Quand on avance dans l'église San Carlo de la ville de Noto en Sicile, avant d'arriver à l'autel un espace circulaire vide permet au croyant qui se place au centre du dallage en marbre blanc de lever les yeux. Ceux qui ont conçu cet espace songeaient aux croyants qui aspirant au ciel lèvent naturellement la tête. Les touristes dont la préoccupation principale est l'accumulation de data dans leurs téléphones le font moins.
Désormais les japonais ne sont plus objets de moqueries, les marchands de cartes postales ne font plus recettes, les croyants ont disparu. Mais les statues restent là, dans ce cercle ouvert avant l'autel, devant lequel nul ne s'agenouille. Si un croyant passait encore, s'il allait jusqu'à l'autel, s'il levait les yeux, il serait sous les quatre regards de quatre femmes drapées.
Elles expriment ce que l’Église veut inculquer, les statuaires comme les peintures étant autant de livres d'écoliers. Mais le drapé qui revêt les quatre jeunes femmes au physique de Diane fait davantage penser à une représentation que l'âge classique donne de la beauté grecque qu'à une modestie biblique. L'aigle qui accompagne l'une d'elle suffit à montrer que la doctrine pieuse a été pénétrée d'une autre pensée. Il n'est pas même besoin de lire la mention des quatre vertus cardinales, conçues par Platon, pour être informé du mélanges des genres au cœur même de l'édifice chrétien.
Mais puisqu'il s'agit d'instruire, leur nom est écrit devant chaque niche des quatre statues, tandis qu'un symbole les marque. Ainsi, la "justice" fait face à la "force" tandis qu'à sa droite se dresse la "prudence" et à sa gauche se tient la "tempérance". La justice tient une balance. A côté de la force un aigle est posé. La tempérance porte par son col un sac lourd. La prudence se penche vers l'enfant.
La charité ne fait pas partie des "vertus cardinales", ici représentées. N'est-ce pas pourtant une vertu vantée ? Première ? En quoi la force ou la justice seraient-elles des vertus chrétiennes ? Et quel ordre est ici exprimé ?
En effet, la justice est ici représentée avec ses attributs qui nous sont familiers, la balance et le glaive, mesure et violence qui nous semblent usuelles, mais dans une église, l'on aurait peut-être attendu davantage le pardon, la réconciliation, voire l'amour ....
Lire ci-dessous.
Le temps a fait disparaître le glaive, mais l'on retrouve dans la statue tous les attributs de la justice, qui regarde droit devant elle et non pas vers le croyant pas plus que vers Dieu, drapée dans la majesté de la règle, tenant la balance.
Elle fait face à la Prudence. La prudence, est l'intime de la justice, à tel point qu'elles se fondirent dans le terme de "jurisprudence". Si la prudence est une vertu que l'être humain tient dans son cœur, c'est parce qu'y siège le discernement, l'aptitude à distinguer le bien du mal, le vrai du faux, tâche sans laquelle l'acte de justice n'est pas possible.
L'ordre de préséance entre la prudence et la justice n'est pas protocolaire, pas plus qu'il n'est moral : il est logique. Le livre V de l’Éthique à Nicomaque le posa. La justice est un art pratique. Pour juger, il faut au préalable discerner. L'on peut discerner (prudence) sans juger. L'on ne peut juger sans discerner. C'est pourquoi la prudence précède la justice.
Mais dans ce second temps du jugement, juger est tâche difficile, et pour une tout autre raison. Non pas par un manque de rationalité, car il est facile de discerner le vrai du faux, le bien du mal. Juger est difficile car nous sommes faibles. Nous n'aimons pas faire souffrir, nous aimons ne pas prendre position, n'avoir que des amis.
Or, juger n'est en rien opérer une balance pour faire plaisir à tout le monde, discerner qui a tort et qui a raison, ce que la vertu de prudence, conduit à faire une toute autre opération : trancher, ce qui est acte de justice, car celui qui a raison et dit vrai doit gagner, tandis que celui qui a tort et qui ment doit perdre.
Si nous sommes si souvent défaillants et injustes, ce n'est pas par "im-prudence" mais par faiblesse.
C'est pourquoi, au cœur de cette église, comme dans tant d'autres, reflet de la doctrine de l’Église qui a reçu Platon et Aristote, la Justice regarde la Force. Le symbole de la Balance qui trouve qui a raison et qui a tort grâce au discernement du cœur de la Prudence s'appuie à son tour sur l'Aigle de la Force.
A Noto comme partout ailleurs en Sicile, les Aigles en pierre sont partout, trace de Frédéric de Hanovre. Mais ici c'est la force du Droit qui se donne à voir et permet à celui qui donne raison et reprend par son jugement la vérité des faits la puissance de mener à bien cet office exténuant.
Cette représentation vraie et justice, le Juge perçoit grâce à la justice première de la Prudence de frapper l'autre. Cette Force n'est pas extérieure au Juge, elle ne vient pas d'un appareillage administratif, contrairement à ce que l'on dit si souvent en affirmant que le Droit vient de la puissance de l'Etat qui prête la "main forte" de sa police à l'activité de juris-dictio du juge, elle vient de la vertu du Juge lui-même, dans ce maillage serré des 4 vertus cardinales : si l'une manque, chacune s'écroule. Il n'est pas de bon juge sans cette force intérieure, qui fait trancher en faveur de celui que le juge doit protéger.
Mais revenons sur la première des vertus cardinales, celle sans laquelle les autres ne sont rien : la prudence. Car il ne peut y avoir de justice s'il n'y a pas de prudence.
Les allégories de la prudence la représente souvent avec un miroir, un serpent ou plusieurs visages, puisqu'elle exprime la capacité à discerner le vrai du faux.
Ici, la prudence se penche sur l'enfant. Pas de serpent, pas de miroir, pas de duplicité, pas de piège. Un enfant déjà grand qui regarde la vertu de prudence qui ne regarde pas droit devant elle le fait la Justice mais regarde l'enfant. Préséance donc à la vertu de prudence.
Prenons le lien si étroit entre les 4 vertus qui forment comme un cercle autour de ce qu'est le bien-jugé. Le juge prudent est celui qui prend soin de l'enfant, c'est-à-dire de celui qui a besoin de l'aide de celui qui se soucie avant tout de l'intérêt du faible qu'il constitue. L'enfant est l'être humain dont il faut prendre soin. Il est celui par rapport auquel la justice doit s'ajuster avant tout chose.
Ne devrions-nous pas aller parfois jusqu'à Noto, franchir la porte de l'église San Carlo, aller vers l'autel, s'arrêter au seuil de celui-ci, se placer au cœur du marbre blanc, lever les yeux et laisser sur nous les quatre regards à la fois durs, nets et protecteurs du faible qui constituent en maillage insécable les quatre vertus cardinales, qui expriment la Justice ?
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