Feb. 8, 2021

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🚧 L'invention de la vigilance : un terme nouveau pour une Responsabilité en Ex Ante

by Marie-Anne Frison-Roche

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► Référence complète : Frison-Roche, M.-A., L'invention de la vigilance : un terme nouveau pour une Responsabilité en Ex Ante, Document de travail, février 2021. 

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Ce document de travail sert de base à une conférence donnée à Oslo le 9 février 2021.

Pour aller plus loin, ➡️La Responsabilité Ex Ante2022

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Lire ci-dessous le document de travail⤵️

 Le Droit est fait de mots. En pointer de nouveau, c'est changer le Droit et l'état du monde qu'il régit. Par exemple le "responsable". Comme le montra Geneviève Viney!footnote-2047, le terme "responsabilité" n'apparut nettement que lorsqu'il fallut enseigner les cas en bloc, trouver les titres pour les exposer en chapitres. Mais une fois les mots trouvés, l'on se dispute sur leur sens, qui déterminera le régime d'ensemble!footnote-2048.  Le terme de "responsabilité", plus encore cela le substantiel de "responsable" est en Droit polysémique. Objet de tant de disputes... Sans fin ?

Il est remarquable que dans son sens courant ("puis-je parler au responsable ?"), il est plus simple, plus net et plus riche que dans son acception juridique!footnote-2049. Pourquoi ne pas revenir au sens que l'on donne couramment lorsque, perdu dans un espace, l'on recherche un "responsable" pour y retrouver son chemin ? Le langage courant pourrait être voie royale, faisant apparaître le responsable en Ex Ante (I). C'est le sens que lui a donné le Droit français de la Compliance (II). C'est la voie que commence à emprunter le Droit de l'Union européenne (III).

 

I. REPENSER LE DROIT DE LA RESPONSABILITE PLUS SIMPLEMNT A TRAVERS LE LANGAGE COMMUN

Dans la langue juridique, le Droit de la Responsabilité oblige des personnes juridique à répondre de ce qui s'est passé. Sur le clavier du Droit, on peut appuyer avec plus ou moins de doigté sur chaque touche du Droit de la responsabilité : qui répond ? De quoi répond-on ? Pourquoi répond-on ? Comment répond-on ? 

Il s'agit toujours de répondre, c'est-à-dire de concevoir et d'organiser une "réaction". Ainsi le temps juridique de la Responsabilité demeure le passé. 

Le Droit français de la Responsabilité est resté très longtemps dans cette logique. 

C'est pourquoi le Droit de la Responsabilité est par définition, enfin la définition que nous en donnons, une Branche du Droit Ex Post. 

Mais si l'on prend le Droit comme un Art pratique, c'est-à-dire une exercice d'intelligence pour apporter des solutions aux difficultés du temps pertinent, cela ne convient pas. Parce qu'il faut partir de la situation pertinente à laquelle il faut attacher une solution. Or dans cette situation pertinente, la première considération, c'est le temps. 

Est-ce vraiment le passé qui doit nous soucier ? 

C'est à partir de ce constat simple que le Droit français a  commencé à bouger. C'est en cela il constitue un modèle. Parce qu'il a reconnu son inadéquation, au lieu de se vanter de sa splendeur, ce qui est le penchant naturel de nous tous.

Si le Droit est ce qui permet d'apporter aux difficultés humaines, alors quel est le temps dont nous devons le plus souvent ?

C'est le temps présent, c'est ici et maintenant. 

Plus encore, si nous cessons un instant de ne penser qu'à nous, c'est-à-dire à ne penser qu'à "ici", si nous pensons que d'autres êtres humains pourraient bénéficier de la force de la Règle de Droit, même s'ils sont petits, même s'ils sont loins, si nous serions "responsables pour un Autrui" avec lequel nous n'aurions pas de contacts juridiques", alors le temps pertinent, c'est le temps futur.

Nous serons alors "responsables" des "tiers absolus" au sens juridique, avec lesquels nous n'avons pas de contacts juridiques, des êtres humains qui sont dans d'autres systèmes juridiques, sous d'autres cieux (souvent moins cléments que les nôtres), qui ne sont pas encore nés (les "générations futures"). 

Pourquoi le serions-nous ? Alors que nous n'avions rien ? Que nous n'avions pas été fautifs, négligents ?

Parce que, selon le language courant, nous sommes "responsables", c'est-à-dire comme le sont les "responsables d'un service dans une organisation", nous avons le pouvoir d'avoir un effet sur leur situation. Si nous bougeons, cela affecte leur situation ; si nous bougeons pas, cela l'affecte aussi. C'est le pouvoir d'un responsable sur celui qui ne peut pas ne pas être affecté par ce que fait ou ne fait le "responsable".

Cette relation de fait est une Responsabilité qui ne se situe pas en Ex Post : elle est en Ex Ante.

Ce sens courant du "Responsable", qui fait que lorsque nous cherchons quelque chose dans un magasin, nous demandons "Allez chercher le Responsable" et cela non pas pour le punir (ce n'est pas celui qui fera que nous trouverons l'objet) mais qu'il utilise son pouvoir de responsable du rayon pour que nous trouvions l'objet.

Or, ce qui est extraordinaire, c'est que le Droit français a pris ce sens courant et ordinaire de "Responsabilité Ex Ante" pour construire un Droit nouveau : le Droit de la Compliance. 

En cela, il est d'un très grand avenir.

 

II. LA CONSTRUCTION D'UNE RESPONSABILITE EX ANTE A TRAVERS LA CONCEPTION FRANCAISE ORIGINALE DU DROIT SUBSTANTIEL DE LA COMPLIANCE

Le Droit de la Compliance est une nouvelle branche du Droit. Qu'elle soit née dans les Année 30 aux Etats-Unis n'empêche en rien d'en avoir une conception européenne originale. 

Cette branche du Droit est construite sur des normes qui se situent dans les "buts" poursuivis : elle est de nature téléologique, comme le sont les branches dite "pragmatiques". Il ne faut pas pour autant en conclure que les "principes" n'y ont pas place. 

Bien au contraire : les principes sont dans ces "buts poursuivis". Des principes en Droit, qui méritent l'usage de la majuscule, sont des affirmations de valeur que l'on pose parce qu'on y tient. En cela, ils constituent des règles de nature politique. Par exemple l'affirmation comme quoi tout être humain est unique et que pourtant chaque être humain est égal à un autre être humain est un "principe". On le pose parce qu'on le veut. Dans certains systèmes juridiques, l'on n'y tient pas, voire on ne le veut pas. Dans d'autres, on y tient, voire on y tient absolument. C'est un "principe". 

Dans le Droit de la Compliance, les principes sont placés dans les buts. 

Aux Etats-Unis les buts sont de nature systémique : on exclut que le système bancaire, financier et économique s'effondre. C'est une volonté politique qui a posé ce principe, en souvenir du prix colossal de la crise de 1929.

Puis la volonté politique a visé d'autres buts : le refus que le système soit détérioré par la corruption. C'est l'adoption du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). 

A partir de là, la méthode est simple : "tous les moyens sont bons pour atteindre les buts". Car tous les mécanismes juridiques ne sont que des "outils" de la Compliance pour atteindre les buts lesquels contiennent les normes et lesquels définissent le Droit de la Compliance. Les outils ne peuvent être que d'une grande puissance, d'une grande violence. Cela engendre ainsi un effet extraterritorial, attaché au FCPA et aux Administrative Orders émis par le Président des Etats-Unis en matière d'embargos. Les juristes classiques n'admettent pas que les frontières soient ainsi balayés, y voient de l'impérialisme mais l'extraterritorialité est un effet naturel de cette Branche du Droit si nouvelle qu'est le Droit de la Compliance.

Le Droit français a repris la logique du Droit de la Compliance par une loi dite "Sapin 2" du 9 décembre 2016. On l'a souvent décrit comme un "traduit-collé" du Droit américain. C'est inexact. En effet, il ne s'agit pas comme le FCPA de "seulement" viser la disparition de la corruption, du blanchiment d'argent ou du trafic d'influence, en obligeant les entreprises à mettre en place des "outils" pour se faire comme des cartographies des risques, en protégeant les lanceurs d'alerte, en créant une agence ad hoc (l'Agence Française Anticorruption - AFA).

Il s'agit de viser un "but" plus général et plus ambitieux : mettre au cœur des relations économiques, dans les filières de productions, de commerciaux, à travers les frontières et comme pilier des marchés, un principe nouveau : la "probité". Ce terme juridique nouveau exprime un grande "ambition" politique. Il faudrait donc non seulement ne pas corrompre mais encore assurer que les personnes qui ont prise sur les chaines économiques seront équitables et soucieuses d'autrui.

Plus encore, la loi française du 17 mars 2017, dite "Loi Vigilance", a inventé un autre mot (or, le Droit n'est fait que de mot ; en imposer un nouveau est toujours révolutionnaire) : l'obligation de vigilance.

Personne ne sait vraiment ce que c'est .... L'on ne trouve pas son équivalent, ni dans le Droit américain, ni dans le Droit français classique. C'est l'idée qu'une grande entreprise qui est en position de regarder au-delà d'elle-même et de ses intérêts propres pour regarder, capter l'information, la transmettre et prévenir les dommages, doit le faire ! Dans un monde économique libéral, le souci d'autre que soi-même devient donc un autre Principe.

Or, le Droit français a dans le même temps adopté une loi radicalement nouvelle le 17 mai 2019, la loi "dite PACTE", qui, en écho à des travaux que l'entreprise n'est pas seulement et avant tout un asset dont nous nous disputerons la propriété et la "valeur" d'achat et de vente, mais un groupement d'êtres humains avec un projet pour l'avenir, a posé que les entreprises peuvent poursuivre un intérêt collectif qui dépasse le profit. 

Ainsi le Droit français, soit de force (par la loi Vigilance), soit de gré (par la loi Pacte) a changé le monde, puisqu'il a changé les mots. 

La loi dite Vigilance de 2017 a posé que les grandes entreprises "donneuses d'ordre", c'est-à-dire celle qui ont le pouvoir d'affecter les situations, celles qui sont donc "responsable en Ex Ante" ont le devoir de capter des informations sur le sort de la Nature et le sort des êtres humains. Même s'ils sont loin.

Le Conseil constitutionnel a affirmé que le Législateur français pouvait leur imputer une telle "responsabilité" même s'il n'y avait pas de lien de causalité entre cette fonction et l'état dans lequel se trouvent Nature et êtres humains.

En effet, si tout est outil et que le principe juridique est dans le but (souci au-delà de moi-même, parce que le Droit s'en soucie), alors les "responsables", c'est-à-dire les organisations en position d'atteindre les buts (les entreprises qui ont les implantations, qui ont l'information, qui ont la technologique et qui ont l'argent) doivent le faire. 

Cette évolution française est en train d'être reprise au niveau du Droit de l'Union européenne, notamment concernant l'environnement, mais encore en ce qui concerne les données à caractère personnel et les discours de haine.

Ainsi, par la même technique de "Responsabilité Ex Ante" la destruction des discours de haine est une obligation imposée aux entreprises qui ont les moyens technologiques de le faire. La loi en cours de vote au Parlement français sur les principes du pacte républicain va l'imposer.

Le Droit de la Compliance apparaît ainsi comme une alliance entre le Politique qui demeure celui qui vise les buts et les entreprises puissantes, la Compliance prenant appui sur cette puissance pour que ces buts soient atteints.

 

III. L'EXPRESSION EUROPEENNE D'UNE CONCEPTION D'UN DROIT DE LA COMPLIANCE ENVIRONNEMENTAL COMME RESPONSABILITE EX ANTE

Tout d'abord l'Europe. 

L'Europe fût longtemps hémiplégique. D'un côté l'Union européenne, l'Europe économique, bancaire et financière, l'Europe de l'argent, des profits et des affaires, l'Europe des businessmen. De l'autre côté l'Europe du Conseil de l'Europe, l'Europe des droits humains, des prisonniers, des accusés, des migrants, des femmes et des enfants. En quelque sorte, l'Europe des hommes et l'Europe des femmes.... ; l'Europe de la Loi et l'Europe des droits ....

C'est fini. 

Notamment grâce à la Cour de Justice de l'Union européenne, parce que l'avenir économique et financier réside dans le Droit de la Régulation des données et qu'elle mit au coeur de ce marché de l'avenir l'être humain, en invention le droit subjectif à l'oubli, l'Union européenne a mis en son coeur les droits subjectifs des personnes.

Les droits des victimes ; les droits des victimes ; les droits des enfants.

Et c'est la définition du Droit de la Compliance.

Or, le Droit de la Compliance est un Droit Ex Ante : non pas pour réparer mais pour ne pas être atteints (par la haine), pour n'être pas détruit (par un produit défectueux), etc. 

On observe, notamment dans la jurisprudence de la Cour de Justice des articulations soigneuses avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme. 

La Nature n'est pas pour autant une "personne" ; cela serait une erreur de la personnifier pour la protéger : il faut protéger la Nature sans devoir pour autant poser en Droit que la Nature serait une personne, afin qu'elle ait des droits subjectifs. 

Le prix d'un tel artifice, auquel beaucoup succombent, affirmant qu'une rivière pourrait ainsi être une personne par exemple, serait très élevé : revenant à l'animisme où le soleil ou l'océan avait des droits contre nous. 

Non, sans devoir subir un tel archaïsme, il faut mais il suffit de nous concevoir comme "responsables" concernant la Nature, sans pour autant que la Nature soit comme notre "créancier" (ce qui supposerait qu'elle soit une personne...).

Pour cela, il faut mais il suffit d'emprunter au Droit français la notion juridique de "devoir de vigilance" en affirmant que de jure le "souci de la nature" doit être "imputé" aux entités qui ont les moyens de prendre en charge ce souci.

C'est ce qui fût proposé par le Parlement européen le 27 janvier 2021. 

Par l'usage que le Parlement européen fait de son pouvoir d'initiative législative, le Parlement européen demande à la Commission européen d'établir un projet de texte qui reprend le modèle français. 

Il sera construit sur la définition du Droit de la Compliance, c'est-à-dire une Responsabilité Ex Ante, telle qu'on la trouver dans les lois françaises Sapin 2 et Vigilance :

 

La teneur du prochain Droit européen de la responsabilité Ex Ante en matière environnementale 

  1. - les entreprises, et non seulement les entreprises européennes mais toutes les entreprises opérant sur le marché de l'Union européenne même si elles ne sont pas elles-mêmes européennes, devront concrétiser un "devoir de vigilance".
  2. - à ce titre, elles devront identifier, atténuer, traiter et corriger leur impact sur les droits humains et l'environnement
  3. - cette vigilance s'appliquera non seulement pour leur action mais encore pour toute la "chaine de valeur"

 

L'effectivité du prochain Droit européen de la responsabilité Ex Ante en matière environnementale 

  1. les entreprises seront l'objet de "sanctions pour non-conformité"
    1. (sans doute par des amendes civiles ; il faudrait faire attention à ne pas encourir ce qui justifie une sanction en France de la Loi Vigilance par le Conseil constitutionnel, car la rupture avec le lien de causalité s'articule mal avec une sanction ; sans doute plutôt mettre des obligations d'action, par des programmes de Compliance)
    2. Le projet s'articule plutôt sur la distinction entre obligations de moyens et obligations de résultat : seront sanctionnés par une amende que ce qui est une obligation de résultat, à savoir la mise en place par l'entreprise des outils de prévention (comme la cartographie des risques d'atteinte à l'environnement), tandis que la protection effective de l'environnement (et des droits humains) n'est qu'une obligation de moyens
  2. les victimes dans les pays tiers pourront avoir un accès effectif à la justice pour obtenir réparation
  3. une interdiction des importations des produits ayant produit pourra être adoptée par l'Union européenne.

Cette dernière sanction, qui peut ressembler à ce que sont les administrative orders adoptés par le Président des Etats-Unis décrétant des embargos, peut être un outil d'effectivité considérable.

Elle avait été proposée par le Président de l'Etat français à la Tribune des Nations-Unis. 

Pour l'instant, le projet d'initiative législative ne vise que les cas de violations les plus graves de droits humains, pas l'environnement. 

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1

Viney, G., Responsabilité, in Archives de philosophie du droit (APD) La responsabilité

2

Viney, G., Introduction à la Responsabilité ; Fabre-Magnan, M., Droit de la responsabilité, 2021. 

3

Cornu, G., Linguistique juridique

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