10 septembre 2020

Publications

L'aventure du Droit de la Compliance

par Marie-Anne Frison-Roche

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Ce document de travail est la base d'un article publié au Recueil Dalloz dans les Chroniques MAFR  Droit de la Compliance

Lire les autres chroniques parues chez Dalloz dans la rubrique Chroniques MAFR Droit de la Compliance

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Les aventures ont toujours un début. Souvent lointain, parfois oublié, et il faut ne pas vivre dans le passé, n’en conserver qu’un fil rouge que l’on peut suivre à la trace.

 

Je suis arrivée à Sciences Po en 2001 pour entrer dans un espace où il n’y avait à l’époque qu’un seul professeur de droit public, rattaché à la commission de science politique puisque le Droit n’existait pas en tant que matière autonome dans cet établissement.

J’y ai créé un cours, Les Grandes Questions du Droit, une Commission de spécialistes pour accueillir d’autres professeurs de droit, droit privé et droit public, qui furent recrutés en nombre sur des postes de titulaires pour enseigner dans le master que j’y ai fondé, le Master de Droit Economique en 2004!footnote-1899. Le Droit de la Régulation y avait une place centrale, à chacun ses objets de prédilection.

C’est pour développer ce Droit de la Régulation que j’ai fondé et le Concours international d’arbitrage de Paris en 2005, à l’origine centré sur les liens entre Régulation et Arbitrage, et le Forum de la Régulation dès 2001 et la Chaire Régulation!footnote-1900, dont les partenaires soutenaient aussi le concours d’arbitrage.

Puis, les aventures comprenant toujours des péripéties, j’ai cessé de diriger ces structures et d’y participer pour ouvrir d’autres projets, le fil rouge demeurant.

 

La nouvelle aventure est celle de la Compliance, le Droit de la Compliance étant le prolongement du Droit de la Régulation!footnote-1889.

Le Droit de la Compliance suscite peut-être autant d’interrogations et de scepticisme que le Droit de la Régulation, lorsque j’ai écrit en 2001 au Recueil Dalloz « Le Droit de la Régulation », insistant par exemple dans cet article sur l’importance de l’interrégulation!footnote-1890 ou sur l’interférence avec les contrats. L’article « Le Droit de la Compliance » publié  au Recueil Dalloz en 2016 se situe dans son prolongement.

 

Le Droit de la Compliance est une nouvelle branche du Droit!footnote-1891.

 

Alors comment concrètement faire pour qu’elle se construise ?

 

Sa construction sera d’autant plus paradoxalement ralentie si, pour en montrer l’importance et en souligner l’autonomie, on perçoit dans tout ce qui se fait en Compliance (car il y a tant d’actions, de formations, de décisions et de textes, dans tous les pays du monde, nous voilà avec une « passion » pour la Compliance, avec la part de détestation que cela implique…) qu’un prolongement des matières que l’on connait déjà : le Droit des sociétés, mais plus efficace ; le Droit de l’environnement, mais plus efficace ; le  Droit public, mais plus efficace, le Droit du travail, mais plus efficace, etc.

 

Le Droit de la Compliance serait alors réduit à être ce qui rend « plus efficace » tout le Droit. Ce serait l’entrée en majesté des voies d’exécution qui passe de l’Ex Post à l’Ex Ante. Les américains désignent ces techniques, de nature administrative, consistent à rendre « plus efficace » les règles, l’enforcement. Cela serait sans doute plus simple de réduire le Droit de la Compliance à être des voies d’exécution de l’Ex Ante, cela serait plus simple mais cela serait si dommage, surtout pour qui aime l’aventure.

 

Pour qui aime l’aventure, c’est-à-dire l’invention du futur, il vaut mieux imaginer un Droit qui n’existe pas encore et qui exprime une « prétention »!footnote-1892, ce ne qu’ont jamais fait les voies d’exécution. La « prétention » peut se définir comme vouloir réaliser quelque chose qui n’existe pas encore et qui n’existera pas si l’on n’agit pas. C’est dans la nature humaine que de « prétendre », sans doute ce qui fait le point de contact entre le Droit et le Politique, ce qui permet au Droit de n’être pas que technique et que marché!footnote-1893.

 

Cette prétention que le Droit de la Compliance, dans sa nouveauté, sa vigueur, sa jeunesse, a la force de soutenir, c’est un ensemble de « buts monumentaux »!footnote-1894 dont l’ampleur et peut-être la démesure font déjà tomber les bras de certains, mais pas de tous : lutter contre la corruption, lutter contre le changement climatique, organiser l’accès à la culture, protéger les enfants, lutter contre l’esclavage, ouvrir l’espace numérique, lutter contre la haine, etc.

 

Mais quelle prétention … Oui, le Droit de la Compliance se caractérise par sa grande prétention car ce sont des « buts monumentaux ». J’entends bien les sceptiques, certes mais je sens aussi le vent du large, qui appelle à fermer les livres, à écouter les juges lire de si beaux jugements sur la protection des données personnelles, à réfléchir sur le futur. L’ensemble de ces buts monumentaux sont la définition du Droit de la Compliance, qui lui donne son unité, qui seuls justifient la violence de la Compliance parce qu’il s’agit toujours de protéger la personne.

 

L’on nous exhorte soit à vivre dans l’incertitude, soit à exiger du Droit de la sécurité. Cette sécurité serait dans la seule « efficacité » des règles dont le contenu serait lui-même indifférent (puisque le Droit de la Compliance serait de l’enforcement), ce qui politiquement soulève des inquiétudes car tout peut être rendu efficace et de nombreux bureaucrates, humains ou machines, rendront efficaces des systèmes, par exemple de surveillance, sans qu’un Droit de la Compliance non intime de ses buts, eux-mêmes intimes de la protection de la personne, y trouve à redire. Un tel Droit de la Compliance serait un grand danger.

 

Les buts étant constitutifs du Droit de la Compliance, il faut alors mais il suffit d’être certain des buts que l’on veut atteindre, ce qui montre la dimension politique et morale du Droit de la Compliance, son articulation avec la raison d’être des entreprises!footnote-1895 et la place qui demeure celle des États!footnote-1896.

 

Ces buts monumentaux donnent son unité au Droit de la Compliance, branche nouvelle!footnote-1897 qui prétend protéger l’être humain. Ce qui est déjà là ce sont les techniques juridiques violentes qui se déploient au titre de la Compliance, ce qui doit être construit et revendiqué ce sont les buts monumentaux sans lesquels cette violence ne serait pas supportable mais pour l’obtention desquels elle est requise.

 

Les buts monumentaux doivent être explicités par les textes, comme ils le sont dans l’Union bancaire. Ils doivent être contrôlés par les juges, comme ils viennent de l’être dans l’arrêt du 3 septembre 2020 Vivendi rendu par la Cour de Justice de l’Union européenne. 

 

Nous venons à peine de larguer les amarres, le Droit de la Régulation demeure présent dans le Droit de la Compliance qui porte en lui le souci de l’intérêt général que tous peuvent porter, et sur lequel une Europe plaçant l’être humain au centre du système est en train de se construire!footnote-1898.__

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1

Les présentations multiples et successives du Master de Droit économique tel qu'il était conçu ne sont plus accessibles sur le site de Sciences po, je n'ai pas moi-même conservé la trace de ce qu'il fût pendant presque 10 ans de sa conception en 2001 jusqu'en 2009, date à laquelle j'ai cesser d'en assurer la responsabilité.

2

Il n'y a pas de renseignement disponible sur la Chaire Régulation sur le site de Sciences po, il n'est donc aujourd'hui possible d'en reconstituer ce qu'elle fût qu'à travers certains traces extérieures laissées par des activités comme des actes de colloques et les publications qui s'en suivirent, mais pas en tant que telle, n'en ayant pas moi-même conservé les dossiers en tant que tels.

4

Voir par exemple après un premier développement sur "l'interrégulation" dans l'article "Le Droit de la Régulation" en 2001, voir en 2005 l'article spécifiquement consacré à "L'hypothèse de l'interrégulation".

5

Sur le fait que le Droit de la Compliance, prolongement du Droit de la Régulation, largue les amarres et se détache de celui-ci, voir dans le cadre des Chroniques MAFR - Droit de la Compliance publiées régulièrement au Recueil Dalloz, v. Le Droit de la Compliance au-delà au Droit de la Régulation, 2018. 

6

Sur la notion centrale de "prétention", que porte dans sa définition même, le Droit de la Compliance, ce qui le rend adéquat dans un système mondialisé et le rend apte à "réguler la mondialisation", voir Frison-Roche, M.-A., La mondialisation vue par le droit, 2017. 

8

Sur la notion de "buts monumentaux", mis au centre du Droit de la Compliance dès 2016, Frison-Roche, M.-A., Le Droit de la Compliance, 2016. 

Cela fonde notamment l'effet extraterritorial du Droit de la Compliance, donnant le critère pour les effets extraterritoriaux illégitimes (notamment les embargos) et les effets extraterritoriaux légitimes (notamment la lutte contre la corruption ou la protection des forêts cruciales et plus généralement la protection de l'être humain) :Frison-Roche, M.-A., Compliance et extraterritorialité : un couple naturel et efficace pour l'avenir de l'Europe, 2020. 

Cela met en lien le Droit de la Compliance et la construction de la souveraineté de l'Europe: Frison-Roche, M.-A., Le Droit européen de la Compliance peut-il prévenir les crises ?, 2020. 

Sur l'ouvrage général entièrement consacré à cette notion, Frison-Roche, M.-A. (dir.), Les Buts Monumentaux de la Compliance2022.

9

Sur la présence de la raison d'être dans la définition du Droit de la Compliance, Frison-Roche, M.-A., The practical utility of a definition of Compliance Law, août 2020.

10

Frison-Roche, M.-A., La mondialisation vue par le Droit, 2017.

11

Comme il fut en son temps difficile de concevoir et de faire admettre que le Droit de la Régulation constituait bien une branche du Droit : Frison-Roche, M.-A., La Régulation, objet d'une  branche du droit, 2002.

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