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► Référence complète : M.-A. Frison-Roche, Le Droit rêvé de la Compliance, document de travail, juin 2020.
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Ce document de travail, "Le Droit rêvé de la Compliance", sert de base à un article, "La compliance", inséré dans l'ouvrage collectif à paraître sous la direction de Jean-Baptiste Racine, Le Droit économique du XXIème siècle, dans la collection Droit & Economie, LGDJ-Lextenso, 2020.
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Personne ne peut savoir ce que sera le Droit du XXIième siècle. Prétendre le connaître, c'est juste ne pas réaliser son ignorance. Pourquoi alors écrire à ce propos, puisque le futur est toujours surprenant ?
L'on ne peut écrire que sur la part d'inconnu du Droit de demain. Si l'avenir ensuite se calque sur ce qui fût écrit, alors tant mieux pour le prophète, hommage pouvant, par exemple, ainsi être rendu à Pierre Godé
Lévi-Strauss soutenait qu'enseigner se définit comme rêver à voix haute. Enseigner et décrire le Droit d'un siècle que l'on ne connaitra pas donne plus encore la liberté de le rêver. Cette liberté s'accroît lorsque l'objet est une branche du Droit en train de naître, état du balbutiant "Droit de la Compliance" dont certains soutiennent encore , comme on le fît pour le Droit de la Régulation, qu'il n'existe pas. La main peut alors à sa guise en tracer les traits beaux ou hideux : quel visage aura le Droit de la Compliance, dès l'instant qu'on suppute qu'il existera ?
Il pourra aussi bien être un cauchemar (I) qu'un rêve heureux (II).
C'est à nous de choisir dans quelle catégorie cette branche du Droit va s'épanouir. Car ce dont l'on peut être certain, c'est de cet épanouissement. C'est certes déjà prendre parti que de présupposer l'existence même du Droit de la Compliance. Non pas seulement de le considérer éventuellement avec hostilité car être ennemi de quelque chose ou de quelqu'un c'est déjà reconnaître leur existence. Avant cela, deux objections font radicalement barrage à l'existence même du Droit de la Compliance et leur ombre demeure dans l'avenir de celui-ci
En premier lieu, l'on affirme que la Compliance ne relèverait pas du Droit, mais par exemple de la seule éthique puisqu'elle consisterait à bien se tenir dans des entreprises qui se soucient de l'intérêt d'autrui ou de la planète, par exemple par une prise en charge spontanée de l'environnement ; la Compliance étant une cristallisation de la responsabilité sociale, celle pour laquelle l'on a sa conscience, l'on exprime sa raison d'être et l'on ne rend pas de comptes juridiques
En second lieu, il y aurait bien des mécanismes de Compliance mais insuffisants à constituer une branche du Droit. En effet l'on trouverait de la Compliance en Droit des sociétés, en Droit du travail, en Droit financier, en Droit bancaire, en Droit pénal, en Droit administratif, en Droit européen, en Droit international, etc.
Ces branches classiques, depuis si longtemps constituées, suivant le point de vue adopté, gagneraient en modernité ou seraient menacées de décadence par cette sorte de prolongement que sera la Compliance. Il y aurait ainsi autant de "petits droits de la Compliance" qu'il y a de branches du Droit. Ces nouveaux développements internes seraient comme un nouveau bourgeon, sur lequel il faudrait apporter des soins - si l'arbre en reprend vigueur - ou mauvaise herbe à éradiquer - si le jardin à la française en perd sa perspective .
Ainsi la matière étant éparpillée en autant que de juristes spécialistes, souvent pénalistes ou spécialistes de droit bancaire et financier, puis demain tous les spécialistes de toutes les branches du Droit, cela pourrait constituer l'obstacle le plus radical à ce que le Droit de la Compliance se constitue en lui-même. En effet, l'on en reviendrait à confondre la Compliance et la "modernisation" du Droit lui-même en son ensemble, puisqu'il ne s'agirait que de parfaire chacune des branches classiques du système juridique.
Si l'on garde dans ce demi-sommeil qu'est toute projection dans l'avenir l'espoir d'une branche du Droit constituée, l'on doit écarter ces deux perspectives d'anéantissement, soit dans l'absence totale de Droit soit dans le recouvrement par tout le Droit. Pour écarter les esprits chagrins qui ne voient aucun avenir à la Compliance et ne garder que ses ennemis dans l'espace de cet article, prenons comme conjecture que le Droit de la Compliance existera au XXIième siècle. Sous quelle forme et par quelles voies, dans la paume de quelles institutions, à l'ombre de quel système juridique ? Puisqu'il s'agit de se projeter sur l'écran noir de nos nuits de juristes rêveurs, ne prenons l'état actuel qu'en tant que film-annonce. Comme celui élaboré par le génie qui par Le mépris non seulement fît descendre dans les flammes de l'enfer le cinéma devenu industrie de consommation dont nous gavent les producteurs mais nous offrit la vision de son avenir. De quoi ce que nous voyons aujourd'hui est-il le film-annonce ? Nous avons laissé aller notre imagination puisque les films-annonces sont des oeuves autonomes par rapport au film qui les suit.
Nous n'avons pas idée de ce qui va advenir et ce que nous regardons des brèves et violentes images actuelles du Droit de la Compliance, dont le cinéma fait plutôt un héros du lanceur d'alerte
Tout dépendra de la conception que l'on retiendra du Droit de la Compliance. Parce que le scénario n'est pas écrit, parce que le Droit de la Compliance est un Droit politique, qu'il se définit par les ambitions que nous pouvons prétendre avoir en fixant des "buts monumentaux" que nous allons atteindre, prétention qui en fera une branche majeure du Droit de demain, ou bien nous pouvons abandonner toute prétention, baisser la tête et les bras, et récuser toute prétention. C'est alors que la puissance du Droit de la Compliance, qui n'en sera pas moins grande, se retournera contre nous, êtres humains, comme dans un cauchemar.
Mélanges Pierre Godé, ouvrage hors commerce, 2019.
Godé, P., Le Droit de l'avenir (Un Droit en devenir), 1999.
C'est notamment l'idée du mouvement d'analyse de Law & Literature qui pose qu'en racontant le passé d'une façon ou d'une autre, en l'inventant donc, le Droit, et notamment le Juge, invente le futur et se faisant l'écrit, le crée. Sur ce mouvement qui fût puissant aux Etats-Unis, v. Cabrillac, R. et Frison-Roche, M.-A., Droit et Littérature, à paraître.
V. infra I. Le Droit de la Compliance comme pieuvre cauchemardesque.
Sur le fait que la "responsabilité sociétale" permet de ne pas être juridiquement responsable, v. Supiot, A., Du nouveau au self-service normatif: la responsabilité sociale des entreprises, 2004 ; ce n'est pas le sujet du présent article et cette question ne sera pas développée ici.
V. par exemple, Remplacer la Régulation par la norme par la Régulation par la Donnée, 2020.
V. par exemple Frison-Roche, M.-A., Le Droit de la Compliance, 2016 (monographie) ; Le Droit de la Compliance, 2020 (ouvrage).
Sur ce que le cinéma fait du lanceur d'alerte, avec la mise à disposition des bandes-annonces et d'extraits des films, v. Frison-Roche, M.-A., l'introduction de l'article L'impossible unicité de la catégorie des lanceurs d'alerte, 2019.
Frison-Roche, M.-A., ... (retrouver sur LinkedIn).
I. LE DEPLOIEMENT FUTUR DU DROIT DE LA COMPLIANCE COMME PIEUVRE CAUCHEMARDESQUE
"Quel cauchemar..." soupirent les intéressés lorsqu'ils sont sûrs que les juges et les régulateurs ne les entendent pas... Oui, et cela ne fait que commencer !, ricanent d'autres ! En effet, le Droit de la Compliance est une accumulation de mécanismes supportés par les entreprises, coûteux, fragmentés, incompréhensibles et impossibles à satisfaire (A). Pour parvenir à survivre à cette avalanche de "normes", la perspective de survie serait à l'avenir soit une défense contre le Droit de la Compliance des autres, soit une mise en machine de tout ce fatras (B).
A. LE CHARYBDE D'EXIGENCES DE COMPLIANCE IMPOSEES : COUTEUSES ET VIDES, FRAGMENTEES ET INUTILES
A lire la littérature grise ou savante actuellement disponible, l'on perçoit comme une longue et unanime plainte.
Parce que la "Compliance" se définirait comme l"obligation pour l'entreprise de montrer à priori que toutes les personnes qui dépendent d'elles respectent toutes les règles, il faudrait que l'entreprise ait les moyens de connaître toutes les règles qui lui sont applicables. Non seulement les règles de droit, mais encore les règles techniques, mais encore les règles éthiques.
Que non seulement les dirigeants connaissent toutes ces règles, qui sont des miliers, mais encore tous les changements qui les affectent et toutes les interprétations qui les infléchissent.
Plus le temps passe et plus le volume de ces règles accumulées s'accroît. L'entassement se fait sans "ordre", puisque les Régulateurs américains prétendent appliquer à l'ensemble du monde leur Droit de la Compliance, par une prétention à l'extraterriorialité sous laquelle chacun gémit, et qui n'a aucune raison de se rétracter demain.
Ainsi, ce qui est constaté aujourd'hui serait à la fois une accumulation de "réglementations" de tous ordres, car si la "Compliance" n'était que l'obligation de respecter les règles obligatoires elle se réfèrerait à toutes règles substantielles, ce qui produit une masse énorme, en expansion infinie, demain étant toujours pire qu'aujourd'hui. L'obligation qu'a toute entreprise de donner à voir son respect effectif de toute règle qui lui est applicable ne peut que lui coûter très cher (cartographie des risques
Or, comme cette obligation s'applique à toute règle impérative et que sa formulation est elle-même impérative, voire pénalement sanctionnée, la loi dite "Sapin 2" n'étant que la reprise en droit français du FCPA américain, parangon de l'internalisation dans l'entreprise de l'objectif de législation effectivement concrétisée, le Droit de la Compliance est un Droit substantiellement "vide" : il n'aurait pas de but propre, puisqu'il n'aurait donc qu'une définition procédurale, n'étant que l'internalisation dans le sujet de droit (entreprise) de toute législation qui s'applique à celle-ci.
Mais, l'image cauchemardesque continuant de prendre forme, ces réglementations impératives ne sont pas pour autant unifiées. En effet l'entreprise doit subir autant de réglementations qu'elle a d'implantations, voire endurer l'effet extraterritorial des systèmes juridiques dominants, c'est-à-dire des Etats-Unis. Ainsi, l'entreprise par la Compliance doit gérer l'incorporation de législations nationales contradictoires ou se soumettre à la législation américaine, ce qui a pour effet de détruire le Droit international privé. L'absence de "Droit global" rend donc le Droit de la Compliance d'autant plus insupportable.
Et tout cela pourquoi ? Pour rien... En effet, le Droit de la Compliance serait parfaitement inutile, puisque les entreprises se contenterait d'appliquer mécaniquement des réglementations lointaines dont il est inutile qu'elles comprennent le sens. Cette absence de substance, voire de bon sens, est confortée par les solutions mêmes que l'on propose et qui vont sans doute se développer à l'avenir.
B. LE SCYLLA DE SOLUTIONS PROPOSEES : LA SEULE EMPRISE DES MACHINES ET LA CONCENTRATION DES FORCES DANS LA BATAILLE DES TERRITOIRES
Si l'on adopte une conception perverse de ce qu'est la Compliance, celle-ci pourrait être le terreau d'une sorte de triomphe des machines (1) ou bien continuer d'alimenter la guerre entre les Etats-Unis et le reste du monde (2).
1. La seule emprise des machines : les algorithmes, maîtres de la Compliance
Cela commence toujours par une plainte : comment se sortir de cette marée immonde de "normes" auxquelles nul ne comprend rien ? Et la solution est proposée : la machine va y pourvoir.
Prenons des exemples récents, dans plusieurs pays à, pourtant, forte tradition juridique. Le 17 juin 2020, aux Etats-Unis, l'Institute of Management Accountants a publié un rapport, The Digital Transformation of Compliance and Business Reporting in the Fourth Industrial Revolution:From Fragmentation to Connected Reporting. Ce document part du constat qu'il serait impossible désormais de mener efficacement des missions d'audit et de contrôle des entreprises. Cela serait dû à ce qui est nommé non pas comme le Droit mais comme "l'environnement réglementaire", car les "réglementations" (c'est-à-dire les systèmes juridiques) sont divers, voire contradictoires, ce qui empêche l'investisseur d'être informé sur l'entreprise alors même que la comptabilité a ce but. La solution consiste dans une "révolution des données", consistant à les mettre toutes sur une même plateforme afin qu'une "machine" puisse les "lire" et puisse les "corréler".
Cette "lisibilité par la machine" deviendrait la qualité première de la "réglementation". Stendhal n'en reviendrait pas. La "mise en connection" par algorithme ayant remplacé l'entendement et la raison, le Droit se retire d'un monde mécanique où des machines parlent à des machines.
Au Royaume-Uni, La Financial Conduct Authority (FCA) et la Banque d'Angleterre avaient, en janvier 2020, proposé dans un rapport commun d'améliorer le Droit de la Régulation bancaire et financière par la "Régulation par les Données". Il s'agit de la même façon d'accumuler des informations et d'utiliser des algorithmes pour imposer aux entreprises des comportements. Comme si du constat de la réalité pouvait sortir les conduites à tenir à l'avenir.
En France, la même idée est à l'oeuvre, par exemple lorsqu'un think tank affirme en 2020 qu'il faut cesser de "réguler par la norme" pour "réguler par la donnée", ce qui reprend des affirmations faites en ce sens par le Régulateur des télécommunications ou le Régulateur des activités ferroviaires et routières.
Il faudrait donc prendre tout ce fatras de règles en tout genre, venant de toutes sources et de tous niveaux confondus, mettant cela dans ces énorme machines à "connecter", l'ordinateur quantique donnant de grands espoirs dans cette perspective, pour que se dessine enfin pour chacun la bonne conduite, prescription qui serait obtenue du seul fait de cette seule mise en masse et en articulation.
Les maîtres de la Compliance seraient donc demain les machines.
Parce que la notion de "décision" et de "choix" se serait dissoute dans la notion d'"information" et de "mise en corrélation".
De ce seul fait, alors le Droit, en ce que celui-ci exprime un choix politique, un but poursuivi, une volonté exprimée, en bref en ce que le Droit est une activité humaine, aura disparu.
A observer tant de propositions à la gloire de ce que l'on appelle souvent "l'intelligence artificielle", l'on peut en avoir quelque crainte.
Voulons-nous aller vers ce futur-là ?
On semble en être d'autant plus tenté par cet abîme que ces performances mécaniques nous protégeraient ce qui est si souvent présentée comme la munition d'une grande guerre entre les Etats-Unis et l'Europe, dont la Compliance et le Droit qui l'exprime serait le "cheval de Troie"....
2. La concentration des forces dans la bataille des territoires
Lorsqu'on déplore actuellement la "fragmentation des réglementations"
L'idée est alors que les Etats-Unis ont trouvé dans le vocabulaire de la "Compliance", dont la conservation de l'expression américaine serait la preuve de leur "impérialisme", et dans ses techniques, le moyen de régner sur le monde, en se libérant du respect des frontières qui le tiennent en respect.
Parce que le Droit de la Compliance, à la fois en matière financière, bancaire, en matière d'embargo et de corruption, s'applique sans qu'il soit besoin de relever dans la situation de fait un élément traditionnel de rattachement pour lui appliquer la règle américaine, cet effet est perçu comme étant l'objet même de la règle : en réalité, régner sur le monde.
Dès lors, tous les autres systèmes juridiques, par exemple le Droit européen, devraient rassembler leurs forces, notamment juridiques, pour repousser l'assaillant, et restaurer leur "souveraineté".
Dans une telle perspective, l'avenir du Droit de la Compliance ne saurait être que le triomphe de l'impérialisme américain ou bien la disparition du Droit de la Compliance
Mais cette présentation de ce que sera le Droit de la Compliance n'est pas davantage écrite.
En effet le Droit de la Compliance présente actuellement les linéaments d'une branche du Droit qui peut répondre à ce que les êtres humains recherchent dans des systèmes politiques démocratiques : un moyen efficace d'être protégé de catastrophes à venir.
II. LE DROIT DE LA COMPLIANCE ACCOMPLI, COMME BRANCHE REVEE DE SOLUTIONS PRESERVANT LES PERSONNES DES CATASTROPHES SYSTEMIQUES
La Compliance est le prolongement du Droit de la Régulation
Ainsi, le Droit de la Compliance trouve une définition de nature substantielle, à l'opposé de la conception procédurale, mécanique et vide souvent développée, à travers les "buts monumentaux" qu'il vise (A). Dans le monde quasiment épuisé dans lequel nous nous mouvons, seul le Droit de la Compliance semble apte à relayer encore cette "prétention politique" de buts monumentaux comme la prévention des crises financières, écologiques, sanitaires ou humanitaires, les entreprises demeurent secondes. En effet, celles-ci subissent l'obligation de rendre effectifs les systèmes de prévention des crises et les droits fondamentaux impliqués, qu'elles adhèrent ou non aux valeurs sous-jacentes, l'extra-territorialité étant consubstantielle à cet impératif (B).
A. UN BUT MONUMENTAL SUBSTANTIEL EXPRIMANT UNE PRETENTION POLITIQUE COMMUNE
Comme le Droit de la Régulation
1. La définition par la normativité de buts monumentaux, poursuivis en Ex Ante
Le Politique peut se définir par ses "prétentions", c'est-à-dire une volonté qui se saisit de l'avenir et qui, hors de tout calcul, pose qu'il peut peser sur la façon dont celui-ci va s'agencer
Lorsque ce but posé par une volonté vise un système complet, la "prétention" que la volonté infléchisse l'avenir du système devient monumental : par exemple que la corruption endémique ne fasse pas s'écrouler l'économie, que l'asymétrie d'information ne fausse pas l'intégrité du marché financier, que l'intérêt économique immédiat ne détruise pas la planète à moyen terme, etc.
Ces "buts monumentaux" ont été exprimés par les Etats, légitimes pour se faire par coïncidence entre ceux qui ont donné le pouvoir aux gouvernants et ceux auxquels les actes de gouvernements s'appliquent, la nation dans le territoire concerné
L'évolution du monde rend désormais difficile d'en rester là puisque des crises globales nées ailleurs peuvent nous détruire. La tentation est alors d'élaborer des prétentions dans deux sens opposés : soit celle de construire des murs, soit celle de prétendre plus encore, en élaborant des buts monumentaux pour des territoires tiers, des soucis tiers, des personnes tierces.
C'est ce que sont en train de faire les Autorités publiques qui, pourtant locales, visent désormais des "buts monumentaux" de prévention des crises systémiques globales parce que leur déclenchement ailleurs provoquera des effets catastrophiques dans une zone ou sur des sujets dont elles ont la charge ce qui, en amont, leur donne le pouvoir d'intervenir.
Ce raisonnement qui est acquis en matière bancaire et financière, se propage aujourd'hui en matière d'environnement : il est étonnant de voir à quel point chacun semble admettre comme naturel l'usage que les Banques centrales font de leurs pouvoirs pour prévenir le changement climatique, alors qu'il ne paraissait pas acquis que cela fasse partie de leur office.
L'on peut effectivement penser que les Banques centrales sont en charge de luttes contre toute forme d'instabilité et que, de la même façon que la cartographie des risques vise le risque d'instabilité politique, l'instabilité monétaire n'étant qu'un premier exemple d'une fonction plus générale, les banques centrales vont à l'avenir grâce au Droit de la Compliance lutter contrer l'instabilité bancaire, financière, mais aussi climatique, voire sanitaire
2. L'apanage des Autorités politiques de soutenir la prétention de buts monumentaux et le maintien des entreprises comme sujets de droit et non comme sources pures de Droit
Dans ce déploiement que l'on peut anticiper du Droit de la Compliance par lequel le Politique va exprimer les buts monumentaux qu'il poursuit, la séparation doit demeurer nette entre celui-ci et les opérateurs cruciaux qui mettent en oeuvre les mécanismes.
Gunther Teubner s'est alarmé à juste titre du fait que les grandes entreprises devenaient les "nouveaux constituants"
On observe en effet que des entreprises, notamment dans l'espace numérique, édictent des chartes qui ressemblent à des lois mondiales, tandis qu'elles fondent des refus de vente des produits qu'elles ont conçus au fait que tels ou tels comportements de personnes ou d'organisations demandant à les acquérir ne leur paraît pas éthiquement convenable, ce qui est une position proprement politique
A l'inverse lorsqu'une entreprise est structurellement détentrice d'informations qui signalent un comportement contraire au Droit pénal, même si cela n'est pas dans son secteur économique, l'on devrait au nom de l'évolution du Droit de la Compliance considérer qu'elle doit alerter les Autorités publiques qui conservent le "monopole de la violence", notamment par l'action publique. C'est pourquoi la Deutsche Bank a été sanctionnée en 2020 par le Régulateur américain pour n'avoir pas alerté en temps utile les autorités pour le comportement de Jeffrey Epstein, non pas comportement financier mais bien comportement de prédateur sexuel sur mineures, ce qui est prohibé pénalement et ce qui ressortait dès 2013 des écritures bancaires
Si l'on ne veut pas que le Droit de la Compliance, parfois présenté comme ce qui détruit les entreprises
La ligne de crête est étroite mais il est essentiel d'y demeurer. La jurisprudence semble y veiller.
En effet, il faut en premier lieu que les entreprises ne puissent pas déposséder les Autorités politiques de l'apanage de celles-ci de formuler les buts monumentaux. Il ne revient pas aux entreprises, si puissantes soient-elles, si bienveillantes soient-elles, de fixer ce que sera l'avenir des peuples. Ou sinon, cela devrait être à la population d'élire les managers.
La fixation des "buts monumentaux" doit relever des Etats et des Autorités publiques. Si par coïncidence les entreprises expriment le même souci, par exemple à travers la structure sociétaire ((Benefit Corporation aux Etats-Unis ; Community Interest Company au Royaume-Uni ; "entreprise à mission" en France depuis la loi dite PACTE) ou à travers la formulation statutaire visant une "raison d'être", l'on peut s'en réjouir ; cette convergence accroissant les chances d'effectivité dans la réalisation de ces buts. Cela, mais pas davantage.
En second lieu, parce que le Droit de la Compliance est, comme le Droit de la Régulation qu'il prolonge, la marque d'une économie libérale et non d'une économie dirigée, si le Politique a l'apanage de fixer les "buts monumentaux", l'entreprise est libre de choisir elle-même les moyens par lesquels elle va atteindre ces buts. Par exemple la banque doit mettre en place les mécanismes par lesquels elle doit repérer les activités de blanchiment d'argent mais elle est maîtresse de ses choix. L'Agence française anticorruption (AFA) a rappelé par sa décision de juillet 2019 le principe de liberté de l'entreprise quant aux moyens de Compliance
Le seul pouvoir que les Autorités publiques doivent déployer sur les moyens librement conçus et mis en oeuvre par les entreprises pour satisfaire leurs obligations issues du Droit de la Compliance n'est donc pas un pouvoir de "Régulation" mais un pouvoir de "Supervision". En effet, les Autorités publiques doivent pouvoir regarder et contrôler en permanence la façon dont les entreprises se structurent et se comportent pour faire leurs "meilleurs efforts" pour satisfaire les buts monumentaux que le Politique leur a imposés.
Le tryptique qui s'articule pour construire ce "Droit de l'Avenir" est donc : Régulation - Supervision - Compliance
Ainsi, grâce à la puissance du Droit de la Compliance, parce que celui-ci peut se définir par des buts monumentaux substantiels, le Droit de la Compliance peut et pourra parvenir à obtenir une sorte de régulation d'activités non astreintes par le Droit classique de la Régulation, telles que celles du commerce international (pour lequel l'on chercha une "régulation", notamment via l'OMC) et celle du numérique
A l'avenir plus le Droit de la Compliance sera ferme sur ces deux principes, à savoir d'une part l'apanage du Politique pour fixer les buts et d'autre part la liberté pour les entreprises pour fixer les moyens, et plus le Droit de la Compliance pourra répondre au besoin du XXième siècle de répondre aux problèmes monumentaux auxquels il faut avoir la prétention de faire face.
Pour cela, parce qu'une branche du Droit ne prospère que si elle a des bases simples, comme celles qui viennent d'être exprimées, il faut que tous ces mécanismes si "complexes" de Compliance, tous ces buts monumentaux si divers, tous ces mécanismes a-juridiques et juridiques plongeant dans des techniques si variées, puissent être ramenés à un seul principe.
Or, ils le peuvent, et c'est pour cela que le Droit de la Compliance sera à l'avenir un Droit premier : car son "But Monumental" est le souci de l'être humain.
B. UNE OBLIGATION EFFECTIVE DE TENDRE VERS LA CONCRETISATION DU BUT DE PROTECTION DES ETRES HUMAINS
En effet, lorsqu'on étudie tous les "petits droits" de la Compliance
Mais si l'on repart de l'origine, c'est-à-dire du souci de prévenir les crises bancaires et financière qui fit naître le Droit de la Compliance aux Etats-Unis dans les années 1930
C'est pourquoi le Droit américain et le Droit européen ont bien le même but, à savoir la protection des êtres humains, ce qui est conforme à la définition occidentale du Droit, pour lequel l'être humain demeure la mesure de toute chose. A l'inverse, la mise en ordinateur de toute information "prédictive", l'obéissance comme seule norme vide absolue, correspondent à des traditions de régulation sociale non-occidentales par rapport auxquelles l'Europe et les Etats-Unis doivent faire alliance, demain plus encore qu'hier, parce que la technologie risque d'accréditer des perspectives cauchemardesques. Contre cela, le Politique a besoin de l'alliance du Droit, dans la conception que l'Occident dégagea.
Dans cette croisée des chemins où nous sommes, nous pouvons ne pas désespérer, ni du Politique, ni du Droit.
En effet et par exemple, si les banques sont actuellement requises par les institutions européennes pour prévenir la catastrophe climatique, c'est parce qu'elles sont les plus à même pour agir, étant en position d'influer sur les investissements dits "responsables", sur la finance dite "responsable", etc.
Le Droit de la Compliance, en ce qu'il est situé en Ex Ante, permet de sortir le Droit économique du XXIème siècle de l'omnipotence de la notion de "marché" pour adopter la notion de "filière" qui se développe dans le temps, intégrant notamment l'amont du financement.
Ce faisant, les banques - et au-dessus d'elles, les Banques centrales - acquièrent une position essentielle pour assurer que dans les opérations qui se développent dans le temps, notamment les opérations industrielles à l'étranger, les buts monumentaux poursuivis par les Etats soient atteints.
Or, les Autorités publiques vont désormais avoir pour Buts Monumentaux de prévenir les crises bancaires et financières, mais aussi les crises climatiques, ce qui exprime le souci des générations futures, et maintenant les crises sanitaires.
Le lien entre le Droit de la Compliance et le souci de l'être humain est désormais directement fait, notamment à travers l'exemple de la loi dite "Vigilance". Mais il ne faut pas considérer qu'il s'agit d'un "but monumental" comme un autre, voire comme une consolation que l'on donne en compensation pour être en droit de poursuivre en toute bonne conscience des buts systémiques de poursuite de stabilité des systèmes économiques et financiers.
En effet, si les Etats et notamment les Banques centrales ont pour mandat de préserver l'intégrité et la stabilité des systèmes économiques et financiers c'est au final pour protéger les êtres humains qui y vivent. Sur les mêmes bases politiques, le Droit de la Compliance, relayant cette grande Prétention Politique, peut soutenir un But Monumental qui contient tous les autres: celui de mettre l'être humain au coeur de l'économie libérale
En cela, le Droit de la Compliance peut constituer l'ossature d'un Droit européen, modèle pour le XXième siècle.
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Sur la cartographie des risques, dont on peut parfois douter de la qualification juridique, v. Frison-Roche, M.-A., Théorie juridique de la cartographie des risques, 2019.
Sur la question des formations, dans son rapport avec le Droit de la Compliance dont elle est partie intégrante, v. Frison-Roche, M.-A., La formation : contenu et contenant de la Compliance, 2020.
V. supra I.A.
Sur la notion d'ordre juridique et ses critères, l'on n'a jamais jamais écrit d'ouvrage plus consistant que cela de Santi Romano, L'ordre juridique, ; v. aussi Luhmann, N., Le système juridique....
Pour une présentation plus technique et plus développée de cette conception, v. Frison-Roche, M.-A., Compliance et Extraterritorialité, un couple naturel et efficace pour l'avenir de l'Europe, 2020.
Frison-Roche, M.-A., Du Droit de la Régulation au Droit de la Compliance, 2017.
Frison-Roche, M.-A., Le Droit de la Régulation, 2001.
Sur le lien entre l'accroissement de ces "prétentions" et le phénomène des mondialisations, v. Frison-Roche, M.-A., La Mondialisation vue par le Droit, 2017 ; v. Mélanges en l'honneur d'Alain Supiot, Concerter les civilisations, 2020.
Cette définition n'est pas synonyme de "puissance", elle a pour préalable la reconnaissance pour l'être souverain de la reconnaissance de ses limites. Comme l'a montré Alain Supiot, notamment dans son introduction à l'ouvrage consacré à l'ouvrage de la philosophe Simone Weill (Supiot, A., (dir.), Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil, 2019) , être souverain consiste à se reconnaître comme peu puissant et à néanmoins n'en déduire pas sa réduction à l'inaction. Cette définition morale de la souveraineté, que l'on trouve également chez Gunther Anders (L'obsolescence de l'Homme. Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle , 1956) conduit à ne pas négocier sur les prétentions, à mesurer son incapacité à les atteindre et à rechercher des solutions pour que les buts recherchés soient néanmoins concrètement considérés. En cela, l'action morale et l'action politique relèvent d'une nature commune.
Sur l'idée que le Droit peut concrétiser ce devoir moral exprimé ainsi par son lien avec la souveraineté en ce qu'il exprime sa limite en n'autorisant pas à la puissance de la technique de la personnalité juridique à entamer la réalité concrète des êtres humains, v. Van Beers, B., Personhood in the Age of Biolegality, 2019, et plus particulièrement le chapitre que cet auteur consacre à ce sujet à l'oeuvre de Gunther Anders : “The Obsolescence of Human Beings” and the Non-obsolescence of Law’s Natural Persons: Transformations of Legal Personhood Through the Lens of “Promethean Shame”, p. 187-204.
Reprenant ici les trois critères classiques de l'Etat : un peuple, un territoire, des institutions propres.
V. dans ce sens, Frison-Roche, M.-A., Compliance Law, Health Crisis and Future, 2020.
Teubner, G., Fragments constitutionnels. Le constitionnalisme sociétal à lère de la globalisation, 2012 ; L'auto-constitutionnalisation des entreprises transnationales ? Sur les rapports entre les codes de conduit "privé" et "publics" des entreprises, in Supiot, A. (dir.), L'entreprise dans un monde sans frontières. Perspectives économiques et juridiques, 2015. Dans la très abondante doctrine sur les codes de conduite, qui ont une part très importante parmi les outils de la compliance, v. dans une perspective positive Mossé, M., La responsabilité sociale des entreprises in Archives de Philosophie du Droit, Les entreprises internationales, et dans une perspective plus critique l'article de référence, Farjat, M., Réflexions sur les codes de conduite privés, 1982. V. encore Frison-Roche, M.-A. (dir.), Les outils de la compliance, 2020.
Sur le fait qu'en outre cette position adoptée par Amazon, IBM ou Apple, refusant de fournir des algorithmes de reconnaissances faciales aux forces de police s'expliqueraient aussi par le fait qu'ils ont peu de parts de marché sur cette prestation, v. l'article du New York Times du 24 juin 2020.
Sur l'amende versée par la banque à ce titre, v. par exemple Deustche Bank maintainned accoutns for Jeffrey Epstein despite "red flags : Regulators, 7 juillet 2020.
V. supra la première partie de cet article.
V. dans ce sens Frison-Roche, M.-A. (dir.), Régulation, Supervision, Compliance, 2017.
Pour une démonstration en ce sens, Frison-Roche, M.-A., Le Droit de la Compliance au-delà du Droit de la Régulation, 2018.
Pour une démonstration en ce sens, Frison-Roche, M.A., L'apport du Droit de la Compliance à la Gouvernance d'Internet, 2019.
Sur cette notion, v. dans cet article l'Introduction.
Frison-Roche, M.-A., Compliance : avant, maintenant, après, 2017.
C'est pourquoi l'avocat, en ce qu'il défend la personne, est au centre de la Compliance. Voir des développements en ce sens in Frison-Roche, M.-A., L'avocat, porteur de conviction dans le nouveau système de compliance, 2020 ; Avocat et Compliance - L'avenir du personnage et de son outil : Droit, Humanisme et Défense, 2020
Supiot, A., Le travail au XXième siècle : Droit, Technique et Ecoumène, 2019.
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