Mise Ă  jour : 25 octobre 2017 (RĂ©daction initiale : 27 mai 2016 )

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🚧La mondialisation vue par le Droit

par Marie-Anne Frison-Roche

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â–ș RĂ©fĂ©rence complĂšte : Frison-Roche, M.-A., La Mondialisation vue par le Droit, document de travail, mai 2017.

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đŸŽ€ ce document de travail  a dans un premier temps servi de base Ă  un rapport de synthĂšse proposĂ© dans le colloque organisĂ© par l'Association Henri Capitant, dans les JournĂ©es internationale Allemandes sur La Mondialisation.

📝 Il sert dans un second temps de base Ă  l'article paru dans l'ouvrage La Mondialisation.

📝 Dans sa version anglaise, il sert de base Ă  l'article Ă©crit en anglais (avec un rĂ©sumĂ© en espagnol) Ă  paraĂźtre au BrĂ©sil dans la Rarb - Revista de Arbitragem e Mediação  (Revue d`Arbitrage et MĂ©diation).

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Dans ce Working Paper, sont insĂ©rĂ©es des notes, comprenant des dĂ©veloppements, des rĂ©fĂ©rences et des liens vers des travaux et rĂ©flexions menĂ©s sur le thĂšme de la mondialisation. 

Il utilise par insertion le Dictionnaire bilingue du Droit de la RĂ©gulation et de la Compliance.

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â–ș RĂ©sumĂ© du document de travail : La mondialisation est un phĂ©nomĂšne dĂ©routant pour le juriste. La premiĂšre chose Ă  faire est d'en prendre la mesure. Une fois celle-ci prise, il est essentiel que l'on s'autorise Ă  en penser quelque chose, voire que l'on s'impose d'en penser quelque chose. Par exemple sur le caractĂšre nouveau ou non du phĂ©nomĂšne, ce qui permet dans un second temps de porter une apprĂ©ciation sur ce qui est en train de se mettre en place. Si en tant que le Droit peut et doit "prĂ©tendre" dĂ©fendre chaque ĂȘtre humain, prĂ©tention universelle ayant vocation Ă  faire face au champ mondial des forces, la question suivante - mais secondaire - se formule alors : quid facere ? Rien ? Moins que rien ? ou bien rĂ©guler ? Ou bien prĂ©tendre encore que le Droit remplisse son office premier qui est de protĂ©ger la personne faible, y compris dans le jeu de forces qu'est la mondialisation ?

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â–ș Lire le document de travail complet—

La mondialisation est un phénomÚne déroutant pour tout un chacun. Il l'est sans doute davantage encore pour le juriste pour lequel les mots sont des actes normatifs et qui bute sur la définition de la mondialisation!footnote-927.

C'est peut-ĂȘtre pour cela que les juristes sont comme impressionnĂ©s par l'argument de la mondialisation, souvent Ă©voquĂ©e pour soutenir que le temps des lois impĂ©ratives est rĂ©volu ou que le droit romain peut bien se retourner dans sa tombe, le train de la mondialisation passerait sur le cadavre du Code civil. Plus la notion est mystĂ©rieuse, plus elle a de noms, plus elle fait reculer le juriste de bonne tradition, la mondialisation Ă©tant comme upgradĂ©e lorsqu'elle se dĂ©signe comme "globalisation", le zeste de l'anglais aboutissant Ă  la globalization qui parsĂšme tant de rapports.

Si l'on reprend la vague, il est opportun tout d'abord de prendre la mesure de ce qu'est du point de vue du Droit la mondialisation (I). Cela n'est pertinent que l'on pose l'utilitĂ©, voire la nĂ©cessitĂ©, de penser quelque chose de ce mouvement de mondialisation (II). Il existe un impĂ©ratif juridique de formuler une apprĂ©ciation si l'on pose que le Droit a pour mission de protĂ©ger tout ĂȘtre humain, souci portĂ© par le Droit. Ensuite, parce que le Droit est aussi une technique, l'on peut se poser la question du Quid facere ?  Mais en mĂ©thode, l'on ne saurait pas dire que sous prĂ©texte que le champ des forces mondiales est trĂšs puissant et que le Droit paraĂźt bien faible dans ses prĂ©tentions Ă  protĂ©ger tout ĂȘtre humain dans sa dignitĂ©, il doit pour cette raison disparaĂźtre de la scĂšne mondiale (II). 

C'est au pied du mur de la mondialisation que l'on peut aujourd'hui et maintenant mesurer la prĂ©tention du Droit Ă  dĂ©fendre encore l'humain. 

 

I. PRENDRE LA MESURE DE LA MONDIALISATION DU POINT DE VUE DU DROIT

A travers l'ensemble des Ă©tudes thĂ©matiques nationales, des Ă©tudes thĂ©matiques gĂ©nĂ©rales et des dĂ©bats, des mesures sont apparues. La premiĂšre est de savoir si la mondialisation perçue du point de vue du Droit est un phĂ©nomĂšne nouveau ou non (A). 

 

A.PRENDRE LA MESURE DE LA MONDIALISATION DU POINT DE VUE DU DROIT COMME PHÉNOMÈNE NOUVEAU OU NON

On ne cesse de dire que la mondialisation est un phĂ©nomĂšne tout Ă  fait nouveau. Mais n'est-ce pas le travers de penser que nous vivons seuls des choses que les autres n'ont pas connus (1) ? En observant les diffĂ©rents pays, il apparait que les pays qui par leur histoire sont "ouverts" sont passĂ©s du droit comparĂ© au droit mondial (2), tandis que les pays "clos" sur eux-mĂȘmes luttent contre un droit mondial perçu comme une sorte d'agression (3). Face Ă  cette sorte de respiration, des systĂšmes juridiques sont "portĂ©s" par la vague (4). 

 

1° Le goût de se sentir dans les habits neufs de la mondialisation

Peut-ĂȘtre subissons-nous Ă  propos de la mondialisation comme pour beaucoup d'autres choses une "illusion d'optique", liĂ© au fait que l'on croit toujours appartenir Ă  une gĂ©nĂ©ration vivant du "radicalement nouveau", ce qui rejette les gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes dans le tombeau du radicalement dĂ©passĂ© et nous permet de nous prĂ©valoir d'une rĂ©volution, phase exaltante qui transforme en hĂ©ros quiconque la vit.

Le "sentiment de nouveautĂ©" est partagĂ© par beaucoup de juristes, qui affirment aisĂ©ment que plus rien n'est comme avant, que tout doit ĂȘtre repensĂ© et que justement ce sont eux qui vont repensĂ© le Monde puisque le Monde est dĂ©sormais mondialisĂ© et qu'ils en sont le centre!footnote-776

La modestie du Droit, qui n'est jamais qu'un renvoi Ă  la modestie du juriste, ne serait alors plus de mise car dans la dĂ©ferlante du monde qui fond sur les systĂšmes nationaux. Le "juriste global" qui comprend la "loi du monde" en serait le nouveau maĂźtre. TrĂšs concrĂštement, l'arbitre international serait la figure bien immodeste de la mondialisation vue du droit. 

L'on mesure ce que ce "sentiment de nouveau" a d'enfantin, bercĂ© peut-ĂȘtre davantage par un vocabulaire nouveau que par des phĂ©nomĂšnes nouveau. Un vocabulaire forgĂ© dans la langue anglaise et c'est en termes de Soft Law que l'on nous en parle, la mondialisation prenant ainsi la forme d'un long fleuve de droit discursif, aimable, savant, interminable. Dans ce flot de jurisprudences qui se dĂ©versent de tout cĂŽtĂ©, l'on comprend que le philosophe qui soit aujourd'hui Ă©voquĂ© soit davantage HĂ©raclite que Platon, philosophe de l'unicitĂ© des idĂ©es.

Mais l'examen des droits nationaux montre que le soleil a déjà caressé bien des fois les mouvements décrit et que le phénomÚne ne parait pas si "nouveau". L'on ne pourrait donc pas scinder le Droit et l'Histoire, le Droit et la Géographie, et le vocabulaire nouveau que l'on retrouve d'étude en étude recouvrerait une réalité ancrée dans le temps et dans le sol.

Car il faut distinguer suivant que les pays sont par leur histoire et leur situation gĂ©ographique ouverts ou clos. 

 

2°  Les pays « ouverts Â» : du droit comparĂ© au droit mondial

Il y a des pays "habituĂ©s" Ă  la mondialisation, parce que "le tiers" a franchi depuis longtemps les frontiĂšres et s'y est installĂ©. Ainsi les pays qui furent envahis comme le BrĂ©sil, les pays qui ont accueillis les Ă©trangers au moment oĂč ils naissaient eux-mĂȘmes comme le Canada, les pays en dĂ©pendance ou "adossĂ©s" Ă  un gĂ©ant comme le Canada Ă  l'Ă©gard des États-Unis, le Liban sorte de hub des routes et des commerces, ont toujours mĂȘlĂ© les droits comme les peuples. 

Ces pays historiquement "ouverts" parce que sans doute Ă©ventrĂ©s par le mĂ©canisme de la colonisation!footnote-777 ont accueillis les droits Ă©trangers. Lors qu’est venu le phĂ©nomĂšne de la mondialisation sous la forme juridique des normes mondiales amĂ©ricaines de gouvernance des entreprises, de rĂ©ception et contrĂŽle des investissements, ce droit est entrĂ© dans ces pays comme chez lui. Le Droit brĂ©silien en est exemplaire puisque la technique du Droit comparĂ© dans ces matiĂšres financiĂšres y a Ă©tĂ© d'emblĂ©e inutile, le passage s'opĂ©rant directement vers un Droit mondial, incorporĂ© sans qu'il ne soit plus nĂ©cessaire de se rĂ©fĂ©rer aux Droits des uns et des autres. 

Le Roi est mort, vive le Roi ! Dans ces pays ouverts, le Monde est chez lui. L'on comprend mieux l'agilitĂ© du BrĂ©sil et de ses juristes dans les contentieux devant l'OMC. Mais cela n'est exact que pour les normes mondiales du libre-Ă©change, de la finance et des sociĂ©tĂ©s gouvernĂ©es par elles (sociĂ©tĂ©s cotĂ©es) ou pour l'environnement!footnote-778. Lorsqu'il s'agit des Ă©trangers, ceux que l'on ne peut dĂ©finir que comme des tiers, alors la Politique reprend en main les rĂšgles et les façonne.

 

3°  Les systĂšmes juridiques « clos Â» : du droit comparĂ© Ă  la rĂ©action face Ă  "l'agression"

Les systĂšmes juridiques qui n'ont pas connu la perturbation longue de la domination, voire qui sont ceux qui l'ont pratiquĂ©e, sont "clos" et invoquent longuement leur "souverainetĂ©"!footnote-780, par exemple normatives ou juridictionnelle. La France en est le parangon. Les normes mondiales, par exemple comptables, sont ressenties comme un mouvement de conquĂȘte illĂ©gitime et subie, aboutissement d'un stratagĂšme dans lequel la perfide Albion n'est jamais loin.

Le Droit mondial qui s'exprime par le Droit financier!footnote-548, est une redondance de la dĂ©pendance : l’État naguĂšre autonome, voire dominant et souvent conquĂ©rant, devient dĂ©pendant financiĂšrement et cela par des instruments juridiquement conçus par un Droit qui non seulement n'est pas connu, n'est pas familier, mais ressemble Ă  un Droit britannique ! 

Dans cette image du conquĂ©rant-conquis, l'arroseur-arrosĂ© se dit qu'il serait tentĂ© de renommer le Code civil "Code NapolĂ©on" et de dĂ©masquer ce qui est l'ennemi, non pas tant un concurrent sur le marchĂ© du droit, mais bien un ennemi en tant qu'il exprime des valeurs marchandes contraire Ă  celles des pays de droit continental, qui exprimaient eux des "valeurs". 

La technique du droit comparé est alors de nouveau vantée comme enrichissement d'un droit qui reste résolument national, et dont la force se déploie dans des relations diplomatiques classiques. Cela n'est possible que si une force politique porte le Droit.

 

4. Les systĂšmes juridiques  "portĂ©s" par la mondialisation 

Dans la vague de la mondialisation, les gagnants sont bien connus, Ă  savoir les États-Unis et le Royaume-Uni.  Certes, du point de vue du Droit, se pose la question de la poule et de l’Ɠuf. On se dispute pour savoir si le Droit de Common Law est transportĂ© dans les bagages de la domination Ă©conomique et financiĂšre ou s'ils forment un package, de la mĂȘme façon que l'on se dispute pour savoir si cette domination rĂ©sulte d'une adĂ©quation miraculeuse d'un droit construit sur des cas et que l'on prĂ©sente de ce fait comme "pragmatique", intervenant a posteriori et que l'on l'on prĂ©sente de ce fait comme laissant plus de place Ă  l'initiative, Ă©tant ainsi source de prospĂ©ritĂ©, ou si l'on a construit la mĂ©thode de l'analyse Ă©conomique du droit et les critĂšres de classement de telle sorte que le droit amĂ©ricain et britannique dĂ©croche la queue de Mickey, personnage pour lequel la durĂ©e de la protection de la crĂ©ation artistique fĂ»t allongĂ©e. L'on ne saurait le dire, mais l'on peut argumenter dans un sens et dans un autre.  

Évoquons plutĂŽt les problĂšmes juridiques engendrĂ©s par une telle propulsion. On peut en discerner deux.

Le premier problĂšme concerne l'Union europĂ©enne. En effet, mĂȘme si le Brexit a rĂ©vĂšlĂ© le peu d'attachement du Royaume-Uni Ă  l'Union europĂ©enne, les liens vont demeurer forts. C'est en tout cas souhaitĂ© par les Ă©tablissements bancaires et financiers. En outre, le cƓur de la construction europĂ©enne est  pourtant dĂ©sormais la zone euro, puisque l'Union bancaire, construite par des rĂšglements communautaire de 2010 puis par des textes communautaires de 2014, a en charge de prĂ©venir l'effondrement financier et Ă©conomique de l'Union. Or, le Royaume-Uni n'en fait pas partie et son peuple a dĂ©cidĂ© de ne plus faire partie de l'Union. Si l'on considĂšre que le droit britannique est la source mondiale du droit mondial avant tout exprimĂ© par un droit financier construit par les banques et les avocats britanniques!footnote-781, lequel pĂ©nĂštre le cƓur d'une zone europĂ©enne monĂ©taire intĂ©grĂ© dont il n'est pas juridiquement membre, cela constitue un problĂšme juridique et politique majeur. 

Le second problĂšme vient du fait que la source du Droit mondial n'est pas le Royaume-Uni, n'est pas mĂȘme Londres, mais la City, ses banques, ses cabinets d'avocats et ses auditeurs, ceux qui sont Ă  l'origine de l'IInternational Accounting Standards Board (IASB).

Or, la City n'est pas un pays, n'est pas un systĂšme juridique, c'est un Small Word, Ă  la fois un cercle fermĂ© sur ses clubs et ses traditions et qui diffuse mondialement par un effet de rĂ©seaux.  L'on trouve ainsi dans la mondialisation juridique le phĂ©nomĂšne dĂ©crit pour le numĂ©rique : un pouvoir exercĂ© par trĂšs peu, des happy few , sur tous les autres!footnote-782. Ce "petit monde" vit Ă  Londres ou s'y croise et parle anglais mais n'est pas nĂ©cessairement de nationalitĂ© britannique. Son point commun est davantage la compĂ©tence technique : la finance, le digital et l'arbitrage. L'argent y est la corrĂ©lation de la compĂ©tence technique et on y parle d'honoraires et d'attractivitĂ© fiscale, discussion mondiale dans un cercle Ă  la fois  Ă©troit et ouvert.  

 

Tout cela est-il nouveau ? Les clubs anglais sont si anciens. Pourtant, lorsqu'on évoque "l'innovation juridique" que l'on vend si bien aux étudiants, on leur présente des centres virtuels de droit financier ou des enseignements interactifs de droits de la protection intellectuelle, afin de protéger cette nouvelle richesse. Mais est-ce si nouveau?

En effet, chacun le voit, il n'est pas besoin d'une dĂ©monstration : le premier fait mondial nouveau est constituĂ© par la place premiĂšre de l'argentfootnote-783. L'argent pourrait tout ; sans argent, il n'y aurait rien. Ce fait prend notamment forme juridique. Celle-ci i est un droit financier mondial. accompagnant et Ă©pousant ce fait financier mondial, qui sculpte les sources du droit, qui permet aux personnes de circuler ou non, qui donne aux investissements premier rang dans un systĂšme dans lequel les personnes elles-mĂȘmes ne sont qu'objet d'investissement!footnote-784. Une personne qui n'a pas d'argent et ne sait ou ne peut se vendre peut-elle encore exister dans un droit mondial qui ne connait que l'argent ?

Le second fait mondial est technologique. L'espace digital est un nouveau monde!footnote-785. Le droit digital mondial accompagne le fait digital mondial. Il partage avec la finance la mĂȘme immatĂ©rialitĂ© et la mĂȘme absence de limite. Les personnes qui n'y sont pas existent-elles encore ? Le Droit peut-il empĂȘcher que la personne qui qui ne sait ou qui ne veut pas se vendre, dans ce monde qui ne connait que la valeur d'Ă©change, y survive ?

 

B. Prendre la mesure du point de vue du Droit de la mondialisation comme phénomÚne de "mobilité" ou de "liquidité"

La mondialisation est d'une façon tautologique un phĂ©nomĂšne gĂ©ographique puisqu'elle dĂ©signe prima facie une façon de parcourir le monde, ce que font les personnes physiques sous le mode juridique de la libertĂ© d'aller et de venir. Il y a de l'aventure et de la jeunesse dans la mondialisation. La sĂ©rie WestWord reprĂ©sente parfaitement ce grand large et cet emprisonnement virtuel oĂč l'on consomme des Ă©motions payantes sans Droit, oĂč l'on tue et l'on viole femmes et enfants!footnote-787.  Mais ce dĂ©placement volontaire peut prendre la forme contrainte de la "migration"footnote-786, laquelle rencontre souvent l'autre contrainte lĂ©gitime construite par l’État, par la frontiĂšre (1)  Mais lorsque l'argent suit ou prĂ©cĂšde, voyageur ou migrant fortunĂ©, entreprise ou investisseur Ă©tranger, la stratĂ©gie des États prend la forme de portes grande ouvertes pour la personne physique morale  (2), ce qui tendrait Ă  montrer que la "loi du monde" serait bien celle du seul l'argent.  Loi de l'argent, loi du marchĂ©, loi de la liquiditĂ©, la mondialisation tend ainsi Ă  liquĂ©fier l'espace  (3). .

 

1° La mondialisation, liberté premiÚre ou droit fondamental d'aller et venir des personnes physiques

Ainsi le premier Droit mondial, Ă©tablissant des rĂšgles communes et de sources multilatĂ©rales, vise le transport des ĂȘtres humains et des choses. Qui ne rĂȘve encore de l’AĂ©ropostale, qui transporta ces biens si particuliers que sont les lettres, ces biens qui sont des liens entre les personnes!footnote-788 ? Les accords mondiaux de rĂ©gulation aĂ©rienne datent du dĂ©but de 20Ăšme siĂšcle, afin que les frontiĂšres n’entravent pas  ce que l'on appela plus tard l’open sky.

Le romantisme sied Ă  Saint-Ex. Mais c’est surtout le sens du commerce qui conduit le Droit Ă  ouvrir les frontiĂšres et Ă  la suite des marchands, que ceux-ci prennent l’avion, comme, avant les aviateurs, Magellan avait pris le bateau, le Droit assure le principe juridique de la libertĂ© d’aller et venir des personnes physiques.

 

2° La mondialisation, liberté ou droit d'aller et venir des personnes physiques ou morales

Le commerce fĂ»t et demeure la Loi du Monde. C’est celle que garde l’Organisation Mondiale du Commerce, la bien-nommĂ©e, que la juridictionnalisation en 1995 a dĂ©pouillĂ© d’une nature diplomatique pour devenir juridique!footnote-789. MĂȘme si ce sont les États, sujet de droit de l’espace international public qui sont parties aux instances contentieuses, l’on sait bien que ce sont leurs entreprises qui sont parties aux litiges. Les États ne font que porter celles-ci.

 Comme le commerce n’est rien sans Ă©choppe et sans production, la libertĂ© de circulation appelle la libertĂ© d’établissement. Comme celle-ci suppose des investissements, s’est dĂ©veloppĂ© une sorte de « droit d’investir Â».

Il ressort que ce droit subjectif, dont les entreprises seraient titulaires, non rĂ©ductible Ă  la libre circulation des capitaux, impliquerait que les États, en tant que sujets passifs d’un tel droit subjectif, ne pourraient ou ne devraient plus y « rĂ©sister Â». Ce nouveau droit mondial Ă  la non-rĂ©sistance des États s’observe Ă  la fois en matiĂšre d’investissements Ă©trangers, neutralisĂ©s quant Ă  leur nature Ă©trangĂšre puisqu'il faudrait les traiter juridiquement comme les investissements nationaux, et en matiĂšre numĂ©rique. En effet, par l’invention du principe juridique de la « neutralitĂ© du net Â», il est possible d’investir sans contrainte. La "neutralitĂ©", cette invention du Droit!footnote-791 qui rĂ©invente la rĂ©alitĂ© plus fortement encore que ne le fĂźt le Droit de la concurrence!footnote-792.

L’on retrouve ainsi d’une façon multipliĂ©e la croyance dans la « neutralitĂ© Â» de la propriĂ©tĂ©, comme si l’investissement n’était que dĂ©sir d’argent, alors qu’il est aussi, et parfois avant tout, volontĂ© de dominer et de dĂ©cider. Ce qu’exprime l’entreprise publique. L’argent a souvent l’odeur du pĂ©trole et les Droits nationaux en matiĂšre d’énergie ont tous redonnĂ© Ă  la propriĂ©tĂ© ses contours politiques. Tout l'enjeu d'une Europe Ă©nergĂ©tique est dans la reconnaissance ou non de sa nature politique et de sa corrĂ©lation ou non avec le souci environnemental ou avec le souci militaire.

 

3° La mondialisation, comme « liquĂ©faction Â» de l’espace pour les ĂȘtres humains 

Mais les histoires peuvent ĂȘtre moins heureuses que celle d'un renard et d'une rose Ă  peine Ă©close. Finis les hĂ©ros de l’aĂ©ropostale et les galions qui reviennent chargĂ©s d’or. La mondialisation c’est aussi la fuite des ĂȘtres humains qui tentent de ne pas mourir sous les balles et souvent ne parviennent qu’à voir leurs enfants se noyer. Ne fermons pas les yeux, migrer ce n’est pas voyager, migrer c’est fuir.

L’on passe ainsi du Droit des affaires, Droit qui Ă  juste titre revendique d’ĂȘtre le Droit des aventureux, au Droit humanitaire, Droit des malheureux. Tous les personnages des MisĂ©rables s’y retrouvent.

Que choisit alors de faire le Droit face Ă  une « fuite Â» , que certains ont osĂ© comparĂ© Ă  une fuite d'eau, qu'il s'agirait de colmater au plus vite ? Des lĂ©gislations sont prises, des murs sont dressĂ©s dont il s'agirait de faire porter le coĂ»t Ă  leurs victimes, murs qui remplacent aujourd’hui les camps. L’analyse Ă©conomique du droit tendant Ă  remplacer d’autres thĂ©ories, c’est l’application de la thĂ©orie mĂ©diĂ©vale de l’aubaine qui semble aujourd’hui en vogue : si le capital humain en perdition sur la terre de l’État est de bonne qualitĂ©, alors l’on semble considĂ©rer que le Droit doit mettre en place une « stratĂ©gie d’accueil des talents Â».

Comme en termes galants ces choses-lĂ  sont dites. Mais si ce tri est Ă©conomique, il n’en demeure pas moins un tri. Et si la personne n’a que peu de talents, peu d’instruction, peu de santĂ©, elle cesse d’ĂȘtre digne d’ĂȘtre accueillie ?!footnote-793  A lire les lois rĂ©centes qui ne rejettent pas ni n’accueillent en bloc mais procĂšdent par tri, c’est un tamis que le Droit pose donc sur les personnes. Petit poisson, dommage pour toi si tu n’es pas retenu.

Car les mĂ©taphores de l’eau, du courant, du tsunami, du filet de pĂȘche, de la pĂȘche miraculeuse des talents, s’imposent. En effet, la mondialisation en faisant exploser les frontiĂšres en neutralisant les États, puis en les mettant en position de choisir lorsqu’il y a fuite celles des gouttes qu’il est habile de recueillir, a liquĂ©fiĂ© l’espace mondial, transformant les ĂȘtres humains Ă  n’ĂȘtre eux-mĂȘmes que des gouttes d’une immense marĂ©e!footnote-794.

En cela, la mondialisation, qu’elle soit sous la forme des Ă©changes, sous la forme de l’investissement ou sous la forme paradoxale de l’accueil des migrants, a pour forme le MarchĂ©, et plus particuliĂšrement le marchĂ© financier, dont la liquiditĂ© fait la qualitĂ©.

Mais le Droit peut ne pas se fondre dans le marchĂ©!footnote-795. Des « politiques migratoires Â» existent, qui continuent de prendre comme critĂšre premier l’ĂȘtre humain, et non pas l'intĂ©rĂȘt qu'il reprĂ©sente, ne le dĂ©gradant donc pas en "actif".  Il y a alors un affrontement entre le phĂ©nomĂšne de mondialisation et le Droit, dans le statut qui demeure ou qui est pulvĂ©risĂ© de la "Personne". Cet affrontement se dĂ©cline encore en ce que le premier entend ĂŽter toute pertinence Ă  la construction mĂȘme des systĂšmes juridiques en branches du droit, Ă  travers la constitution d’un « Droit mondial Â».

 

 

C. Prendre la mesure du point de vue du Droit de la mondialisation Ă  travers une arborescence juridique pertinente

Pour comprendre le monde, il faut le construire a priori, Ă  travers des catĂ©gories dans lesquelles se classent les faits. Cela vaut pour les systĂšmes de Common Law comme pour les systĂšmes de Civil Law. Ainsi, la question de l'arborescence des branches du droit se pose car il est possible qu'on ne comprenne pas ce qui est train d'arriver parce que nous ne disposons pas des branches du droit adĂ©quates, habituĂ©s Ă  penser branche du droit par branche du droit, classement auquel sont peut-ĂȘtre rĂ©tifs les faits mondiaux (1).  En effet, la tendance se dĂ©gage de penser juridiquement la mondialisation secteur par secteur (2), mais sans doute faudrait-il dĂ©gager thĂ©matique par thĂ©matique, issues directement de la mondialisation elle-mĂȘme  (3).

 

1° La mondialisation, appréhendée branche du droit par branche du droit

La mondialisation en tant qu’elle est ouverture des frontiĂšres repose sur la finance et l’investissement, deux branches plĂ©onastiques de la mondialisation. Elles paraissent pourtant des branches trĂšs Ă©troites du Droit : sauf Ă  dire que le Droit de la famille, le Droit public, le Droit pĂ©nal, etc. n’existent plus, le Droit mondial soit aura rĂ©trĂ©ci les systĂšmes juridiques, soit les aura pulvĂ©risĂ©s!footnote-796.

Sauf Ă  dire que cette conception mĂȘme du Droit, par systĂšme articulĂ© sur des branches du droit, elles-mĂȘmes supposant des summa divisio, perspective souvent dĂ©crite de jardin Ă  la française, est obsolĂšte et que face Ă  la complexitĂ©, mot par lequel on  recouvre souvent la confusion, il convient plutĂŽt de laisser lĂ  des discussions sans fin, sans issue et sans objet pour traiter les difficultĂ©s juridiques au cas par cas. Ainsi, lorsqu’on aborde les difficultĂ©s mondiales, par exemple les contrats d’États, les solutions sont dĂ©gagĂ©es sans que l’on s’évertue Ă  se situer prĂ©alablement dans un bloc de rĂšgnes regroupĂ©es dans une branche, notamment en droit public ou en droit privĂ©.

Il en ressort que les systĂšmes juridiques qui se sont construits par l’humus des solutions particuliĂšres, principalement le Common Law, apparaissent plus adĂ©quats que les systĂšmes juridiques qui ont dĂ©ployĂ© les principes comme autant d’allĂ©es prĂ©alablement dessinĂ©es avant que les faits ne viennent y circuler.

Cette domination mĂ©thodologique des droits de Common Law s’associe avec le caractĂšre ouvert des droits britannique et amĂ©ricain. Elle n’est pas dĂ©finitive. En raison de son coĂ»t et de la difficultĂ© de son maniement!footnote-797, les Droits Ă  portĂ©e mondiale redeviennent principle-based.   

 

2° La mondialisation, appréhendée secteur par secteur

Mais les droits influencĂ©s par la mondialisation sont plutĂŽt Ă©conomiques, ils sont non pas la projection des branches traditionnelles, du Droit simplement colorĂ©es par le phĂ©nomĂšne mondial, mais plutĂŽt la traduction directe des secteurs Ă©conomiques, traduction dont le « Droit financier Â»!footnote-798 est exemplaire.

C’est pourquoi d’une façon plus gĂ©nĂ©rale les « droits de marchĂ© Â» ont tendance Ă  se globaliser, comme le Droit de la concurrence, dont les principes substantiels, institutionnels et processuels s’unifient mondialement, comme le font tous les Droits sectoriels de la RĂ©gulation.

L’on pourrait penser que la ligne de partage sĂ©pare les Droits qui demeurent tenus par l’État et ceux qui sont accessibles Ă  la libre disposition des parties, distinction classique du Droit international privĂ©. Cette disponibilitĂ© est visible par l'usage des contrats, ceux-lĂ  seuls se mondialisant par le biais de l’arbitrage international lequel secrĂ©tant depuis toujours la Lex Mercatoria!footnote-799, tandis que les premiers restent dans les enclos nationaux!footnote-800. Mais cela n’est pas exact. Quand on observe le droit pĂ©nal, dont on affirme si souvent il est et rĂ©galien et autonome, l’on constate au contraire que le droit pĂ©nal Ă©conomique et le droit de la rĂ©pression Ă©conomique sont aujourd’hui unifiĂ©s mondialement!footnote-802.

C’est donc bien les secteurs prĂ©cis, par exemple la lutte mondiale contre la corruption ou la volontĂ© mondiale de protĂ©ger la nature pour un droit global de l’environnement!footnote-803 qui constituent les nouvelles lignes des arborescentes juridiques.

Ce n’est pas pourtant dire que le droit de la famille ou le droit des personnes demeurent Ă©tanches Ă  la mondialisation. Et cela pour deux raisons. En premier lieu, le droit financier a pĂ©nĂ©trĂ© toutes les branches du droit, via la financiarisation de l’économie, et la vie des personnes est aujourd’hui plus que prĂ©cĂ©demment une affaire d’économie globale, par exemple Ă  travers le droit des marques, lui aussi unifiĂ©. En second lieu, le numĂ©rique a fait naĂźtre un nouvel espace dans lequel le Droit suit le dĂ©veloppement d’une nouvelle richesse constituĂ©e par les donnĂ©es personnelles!footnote-804. Parce qu’Internet est synonyme de mondialisation et constitue un espace pour les familles, les personnes, leur vie intime, leur scĂšne Ă©rotique, le revenge porn Ă©tant un mal global dont le Droit doit protĂ©ger les victimes, toutes les branches du Droit sont poreuses Ă  la terrible unitĂ©!footnote-805 produite par une mondialisation qui tient son unitĂ© non pas sur les routes croisĂ©es des grands voyageurs mais sur une finance qui s'unifie pour un fonctionnement optimum, auquel le droit contribue.

Et pourtant. Comme cela fĂ»t dit lors du colloque que l'Association Capitant consacra Ă  la mondialisation, « la mondialisation, c’est le thĂšme du genre humain en gĂ©nĂ©ral Â».  Comme vient de l'affirmer de nouveau la ChanceliĂšre allemande : "Ce qui m'importe, c'est de donner une forme humaine Ă  la mondialisation"!footnote-971.

DĂšs lors, d’un cĂŽtĂ© nous devons constater que le fait mondial est celui des marchĂ©s, lesquels ne se dĂ©veloppent que par un Droit sur lequel ils s’appuient, un droit technique, instrumental et unifiĂ© par l’objet sur lequel il le porte – qu’il s’agisse de finance ou de numĂ©rique -, mais nous devons aussi prendre acte que par une sorte de mouvement naturel les parlements, les juridictions, les personnes et les entreprises, veulent que les personnes soient protĂ©gĂ©es.

Le thĂšme de la mondialisation du point de vue du droit est donc celui du marchĂ© et des forces alliĂ©s que sont l’argent et la technologie face au genre humain et Ă  l’armure que le Droit lui construisit, la personne.

 

3° La mondialisation, apprĂ©hension par thĂ©matiques propres Ă  la mondialisation elle-mĂȘme

La premiĂšre thĂ©matique vise l’État, la question de la persistance de son existence mĂȘme ou de sa disparition (a). La deuxiĂšme thĂ©matique vise la pertinence du couple « guerre /paix Â» (b). La troisiĂšme thĂ©matique porte sur la part du Droit dans la mondialisation (c).

a. L’État a-t-il encore les moyens de prĂ©tendre ĂȘtre souverain face Ă  la mondialisation ?

Si la mondialisation vue par le Droit, c’est un affrontement entre le MarchĂ© et la Personne, entre la puissance du premier et la faiblesse du second, entre la convoitise du premier pour le second et le penchant du second de n'ĂȘtre qu'un sujet de marchĂ©footnote-806, il y a l’État. Le contrat est l'instrument du marchĂ© mais, comme l’écrivait Carbonnier, l’État s’invite Ă  la table des contractants. Y est-il encore assis ? De maĂźtre de maison, la mondialisation semble l’avoir transformĂ© en simple serviteur. Lorsque l’État est en crise, il prend ’hui l’instrument contractuel comme une norme qui lui est imposĂ©e. Plus encore, l’État est mondialement en crise lorsqu’il est tant besoin d’argent qu’il est dĂ©pendant des marchĂ©s, comme l’atteste le pathĂ©tique droit des dettes souveraines.

Il faudrait donc en dĂ©duire que l’argent mĂšne le monde. Le constat n’est pas nouveau. Mais l’affirmation devient troublante : nous pourrions l’inscrire sur les frontons de nos Ă©difices, car l'argent mĂšnerait seul, de droit, le monde. S’il en est ainsi, rĂšgne d’un droit financier notant les dĂ©biteurs souverains de la mĂȘme façon que les autres, cela signifie la disparition du Politique qui n’a plus de « souverain Â» que le souvenir. L'on comprend mieux que techniquement la technique de la capitalisation soit prĂ©fĂ©rĂ©e Ă  la technique de la solidaritĂ© pour organiser le droit des retraites et la protection sociale!footnote-807.

Cela constitue une nouvelle forme de dĂ©senchantement du Monde, que les populations ne sont sans doute pas prĂȘtes Ă  accepter, car avec elle disparaĂźt le monopole lĂ©gitime de la violence qu'elles avaient attribuĂ©s Ă  l’État!footnote-809, ce qui cassait la spirale initiale de celle-ci!footnote-810. Le temps de la mondialisation, si celle-ci devait ĂȘtre un monde sans droit, devrait ĂȘtre un monde de violences sans fin et sans cesse grandissante.

Car le Droit fĂ»t longtemps prĂ©sentĂ© comme le bras sĂ©culier du Politique. La mondialisation tend Ă  faire disparaitre ce lien, les États n’étaient plus que des mendiants des marchĂ©s financiers, acteurs jugĂ©s Ă  l’aune de leur seule efficacitĂ©, notamment par l'analyse Ă©conomique du Droit. MĂȘme si cette vision du Droit dans son seul rapport Ă  l’État Ă©tait rĂ©ductrice, la vision du Droit donnĂ©e par la mondialisation est plus encore rĂ©ductrice, voire destructrice.

Le Droit serait en effet une technique d’efficacitĂ© des Ă©changes  assurant la sĂ©curitĂ© des crĂ©dits et des engagements Ă  long terme. Le Droit ne serait donc qu’une voie d’exĂ©cution sans aucune autonomie par rapport Ă  l’objet sur lequel il porte.

 

b. La mondialisation a-t-elle mis en place un « Droit de la guerre Â» ou un « Droit de la paix Â» ?

Pour poser une telle question!footnote-773, encore faudrait-il que la mondialisation n’ait pas annihilĂ© l’État. Or, l’État n’est plus qu’un dĂ©biteur-dĂ©bitant des normes d’exĂ©cution. Plus encore, le caractĂšre Ă©conomique de la mondialisation, effaçant les frontiĂšres, a tendance Ă  faire disparaĂźtre le droit international, tant privĂ© que public. Et pourtant
 Tout d’abord, il ne le faut pas. Comme RenĂ© Cassin l’affirmait!footnote-811, construisait le droit international aprĂšs les massacres inouĂŻs de la seconde guerre mondiale, comme Kelsen le conçut Ă  la mĂȘme Ă©poque!footnote-812, le droit international est conçu pour trouver la force mĂȘme dans cet espace-lĂ  de protĂ©ger les ĂȘtres humains contre la force brute, celle des guerres, celles des opĂ©rateurs globaux envahissants les espaces nationaux et privĂ©s.

En effet, aujourd’hui les entreprises n’agissent pas toujours sur le mode sĂ©duisant de la publicitĂ© mondiale, elles agissent aussi pour profiter des coĂ»ts avantageux du travail indĂ©cent quand la main protectrice du lĂ©gislateur du droit travail n’est pas assez longue. Faut-il le leur reprocher ? Demain, des formes plus violentes encore apparaĂźtront. Elles sont dĂ©jĂ  extrĂȘmement vives et si nous avons encore un peu d’humanitĂ©, cela ne peut ĂȘtre sous le seul prisme d’aubaine Ă©conomique ou de gestion de voirie que nos Droits apprĂ©hendent l’arrivĂ©e des victimes de ces guerres  qui ne suivent plus aucune loi de la guerre.

On rĂ©pond que l’État voudrait maintenir ce que l'on dĂ©signe Ă©trangement comme sa "bĂ©nĂ©volance" et qui n'est que son rapport tautologique Ă  la population qu'il protĂšge en tant qu'il est l’État. Mais l’État est-il si faible ? l’État est partout. L’État n’a jamais Ă©tĂ© aussi vivant qu’aujourd’hui. Les investissements ne sont concevables que parce que des mĂ©canismes de rĂ©solution des conflits sont installĂ©s, dĂ©pendant de plano ou in fine de l’État et les alliances diplomatiques entre les États supports sont intĂ©grĂ©es dans le systĂšme Ă©conomique mondial. Si la corruption est elle-aussi intĂ©grĂ©e dans le coĂ»t du systĂšme, le droit mondial financier s'est surtout dĂ©veloppĂ©, et avec un niveau de contrainte jusqu'ici jamais atteint, pour lutter contre la corruption internationale et le blanchiment d'argent!footnote-813. Les institutions internationales, formes de puissance publique incontestĂ©es, sont actives et aujourd’hui l’arbitrage international donne lieu Ă  des contentieux quasiment systĂ©matique devant le juge Ă©tatique. Les RĂ©gulateurs et les juges pĂ©naux sont les organes les plus puissants en matiĂšre bancaire. Ils font taire notamment les banques, qui se contentent de payer.

La question de la guerre et de paix peut donc se poser.

Commençons par celle de la paix. Car nous sommes entre amis. C’est ce qui nous explique Ă  chaque instant les entreprises qui tiennent les plateformes qui nous offrent certaines l’ñme sƓur, d’autres et en masse des « amis Â». VoilĂ  la « planĂšte conversationnelle Â» qui nous sort de notre solitude.

Facebook se soucie tant de nous et rĂ©prouve tant le terrorisme international qui nous frappe qu’en cas d’attentat c’est dĂ©sormais par son rĂ©seau social que nous rassurons nos amis sur le fait que nous sommes encore en vie et c’est encore lui, avec ses amis que sont Apple, IBM, Microsoft, et autres proches, qui vont fusionner les donnĂ©es pour lutter prĂ©ventivement contre les poseurs de bombes. La rĂ©partition du monde entre les gentils et les mĂ©chants est reconstruite.

Dans cette volontĂ© de nous offrir mondialement la paix par un espace de convivialitĂ© numĂ©rique, il n’y aurait plus besoin de l’État, dont l’ñme rĂ©pressive dĂ©testable et dĂ©rangeante serait inexpugnable. Il suffirait du « consentement Â» de l’internaute. Le consentement serait la nouvelle loi du monde. On conviendra que le consentement est aussi la loi du contrat. On notera le contrat est l’instrument du marchĂ©. On observera que le marchĂ© prospĂšre sur la "loi du dĂ©sir". On constatera que le dĂ©sir de la personne solvable y est satisfait, que la personne insolvable a pour solution pratique de satisfaire, notamment en offrant son corps, le dĂ©sir de la premiĂšre. Le marchĂ© mondial de l'humain est le marchĂ© de l'avenir. Certains s'en rĂ©jouissent, d'autres en pleurent. Mais le Droit a pour fonction de donner des droits Ă  celui qui n'a pas la force de concrĂ©tiser ses dĂ©sirs autrement que par le Droit!footnote-815.

Il s’agirait d’une « paix universelles Â» qui serait le double neutre et prĂ©alable rendue technologiquement possible et financiĂšrement si rentable, produisant un monopole de pouvoirs, reposant sur le consentement d’un ĂȘtre humain qui, en Ă©change de ce paradis conversationnel, se dĂ©pouille de ses donnĂ©es, lesquelles ne sont rien d’autre que sa vie-mĂȘme.

L’on doute de l’effectivitĂ© de la part des internautes dans la gouvernance d’Internet, mais Ă  la supposer plus consistante, n’est-ce pas le principe mĂȘme d’une dĂ©possession de soi-mĂȘme en Ă©change d’un peu moins de solitude dans une fraternitĂ© si illusoire et sans aucun rapport avec le principe juridique de solidaritĂ©!footnote-816, qui est inquiĂ©tant, voire Ă  rĂ©prouver ?

D’ailleurs, plutĂŽt que d’ĂȘtre une figure de paix, la mondialisation n’est-elle pas une figure de guerre, lĂ  encore sans Droit ? Il est souvent montrĂ© que la mondialisation permet le dĂ©ploiement d’un pur rapport de forces, notamment dans la circulation ou l’arrĂȘt des personnes comme dans l’accueil ou le refus des investissements. Plus que jamais, il faut ĂȘtre riche et beau. L’on peut alors circuler et investir partout. Bienvenu aux sportifs et aux diplĂŽmĂ©s. Malheurs aux vieillards, aux malades, aux femmes et aux enfants.

Mais sans nous attarder dans un sujet si dramatique qu’il conduirait Ă  ouvrir les chiffres si dramatiques de la traite des ĂȘtres humains, c’est-Ă -dire des femmes et des enfants vendus par milliers du fait des guerres et achetĂ©s par nous, occidentaux, notamment grĂące au numĂ©rique qui achĂšve de neutraliser ce qui pourrait nous rester de pitiĂ© et de morale pour nos semblables, prenons plutĂŽt une autre guerre qui se fait aujourd’hui intense du fait de la mondialisation : celle du droit de Common Law et du droit de Civil Law.

Le Common Law est en train de gagner. Il devient le « droit commun Â» du monde. Certes, Ă  premiĂšre vue dans le seul droit des affaires. Mais comme la mondialisation, c’est le droit des affaires et que les affaires dĂ©vorent les affaires des ĂȘtres humains, ce systĂšme-lĂ  dĂ©vore donc tout.

Si l’on estime que les systĂšmes de Common Law n’ont pas que des qualitĂ©s et qu’il convient de « rĂ©agir Â», l’on peut tout d’abord renforcer une fraternitĂ©. Non plus celle qui unit des amis des rĂ©seaux sociaux, mais une amitiĂ© politique, comme celle entre les pays d’AmĂ©rique du Sud ou celle entre l’Allemagne et la France. L’on peut aussi « agir Â» en construisant l’Europe, en retrouvant le jus comune ou par la construction de normes communes nouvelles.  En tout cas, une guerre, dont on parle souvent en la qualifiant de « concurrence des systĂšmes Â», n’est perdue que si on la considĂšre comme telle. Elle ne le sera que si l’idĂ©al europĂ©en Ă©tait abandonnĂ©. Or, l’Europe se construit par le Droit. Mais encore faut-il mesurer la part du Droit dans la mondialisation pour crĂ©diter celui-ci d’une capacitĂ© Ă  agir sur celle-ci.

 

c. Quelle est la part du Droit dans la mondialisation ?  

Vivons-nous la mondialisation du Droit ? Ne vivons-nous pas plutĂŽt la mondialisation des juristes ? Ou plus prĂ©cisĂ©ment encore, ne vivons-nous pas plutĂŽt la mondialisation des cabinets d’avocats ?

Ce n’est pas le Droit qui a tout envahi, ce sont les cabinets d’avocats, anglo-amĂ©ricains, qui sont omniprĂ©sents. Cela n’est pas pareil. L’on doit insister sur le fait que si les avocats parlant anglais sont dĂ©sormais partout, les normes mondiales sont peu juridiques. Elles dominent pourtant les matiĂšres juridiques. Par exemple une norme ISO a un impact beaucoup plus important que les Ă©crits du Professeur von Bar.

Cette prĂ©sence des juristes conjuguĂ©e Ă  cette absence des normes classiquement juridiques ont une consĂ©quence majeure : la disparition des qualifications juridiques au profit des qualifications Ă©conomiques, technologiques et financiĂšres chez ceux qui Ă©crivent le droit, le plaident ou l'appliquent, par exemple dans les arbitrages internationaux. Apparaissent comme des normes juridiques les « plateformes Â», les normes sont dites « rĂ©glementaires Â» sans plus de prĂ©cision parce que les Ă©conomistes ne distinguent pas les sources du droit et mĂȘlent cela dans le vaste ensemble de la rĂ©gulation tous les niveaux de ce qui fĂ»t la hiĂ©rarchie des normes, les mathĂ©matiques sont le matĂ©riau direct des normes prudentielles mondiales de BĂąle.

Ainsi, la force de la normativitĂ© mondiale rĂ©side dans son absence totale de juridicitĂ© : ayant pour plume le plus souvent celle des ingĂ©nieurs et des Ă©conomistes qui insĂšrent directement les notions qu’ils manient dans les textes sans se soucier de leur compatibilitĂ© avec le systĂšme juridique d’accueil qu'ils ne songent pas Ă  connaĂźtre, les juristes viennent aprĂšs. Ils viennent mĂȘme en masse car une telle façon de faire ne peut que produire de nombreux contentieux :  on ne comprend rien aux "rĂ©glementations" ainsi Ă©tablies et les arbitrages internationaux se multiplient, oĂč siĂšgent ensemble juristes, ingĂ©nieurs et financiers, pour leur plus grande prospĂ©ritĂ©.

De ces mouvements si profonds, que penser ?

L’essentiel est d’en penser quelque chose. Et d'un jugement portĂ© sur la mondialisation vue du point de vue du Droit, l'essentiel est d'en tirer quelques consĂ©quences, mĂȘme si c'est pour dire que l'on y peut rien. Que le temps des honoraires est venu et que le temps du Droit serait clos.

 

 

II. PENSER JURIDIQUEMENT LA MONDIALISATION ET FAIRE QUELQUE CHOSE

Par une sorte de fatalitĂ©, il est souvent affirmĂ© que le tsunami de la mondialisation nous dispense mĂȘme d’en penser quelque chose. Il convient plutĂŽt de poser l’impĂ©ratif juridique d’en penser quelque chose(A). Une fois qu’on en a pensĂ© quelque chose, alors et enfin, l’on peut se demander ce que l’on peut faire (B)

 

A. L’IMPÉRATIF JURIDIQUE DE PENSER LA MONDIALISATION

Penser quelque chose de la mondialisation est un impĂ©ratif juridique (1).  L’on y renonce souvent parce que la mondialisation serait un « fait Ă©conomiquement acquis et inexorable Â» (2). L’on peut pourtant construire la mondialisation comme un projet juridique en distance des faits (3).

 

  1. L’impĂ©ratif juridique : penser quelque chose de la mondialisation

Le Droit n’est pas qu’une technique d’effectivitĂ©, d’efficacitĂ© et d’excellence permettant Ă  un systĂšme de gagner contre un autre dans une Ă©preuve de compĂ©titivitĂ©. Le Droit est aussi un ensemble de valeurs, de valeurs coĂ»teuses, dont il n’est pas adĂ©quat de montrer seulement le caractĂšre profitable par un heureux effet de billard. Par exemple, il n’est pas adĂ©quat de se contenter de montrer que le respect de la personne des travailleurs est profitable pour l’entreprise, pour sa rĂ©putation sur les marchĂ©, pour la fidĂ©litĂ© des consommateurs, parce qu'un travailleur heureux ne fraude pas, etc. ; il faut poser qu’en soi les travailleurs, en tant qu’ils sont des personnes, doivent ĂȘtre titulaires de droits sociaux, dans l’indiffĂ©rence du profit ou du coĂ»t que cela reprĂ©sente pour l’entreprise et de la bonne ou mauvaise image que cela projette sur les marchĂ©s financiers.

Soit on « croit au Droit Â», comme une expression laĂŻque du sacrĂ© et on adhĂšre Ă  quelques principes, dont le premier est la protection des ĂȘtres humains par un lien indĂ©fectible avec la notion de personne, soit on n’y croit pas. Celui qui n’y voit qu’une technique d’efficacitĂ© n’y croit pas et l’on n’y peut rien. A lire les rapports d'experts qui se succĂšdent, aussi bien internationaux que nationaux, l'on a l'impression que la technique juridique est de plus en plus considĂ©rĂ©e comme outil de performance et que l'on croit de moins en moins au Droit. C'est-Ă -dire Ă  l'ĂȘtre humain en tant que tel.

Ne cherchons pas mĂȘme la justice immanente qui se prĂ©pare dans la violence des ĂȘtres humains qui, si cette valeur laĂŻque du Droit leur est dĂ©niĂ©e, s’ils sont rĂ©duits Ă  n’ĂȘtre rien, que des actifs, que des objets, que des machines Ă  produire, que des "machines dĂ©sirantes"!footnote-817 ou "dĂ©sirĂ©es", mĂ©caniquement disposĂ©es Ă  consommer ou Ă  ĂȘtre consommĂ©s, les ĂȘtres humains iront chercher d’autres valeurs, un dieu, un dieu vengeur, et le Droit ne pourra sans doute pas tenir Ă  distance cette force-lĂ , pourtant illĂ©gitime!footnote-774.

Il faut donc que le juriste pense. Si la mondialisation ravale le droit Ă  n’ĂȘtre que technique, met au premier plan les juristes techniciens, fortunĂ©s Ă  condition d’ĂȘtre neutres, Ă  condition de ne pas penser, en compĂ©tition avec les robots et les algorithmes, si les juristes s’en accommodent, ne dĂ©fendent pas le Droit qui dĂ©fendit Antigone, on peut le concevoir. Mais qu’ils pensent quelque chose. Car c’est eux-mĂȘmes qu’ils jugent.

Mais si nous pensons si peu la mondialisation, c’est parce qu’elle est prĂ©sentĂ©e comme un mĂ©canisme si naturel qu’on n’a pas plus Ă  la juger qu’on ne juge la pluie.

 

2. La mondialisation prĂ©sentĂ©e comme un « fait Ă©conomiquement acquis Â»

Il ne faut pas dire que la notion de « droit naturel Â» ne se porte pas bien. Au contraire, il nous est expliquĂ© chaque jour qu’il existerait une « loi naturelle universelle Â» Ă  laquelle nul ne pourrait Ă©chapper, ni l’État ni l’ĂȘtre humain : celle de l’offre et de la demande. De ce droit naturel, le droit positif devrait avoir pour fonction d'ĂȘtre le double neutre, le recouvrirait de son efficacitĂ©, et ne pourrait s'en dĂ©marquer qu’en explicitant les bonnes raisons qu’il aurait de le faire.

Cette loi naturelle fonctionnerait par autorĂ©gulation, reposant sur un autre mĂ©canisme tout aussi naturel : le « consentement Â», les ĂȘtres humains et les organisations rationnelles – dont les algorithmes reprĂ©sentent une pointe avancĂ©e –  donnant naturellement leur « consentement Â», si l’offre qui leur est prĂ©sentĂ©e est adĂ©quate Ă  leur dĂ©sir ou Ă  leur besoin. Les opĂ©rations boursiĂšres passĂ©es par les ordinateurs programmĂ©s et la sanction par le RĂ©gulateur boursier pour des abus de marchĂ© commis par l'algorithmefootnote-818 sont exemplaire de cette subsomption du consentement sous la rationalitĂ©.

Il est vrai que la mondialisation est avant tout un phĂ©nomĂšne d’échanges de biens et de services, reposant donc sur l’offre et de la demande, qui se sont rencontrĂ©es de plus en plus massivement avec de moins en moins d’entraves, notamment grĂące Ă  l'OMC, organisation devenue pleinement juridique en 1995. Cette « loi des attractions Â» repose sur une force naturelle, celle du marchĂ©, Ă  propos de laquelle il n’y aurait rien Ă  penser. Les contrats par lesquels la rencontre des offres particuliĂšres et des demandes particuliĂšres se concrĂ©tisent n’auraient pas plus Ă  ĂȘtre jugĂ©s.

Il est remarquable que les contrats, qui sont prĂ©sentĂ©s comme « allant de soi Â» dans la mondialisation, sont aujourd’hui qualifiĂ©s d’ « intelligents Â», alors mĂȘme qu’ils ne sont plus rĂ©digĂ©s par des ĂȘtres humains.  Ainsi, plus la technologie Ă©limine l’ĂȘtre humain et plus l’adjectif « intelligent Â» est utilisĂ©. Quelle ironie.

Si l’on reprend ses esprits, l’on peut prĂ©tendre concevoir un projet juridique face Ă  la mondialisation.

 

3. Construire la mondialisation comme un projet juridique en distance des faits

Le Droit n’est ni un enveloppe transparente du rĂ©el ni une  pure construction performative. Il s’appuie sur une rĂ©alitĂ© qui lui prĂ©existe mais il a la puissance d’y insĂ©rer des idĂ©es qui contraignent cette rĂ©alitĂ© et construisent le futur par la volontĂ© que le Droit a exprimĂ©e. Si ce n’est pas cela, le Droit n’a pas d’intĂ©rĂȘt.

Dans cette perspective, si des faits juridiques mondiaux sont bienvenus, le Droit doit les accompagner ; s’ils sont nĂ©fastes, le Droit doit les contrer ; s’ils n’existent pas et sont souhaitables, le Droit doit les construire.

Parce que le Droit est politique et n’existe que pour crĂ©er une rĂ©alitĂ© qui lui est propre et qu’il a pour fin de dĂ©fendre des ĂȘtres humains qui, sans ce masque du Droit (persona) ne peuvent le faire par leur seule force, il ne faut pas que le Droit abandonne ses prĂ©tentions face au phĂ©nomĂšne si puissant de la mondialisation. Cela serait abandonner l’ĂȘtre humain faible.

 

 

B. QUI FACERE ?

La rĂ©ponse spontanĂ©e est : « rien Â» (1). Mais l’on peut faire mieux 
, et rĂ©pondre : « moins que rien Â» (2). Si l’on n’est pas dĂ©sespĂ©rĂ©, la rĂ©ponse peut ĂȘtre la rĂ©gulation (3) ou bien, dĂ©passant celle-ci, pourquoi pas ne pas rĂ©pondre « tout Â» ? (4).

 

  1. La premiĂšre rĂ©ponse possible du Droit Ă  la mondialisation : ne rien faire

On l’entend si souvent : ne faites rien, tout est jouĂ©. PrĂ©tendre encore faire quelque chose aurait quelque chose de dĂ©risoire, voire de ridicule. L'on chuchote derriĂšre votre dos OĂč est donc votre fidĂšle Sancho Pança ? La mondialisation Ă©tant un fait Ă©conomiquement acquis, il en serait de mĂȘme pour le Droit, qui n'a qu'Ă  suivre, en pleine docilitĂ©.

Il est souvent soutenu qu’il convient de ne plus rien faire car le droit anglo-saxon rĂšgne de par le monde et que la Loi a Ă©tĂ© depuis longtemps recouverte par un droit d’autant plus contraignant et supĂ©rieur qu’il est souple et non situĂ©. Le droit souple!footnote-819 , qui ne fait l’éloge, ne salue sa puissance et ne se rĂ©jouit de son universalitĂ© ?

C’est avec un certain masochisme que les observateurs du Droit continental, mais aussi les auteurs mĂȘme de ce Droit, soulignent qu’enfin grĂące Ă  la domination du droit anglo-saxon, nous serions « libĂ©rĂ©s du droit systĂ©matique Â». Enfin, le dogmatisme serait rejetĂ©, enfin le cas par cas rĂšgnerait.  

Le Droit n’aurait donc plus rien Ă  faire, qu’à accompagner d’une façon neutre les opĂ©rations Ă©conomiques une Ă  une, en leur assurant la sĂ©curitĂ©  par une forme contraignante et une lisibilitĂ© propre Ă  ce qu’on appelle si clairement la toolbox que constituerait le Droit. SĂ©curitĂ©, simplicitĂ©, prĂ©visibilitĂ©, voilĂ  le nouveau triptyque. Il a l'avantage de s'ajuster et d'imposer du contrat jusqu'Ă  la Constitution.   Il ne faut pas en vouloir au plombier polonais quand le lĂ©gislateur lui-mĂȘme n’est qu’un rĂ©parateur de tuyaux pour que l’argent y circule mieux. Les entreprises en donnent l'exemple par l'adoption de chartes internes ou communes, de portĂ©e mondiales, constituant le nouveau Droit constitutionnel mondial!footnote-821.

Et de citer un exemple de rĂ©ussite : le droit mondial du sport. Un ensemble mondial unifiĂ© de droit souple, des chartes de dĂ©ontologie, une agence mondiale, des associations. Un franc succĂšs.

Mais l’on peut proposer mieux encore : faire moins que rien.

 

2. La deuxiĂšme rĂ©ponse possible du Droit Ă  la mondialisation : faire moins que rien

Car ce que l’on dĂ©signe souvent comme le « Droit mondial Â», montrĂ© en exemple, comme le futur du Droit, apparaĂźt comme tout sauf du droit.

Prenons tout d’abord la comptabilitĂ©. La comptabilitĂ© Ă©tait le droit civil mis en chiffres, puisqu’elle traduisait le patrimoine et les opĂ©rations passĂ©es et prĂ©sentes de la sociĂ©tĂ©. Elle ne l’est plus. Les normes IFRS (International Financial Reporting Standards) ont, comme leur nom l’indique, imposĂ© une comptabilitĂ© qui a pour objet de donner des informations financiĂšres prĂ©sentes et futures aux investisseurs qui doivent pouvoir Ă  chaque instant acheter ou vendre les titres affĂ©rents Ă  la sociĂ©tĂ©. Le droit en a Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©. Alors mĂȘme que ces normes IFRS sont mondiales et sont aujourd’hui la rĂ©fĂ©rence premiĂšre de nombreuses contrats internationaux et deviennent le modĂšle de construction des finances publiques des États.

Prenons ensuite les normes de sĂ©curitĂ© technologique. Celles-ci sont mondiales et essentielles, non seulement en matiĂšre nuclĂ©aire mais encore pour tout ce qui concerne l’informatique ou la sĂ©curitĂ© des donnĂ©es. Les nouvelles techniques, sur lesquelles le droit est pour l’instant assez silencieux, d’Ethics by design montrent que le monde prĂ©fĂ©rerait donc confier Ă  des algorithmes les choix de vie ou de mort sur les victimes des accidents de la route causĂ©s par les voitures sans conducteur. Ayons une pensĂ©e pour Tunc.

L’on pourrait prendre encore l’exemple des nouvelles normes de propriĂ©tĂ© intellectuelle, repensĂ©e par les Ă©conomies de l’innovation, dans une perspective Ex Ante et non plus Ex Post. Ou bien le mĂ©canisme rĂ©volutionnaire de la rĂ©solution bancaire, la seule vĂ©ritable crĂ©ation de l’Union europĂ©enne depuis ces derniĂšres annĂ©es, entiĂšrement pensĂ©e par les financiers et les Ă©conomistes de la rĂ©gulation.

Car si le droit mondial semble ne plus exister que sous la forme de normes non juridiques Ă©laborĂ©es par des non-juristes, c’est avant tout dans une perspective sans cesse rĂ©pĂ©tĂ©e : rĂ©guler.

 

3. La troisiĂšme rĂ©ponse possible du Droit Ă  la mondialisation : rĂ©guler

Cette rĂ©gulation mondiale conçue hors du Droit, d’une façon d’autant plus contraignante qu’elle est souple, dans des bĂątiments de Londres ou de BĂąle sur les frontons desquels il semble Ă©crit « ici n’entrent pas les juristes Â», a pleine effectivitĂ©.

Avant mĂȘme d’ĂȘtre transposĂ©e dans des textes de loi, qui en recopient les normes, les opĂ©rateurs les appliquent, indiffĂ©rents Ă  cette derniĂšre formalitĂ©. C’est le cas pour les normes prudentielles, comme BĂąle III.

Cela peut-il tenir longtemps ? Car pourquoi pas une contrainte absolue produite par des normes produites d’une façon opaque par des auteurs inconnus et non Ă©lus dont on affirme qu’elles sont sans portĂ©e mais auquel le juge fait produire des effets comme il l’entend.

L’essentiel est que les assujettis puissent le supporter longtemps, aussi bien ceux qui sont contraints par ces normes, comme les banques par les normes prudentielles ou les opĂ©rateurs globaux par la compliance, que ceux qui dans la population voient l'impact sur eux des mĂ©canismes globaux dont ils sont exclus alors que tout s’y passe.

Car cette rĂ©gulation de la mondialisation apparaĂźt Ă  deux vitesses. La question juridique qui apparaĂźt alors est celle de la responsabilitĂ©. Comment les opĂ©rateurs peuvent-ils ĂȘtre contraints si violemment par les rĂ©gulateurs et rendre si peu de comptes Ă  l’égard de la population ?

Les entreprises puissantes elles-mĂȘmes ne le veulent pas. L'on ne peut ĂȘtre durablement puissants si l'on n'est responsable, la responsabilitĂ© Ă©tait la source de la libertĂ© et de l'action, et non leur consĂ©quence. C'est pourquoi le Droit de la responsabilitĂ© sociĂ©tale des entreprises, qui ne s'attache qu'aux entreprises structurellement puissantes, a un grand avenir dans la mondialisation. L'Ă©thique et la puissance ne sont pas incompatibles, surtout pas dans un monde ouvert!footnote-828.  Il concrĂ©tise en Droit le Principe responsabilitĂ© de Jonas : une responsabilitĂ© pour le futur. Elle Ă©claire particuliĂšrement bien la responsabilitĂ© de ces entreprises-lĂ  en matiĂšre d'environnement ou d'Ă©ducation. D'autres voient dans la persistance des "codes d'honneur"!footnote-826 une solution, preuve que la refĂ©odalisation dont on a dĂ©noncĂ© les mĂ©faits!footnote-827 a aussi des bienfaits.

Ce thĂšme de la reddition des comptes (accountability) et de la responsabilitĂ© est le thĂšme majeur de la mondialisation!footnote-822. Pour l’instant, ce principalement les juges qui le concrĂ©tisent, parce qu’obliger celui qui a du pouvoir sur autrui Ă  rendre des comptes – dĂ©finition de la responsabilitĂ© -, c’est l’office du juge, gardien du Droit et de la justice. S’expliquent ainsi l’arrĂȘt Google Spain!footnote-823 et la crĂ©ation ex nihilo du droit Ă  l’oubli!footnote-824 ou les contentieux devant l’OMC, ces procĂšs dans lesquels les États-Unis perdent si souvent.

Mais la rĂ©gulation n’est pas qu’un appareillage technique qui pallie les dĂ©faillances de marchĂ©. C’est aussi une construction politique qui prĂ©tend par exemple protĂ©ger les populations contre des puissances qui ne se justifient pas ou dĂ©fendre quelques principes, comme le service public. Ainsi les fonds souverains et les fonds vautours qui bĂ©nĂ©ficient l'un et l'autre du principe de neutralitĂ© des textes nationaux et internationaux sont traitĂ©s d’une façon opposĂ©e par les juridictions et les tribunaux arbitraux

Le critĂšre retenu par les juges et les arbitres est celui de la personne. Les fonds souverains ont pour but de protĂ©ger les personnes, les fonds vautours sont indiffĂ©rents Ă  la destruction des personnes que leur voracitĂ© provoque. En consĂ©quence, les tribunaux font donner des droits supplĂ©mentaires aux premiers et priver de prĂ©rogatives essentielles, notamment du droit d’ĂȘtre payĂ©, les seconds.  De la mĂȘme façon, le juge va distinguer dans l’usage des donnĂ©es suivant qu’il est favorable ou nĂ©faste pour les personnes!footnote-825.

En effet, le Droit de la rĂ©gulation ne s’applique que d’une façon tĂ©lĂ©ologique et face Ă  la mondialisation, la rĂ©gulation ne doit pas se rĂ©duire Ă  un service neutre et technique mais doit affirmer son but : la protection de la personne.

 

4. La quatriĂšme rĂ©ponse possible du Droit Ă  la mondialisation : prĂ©tendre Ă  tout

Si le Droit n’affirme pas face au phĂ©nomĂšne de la mondialisation qu’il prĂ©tend protĂ©ger la personne, mĂȘme si c’est difficile, alors il n’est plus le Droit. Et la population ne supportera pas cet abandon du Droit car les peuples refusent les faits mondiaux illĂ©gitimes et demandent la protection du Droit, notamment sous sa forme juridictionnelle.

Exprimant cela, les États se lĂšvent contre les pratiques juridiques mondiales nĂ©fastes et expriment des prĂ©tentions nouvelles, contrĂŽlent davantage les investissements dans les secteurs cruciaux, Ă©tendent leur compĂ©tence extraterritoriale y compris en matiĂšre pĂ©nale, pratiquent la mĂ©thode de « l’enrichissement contextuel Â» dans ce que l’on appelle Ă  juste titre l’État augmentĂ©.

Cet État est augmentĂ© non seulement parce qu’il rĂ©affirme sa puissance normative et d’effectivitĂ©, mais encore parce qu’il prĂ©tend se soucier non seulement de sa population mais encore des autres, ce qui rejoint la dĂ©finition classique de la Justice comme souci d’autrui.

Oui, les États et le Droit doivent formuler des prĂ©tentions. Car depuis toujours le fort a la force et le Droit, tandis que le faible a le Droit et n’a que le Droit. La mondialisation a rendu les forts plus forts et les faibles plus faibles. Et l'on voudrait que cela soit le moment oĂč le Droit devrait s'abandonner et perdre sa prĂ©tention Ă  protĂ©ger le faible, ne servant plus que les projets de ceux qui ont la force d’en avoir ?

 

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