé un dommage à autui alors qu'il était sous l'emprise d'un trouble mental, n'en est pas moins obligé à le réparer ". A donc prévalu le souci du législateur de protéger la victime, dont les dommages sont identiques que les auteurs, notamment en cas d'accident de la circulation aient été sains d'esprit ou non.

La même problématique se présenta concernant non plus les auteurs de dommages incapables majeurs, mais les auteurs de dommages, mineurs en bas âge, ce que le droit romain désigne comme infans (enfant de moins de 7 ans, âge en dessous duquel l'on préjuge que l'enfant n'a pas de raison, n'est pas une personne et peut être laissé à sa mère). Le législateur n'étant pas intervenu, c'est la jurisprudence qui le fît. Par quatre arrêts retentissants, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, par les arrêts du 9 mai 1984, dont Gabillet, posa l'aptitude de l'enfant, quel que soit son âge, à être responsable de ses agissements (cliquez ici pour lire la présentation des arrêts insérés dans la documentation).


Certains auteurs, notamment Henri Mazeaud, tentèrent de sauver la notion de faute malgré l'absence de discernement éthique d'un tel responsable par la notion de "faute objective". A tout le moins, les juges ont pris en considération qu'aujourd'hui les enfants manifestent une autonomie de la maîtrise technique des choses dans notre société, justifiant leur responsabilité. Cela n'est pas choquant dans la mesure où leur responsabilité est relayée par celle de leurs parents, qui répondent pour eux (article 1384 al. 4 du Code civil ; cliquez ici pour lire le texte de l'article).

En effet, si le souci de la victime pût ainsi être préféré par la jurisprudence, dès 1930 (voir infra, l'arrêt Jand'heur), en considération des dommages nouveaux liés aux machines, alors même que l’auteur du dommage n’avait pas eu conscience de mal faire, c’est parce que l’assurance était apparue comme un phénomène non plus ponctuel mais généralisé.

Ainsi, comme le démontra Geneviève Viney, le système juridique pût passer d’une perspective individuelle de la responsabilité à une perspective collective et sociale, de l’assurance à la sécurité sociale, l’absence de celle-ci étant dans un premier temps compensée par l’incitation à souscrire à celle-là du fait même de la perspective d’engagement de responsabilité. C’est ainsi que le mécanisme ex post  par excellence qu’est la responsabilité délictuelle (appelée encore « responsabilité extra-contractuelle ») fût utilisée par la jurisprudence en considération du mécanisme ex ante  par excellence qu’est le contrat d’asssurance.

Plus encore, la responsabilité fût utilisée pour inciter les personnes à s’assurer, menant peu à peu vers des mécanismes de fait ou de droit d’assurance obligatoire, notamment en matière professionnelle. Ainsi, si l’on reprend l’arrêt Perruche, ce sont avant tout les compagnies d’assurance des médecins qui furent frappées par l’arrêt (v. cours n°4 et 5 et ont obtenu la « loi anti-Perruche » (v. cours [n°5->http://www.mafr.fr/spip.php?article2577]).

Le fondateur de l’analyse économique du droit, Ronald Coase (v. e-cours), analysa des cas de jurisprudence tranchant des causes de responsabilité, et affirma que le juge devait adopter des jugements, permettant aux parties d’adopter une solution ayant le « coût de transaction » le plus bas possible, en recourant par avance au marché de l’assurance. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit de sauvegarder la fonction de punition, il convient de poser que la faute ne soit pas assurable.

Si l’on pose que l’essentiel de la responsabilité est la réparation, elle se distingue alors nettement de la responsabilité pénale, à supposer que celle-ci conserve pour fonction la punition. Mais l’évolution du droit a fait également bouger la responsabilité pénale vers autre chose que la punition d’une faute morale commise par un individu doté d’un discernement éthique.

Un droit guidé par le critère de l’efficacité (v. cours [n°7->http://www.mafr.fr/spip.php?article2596] et [n°8->http://www.mafr.fr/spip.php?article2600]) va plutôt « dégrader » la responsabilité pénale, en recourant à elle tout simplement parce qu’elle est plus efficace, en ce que la perspective de son engagement dissuade. C’est pourquoi, si la responsabilité pénale est simplement une responsabilité plus efficace qu’une autre, elle se réduit à être un outil plus aigu dans la toolbox  du droit.

Le droit pénal devient la voie d’exécution du droit civil. Cela est très net dans le droit pénal de l’environnement. C’est pourquoi un tel droit pénal instrumental perd son caractère régalien et peut devenir communautaire, alors même que le régalien ne peut en principe quitter le pouvoir normatif des Etats-membres.

Si le droit des victimes devient premier, dans la mesure où ce droit ne se concrétise que par le procès, une difficulté majeure apparaît du fait de la difficulté concrète d’accéder au juge (lenteur, coût, etc.). Indépendamment de l’importance renouvelée d’affirmer le « droit au juge » (v. cours [n°8->http://www.mafr.fr/spip.php?article2600]), il convient alors, soit d’éviter le recours au juge tout en obtenant satisfaction, soit de faciliter l’accès au juge.

Pour éviter efficacement le recours au juge, c’est-à-dire en obtenant en même temps satisfaction, le droit développera par des lois particulières le pouvoir de transaction, qui se mêle alors sans difficulté avec le pouvoir répressif, puisque lui-même est devenu instrumental. De la même façon, la loi du 5 juillet 1985 sur l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation (v. infra) prévoit avant tout à la charge de l’assurance du conducteur l’obligation de proposer une indemnisation. Ainsi, la victime est satisfaite sans faire le détour long et coûteux d’un procès.

S’il faut néanmoins qu’elle en endure un, la question se pose de savoir si une bonne solution ne serait pas d’importer en France la technique nord-américaine des class actions  (v. e-cours). Cela est régulièrement envisagé, cela est régulièrement rejeté. Les autorités de concurrence et de régulation, européenne et nationales y incitent.

La victime est certes satisfaite par la déclaration de responsabilité du défendeur (voir infra). Cela est surtout vrai au pénal. La justice et la vengeance ont partie liée. Dans une société, où le droit et la civilisation doivent être des notions proches, il convient que le lien soit le plus distendu ou médiatisé, notamment par l’Etat, possible. La victime est donc surtout légitime à être satisfaite par la réparation de son dommage, l’existence d’un dommage étant une condition d’engagement des responsabilités civiles.

La jurisprudence française pose le principe de la réparation intégrale. Il signifie que tout le dommage doit être réparé, mais rien que le dommage. Ce principe, sorti de nulle part, paraît tenir dans une affirmation de justice : réparer moins serait injuste pour une victime qui continuerait à souffrir ; lui donner plus serait injuste car elle serait récompensée, payée pour avoir souffert.

Mais, à mieux y regarder, ce principe est discutable car il peut inciter des personnes rationnelles, notamment les entreprises, dès l’instant que la commission du dommage rapporte plus de profit qu’elle ne cause de préjudice, à l'engendrer. Ainsi, la rationalité justifie le comportement dommageable. Parce que la France s’en tient au principe de la réparation intégrale, elle refuse la possibilité notamment des dommages et intérêts punitifs, lesquels sont les seuls efficaces pour obtenir un effet disciplinaire requis sur les entreprises, notamment en matière environnementales. En outre, cette conception est liée à une notion de réparation individuelle des dommages, mais la société va évoluer vers des garanties collectives et ce sont aujourd’hui davantage des procédés sociaux, par exemple des prises en charge par la sécurité sociale, qui réparent les dommages. Dès lors, des auteurs qui se soucient de la réparation, notamment Geneviève Viney, insistent sur la nécessité de quitter le prisme du calcul individuel pour penser en terme de dommage collectif, ce qui renvoie en creux à la notion économique de bien-être collectif.

Même dans la perspective classique, tous les dommages, dans leur diversité, doivent être cumulativement réparés. La victime, si le dommage l’atteint corporellement, doit voir son dommage physique réparé. Des expertises médicales l’évaluent. Il est souvent plus difficile d’évaluer le dommage économique, lui-même devant être indemnisé, s’il y a perte d’emploi ou perte de perspective professionnelle, ou perte de soutien financier pour autrui (car les « victimes par ricochet » méritent également réparation). La jurisprudence, au nom du caractère intégral de la réparation, accorde également à la victime le droit de demander l’indemnisation de son dommage moral, c'est-à-dire sa souffrance physique (pretium doloris), mais également le chagrin. Le doyen Ripert y vit une dérive de la jurisprudence, ce qu’il qualifia d’une formule demeurée célèbre : « le prix des larmes », estimant que le chagrin ne se troque pas contre l’argent d’une indemnisation.

Plus concrètement, le dommage moral est une façon pour les juges d’indemniser plus largement des victimes qui ont besoin d’argent. Ainsi, l’on sait que lorsque la veuve d’une victime n’a pas de revenus propres, les juges estiment qu’elle a davantage de « chagrin » que lorsque la veuve a une activité professionnelle. De la même façon, l’on peut douter de la consistance du dommage moral ressenti par Monsieur Bernard Tapie, mais le constat qu’en firent les juges privés dans l’arbitrage contre l’Etat était souverain et la contestation que voulurent en faire des contribuables ne prospéra pas.

Le dommage indemnisable doit être certain et présent. Ainsi, il doit être consolidé et le dommage futur n’est pas indemnisé. Mais la jurisprudence inventa la notion de « perte d’une chance », qui est un dommage présent et certain, même si l’objet (la chance) portait sur un objet futur et incertain, par exemple que le cheval gagne quand du fait du responsable, la victime a été empêchée de parier sur celui-ci. L’arrêt de la chambre criminelle du 6 juin 1990 de la Cour de cassation reprend ce raisonnement classique (cliquez ici pour lire la présentation de l’arrêt inséré dans la documentation).

Les juges du fond sont souverains pour apprécier l’ampleur du dommage, dans le respect du principe de la réparation intégrale, mais de fait, il leur suffit d’affirmer qu’ils s’y conforment pour que leur décision soit quasiment arbitraire. Dès lors, malgré l’élaboration de grilles de dommage-type, aussi bien de dommages corporels que de dommages environnementaux, le droit français reste en retard quant au mode de réparation rationnelle des dommages. Dans la mesure où le législateur est sollicité pour accroitre l’effectivité du droit des victimes à obtenir réparation, revient régulièrement la perspective d’insérer en droit français, le mécanisme transposable de la class action (voir e-cours).

Quant au mode de réparation, le principe est la réparation par équivalent, c'est-à-dire l’attribution de dommages et intérêts (réparation pécuniaire), quelque soit le type de préjudice. Mais, sous l’influence de la doctrine, l’évolution du système juridique fait monter en puissance la réparation en nature, davantage en miroir du dommage subi. Cela est net en matière environnementale, puisque la loi du 1er aout 2008 relative à la réparation des dommages à l’environnement, organise un système complexe, soit de réparation effective des dommages, soit de prévention des dommages, soit de réparation par nature en compensation (cliquez ici pour lire la présentation des extraits de la loi insérés dans la documentation.

Le droit ne se contente pas d’indemniser la victime directe du dommage. Est titulaire également d’un droit à être indemniser la victime par ricochet, par exemple les enfants privés d’un parent décédé, ou bien la personne devant élever l’enfant devenu handicapé. D’une façon plus générale ; les systèmes sociaux relayent et anticipent la protection que produit ex post la responsabilité grâce à des mécanismes ex ante de protection sociale, le groupe social acceptant de payer par l’impôt et les cotisations la disponibilité quasiment gratuite de soins ou de pensions pour les victimes. Mais ce déplacement vers le groupe social ne doit pas effacer la charge sur le responsable, qui doit être puni, et le droit organise des « actions récursoires » de ces organismes sociaux contre celui-ci, comme il en ouvre au bénéfice de l’assureur de la victime contre le responsable, lequel est généralement lui-même assuré. Ainsi concrètement, la réparation devient un jeu d’écriture entre assureurs, puisque ce sont les mêmes qui assurent les responsables et les victimes, les jeux d’écriture prenant un tour plus politique, lorsqu’il s’organise entre les assureurs et l’Etat, notamment à travers le système de santé.

Après avoir ainsi examiné la question du fait générateur, lié au responsable (faute et garde), et la condition du dommage, lié à la victime, il reste à examiner la troisième condition d’engagement de la responsabilité, visée par

l’article 1382 du Code civil : le lien de causalité.

 

La démonstration d’un lien de cause

à

effet entre le fait du responsable et l’avènement du dommage subi par la victime est une exigence logique, qui s’impose d’autant plus qu’il s’agit de punir le responsable. On ne saurait punir une personne qui n’a pas causé le dommage, et c’est donc ce raisonnement par l’absurde qui glisse l’exigence d’une démonstration probatoire de l’existence d’une causalité comme condition de la responsabilité.

 

 

Mais tout d’abord, le juge peut être plus ou moins exigent quant à l’étroitesse du lien de causalité entre le fait générateur et la survenance du dommage. Ainsi, dans la théorie de « l’équivalence des conditions », n’importe quel fait sera considéré comme causal si en son absence le dommage n’était pas advenu. Ainsi, le fait d’être là et d’avoir retardé la personne qui a causé le dommage plus tard rend le premier personnage responsable. C’est une conception très large de la causalité, qui accroit le nombre des responsables potentiels ; elle est à ce titre très favorable aux victimes. La jurisprudence lui préféra la théorie de « la causalité adéquate », qui ne donne pertinence qu’au fait directement déclencheur du dommage, c'est-à-dire celui par lequel le dommage advient. Dans l’exemple précédent, le premier personnage ne joue plus de rôle causal et n’a pas à répondre devant la justice du dommage subi par la victime du fait d’un autre.

Avant qu’une loi spéciale ne mette en place un système automatique ex ante d’indemnisation des victimes du sang contaminé, la jurisprudence avait pallié cette injustice en engageant la responsabilité de celui qui avait causé un accident de la circulation, lequel avait justifié une transfusion de sang. C’était revenir à l’équivalence des conditions, cela fut fait par équité.

L’on voit ici l’usage politique que la jurisprudence fait des deux théories, en principe la causalité adéquate et parfois l’équivalence des conditions lorsque l’équité le requiert, faute d’un soutien législatif suffisant. Plus encore, la jurisprudence peut jouer sur les charges de preuve en estimant qu’il peut y avoir des présomptions de causalité (voire supra), afin de faciliter la situation des victimes avant qu’une loi suffisamment protectrice ne soit adoptée. Ainsi, alors même que la loi du 4 mars 2002 a organisé un fond d’indemnisation automatique pour toute victime d’un effet secondaire d’une vaccination obligatoire en réaction à l’affaire du vaccin contre l’hépatite B, la première chambre civile de la Cour de cassation a plus tard pris soin dans un arrêt du 22 mai 2008 de considérer que la succession dans le temps de l’injection d’un vaccin contre l’hépatite B puis de l’apparition de sclérose en plaque valait présomption de causalité et renversement de charge de preuve (cliquez ici pour lire la présentation de l’arrêt inséré dans la documentation).

Puisqu’est achevé l’exposé de la responsabilité des personnes du fait de leur faute, il convient d’examiner l’hypothèse de leur responsabilité du fait des choses et des personnes.

Toute l’évolution du droit de la responsabilité pour la garde des choses tient dans la lettre de l’article 1384 al. 1er du Code civil (cliquez ici pour lire le texte de l’article). La révolution jurisprudentielle est intervenue par l’arrêt Jand’heur, rendu par les chambres réunies le 13 février 1930 (cliquez ici pour lire la présentation de l’arrêt inséré dans la documentation) (voir cours [n°3->http://www.mafr.fr/spip.php?article2567]). La Cour pose que la garde d’une chose suffit à déclencher la responsabilité de son gardien sans que la preuve de la faute de celui-ci soit requise. La responsabilité objective du fait des choses était née. La notion de faute, longtemps liée à la notion de propriété, fut définie par l’arrêt Franck, des chambres réunies de la Cour de cassation du 2 décembre 1941 (cliquez ici pour lire la présentation de l’arrêt inséré dans la documentation). Cet arrêt de principe pose que la garde n’est pas rattachée à un droit mais est un fait qui se définit comme un « pouvoir d’usage, de direction et de contrôle » de la chose. La doctrine eut une forte influence sur cette évolution jurisprudentielle, notamment Saleilles et Josserand, qui dans les années 30, exposèrent notamment les théories du « risque/profit », selon laquelle celui qui tire profit d’une chose doit payer pour les risques qu’elle fait courir à autrui, et la théorie du « droit-fonction », selon laquelle le droit subjectif, ici le droit de propriété, ne doit pas être considéré en soit, mais en perspective de sa fonction sociale. Ces approches socialistes ont influencé les jurisprudences, qui ont pu intégrer une économie devenue mécanisée, dans laquelle des travailleurs étaient exposés au danger des machines et non encore bénéficiaires de protection sociale.

Dans les années 1960, la question des accidents de la circulation demeurait problématique, notamment quant à la démonstration du lien de causalité (cf. rapport Tunc). Cette fois-ci, ce fut le législateur qui opéra un virement radical vers un mécanisme de garanties, par la loi du 5 juillet 1985 sur l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation (cliquez ici pour lire ma présentation des extraits de la loi insérés dans la documentation). La charge de preuve n’existe quasiment plus au détriment des victimes, l’assureur du propriétaire du véhicule doit immédiatement proposer une indemnisation, il suffit que le véhicule soit là pour que l’obligation d’indemniser se déclenche.

En ce qui concerne les personnes dont on a la garde, l’évolution du droit fut moins précoce, du fait même de l’évolution très différente et moins rapide du contexte. L’on en resta donc longtemps à la lettre des différents alinéas de l’article 1384, lequel par exemple vise dans son alinéa 4 la responsabilité des parents du fait des enfants (cliquez ici pour lire le texte de l’article) ou vise dans son alinéa 5 la responsabilité des employeurs du fait des employés (cliquez ici pour lire le texte de l’article).

Nous savons que l’autonomie de plus en plus précoce des enfants justifia que la jurisprudence décide en 1984 d’accorder à la victime le droit d’engager la responsabilité des parents du fait d’un enfant dénué de discernement moral (voir supra). L’évolution de la population, notamment son vieillissement, et le fait que les personnes du quatrième âge ne vivent plus très souvent dans les familles, a justifié une autre évolution, puisqu’elles vivent désormais dans des établissements qui les gardent, alors même que ces personnes n’ont plus toujours leurs aptitudes cérébrales. C’est pourquoi la Cour de cassation, dans son arrêt d’assemble plénière du 29 mars 1991, Blieck, s’appuya, comme le firent les auteurs de l ‘arrêt Jand’heur, sur la généralité de l’alinéa premier de l’article 1384 al 1er pour poser l’obligation de répondre à la charge de celui qui a accepté d’organiser et de contrôler à titre permanent le mode de vie d’une personne (cliquez ici pour lire la présentation de l’arrêt inséré dans la documentation).

D’une façon prévisible, un tel arrêt de principe organisant une responsabilité objective et générale du fait des personnes dont on a la garde, eut un effet réflexe sur la responsabilité des parents du fait de leurs enfants. Ainsi, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 19 février 1997, Bertrand, posa que, contrairement à la jurisprudence antérieure, il n’était plus possible pour les parents de démontrer d’une façon efficace leur absence de faute dans l’éducation ou la surveillance des enfants pour échapper à leur responsabilité. Leur responsabilité devint ainsi objective, expliquée en grande partie du fait qu’ils sont assurés (cliquez ici pour lire la présentation de l’arrêt inséré dans la documentation).

Allant plus loin encore, l’arrêt d’assemblée plénière de la Cour de cassation du 13 décembre 2002 posa que la responsabilité des parents est engagée alors même qu’ils ne sont pas fautifs et que l’enfant lui-même ne l’est pas davantage (cliquez ici pour lire la présentation de l’arrêt inséré dans la documentation). L’objectivation de la responsabilité est ainsi devenue totale. La solution fut critiquée par une partie de la doctrine, encore attachée au caractère estimé nécessairement subjectif de la responsabilité.

 

 

 

 

 

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 Documentation disponible ex ante afférente au présent cours

  • Civ. 1ère, 17 juillet 1985 (obligation de prouver à la charge de celui qui revendique l’exception à un principe),
  • Com., 22 novembre 2005 (caractère réfragable de la présomption constituée par l’absence de réaction à la réception d’un relevé de compte bancaire),
  • Soc., 20 nov, 1991 (exigence de loyauté de la preuve),
  • Civ 1ière 17 juin 2009 (recevabilité de la preuve de l’adultère par production d’un SMS),
  • Ass. Plén., 9 mai 1984 (responsabilité de l’infans),
  • Crim., 6 juin 1990 (perte d’une chance),
  • Loi du 1ier aout 2008 relative à la réparation des dommages à l’environnement (extraits),
  • Civ 1ière 22 mai 2008 (responsabilité en raison de l’injection du vaccin contre l’hépatite B),
  • Ch. Réunion 13 février 1930 Jand’heur (principe de responsabilité du fait de la garde des choses),
  • Ch. Réunies 2 décembre 1941, Franck (Définition du gardien de la chose),
  • Loi du 5 juillet 1985 sur l’indemnisation des victimes d’accidents de circulation (extraits),
  • Ass. Plén., 29 mars 1991, Blieck (principe de responsabilité du fait des personnes),
  • Civ. 2ièm, 19 février 1997, Bertrand (responsabilité objective des parents du fait des enfants),
  • Ass. Plén., 13 décembre 2002 ( responsabilité des parents malgré l’absence de faute de l’enfant).

 

 Documentation disponible ex post

pour les étudiants inscrits au cours

  • COASE, Ronald, traduction, Le problème du coût social in Le coût du droit, coll. « Droit, éthique et société », PUF, 2000, p.23-76.
  • FRISON-ROCHE, Marie-Anne, Acte authentique, acte de marché, JCP notarial, 2010, 1290
  • FRISON-ROCHE, Marie-Anne, Les résistances mécaniques du système juridique français à accueillir la class action : obstacles et compatibilités, in Les class actions devant le juge français : rêve ou cauchemar, numéro spécial Petites Affiches, 10 juin 2005, pp.22-28.
  • FORIERS, Paul, introduction au droit de la preuve, in La preuve en droit, Travaux du centre national de recherche logique, Etablissements Emile Bruylant, 1981, p.8-26.
  • FORIERS, Paul, présomption et fiction, in Les présomptions et les fictions en droit, Travaux du centre national de recherche logique, Etablissements Emile Bruylant, 1974, p.7-26.
  • MAZEAUD, Denis, Famille et responsabilité, Le droit privé français à la fin du XXième siècle, Etudes offertes à Pierre Catala, Litec , 2001, p.569-593.
  • PONSARD, André, Rapport français, in La vérité et le droit, Travaux de l’association Henri Capitant, tome XXXVIII, Economica, 1987, p.673-694.
  • VINEY, Geneviève, Pour ou contre un "principe général" de responsabilité pour faute, in Le droit privé français à la fin du XXe siècle, études offertes à Pierre Catala, Litec, 2001, pp.555-568.

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