Mise à jour : 21 décembre 2020 (Rédaction initiale : 11 décembre 2019 )

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🚧 Compliance et Incitations : un couple à propulser par la notion de "Compliance incitative"

par Marie-Anne Frison-Roche

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Référence complète : Frison-Roche, M.-A., Compliance et Incitation : un couple à propulser par la notion de "Compliance incitative", document de travail, décembre 2019.

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Ce document de travail a tout d'abord servi de base à la conférence ayant constitué l'intervention finale dans le colloque qui s'est tenu sous la direction scientifique de Marie-Anne Frison-Roche et Lucien Rapp, Les incitations, outils de la Compliance,  le 12 décembre 2019,  à Toulouse.

(voir le premier document de travail, sous-jacent au thème de l'articulation entre la sanction et l'incitation) 

Il a ensuite servi de base à un article dans l'ouvrage Les outils de la Compliance, dans la collection Régulations & Compliance.

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Introduction et Résumé du document de travail : 

Compliance et Incitations paraissent à première vue totalement opposées. Non seulement parce que les sanctions sont au cœur de la Compliance et qu’à la sanction l’on associe la contrainte alors qu’à l’incitation l’on associe la non-contraint!footnote-2044e, mais encore parce que les incitations ont lien avec l'autorégulation et que le Droit de la Compliance suppose une présence forte des Autorités publiques. Ainsi, il faudrait choisir : soit Compliance, soit Incitations ! Soit l'efficacité de l'une, soit l'efficacité des autres ; soit les techniques de l'une, soit les techniques de l'une, soit les techniques des autres ; soit la philosophie de l'une, soit la philosophie de l'autre. Se résigner à la déperdition qu'un tel choix nécessaire impliquerait.  Mais poser les termes ainsi revient à penser pauvrement les situations et à réduire les champs des solutions qu'elles appelles. Si l'on reprend une définition riche du Droit de la Compliance, l'on peut au contraire articuler Compliance et Incitations.

Pour cela, il convient développer la notion de « Compliance incitative ». Non seulement il le convient mais il est particulièrement adéquate dans une nouvelle conception de la souveraineté. Par exemple pour l’Europe.

. Comme pour les sanction là encore Compliance et Incitations paraissent pourtant à première vue totalement opposées. Puisque les incitations supposent une absence de contrainte sur les opérateurs,  les incitations ont lien avec l'autorégulation et que le Droit de la Compliance suppose une présence forte des Autorités publiques.

Il est vrai que la théorie dite des incitations vise les mécanismes qui n'ont pas recours directement à la contrainte. Mais de la même façon que l’on peut articuler « sanction » et « incitation » si l’on définit le Droit de la Compliance par ses But Monumentaux », de la même façon l’on peut penser plus efficacement les relations entre les Autorités publiques et les entreprises à travers une notion ici proposée : la « Compliance Incitative ». Pour cela, il est essentiel de partir d’une définition dynamique du Droit de la Compliance par ses buts monumentaux. En effet si le Droit de la Compliance est défini en plaçant sa normativité juridique dans les "buts monumentaux" qu'il poursuit, comme la disparition de la corruption, la détection du blanchiment d'argent afin que disparaisse la criminalité qui lui est sous-jacente, ou comme la protection effective de l'environnement, ou le souci concret des êtres humains, alors ce qui compte c'est non pas les moyens en eux-mêmes mais la tension effective vers ces "buts monumentaux". Dès lors, ce qui relevait précédemment des politiques publiques menées par les États, parce que ceux-ci ne sont définitivement pas en mesure de le faire, la charge en est internalisée dans les entreprises qui sont en position de tendre vers ces buts : les "opérateurs cruciaux", parce qu'ils en ont la surface, les moyens technologiques, informationnels et financiers.

Dans cette perspective-là, l'internalisation de la volonté publique provoquant une scission avec la forme étatique liée à un territoire qui prive le Politique de son pouvoir de contrainte, les mécanismes incitatifs apparaissent comme le moyens le plus efficace pour atteindre ces buts monumentaux qui expriment la souveraineté. Ils  apparaissent comme ce moyen "naturel" à la fois négativement et positivement défini. Négativement en ce qu'ils ne requièrent pas en Ex Ante de sources institutionnelles nettement repérables et localisées, pas plus qu'ils ne requièrent davantage en Ex Post de pouvoir de sanction : il suffit de substituer l''intérêt à l'obligation. Positivement les incitations relaient à travers les stratégies des opérateurs ce qui était la forme si souvent critiquée et moquée de l'action publique : le "plan". La durée est ainsi injectée grâce au mécanisme de la Compliance, comme l'on le voit à travers le développement de celle-ci dans le souci de l'environnement ("plan Climat"), ou à travers le mécanisme de l'éducation, laquelle ne se conçoit que dans la durée. 

Ce projet qui prétend construire le futur est pourtant celui du Politique et celui de l'entreprise, qui utilisent leur puissance déployée dans le temps pour le concrétiser. C'est sans doute que se joue l'avenir de l'Europe.

En effet ce n’est en rien parce que les entreprises et les individus sont moteurs pour atteindre les buts monumentaux qui fondent et définissent le Droit de la Compliance que les Autorités publiques ne sont pas non plus au centre : elles le sont, et d’une façon nécessaire, puisqu’elles supervisent tout le système initié et conduit par les premiers, supervisant la façon dont ils tendent vers la concrétisation des buts monumentaux (I).

Le Politique exprime des prétentions en formulant des "buts monumentaux". Les entreprises par leurs organisations et leurs actions, les individus par leurs droits!footnote-2046, développent selon des modalités qu'ils choisissent les moyens d'atteindre ceux-ci. Les Autorités publiques non seulement doivent le laisser faire, parce que le Droit de la Compliance, comme le Droit de la Régulation qu'il prolonge, est une branche libérale du Droit ancré dans l'économie de marché, mais parce que c'est la façon la plus efficace, voire la seule, d'intégrer du temps dans ces espaces que l'Etat saisit avec grande difficulté.

Ainsi ce qu'il convient de désigner comme la "Compliance incitative", en facilitant des initiatives développées dans et par des entreprises, permet des projets qui se développent dans le temps - comme pouvaient le faire les entreprises publiques- dans des espaces peu atteignables, que sont le numérique et la finance (I). Pus encore, peuvent naître des projets industriels, suscités par la Compliance et coordonnées par elle, notamment dans l'espace européen (II). Dans cette perspective de "Compliance incitative", la Régulation directe fait place à une Supervision, tenue par des Autorités publiques, ce qui débouche notamment sur une Europe qui peut ainsi être souveraine alors même que ne peut se constituer un Etat souverain (III).

 

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Lire ci-dessous les développements

 

1

Voir cette question analysée d’une façon autonome, Frison-Roche, M.A., Résoudre la contradiction entre « sanction » et « incitation » sous le feu du Droit de la Compliance, 2020.

2

Frison-Roche, M-A., Les droits, outils premiers et naturels, de la Compliance, 2020.

 ​I. LA COMPLIANCE INCITATIVE, INTÉGRANT LE TEMPS DANS LES OPÉRATEURS CRUCIAUX POUR LES RECONNAÎTRE COMME RÉGULATEURS DE SECOND NIVEAU : NUMÉRIQUE ET FINANCE

Une double difficulté apparaît pour construire des projets industriels à long terme. Soit l'on s'en remet à l'Etat qui a le temps pour lui et le souci de l'intérêt général pour marque mais qui est désormais à l'étroit dans ses frontières, ses instruments de coopération économique n'étant pas encore ajustés!footnote-2034, soit l'on s'en remet à l'ingéniosité des opérateurs économiques du marché libéral et son temps, toujours plus court du fait de la financiarisation du monde, se prête mal aux projets qui demande de l'endurance, comme il s'accommode mal des exigences couteuses par exemple de l'Etat de Droit.

Cela est particulièrement vrai de deux espaces qui, se superposant au monde, l'ont transformé d'une façon semblable dans une nouvelle immatérialité qui le rendrait entièrement disponible à la puissance des uns sur les autres par le seul biais des consentements!footnote-2035. Face à ces deux espaces, où les "consentements mécaniques" rendant les individus à la merci des autres, les Autorités publiques ont l'ambition de faire en sorte que les consentements demeurent l'expression des volontés libres et ne constituent pas des biens scindés des personnes, cessibles sur l'immense marché des datas. 

Pour cela les Autorités de Régulation d'une part contrent les contrats, qui jouent sur la désarticulation entre la volonté et les consentements, pour interdire cette réification des volontés, tandis que  d'autre part tout le Droit européen des données obligent les entreprises qui captent et concentrent les données à le faire en protégeant les personnes qui sont "concernées" par ces manipulations. Ainsi ce sont les entreprises qui prennent l'initiative de se procurer et de construire les informations, de les articuler entre elles mais également de surveiller leur bon usage. En cela les entreprises, "opérateurs cruciaux" sont des opérateurs de second niveau qui garantissent dans le temps à la fois le déploiement des infrastructures financières, par exemple les places, et la protection des personnes au sein de celles-ci, par exemple dans l'espace numérique. 

Les Autorités politiques doivent inciter les entreprises à prendre l'initiative de telles constructions. Les opérateurs numériques cruciaux américains qui ont conçu et construit l'espace digital à partir du web l'ont structurent et le gèrent. Ce résultat et cette place remarquable est la conséquence de leur génie entrepreneurial. Que la puissance ainsi obtenue soit supervisée, oui ; qu'elle soit détruite n'a pas de sens. La concurrence, qui sert avant tout le commerce, peut certes détruite cette industrie numérique prodigieuse, mais le vide qu'elle laisserait ne permettrait pas de ce seul fait l'émergence d'une industrie. 

 

II. LA COMPLIANCE INCITATIVE, INTÉGRANT LES PROJETS INDUSTRIELS DANS DES OPÉRATEURS COORDONNÉS DANS LA ZONE EUROPÉENNE

Pour qu'une industrie naisse, avec les investissements à long terme, les filières intégrées en amont et en aval, les coordinations entre les diverses entreprises placées les uns par rapport aux autres pour produire du nouveau, il faut que les Autorités publiques imposent non pas des interdictions, ni même imposent les moyens, mais imposent les fins.

Le Droit de la Compliance se définit non pas par les moyens mais par les "buts monumentaux", qui sont désormais exprimés régulièrement. Depuis toujours le Droit de la Compliance s'est construit ainsi. Né aux Etats-Unis sous le choc de la crise de 1929!footnote-2036, il a déployé ses outils, y compris la création de la SEC, par son but monumental de prévention d'une nouvelle crise bancaire et financière systémique. 

Aujourd'hui, les Autorités publiques ont des prétentions politiques plus fortes encore. Par exemple la prétention de lutter contre le changement climatique. L'Europe, les Etats-Unis, la Chine, la France, etc. le veulent, disent le vouloir. Le Conseil d'Etat a affirmé qu'en prenant des lois qui disent le vouloir l'Etat français s'engage juridiquement. 

Mais de la coupe des buts monumentaux aux lèvres de la concrétisations de ceux-ci, il y a du chemin ... Et ce chemin aujourd'hui oblige non plus tant les entreprises mais bien les Autorités publiques, puisque le Conseil d'Etat affirme que ce but doit être atteint et que s'il ne l'est pas c'est à l'Etat que la responsabilité juridique peut être imputée !

Ainsi, l'on dit si souvent que le Droit de la Compliance contraint les entreprises, mais c'est bien l'inverse qui se dessine ! Car les entreprises ne sont juridiquement contraintes que d'exécuter mot à mot ce que la réglementation prévoit, d'adopter un à un des outils, de respecter les prescriptions de faire ou de ne pas faire, mais pas d'atteindre les buts monumentaux ! Comme chacun le souligne désormais pour les entreprises, si les mises en place des outils constituent une obligation de résultat, en revanche atteindre les buts constituent une simple obligation de moyens!footnote-2037 . Alors même que désormais pour les Etats, dont on souligne si souvent la puissance à travers les sanctions extraterritoriales, atteindre les buts constituerait, par exemple en matière environnementale une obligation de résultat !

Dans ce renversement de perspective, que peut faire l'Autorité politique et publique : demander aux entreprises si elles veulent bien mettre leur puissance, d'information, de compétence humaine et d'argent, pour aider les Etats à atteindre les buts monumentaux que ceux-ci ont posé.

Pour cela, les Etats développent des techniques de "Compliance incitative". Et plus, allant au-delà de la prescription de faire ou de ne pas faire ceci ou cela, les buts seront monumentaux, ce qui fera et fait déjà du Droit de la Compliance la branche du Droit majeure pour l'avenir!footnote-2038, et plus les Autorités publiques devront recourir à des incitations.

Par exemple la Commission européenne et les Etats-membres de l'Union européenne veulent une "Europe souveraine". Cette prétention politique ne peut pas s'appuyer sur un Etat, puisqu'il n'existe pas d'Etat européen. C'est bien pourtant en terme d'Europe souveraine que la Commission et les chefs d'Etat pensent l'organisation du numérique. 

Cela ne peut se faire que si le Droit de la Compliance incite les entreprises, opérateurs cruciales de cet espace là, les incite à se coordonner dans une action qui se déploie dans le temps pour construire une industrie qui aura pour effet de faire de l'Europe une zone souveraine, sans être pourtant passée par la constitution d'un Etat souverain.

Cela est possible parce que ce sont bien les Etats qui, par des textes nouveaux, ont posé des buts monumentaux, comme la protection des personnes et la coordination des entreprises, tandis que la régulation directe des comportements est laissée aux opérateurs. Mais ces opérateurs ne sont en rien les maîtres. Comme le formulent parfaitement les nouveaux textes européens, les entreprises cruciales ont désormais statut de "gardiens"!footnote-2039.

Etre gardien, c'est n'être pas le maître. C'est garder la règle d'un autre. C'est porter le souci d'un autre, le but que le Politique a formulé. C'est désormais ainsi que le Droit de l'Union européenne se déploie, construit sur les deux piliers libéraux que sont le principe de Concurrence et le principe de Compliance.

Car si le Droit de la Compliance est distinct du Droit de la Concurrence, il ne produit pas une autorégulation. D'une part parce qu'il internalise dans les opérateurs des buts que ceux-ci ne formulent pas et d'autre part parce qu'il impose leur supervision publique.

 

III. LA SUPERVISION PUBLIQUE SUBSTITUÉE À LA RÉGULATION DANS L'HYPOTHÈSE D'UNE COMPLIANCE INCITATIVE

Le Droit de la Concurrence ne peut produire par lui-seul une régulation de ces deux espaces qui ont désormais recouvert et transfiguré le monde, l'espace financier et l'espace digital, notamment parce que l'entreprise est pour lui une boîte noir et qu'il est un Droit ex post, sauf à se transformer en Droit de la Régulation, les Autorités de concurrence demandant à avoir des pouvoirs Ex Ante de surveillance et d'intervention, ce qui les transforment en Autorité de Régulation, et demandant à imposer des obligations à l'intérieur de l'entreprise qu'elles pourraient regarder en transparence, ce qui les transforment en Autorité de Supervision!footnote-2040.

La solution juridique qui se met en place est plutôt une fois les buts monumentaux émis d'inciter les entreprises à chercher à les atteindre, alors même qu'elles n'y sont pas contraintes. Par exemple planter des arbres ou éduquer les enfants. Pour que les entreprises ne méconnaissent pas ce faisant le Droit, par exemple le Droit de la concurrence, puisqu'il s'agit souvent de coopérer dans ces filières redécouvertes que sont les "places" ou les "filières", ou le Droit pénal, parce que par exemple l'éducation des enfants prend souvent la forme d'un travail de ceux-ci!footnote-2041, il faut que des Autorités publiques supervisent en permanence les opérateurs cruciaux qui ont pris l'initiative de s'organiser pour atteindre les buts monumentaux.

En effet le Droit de la Compliance est lié d'une façon consubstantielle au Droit de la Supervision, comme on le fait dans le secteur bancaire, le Droit de la Compliance étant le plus mature des droits sectoriels, épigone du Droit commun de la Compliance 

Il faut donc toujours que des Autorités publiques supervisent les opérateurs cruciaux, dans l'exercice que ceux-ci font de leur pouvoir de régulation de second niveau, spontané ou requis (comme le montre la supervision des gestionnaires d'infrastructure essentielle). C'est le cas en matière bancaire et financière, le Droit européen de l'Union bancaire étant exemplaire, dont le premier pilier de Supervision commande les deux autres. Dans l'espace digital, les diverses autorités publiques supervisent étroitement les opérateurs, dont la puissance est bienvenue pour mieux être requise par exemple pour développer plus encore des infrastructures d'information et lutter contre des contenus délétères. 

Pour l'industrie d'infrastructures de l'information, ce qui est l'enjeu de demain, l'articulation entre la Compliance incitative à partir de buts monumentaux politiquement posés et une Supervision publique assurée par des Autorités administrative est ce qui assurera la Souveraineté des zones qui se font face.

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1

Pour la démonstration à propos des projets spéciaux, et l'apport que précisément peut constituer le Droit de la Compliance, v. Rapp, L., Théorie des incitations et gouvernance des activités spatiales, 2020

2

V. par exemple Frison-Roche, M.-A., La mondialisation vue par le Droit, 2017.

3

Sur cette dimension historique, Frison-Roche, M.-A., Compliance : avant, maintenant, après, 2017

6

Sur la notion en Philosophie du Droit de "gardien d'octroi", dégagé en 2015,  à laquelle correspond le statut juridique voulu par les textes élaborés en 2020, v. Frison-Roche, M.-A., Les différentes natures de l'ordre public économique, 2015. 

7

C'est une tendance naturelle, et pourquoi pas. V. Frison-Roche, M.-A. (dir.), Régulation, Supervision, Compliance, 2017. 

8

Voir à ce titre les propos très mesurés d'Alain Supiot sur "le travail des enfants" : ....

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