Mise à jour : 13 novembre 2020 (Rédaction initiale : 15 juillet 2020 )

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🚧 Construire juridiquement l'unité des outils de la Compliance à partir de la définition du Droit de la Compliance par ses "buts monumentaux"

par Marie-Anne Frison-Roche

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Référence : Frison-Roche, M.-A., Construire juridiquement  l'unité des outils de la Compliance à partir de la définition du Droit de la Compliance par ses "buts monumentaux", Document de travail, 2020. 

Ce document de travail a servi de base à un article, s'insérant dans un ouvrage Les outils de la Compliance2020

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Résumé du document de travail : Les "outils de la Compliance" ne s'empilent pas les uns sur les autres. Ils forment un système grâce à une unité puisée dans les buts que tous ces multiples et différents outils servent : les "buts monumentaux" par lesquels le Droit de la Compliance se définit.

Tous les outils étant configurés par ces buts, il est indispensable, pour maîtriser toutes ces techniques, de les mettre toutes en perspective de ce qu'est le Droit de la Compliance, lequel est conçu téléologiquement au regard de ses buts. Le Droit de la Compliance étant lui-même le prolongement du Droit de la Régulation, il est comme lui construit sur un équilibre entre le principe de concurrence et d'autres soucis que les Autorités publiques ont la prétention de prendre en charge. Le Droit de la Compliance a d'ailleurs plus encore de "prétention" que le Droit de la Régulation, par exemple en matière environnementale ou de droits humains. Tous les moyens sont alors bons, la violence des outils se mariant sans difficulté avec les engagements volontaires puisque ce sont les buts qui gouvernent la matière et qui convergent tous, dans une définition européenne du Droit de la Compliance, vers la protection des êtres humains.

Comme le montre le droit positif, il en résulte une méthode d'interprétation et des niveaux de contrainte qui sont communs à tous les outils de Compliance. Partant des buts, dans lesquels la normativité juridique est logée, l'interprétation des différents outils est ainsi unifiée et leur corrélation est faite par la jurisprudence sans qu'il soit nécessaire d'élaborer une législation qui les rassemblerait tous. Plus encore, les différents degrés de contrainte ne s'opèrent pas selon la considération des sources (critère juridique traditionnel) mais par les buts, selon la distinction juridique entre les obligations de moyens et les obligations de résultats : l'articulation s'opère entre les outils, dont l'établissement est une obligation de résultat, et les buts dont l'atteinte n'est qu'une obligation de moyens. 

Les "outils de la Compliance" ne s'empilent pas les uns sur les autres. Ils forment un système grâce à une unité puisée dans les buts que tous ces multiples et différents outils servent : les "buts monumentaux" par lesquels le Droit de la Compliance se définit. 

Tous ces outils sont configurés, se développent et sont juridiquement contrôlés par ces buts. Pour maîtriser en pratique toutes ces techniques, les ajuster les unes par rapport aux autres et anticiper les exigences que les Autorités de supervision et les juridictions vont développer à leur propos, il est indispensable de les mettre tous en perspective de ce qu'est le Droit de la Compliance, lequel est conçu téléologiquement à partir de ses buts (I). Comme le montre le droit positif, il  en résulte une méthode d'interprétation et des différenciations de contrainte juridique communes à tous les outils de Compliance (II). 

 

I. LA NATURE TELEOLOGIQUE DU DROIT DE LA COMPLIANCE, RATTACHANT TOUS LES OUTILS AUX BUTS MONUMENTAUX QU'ILS SERVENT

Repartons de la définition du Droit de la Compliance. C'est elle qui explique le droit positif qui s'applique aux différents outils de la Compliance et la façon dont ceux-ci se développeront à l'avenir. Car ses outils varieront, par la technologie, par la variété des choses des diverses entités qui les construisent ; les buts monumentaux vont être stables et se déployer dans le temps. La normativité juridique étant en leur sein, les entreprises seront en train de se référer toujours à ces buts, gages pour elles de sécurité juridique.

Le Droit de la Compliance est une nouvelle branche du Droit qu'il ne faut pas réduire à n'être qu'une façon de rendre plus efficaces des règles, ce qui la limiterait à n'être qu'un Droit formel de voies d'exécution en Ex Ante, à n'être que le simple engagement obligé (enforcement ) pour des entreprises de donner à voir leur respect effectif des règles de Droit. Le Droit de la Compliance est le prolongement du Droit de la Régulation (A). Lui empruntant sa nature téléologique, il confère une unité à tous ces "outils de Compliance" si divers en ce qu'ils servent tous par nature les mêmes "buts monumentaux" par lesquels le Droit de la Compliance se définit (B).

 

A. LE DROIT DE LA COMPLIANCE, PROLONGEMENT DU DROIT DE LA REGULATION

Le Droit de la Régulation est l'expression par les Autorités publiques de prétentions spécifiques: celles de construire et de maintenir dans des systèmes économiques, dont le dynamique marchand concurrentiel est préservé, un équilibre entre celui-ci et d'autres soucis. C'est la définition que l'on s'accorde désormais à donner au Droit de la Régulation!footnote-1917, Droit de la Régulation que l'on ne confond ni avec l'économie administrée ni avec le Droit de la concurrence!footnote-1932.

Construit en Ex Ante, le Droit de la Régulation caractérise des "secteurs" pour lesquels un équilibre est créé à l'origine puis maintenu dans le temps par un équilibre instable entre le principe de concurrence et d'autres "soucis", comme par exemple la prévention des risques systémiques, l'accès de tous aux soins ou la pluralité des opinions. Pour assurer l'effectivité permanente de ces buts techniques ou politiques dans un système concurrentiel libéral, des Autorités permanentes de Régulation sont établies et exercent leurs pouvoirs d'une façon permanente, le temps pertinent de leur action demeurant le futur.

Il est acquis que le Droit de la Régulation est de nature téléologique, comme cela fût explicité dès 2001 dans la définition même du Droit de la Régulation!footnote-1917. Par définition il faut partir des "buts" du Droit de la Régulation pour en déduire toutes les règles juridiques applicables à ses différents mécanismes, par exemple l'accès aux réseaux, la constitution de stocks, la tarification ou l'attribution de droits exclusifs.

Mais l'évolution du monde a conduit à dépasser le Droit de la Régulation pour engendrer le Droit de la Compliance qui le prolonge et le dépasse de deux façons.  En premier lieu, en transposant les buts du premier au-delà des secteurs régulés (1) et, en second lieu, en accroissant les prétentions portées par les buts que l'on veut atteindre (2).

 

1. Le Droit de la Compliance, un Droit de la Régulation au-delà des secteurs régulés

Au départ, les soucis mis en balance du principe concurrentiel bienvenu caractérisaient des secteurs spécifiques, par exemple le souci de l'autonomie dans le secteur énergétique ou le souci de l'absence de défaillance d'entreprises cruciales dans les secteurs bancaire et financier, ont justifié leur incorporation dans les entreprises elles-mêmes. C'est pourquoi les mécanismes de Compliance ont pris naissance dans le secteur bancaire et financier, impliquant des entreprises transparentes et supervisées par des Autorités publiques interférant dans leur gouvernance!footnote-1933, en charge de veiller elles-mêmes à prévenir les abus de marché pouvant se commettre en leur sein!footnote-1927

L'on peut désormais observer cette considération par le Droit de la Compliance de soucis qui n'ont pas été visés par le Droit de la Régulation, soit parce que leur ampleur excède le secteur qui les a vus naître, soit parce qu'ils se déploient dans un espace qui ne constitue pas un secteur. C'est notamment le cas de l'espace digital, qui ne peut pas être qualifié de secteur puisque le numérique constitue une nouvelle configuration globale du monde dans lequel nous vivons!footnote-1926. Cela est d'autant plus problématique que le principe de liberté ne peut suffire à lui-seul à civiliser un espace et que, pour l'instant, nous ne disposons que de ce seul principe universel, ce qui produit un espace sans véritable architecture!footnote-1930.

Plus généralement, la problématique de l'équité, qui avait été juridiquement prise en charge par le Droit de la Régulation, notamment par le mécanisme technique des tarifications, est reprise à travers le thème de l'exigence de "régulation de la mondialisation", le monde n'étant pas non plus un secteur et cette expression de "régulation de la mondialisation" renvoyant plutôt au Droit du commerce international.

Ainsi, le mécanisme de la "vigilance", dont la loi française dite "loi vigilance" de 2017 n'est qu'un exemple, est un outil essentiel en Droit de la Compliance en ce qu'elle permet notamment de prendre en charge la régulation d'une chaine économique indépendamment des secteurs, parce qu'il est juste de le faire!footnote-1931. L'obligation de "vigilance" va se développer dans les années qui viennent, les notions de filière, de chaines et de réseau remplaçant la notion abstraite de marché pour rendre compte des organisations de pouvoir et obliger les entreprises en conséquence!footnote-1934, y compris celles qui apportent les capitaux.

Le Droit de la Compliance va ainsi prendre le relais du Droit de la Régulation en organisant une prise en charge de ses soucis régulatoires tout en brisant la condition préalable qui paraissait pourtant sine qua non de l'existence d'un secteur!footnote-1918 : en internalisant dans les entreprises directement, qu'elles appartiennent ou pas à un secteur, des soucis d'équilibre entre le principe de concurrence, conservé, et les soucis jusqu'ici limités à des secteurs. Par exemple, le Droit de la Compliance va internaliser dans les banques des obligations de compliance, non plus parce qu'elles sont dans un secteur régulé et supervisé mais en raison du fait qu'elles "sont en position" d'être vigilantes, notamment au regard de leurs clients, qu'elles doivent "connaître", technique d'obtention d'information qu'elles transmettront aux Autorités pour lutter contre la corruption. De la même façon, le souci de l'environnement leur est internalisé, à travers la notion désormais juridique de "finance verte" parce qu'elles sont les plus à même de mettre en place les outils pour satisfaire des prétentions environnementales. Le Droit de la Compliance apparait désormais, en relais du Droit international public, comme la branche du Droit qui pourrait prétendre "réguler la mondialisation"!footnote-1919

Parce que le Droit de la Compliance est le prolongement du Droit de la Régulation dans des secteurs déjà régulés mais également en dehors de toute considération de secteur, l'application des mécanismes s'opère donc à partir des "buts" du Droit de la compliance, lesquels sont les mêmes que ceux du Droit de la Régulation. C'est particulièrement net en ce qui concerne la matière bancaire et financière, là où ce prolongement a été conçu en premier!footnote-1920, mais l'ampleur de ces buts est aujourd'hui accru.

 

2. Le Droit de la Compliance, porteur de prétentions au-delà de celles du Droit de la Régulation : les "buts monumentaux" de la Compliance

Le Droit de la Compliance représente une extension par rapport au Droit de la Régulation non pas seulement quant aux activités qui sont visées mais encore quant aux prétentions qui sont formulées. Les Etats-Unis, qui ont conçu les premiers les outils de compliance au regard des buts poursuivis par le Droit de la Régulation en sont restés à ceux-ci, à savoir principalement la prévention des risques systémiques, la corruption étant intégrée dans ceux-ci.  

C'est là où l'Europe de la Compliance se distingue!footnote-1921. Elle renforce en cela à la fois son autonomie et son identité!footnote-1935. En effet, tandis que les différents systèmes juridiques visent avant la préservation des systèmes par la surveillance en Ex Ante des risques qui les menacent grâce aux différents Outils de Compliance, l'Europe se caractérise d'abord par l'association immédiatement faite entre la protection de la personne et mécanisme de Compliance. Ce dont les outils de Compliance pour protéger les données personnelles sont exemplaires.

Le Droit européen de la Compliance est donc intrinsèquement plus complexe que les autres, que le Droit américain ou le Droit chinois de la Compliance par exemple, parce qu'il vise, en même temps, d'une part la concentration et la communication d'information pour préserver les systèmes et les personnes de dommages systémiques futurs, par exemple un effondrement de place ou une épidémie, et d'autre part l'exclusion de cette même concentration et communication, dès l'instant que cette information concerne l'individu. L'un n'est pas le principe et l'autre l'exception. Ce sont deux principes centraux. 

Le "Droit des données personnelles", qui est encore peu conçu!footnote-1922, est en effet au cœur du Droit de la Compliance et implique lui-aussi une appréhension téléologique de ses règles, puisqu'il s'agit toujours dans les deux cas de protéger les individus. A l'avenir, au-delà des textes, comme l'European Digital Services Act, ce sont les tribunaux qui ajusteront l'application simultanée de ces deux principes!footnote-1928, plus délicate à opérer que l'application  corrélée entre un principe et une exception.

Ce souci premier des êtres humains dans le Droit de la Compliance tel que le Droit européen le porte de façon croissante, notamment à travers ce nouvel outil singulier que sont l'ensemble des droits subjectifs, lesquels ont vocation à en devenir les outils premiers parce qu'ils en sont les outils les plus naturels!footnote-1929,  explique l'accroissement des "prétentions" exprimées : il prend la forme juridique non seulement de la protection de la vie privée des personnes, mais encore de l'exigence de la "probité" qui place la personne au centre des marchés, justifiant les outils imposés en matière de lutte contre la corruption, du blanchiment d'argent, du financement du terrorisme, des abus de marché (abus financiers!footnote-1936 ou comportements anticoncurrentiels). L'ensemble sera accru et unifié par un renouvellement de leur interprétation par la considération première de la protection des personnes. 

L'article publié dès 2016 sur Le Droit de la Compliance!footnote-1923 place ainsi dans la définition de celui-ci les "buts monumentaux", de nature négative (empêcher l'avènement d'un phénomène, comme la corruption, le terrorisme, le trafic de drogue ou des êtres humains, etc.) ou de nature positive (obtenir l'avènement d'un phénomène, comme la préservation de la nature, l'égalité entre les êtres humains, etc.), l'ensemble convergeant vers un but unifié qu'est la protection des êtres humains. L'évolution du droit positif montre que la définition générale dont le Droit européen, notamment à travers le Droit protecteur des données personnelles, a donné l'exemple, s'ancre de plus en plus dans les techniques juridiques, ces outils de la Compliance trouvant leur unité par l'unicité du but "monumental" pour lequel ils ont été mis en place.

 

B. UNICITE DES OUTILS DE LA COMPLIANCE PAR LA NORMATIVITE DES BUTS MONUMENTAUX PAR RAPPORT AUXQUELS ILS S'AGENCENT

Parce que le Droit de la Compliance place ces buts monumentaux au centre même de sa définition, ceux-ci s'infusent dans le régime juridique appliqué aux différents outils tant dans les interprétations requises que dans les contraintes qui y sont associées.

C'est pourquoi les différentes techniques de Compliance sont autant d' "outils", non autonomes les uns des autres, dont l'extrême diversité ne posent pas de difficulté. 

En effet, le terme d'outil renvoie à une définition instrumentale de ce dont on parle, la technique en question ne prenant sa forme juridique définitive qu'au regard de ce qu'il sert. Un "outil" n'a en lui-même aucun sens, il n'est qu'une esquisse et c'est se perdre dans sa technicité que de le couper de son intimité avec son but.

C'est pour cela que si l'on devait réduire la totalité du Droit de la Compliance à n'être qu'un "outil", s'arrêter là et ne pas inclure les buts dans la définition, non seulement son apprentissage deviendrait très difficile, et l'on préférerait alors sans doute réduire la "conformité" à la "légalité", confiant à des "codes d'éthiques" simples et compréhensibles le soin d'exprimer "ce qui est juste"!footnote-1937, mais encore il pourrait être un instrument d'efficacité au service de n'importe quoi. Cela serait éminemment reprochable. Parce que les buts monumentaux de la Compliance sont au cœur de la définition du Droit de la Compliance, ils façonnent juridiquement toutes les règles appliquées aux différents "outils" utilisés, comme les cartographies des risques, les formations, les reportings, les déclarations de soupçon, les protections des lanceurs d'alerte.

Plus encore, parce que les buts monumentaux sont cohérents entre eux, jusque dans cette contradiction apparente entre l'obligation de centraliser et de diffuser l'information et l'interdiction de centraliser et de diffuser l'information, car l'on peut définir l'ensemble du Droit de la Compliance par le but monumental de protection des êtres humains, qui parfois implique l'un et parfois implique l'autre, ce sont ces buts monumentaux qui assurent l'unité du Droit de la Compliance et permet donc son application globalement cohérente dans la durée.

Sans cette fonction unificatrice des buts monumentaux négatifs et positifs, lesquels peuvent eux-mêmes s'exprimer par la protection des êtres humains, il n'y aurait pas de Droit de la Compliance, mais simplement des petits droits de l'exécution en Ex Ante qui prolongent chaque branche du Droit, car elles gagnent toutes à être toujours plus effectives et il faudrait alors parler de "droit de la compliance concurrentielle, droit de la compliance sociale, droit de la compliance environnementale, etc.", en autant d'étage d'une tour qui ne finirait jamais de monter. L'on ne voit pas pourquoi en effet il faudrait s'arrêter à ces branches du Droit, car le Droit de la famille requiert lui-aussi une effectivité en Ex Ante et il faudrait bien un droit de la compliance familiale, un droit de la compliance des biens, etc. Tandis qu'on l'on ne sait pas comment justifier la présence du Droit des données personnelles dans le Droit de la Compliance puisqu'il n'est pas le garant d'effectivité d'un corpus qui lui est extérieur, alors que l'insertion du Droit des données dans le Droit de la Compliance ne semble pas contestée. 

Si l'on part plutôt des buts monumentaux pour faire fonctionner l'ensemble d'une branche du Droit dont il est assez simple de cerner les contours, il en découle une meilleure compréhension des méthodes d'interprétation des mécanismes de compliance, outils transparents par rapport à ces buts normatifs, et une méthode pour mesurer le degré de contrainte juridique associés à ces différents procédés de compliance.

 

II. . METHODE D'INTERPRETATION ET FORCE DE CONTRAINTE DES OUTILS DE COMPLIANCE

Dès l'instant que le Droit de la Compliance est le prolongement du Droit de la Régulation, impliquant comme lui de jure un raisonnement téléologique, il en résulte une méthode d'interprétation qui est usuelle : partir des buts, dans lesquels la normativité juridique est logée, pour en déduire tout d'abord la méthode d'interprétation des différents outils (A). Cela est usuel pour les branches du Droit économique. Mais l'unicité des différents outils s'obtenant par les buts, les différents degrés de contrainte ne s'opèrent pas par les sources mais par les buts, selon la distinction juridique entre les obligations de moyens et les obligations de résultats (B).

 

A. LES METHODES D'INTERPRETATION REQUISES POUR TOUS LES OUTILS DE LA COMPLIANCE

Dès l'instant que la normativité juridique de la Compliance est dans les "buts monumentaux", cela signifie que l'interprétation des mécanismes, parce qu'ils ne sont que des "outils, en découle.

L'interprétation est une opération intellectuelle qui est requise dans le silence, la contradiction ou l'obscurité des règles, l'article 4 du Code civil!footnote-1924 ne faisant que reprendre cette définition générale pour en déduire d'une façon particulière le pouvoir nécessaire que cela confère au juge. Dans une telle hypothèse, si fréquente, la question est alors de savoir comment appliquer un mécanisme de compliance, lorsqu'il produit des contraintes sur autrui ou qu'il produit des prérogatives : dans l'incertitude des textes, faut-il l'interpréter restrictivement ou largement ?

Si l'on n'intègre pas les buts dans le Droit de la Compliance, alors le seul principe à l'oeuvre dans le Droit économique demeure le Principe de Concurrence, qui d'une part repose sur la liberté et interdit une interprétation large des contraintes, et qui, d'autre part, exclut la concentration des informations et leur diffusion. Ainsi tous les outils de compliance étant des mécanismes contraints ou organisés par les opérateurs de concentration d'information et de diffusion d'information, ils viennent en exception au principe de concurrence, où chacun garde pour soi l'information et lutte contre les autres dans des rapports instantanés.

Ainsi chaque mécanisme de Compliance, légitime en lui-même (notamment parce qu'une loi l'aurait ancré dans le système juridique), devra être interprété restrictivement si l'on continue à penser les systèmes économiques autour du principe de concurrence, avec quelques dispositions particulières éparses. Cela serait encore plus vrai que le Droit de la Compliance n'est qu'un outil d'effectivité, notamment d'effectivité du Droit de la concurrence!footnote-1942, ne recélant en lui-même aucun principe autonome, pouvant faire face aux autres, notamment au principe de concurrence. L'interprétation de l'outil de compliance devra toujours être restrictive.

Mais si l'on considère à l'inverse que les outils, y compris dans les pouvoirs qu'ils conférent à ceux qui les manient, par exemple les entreprises qui gèrent les plateformes numériques en charge de lutter contre les discours de haine, forme particulière de la protection des êtres humains, doivent être interprétés au regard des buts, alors chaque disposition au sein de chaque outil doit être confrontée au but : si la disposition technique particulière sert le but, alors elle doit elle-même être interprétée comme un principe, et donc interprétée largement. Ce n'est que si elle ne concourt pas à la réalisation du but que son interprétation restrictive est requise.   

L'enjeu est alors de nature probatoire. 

C'est à l'entreprise qui se prévaut d'une interprétation de principe d'un outil de compliance qui lui confère du pouvoir sur autrui, par exemple l'obtention d'information, de démontrer que cela sert le but. Il sera sage de préconstituer la preuve d'un tel lien positif entre l'outil et le but, et d'y associer par avance la preuve d'un rapport de proportionnalité  entre la contrainte sur autrui et la concrétisation du but, cette démonstration devant elle-aussi faire l'objet d'une preuve préconstituée. 

 

B. LA CONTRAINTE JURIDIQUE DETACHEE DU CRITERE DE LA SOURCE, ATTACHEE A L'ARTICULATION ENTRE L'OUTIL ET LE BUT  

Pour mesurer la force de contrainte des outils de compliance, il convient non pas de partir des sources de ces outils mais plutôt des buts qu'ils servent. En effet, comme l'avait fait le Droit de la Régulation, l'essentiel est dans la "mission", c'est-à-dire l'objectif qui est visé et qui est défini par les Autorités publiques. Cette définition prend d'autant plus de consistance dans le Droit de la Compliance qui traite de la même façon les mises en place des différents outils de Compliance qu'ils soient prévus par diverses réglementations ou qu'ils soient prévus par les entreprises elles-mêmes, notamment par les mécanismes de chartes, les "chartes de compliance" venant prendre place à côté des "codes de conduite" et "codes éthiques", les équipes en charge de la Compliance contribuant à la rédaction de l'ensemble de ces différents documents pour créer une "culture de Compliance" au sein de l'entreprise.

La question juridique est celle de savoir si l'établissement des différents outils constitue une obligation de moyens ou une obligation de résultat. C'est précisément non pas la distinction entre les sources d'élaboration et pas davantage entre les divers outils de Compliance qui donnent la ligne de partage, mais bien la relation entre les outils de Compliance et les buts monumentaux pour lesquels ils ont été dressés, de gré ou de force, par une technique ou par une autre (1). Si cette distinction commence à devenir nette dans le droit positif, en revanche, le système probatoire qui doit en résulter demeure à construire (2).

 

1. Le maniement de la distinction de l'obligation de moyens et de l'obligations de résultat en superposition de la distinction entre les "outils" de Compliances et les "buts" monumentaux poursuivis

Dès l'instant que les entreprises vont, elles aussi, avoir des "prétentions" à s'occuper d'intérêts qui les dépassent, à travers leur responsabilité sociétale ou une nouvelle conception de leur "mission", prétendant donc avoir une "raison d'être" qui ne serait plus le profit, elles seront liées par celles-ci au bénéfice de ceux qui constatent ce maniement des outils de compliance. 

Il est souvent souligné que le Droit de la Compliance fait une grande place au "droit souple", ce qui est le fait aussi bien des entreprises, par ces nombreuses chartes, mais c'est aussi le fait des institutions, notamment par des lignes directrices, chacun pouvant aligner des "codes" comme de nouveaux petits Napoléons. Pourquoi pas, à condition que ceux qui rédigent ces Codes, qui ne peuvent pas être que pédagogiques!footnote-1925, y soient tenus par la considération concrète des buts qu'ils visent. Car en Droit l'on ne peut parler pour ne rien dire.

L'existence d'une contrainte ou pas ne va donc pas venir de la source car l'on ne peut soutenir que seul le "droit dur" contraint" et pas le "droit souple", car les lignes directrices des Autorités sont à ce point productrices de droit!footnote-1938 qu'elles ne peuvent prévoir d'interdictions sanctionnées!footnote-1939 et que les multiples documents internes engagent les entreprises qui les adoptent!footnote-1940

S'articule alors pour tous les outils de compliance, quelle que soit leur source, la distinction entre les obligations de moyens et les obligations de résultat. L'entreprise, qu'elle ait été contrainte ou qu'elle l'ait fait spontanément, ne peut être forcée d'atteindre le but. Une telle exigence serait d'autant plus déraisonnable qu'il s'agit de "buts monumentaux", pouvant être ramenés à la considération effective et efficace de la personne faible. Mais la mise en place des outils pour y parvenir est quant à elle une obligation de résultat.

Ainsi, que l'engagement vers le but ait pour source la législation, un ordre d'une autorité (à travers un programme de Compliance) ou un acte de responsabilité sociétale, la règle de contrainte doit toujours être la même, quel que soit l'outil de Compliance considéré : mettre en place des outils à la mesure (principe de proportionnalité) des buts monumentaux.

Cette mise en place effective est une obligation de résultat. Elle implique une culture probatoire de la part des entreprises.

 

2. La culture probatoire requise, prenant appui sur un programme systématique de préconstitution des preuves

En effet, les outils de la Compliance ne sont pas mécaniquement contrôlés et ne doivent pas être  mécaniquement conçus : leur imprégnation par le but recherché sera elle-même contrôlée par les Autorités de supervision!footnote-1941, cette imprégnation devant faire l'objet d'une préconstitution de preuves par l'entreprise. 

Ainsi, un programme probatoire systémique doit être mis en place dans les entreprises, traduisant outil par outil la façon dont ils convergent effectivement et efficacement vers les buts monumentaux (sans nécessairement les atteindre).

Par exemple, des collaborations aux différents audits, qui n'aboutissent pas toujours à tout détecter mais qui permettent de conclure à l'existence d' "audit de compliance" au sein de l'entreprise.

Par exemple, des enquêtes internes qui ne produisent pas une dénonciation de toute méconnaissance des règles mais qui démontrent l'effectivité de la "vigilance" de l'entreprise, vigilance par laquelle l'entreprise exprime la distance qu'elle organise à l'égard d'elle-même et la prise en charge qu'elle prend dans la filière dans laquelle elle s'insère en amont et en aval.

Par exemple, des programmes de formation, qui n'aboutissent pas toujours à diffuser pleinement une "culture de compliance", mais qui sont effectivement conçus pour cela ; le succès des formations devant être mesuré au-delà de la présence effective.

Par exemple, des cartographies des risques qui ne détectent pas toutes les crises qui se déclencheront, mais suivent les méthodologies communément admises pour le faire.

Par exemple, des systèmes de lancement d'alerte qui ne conduisent pas tous les détenteurs d'informations à transmettre celles-ci, mais qui les incitent à le faire en raison de la protection effective qui est organisée.

Par exemple, des comportements exemplaires de la part des mandataires sociaux, comportements qui ne suffisent pas toujours à convaincre chacun que le Droit de la Compliance est une chance pour les entreprises et pour l'Europe et non pas un fléau, mais qui tendent à cela, notamment par la non-contradiction entre leurs paroles et leurs actes.

 

Apparaît alors dans son unité cet ensemble structurellement organisé Ex Ante d'outils qui se répondent les uns aux autres, se confortent les uns les autres et satisfont ainsi à l'obligation de résultat qui pèse désormais sur les entreprises, nouveaux "opérateurs cruciaux" d'un monde qui recherche ses ancrages, de donner à voir qu'elles prennent en charge les soucis globaux non-immédiats et qui les dépassent. 

______________

 

 

 

1

Frison-Roche, M.-A., Le Droit de la Régulation, 2001.

2

Sur les différents rapports que les techniques juridiques de Régulation entretiennent avec le principe de concurrence, v. un rappel pédagogique va une leçon sur le Droit de la Régulation conçu tout d'abord dans un rapport avec le Principe de concurrence, soit en ce que le Droit de la Régulation (alors "transitoire") est ce qui permet de construire un marché concurrentiel, le Droit de la Régulation étant l'accompagnement de la libéralisation de secteurs naguère monopolistiques, soit en ce que le Droit de la Régulation est ce qui répond à une "défaillance de marché", appareillage requis pour une organisation dont l'idéal demeure le principe de concurrence. A cela se distingue une troisième conception du Droit de la Régulation, proposée en 2001, et qui tend à se généraliser, plus politique, d'un Droit de la Régulation qui ne prend pas le principe de Concurrence, ni comme réalité à construire ni comme idéal au regard duquel il faut gérer les "défaillances" de marché, mais comme une branche du Droit qui crée et maintient un équilibre entre le principe de concurrence et d'autres soucis définivement poursuivis, même dans des situations où techniquement la loi de l'offre et de la demande pourraient suffire. Cette conception est aujourd'hui plus partagée qu'il y a 20 ans. 

3

Frison-Roche, M.-A., Le Droit de la Régulation, 2001.

4

Frison-Roche, M.-A. (dir.), Régulation, Supervision, Compliance, 2017.

5

Sur cette dimension historique, v. Frison-Roche, M.-A., Compliance : avant, maintenant, après, 2017.

7

V. d'une façon générale, Frison-Roche, M.-A., Se tenir bien dans l'espace numérique, 2020. 

Cela peut suffire à des opérateurs qui veulent déployer leur puissance technologique, économique et financière sans aucune limite, ce qui se traduit par l'argumentaire juridique construit par les opérateurs digitaux cruciaux, qui ont construit ce nouveaux espaces à partir du seul principe de liberté et veulent que celui-là seul soit retenu comme principe de gouvernement. La réaction des actions en Ex Post de concurrence, qui se déroulent dans le monde entier, sont construites sur le principe de liberté, l'Ex Post des sanctions répondant aux excès de l'Ex Ante des entreprises. Cela ne peut pas produire un "effet de civilisation". 

Le Conseil constitutionnel français, dans sa décision du 18 juin 2020, relative à la loi dite "Avia", en est lui-aussi resté au principe de liberté. Il ne pouvait donc que censurer cette loi votée qui repose sur un Droit reposant sur le principe de "dignité des êtres humains". Le principe de "dignité des êtres humains", qui, articulé au principe de liberté, peut civiliser un espace, est notamment promu dans l'ouvrage de Michael Sandel : The tyranny of Merits. What becomes common good? ,2020. Cet ouvrage rejoint les idées développées par Alain Supiot sur la dignité du travail humain: Supiot, A, Qu'est-ce qu'un régime de travail réellement humain ?, 2017 

8

Pour l'exposition du mécanisme de vigilance et sa justification, v. Supiot, A., Prendre la responsabilité au sérieux; 2015. 

9

Sur la description de tout cela, v. les travaux essentiels d'Alain Supiot sur la "reféodalisation" du monde : Supiot, A., Les deux visages de la contractualisation: déconstruction du droit et renaissance "féodale", 2007

11

Frison-Roche, M.-A., La Mondialisation vue par le Droit, 2017.

12

Frison-Roche, M.-A., Compliance : avant, maintenant, après, 2017.

13

Frison-Roche, M.-A. (dir.), Pour une Europe de la Compliance, 2019. 

16

Sur l'application simultanée de ces deux principes, v. par exemple, dans le contentieux relatif à l'exploitation des données par Facebook, l'ordonnance rendue par le Président du Tribunal de l'Union européenne le 29 octobre 2020.

18

Le Droit américain, par la loi dite Dodd-Frank, organisant la prévention des crises en protégeant chaque investisseur par des droits nouveaux, droit à l'information portable, droit au recours juridictionnel. 

19

Frison-Roche, M.-A., Le Droit de la Compliance, 2016 ; pour une description plus longitudinale de cette description, v. L'aventure du Droit de la Compliance, 2020. 

20

Voir par exemple le "Code de conduite" de Norvartis, transformé en 2020 en "Code d'éthique", lequel a pour fonction d'exprimer ce qui est juste : "Our Code of Ethics: Our committment to doing what's right.

Pour l'élaboration de ce Code d'Ethique les équipes de Compliance ont été mises à contribution.

21

Article 4 du Code civil : Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être  poursuivi comme coupable de déni de justice. 

22

Sur l'exposé de cette conception et sa réfutation, v. Frison-Roche, M.-A., Droit de la concurrence et Droit de la Compliance, 2018. 

23

Sur la dimension pédagogique de tout outil de Compliance, v. Frison-Roche, M.-A., La formation, contenant et contenu de la Compliance, 2020

24

Conseil d'Etat, 16 mars 2016, Numericable , et Finverest. ; v. aussi C.E., 12 juin 2020, Gisti.  , qui pose la recevabilité d'un recours pour excès de pouvoir contre un document dès l'instant qu'il présente une "portée générale". 

25

A propos des lignes directrices de la CNIL, dont la disposition fut annulée par le Conseil d'Etat de ce fait, C.E., 19 juillet 2020,Association des Amis de la Terre

26

Cela est acquis pour les multiples chartes, à travers les engagements déontologiques. Mais cela peut être également soutenu pour des documents de nature plus "interne", comme la cartographie des risques, dès l'instant qu'on peut rattacher cet outil de compliance à des droits subjectifs, notamment le droit des tiers "à être inquiétés", forme particulière du droit à l'information. V. dans ce sens, Frison-Roche, M.-A., Dresser des cartographies des risques comme obligation et le paradoxe des "risques de conformité", 2020 ; v. d'une façon plus générale le grand avenir des droits subjectifs comme outils premiers de la compliance, Frison-Roche, M.-A., Les droits subjectifs, outils premiers et naturels du Droit de la Compliance, 2020

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