Aug. 4, 2014

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Home made Family

by Marie-Anne Frison-Roche

Ce Working Paper sert de base à une contribution aux Archives de Philosophie du Droit. Il doit être cité de la façon suivante :http://mafr.fr/article/une-famille-a-sa-main/

The family is built on one basic idea which is so powerful that legal rules are organised around it as spontanely. But if the paradigm is changing, then all the rules change with the strength of the evidence.

However, in the 1970s, we changed paradigm. Previously, for millennia, the basic idea was the family as a group. Depending on the time or period, the group has varied in its contours, squares and powers granted to individual members, but the idea of group was acquired. Family was a group which was a part of the social group, kept by the State.

From the 1970s, the family becomes the developed project done by a free and independent person. This project designed by a person wishing to build family that suits him or her will result in the fact that the individual meets other individuals whose family project crosses his or her. Contract becomes the perfect tool for these home-made families This desires adjustment corresponds to the market model. Concretely, market of ideal family provides services for satisfaction of various projects, all legitimate as expression of desir. The sufficient link between individuals  is affection and will, the center is the child. The market offers new perspectives, such as ideal partner and even more perfect child, becoming jewel. The idea of ​​Market has triumphed.

 

La « famille » n’a pas évolué, elle a basculé.

Elle est passée d’un modèle fondamental à un autre modèle fondamental. Le premier est celui par lequel on perçoit la famille comme un groupe, le second est celui par lequel on perçoit la famille comme la concrétisation du projet d’un individu.

L’une et l’autre de ces deux représentations sont puissantes et trouvent en leur sein de multiples variantes et traductions sociales, culturelles et juridiques, mais il y a dans chacune un sentiment profond de « nature ». Ainsi, jusqu’à une période récente, la famille étant ressentie comme un « groupe », les discussions et les évolutions dans les règles portaient sur la question de savoir quels en étaient les contours - parents, enfants, grands-parents, parrains, oncles et tantes, etc. -, qui en avait la garde et le contrôle - le patriarche, le père, la mère, le couple, etc. -, comment fonctionnait ce groupe, etc., mais l’idée fondatrice de la famille comme groupe n’était pas remise en cause.

C’est pourquoi, comme pour les poupées russes, ce groupe s’insérait aisément dans d’autres groupes, comme l’entreprise (« l’entreprise familiale ») ou l’organisation du politique qui régit le groupe social. Sans même remonter jusqu’à l’Ancien Régime ou se référer à d’autres pays que la France dans lesquels famille et distribution du pouvoir politique sont imbriquées, la famille était un groupe de solidarité directe entre les personnes, inséré dans le groupe social général, lui-même gardé par l’État.

Le basculement s’opère lorsque la famille n’est plus initialement ressentie comme un groupe, mais est perçue comme le projet d’un individu. Ce projet individuel est la marque de la liberté de la personne qui s’exprime par la puissance de sa volonté. Ce projet se concrétise soit sur un mode pur, à travers la famille monoparentale que se construit tout seul l’individu, soit par une convergence vers le projet familial d’une autre personne, le couple - parfois éphémère -  s’accordant pour fonder une famille nucléaire, autour de laquelle peuvent s’agréger d’autres individus dans l’espace (grands-parents) ou dans le temps (beaux-parents). La famille est alors un « acte conjonctif ». Il n’y a plus de groupe initial et le résultat n’est pas davantage un groupe. Il s’agit plutôt d’un maillage entre des volontés maintenues, une sorte de création continue à laquelle chacun a sa part active, y compris les jeunes enfants, y compris les grands-parents, qui ont tous droit à la parole.

Le contrat est alors la figure de cette famille que l’on désigne comme « nouvelle », qui se compose, se décompose et se recompose, au gré des volontés des uns et des autres. L’affection est l’essentiel et la volonté de chacun porte cette affection qui devient le seul ciment légitime et suffisant de la famille. Dans ce contrat affectif que la volonté juridicise, la famille devient un maillage de liens bilatéraux pour que chacun soit heureux dans une affection partagée au mieux, dans une flexibilité dans l’espace et le temps, chacun accompagnant l’autre dans ces projets qui s’entrecroisent. La famille devient un espace de liberté dans lequel des projets individuels s’ajustent.

De la même façon que dans la théorie moderne de l’application de la loi dans le temps, Roubier affirma que la loi nouvelle est par nature meilleure que la loi ancienne, l’on pose que la « famille nouvelle » est meilleure que la famille de l’Ancien temps, puisqu’elle est adaptée à son temps. Celui qui se réfère à la famille d’antan est au mieux nostalgique, au pire réactionnaire. Ainsi, la « famille nouvelle » est construite sur l’affection, sur la considération de la volonté de chaque participant au système familial, y compris et surtout elle est fondée sur le bien et les sentiments de l’enfant, dans un système qui évolue au fil des années parce que les affinités électives ne sont pas pérennes. Dans le même temps, la liberté de chaque personne est préservée en ce qu’il n’y a plus de maître pour gouverner et tyranniser les autres au nom d’un « intérêt de la famille », intérêt qui n’apparaît plus que comme le prétexte de la domination masculine, de la même façon que dans l’État l’intérêt général se révèle être l’astucieux paravent de l’intérêt particulier du technocrate. Tout cela peut être daté des années 1970.

Débarrassée du maître, la « famille nouvelle » n’est pourtant pas un bateau ivre même s’il n’y a plus de capitaine, par exemple le père, qui par sa « puissance » imposerait une fixité brimante à un groupe dans lequel les autres seraient réduits à ne pas exister, car les personnes stabilisent leur situation personnelle les unes par rapport aux autres au sein de cette famille par le contrat.

Le contrat est l’instrument juridique adéquat de la « famille nouvelle » car il permet à celle-ci de perdurer malgré les décompositions et recompositions qu’impliquent la suprématie de sentiments, par nature changeants, déclinant et refleurissant dans un espace enfin ouvert aux tiers, les femmes travaillant. La famille s’ouvre à la société. Le contrat prend alors une part grandissante dans le droit du divorce et les enfants eux-mêmes ne subissent plus : ils consentent au projet que leur parents ont conçu pour eux car ceux-ci savent faire survivre le couple parental au-delà de la disparition du couple conjugal. Cela est devenu possible parce que la dissolution du couple est elle-même contractuelle. La vaisselle ne se brise plus, le divorce est un deal. C’est ce qu’affirme la vulgate juridique, tout est contrat et médiation.

Ainsi, l’individu fait « à sa main » la famille qui lui plaît, qui lui convient, celle qui correspond à son projet, un projet qui lui-même évolue dans le temps car ce que l’on veut à 20 ans ne correspond pas aux aspirations que l’on a à 40 ou à 60 ans. Ainsi, par l’ajustement des volontés, des projets et des consentements, sans que jamais il n’y ait eu de groupe, c’est le bonheur de chacun qui est atteint par additions bilatérales des bonheurs immédiats.

Voilà ce qu’il en est, voilà où nous en sommes. Il faut en avoir conscience, d’une part, et il faut en mesurer les conséquences, d’autre part.

En effet, il convient tout d’abord de prendre acte du basculement fondamental que cette définition de la famille représente, car suivant qu’elle est un groupe, dont l’intérêt est confié à tel ou tel, groupe inséré dans la collectivité organisée par l’Etat, ou suivant qu’elle est une convergence de volontés d’individus qui se suffisent à eux-mêmes et ajustent dans leur vie privée par la rencontre de leurs consentements au fur et à mesure de leur vie un espace dans lequel chacun trouve sa place grâce au contrat, toutes les règles de droit changent.

Dans la première définition, ce sont des règles objectives et permanentes qui structurent la famille, règles dont le gardien en dernier ressort est l’État. Dans la seconde définition, ce sont des dispositions particulières établies par chaque personne, des prérogatives conçues par elle et pour elle, des droits subjectifs dont les personnes qui sont titulaires, qui fondent une organisation qui leur plaise et qui plaise à toutes les parties prenantes puisqu’elles acceptent telle ou telle loi particulière qu’elles se sont fixées. Le contrat est la « petite loi » de la famille, la convergence des intérêts ayant pour double juridique un maillage d’échanges de volontés et de convergences de consentements.

La famille devient un espace de liberté, dans lequel chacun s’exprime, un espace démocratique donc, les enfants eux-mêmes pouvant lors du divorce des parents dire chez qui ils désirent vivre le plus usuellement. Liberté, démocratie, contrat, adaptation des règles dans la durée, porosité de cet espace par rapport à la vie sociale : qui n’y verrait pas un progrès ?

On peut pourtant ne pas y voir un progrès si l’on observe que l’espace qui fonctionne sur la liberté, la volonté, le consentement !footnote-4 et le contrat, c’est le marché.

La famille a certes toujours fonctionné comme un groupe économique, mais comme un groupe de solidarité économique. Aujourd’hui, parce que ce que l’on appelle parfois le nouveau « paradigme » de la famille est construit sur la liberté individuelle et le contrat, niant la pertinence de l’intervention de l’Etat ou de l’ordre public, les individus seraient en droit de réaliser leur projet d’une famille qui leur convient dès l’instant qu’ils trouvent un cocontractant leur permettant de concrétiser un tel désir.

Si, pour prendre des termes plus économiques, un tel projet de « famille à sa main » est « monétisable », alors un marché va se construire pour offrir les prestations permettant aux individus ayant un projet personnel d’une famille à leur goût, une famille « designée » par eux, de concrétiser leur projet. L’on passe de l’analyse économique du droit comme outil de description, par exemple de l’adoption ou du mariage, à une analyse normative pour qu’un marché puisse permettre à chacun de se faire à sa main une famille qui lui convienne, dès l’instant que des offreurs consentent à proposer les prestations idoines.

Chacun en sera heureux. L’individu qui veut un enfant sans s’encombrer d’un conjoint. Celui qui veut un enfant sans subir les tracas d’une grossesse. Celui qui veut un enfant qui soit beau selon sa conception personnelle, par exemple avec des yeux bleus, s’il trouve que c’est cela le plus joli et qu’il trouve que l’essentiel pour un enfant selon lui, c’est d’être beau. Qui en sera malheureux ? Certainement pas lui, puisqu’il aura concrétisé par un contrat conclu avec une association gérant un site de gestation pour autrui son projet d’une famille à sa main. Certainement pas l’enfant innocent dont chacun admirera la beauté, si ce canon est partagé par le milieu social où il va grandir, etc.

Certes, l’État et ses représentants, par exemple les juges, pourra trouver à redire. Oui, mais la présence de l’État dans le droit de la famille renvoie au premier modèle de celle-ci. Et la « famille nouvelle » est en train de recouvrir celle-ci comme un raz-de-marée.

Pourquoi ce bouleversement paradigmatique ?

Parce que la « famille nouvelle » rend les entreprises et le marché prospères. Ainsi, un dynamisme concret naît de cette industrie de la satisfaction des projets personnels que chacun porte en lui d’une famille qui le rendra heureux, la famille cessant d’être un groupe ordonné pour être un espace de liberté dans lequel s’ajustent des personnes ayant des projets personnels identiques ou compatibles ou complémentaires, par exemple deux projets parentaux, ce phénomène étant désigné comme la « co-parentalité », ce terme conjonctif, cette juxtaposition de deux « parentalités individuelles » remplaçant la parentalité de naguère.

Le marché devient le modèle !footnote-2 de la famille. Le marché est chez lui dans la famille sur-mesure. Il l’est parce que la famille prend alors le marché comme modèle, en ce qu’elle est comme lui un espace de liberté et de projets individuels évolutifs qui se concrétisent dans la durée par la rencontre avec d’autres projets bâtis par d’autres individus qui, pour ce faire, entrent et sortent de cet espace familial, à volonté, puisant dans les multiples ressources disponibles.

Le marché est chez lui concrètement, car le fonctionnement d’une telle famille à sa main requiert une porosité du système sur le marché concret des biens et services, l’enfant étant le premier des consommateurs. L’enfant-roi, gâté par l’ensemble d’une famille recomposée dont il est le centre, en fait la cible des annonceurs. Plus encore, ce qui étaient naguère les places des personnes dans le groupe, à savoir la place du « père » et de la « mère » deviennent des prestations offertes par un marché qui entoure la famille, le marché offrant autant de prestations qu’il y a de personnages désirés par la personne qui a bâti un projet familial, une seule maman ou deux papas, à volonté.

Ainsi, les individus ont besoin d’une façon essentielle pour concrétiser leurs projets individuels convergents de famille à leur main, projet que le système juridique a transfiguré en « droit de fonder une famille », d’un marché qui fournisse le « conjoint idéal », le « bébé idéal », la « grand-mère idéale ». Plus la personne pourra proposer de l’argent et plus la prestation sera proche de son « idéal » : le porteur du porteur d’un projet de famille est demandeur, le marché le mettra en contact avec un offreur de la prestation qui concrétisera le projet.

Les entreprises soutiennent activement cette « famille nouvelle ». Il y a tant d’argent à la clef.

Ainsi, le marché de l’amour entre des conjoints « ajustés » est internationalement organisé par le contrat et la loi, le marché de l’amour pour des bébés « adorables » est en train de se construire sur la « famille nouvelle », les contrats - standards - sont disponibles mais certains États hésitent encore à franchir le pas.

C’est en effet admettre que le modèle du marché a remporté un triomphe absolu, car c’est lui le nouveau maître de la famille.

La famille est ainsi bouleversée parce que son modèle de base a changé, et lorsque la base change, tout change. La famille était un groupe (I), elle est aujourd’hui le projet d’une personne (II). Faut-il se contenter d’un « Dont acte » ?

 

I. LA FAMILLE COMME GROUPE

 

La famille a été conçue comme un groupe. Certes de multiples façons et sous divers angles, mais comme un groupe (A). La « modernité » surgie en Occident dans les années 1970 a contesté violemment cela (B).

 

A. LA CONCEPTION TRADITIONNELLE DE LA FAMILLE COMME GROUPE

La famille traditionnelle est un groupe qui existe indépendamment des personnes qui y vivent (1). En cela, elle est un sous-groupe du groupe social (2).

 

1. La famille comme groupe

L’appréhension de la famille comme un groupe est une présentation si banale, si immédiate qu’on la ressent comme « naturelle ». C’est pourquoi le doyen Carbonnier consacra sa thèse d'Etat !footnote-3 à l’analogie entre l’association, la société et le régime matrimonial, c’est-à-dire la structure juridique d’essence identique de ces deux groupements par lesquels les personnes s’associent pour vivre ensemble avec ou plutôt sans but lucratif dans la durée, le fonctionnement en étant analogue et le groupe prévalant sur l’individu.

Parce que la famille est un groupement, le droit songe parfois à la concevoir comme une personne, c’est-à-dire un sujet de droit titulaire de droits et d’obligations indépendamment des sujets de droit qui la composent. Même si le système juridique n’est pas allé jusqu’à conférer la personnalité juridique à la famille, la jurisprudence a, par exemple, dérogé aux règles ordinaires de la dévolution successorale pour que les « biens de famille » n’en sortent pas ou veille à ce que lors des divorces les bagues de fiançailles soient restituées à la « branche de la famille » dont elles avaient été un temps extraites. Ainsi, les « branches rapportées » ne sont pas intégrées dans ce cercle étroit et fermé qu’est la famille, stable dans le temps, immobile, les tableaux et les bagues devant demeurer dans les mêmes coffres. Le droit se contente ici, dans sa casuistique, de traduire cette réalité sociale comme quoi la famille est un groupe plus stable et plus vivant que les individus qui la compose, la famille étant le véritable propriétaire des biens, sauf à ce que deux familles se marient à travers les deux individus menés devant l’officier public, hypothèse sociale courante. La famille est le cercle vivant du patrimoine.

C’est pourquoi ce que l’on appelle « l’entreprise patrimoniale » est avant tout une « entreprise familiale ». Il suffit de se référer à l’histoire de la banque pour le mesurer. La traduction juridique en est le choix des sociétés en commandite, avec en son cœur des personnes liées par des liens de sang, et dans le second cercle plus distant les personnes attentionnées apportant leur soutien financier. Dans le modèle pur, la commandite est simple et l’on trouve encore les plus grandes banques d’affaires qui choisissent cette forme archétype de la fusion entre la famille et l’aventure économique et financière.

Dès lors, la personne doit trouver une « place » dans le groupe. C’est la seule question qui se pose. Non pas « que faire ? », mais « où être ? ». Comme le dit si bien le lettré chinois, le Gouvernement est bien exercé si la mère est appelée Mère et si le fils est appelé Fils. L’Ordre règne de ce seul fait. Ainsi, la famille est gouvernée par la seule distribution des places. Elles peuvent être électives, comme à Rome où le Père peut élire un Fils, mais l’essentiel était d’être le Pater Familias, ce qui consistait pour celui qui avait cette place, d’être le maître du groupe.

Le fait, qu’en 2014, une proposition de loi ait songé à pourchasser l’expression de « bon père de famille » comme l’expression jugée inadmissible de la domination masculine traduite dans le Code civil montre que le fait de désigner un statut de père de famille, auquel était pourtant attaché une obligation, à savoir d’être « bon », comme étant quelque chose d’insupportable, montre quelle distance notre droit a pris désormais par rapport à la famille dont l’idée de base est le groupe. L’idée même de « chef de famille » est devenue révulsive.

Pourtant, dans ce Gouvernement par la seule attribution des places, les siècles ont fait tourner les chaises et les tabourets, les différents acteurs occupant diverses places et se les disputant. Les enfants n’étaient pas quantité négligeable, puisqu’au-delà des liens d’affection les fils étaient gardien du patrimoine immobilier de génération en génération, tandis que les filles étaient tout aussi précieuses puisque c’était autant de filles à marier, certes à doter aussi, mais promesses d’alliances entre familles dans des maillages d’argent ou politique, bref de pouvoirs.

Certes, les fonctions, les statuts, les places ont tant de fois bougé, mais ce n’est pas l’objet du présent article que de les décrire, puisqu’il ne s’agit ici que de souligner que depuis toujours la famille a été un groupe, dans lequel la personne a pris place.

Positionné par le groupe, chacun avait une latitude d’action. Celui qui avait la place centrale, en parangon le pater familias romain, avait la plus grande latitude. Comme dans un système de groupe, celui qui a la plus grande latitude entame mécaniquement la latitude des autres. Ainsi, dans l’apogée du système du pater familias il pût avoir puissance de vie et de mort sur les autres membres de la famille. Dans un système moins pur, les latitudes des autres, leur place s’accroissant, leur marge d’existence et de liberté augmentant, la place du père diminua. Jusqu’à ne plus pouvoir décider à sa volonté qui était son fils ou qui ne l’était pas, suivant le bien du groupe dont il avait la charge.

En effet, parce que la famille était d’une façon première un groupe, celui qui avait la place centrale était titulaire d’une puissance, d’un pouvoir et non pas de prérogatives personnelles. La puissance, marque d’un empire, est la force qu’un agent exerce pour que le groupe dont il a la charge et qu’il représente se porte et se développe au mieux. Le droit subjectif est une notion différente, renvoyant à une prérogative que la personne exerce pour la satisfaction de son intérêt personnel.

Celui ou celle qui exerce une puissance sur le groupe familial, par exemple socialement construit sur le patriarcat ou sur le matriarcat, est titulaire d’une fonction : faire en sorte que la famille subsiste, perdure, se défende, se développe. Les « grandes familles » ont des chefs, les rôles sont distribués. Les enfants reçoivent comme des feuilles de route : l’aîné l’épée, le puîné la robe et le benjamin la prêtrise, les filles sont réparties pour nouer des alliances, etc.

La solidarité est le maître-mot du groupe familial, quel que soit le milieu social concerné. Les enfants sont placés dès la naissance sur l’échiquier, y compris dans la classe paysanne et les grands-parents, s’ils survivent, demeurent au sein de la famille. La famille est une unité économique et sociale très solide et structurellement solidaire.

Ce modèle demeure, y compris en République. Qui n’eût une grand-mère institutrice, pour faire répéter les devoirs, et participer à l’ascenseur social qui marqua jusqu’à il y a peu la France ? Cette solidarité, que l’on retrouve sous la forme juridique déclinante dans la commandite, était présente dans la famille définie naturellement comme groupe.

 

2. La famille comme sous-groupe social

Dès l’instant que la famille est un groupe, dans lequel chacun prend sa place, dans lequel un ou une a pour fonction d’exercer une puissance afin que le groupe familial perdure et se développe, elle forme une unité close qui non seulement noue des alliances avec ces autres unités closes qui sont les autres familles, mais encore elle s’enchâsse dans le groupe social lui-même.

L’État en tant qu’il est le gardien du groupe social pose les règles générales de la famille, soit directement par le droit de la famille, soit indirectement par la technique des incitations, par exemple le droit fiscal ou le droit des successions.

Ainsi, le gardien du groupe social général, à savoir l’État, est légitime à prévaloir sur le gardien du groupe familial, à savoir le mari « chef de famille ». Si le premier estime que l’intérêt général dont il est le gardien vient contredire l’intérêt collectif sur lequel le second veille, le heurt des deux doit toujours se traduire par la prévalence du premier.

Pour prendre un exemple, l’intérêt collectif de la famille peut prendre comme traduction juridique la règle du droit d’aînesse ou de la puissance de déshériter ou/et de jouir d'une liberté testamentaire totale, ce qui assure la conservation d’un patrimoine foncier unifié. Cette dernière technique a été conservée en droit britannique. Mais depuis la Révolution française, avec une faveur politique pour la petite propriété, celle-ci étant conçue en lien avec la liberté individuelle et non plus avec la préservation de la fortune d’une famille unifiée, l’État a imposé comme règle d’ordre public la réserve héréditaire. Il en résulte un heurt entre deux intérêts, mais il est logique que l’intérêt défendu par l’État prévale sur l’intérêt défendu par le père, que l’intérêt général prévale sur l’intérêt collectif. La jurisprudence française a naturellement qualifié la réserve héréditaire de règle d’ordre public international, brisant toute pénétration de la philosophie anglaise en France.

Ainsi, l’État émet des règles d’organisation qui prévalent naturellement sur celles qui organisent le groupe familial. Cela est compréhensible même si l’on pose que, pour reprendre la formule du doyen Carbonnier « à chaque famille son droit » !footnote-1, les familles s’agençant comme groupe selon les modalités qui leur conviennent le mieux, la mère ayant toujours une place prédominante, les femmes travaillant à la ville depuis la première guerre mondiale, aux champs depuis toujours, les enfants ayant une autonomie par rapport aux parents également depuis toujours, l’amour étant la première règle de comportement depuis toujours, le désir de sortir du carcan familial, du nid de vipères ayant également toujours prospéré. Mais le doyen Carbonnier ne remettait pas en cause l’idée de la famille comme groupe. De la même façon, l’Etat pose les principes directeurs de la famille, celles qui conviennent au groupe social, groupe général dans lequel se développent les groupes particuliers que sont les familles. Ainsi, lorsque la question de la constitutionnalité de l’exigence implicite par le Code civil de l’hétérosexualité du couple sollicitant de l’État d’être marié fût posée au Conseil constitutionnel, celui-ci répondit que c’était au Parlement de disposer de ce principe directeur dans le sens qu’il lui appartenait de décider.

Mais vers les années 1970, avait commencé à être remise en cause l’idée de base par laquelle l’on définit la famille, celle du groupe.

 

B. LA REMISE EN CAUSE DE LA FAMILLE COMME GROUPE

L’on peut situer, vers les années 1970, la remise en cause de l’idée de base de la famille comme groupe. Tandis que, d’une façon générale, la personne s’épanouissait dans un espace de liberté qu’est le marché grâce à des contrats démultipliés, sous l’influence du mouvement consumériste, l’idée même du groupe familial fut contestée, en ce qu’elle contrarie l’idée première d’individu. En effet, la famille définie comme groupe neutralisait les individus en tant que tels, notamment les femmes, dont les revendications d’être considérées comme pleinement libres, autonomes et disposant d’elles-mêmes ont fait infléchir les organisations familiales (1) tandis que l’enfant allait lui-aussi devenir une « personne », centre fixe du système devenant par ailleurs flexible et évolutif (2).

 

1. Les particularités des personnes opposable au groupe

Lorsque l’on change de paradigme, tel dans le Royaume d’Oz, une fois les lunettes retirées, la vision posée sur la famille ne pouvait que devenir très critique.

En effet, le groupe familial cessant d’être opaque à tout le moins d’être le chef, les individus qui le composent revendiquent non seulement d’être visibles par le droit, mais reconnus dans leur spécificité. Il fut suffisant d’observer une réalité préexistante mais à laquelle le droit n’avait pas attribué pertinence, à savoir la puissance économique des femmes, à la fois dans leur capacité à faire rentrer de l’argent dans le système économique familial mais encore et surtout dans leur capacité à le gérer (image du « panier de la ménagère »). Dès lors, le principe de l’incapacité juridique de la femme mariée parut une horreur et l’on poussa des grands cris en s’horrifiant que le droit français ait été si réactionnaire et bourgeois pour avoir humilié et méconnu les femmes si longtemps et les avoir traitées en enfants jusqu’à 1948.

Pourtant la sociologie juridique avait plus finement montré que cette règle de l’incapacité avait pour effet, et donc pour objet, de laisser à l’épouse une puissance de fait tout en écartant d’elle la responsabilité corrélative à toute puissance de droit.

La puissance maternelle, qui est, comme le montre notamment Françoise Héritier, la plus grande des puissances biologiques et sociales, puissance de fait, fut également revendiquée comme une puissance de droit. Le droit reconnaît une puissance en la transformant en droit, les femmes demandant un droit négatif, celui de ne pas se marier et de ne pas avoir d’enfant, un droit positif, celui de s’occuper des enfants à l’égal du père. La « puissance paternelle » romaine fut analysée non plus comme une charge mais comme l’arme bourgeoise de l’homme qui traite épouse et enfants comme des choses gagées, tandis qu’il aimait en-dehors de sa « famille ».

Les femmes ont protesté en estimant que la société avait fait d’elles pour les hommes deux sortes d’objets : l’épouse à côté de laquelle il dîne et la maîtresse avec laquelle il s’amuse, la première étant choisie par ses parents, mère et liée à sa famille par ces liens verticaux, la maîtresse, prenant divers visages et corps qu’il choisit lui-même.

La femme bourgeoise française du XIXième existait par sa puissance maternelle de fait ; la femme de toutes les classes sociales sera jetée dans la puissance économique du fait que lui donne le marché du travail laissé vacant par la tuerie de la Grande Guerre. Le droit viendra après, soit pour prendre acte de la puissance économique, soit pour donner forme aux mouvements de libération de la femme pour protester de n’être qu’un objet et prétendre être désormais une personne.

Si la femme devient une personne, un sujet de droit, elle entend tout simplement « exister » non pas à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la famille, comme le chef de la famille se devant en outre d’avoir une maîtresse de prestige, mais à l’intérieur de la famille, comme épouse et comme mère.

La relation horizontale du couple croise le lien vertical d’une parentalité commune. L’exclusivité du lien fonctionnel exprimée par la « puissance paternelle » est contestée par les femmes qui, en tant qu’elles sont mères, réclament un statut fonctionnel qui perdure tout le temps de la minorité de l’enfant au-delà de la coupure de l’infans. Ce lien vertical qui rattache l’enfant au couple, le « couple parental », prend pour traduction juridique l’autorité parentale imposée par la loi de 1970.

La femme a ainsi une vie à multiples facettes, tantôt épouse, tantôt amante, puisque la jurisprudence dite « de la concubine » s’élabore en 1972 à travers la théorie de la société créée de fait, tantôt mère qui prend en charge les enfants puisqu’elle les aime autant que son mari, tantôt agent économique, aussi bien à l’intérieur de la famille qu’à l’extérieur.

Dans l’arborescence des branches du droit, le droit de la famille fait place au droit des personnes, soit en prolongement, soit d’une façon distincte. La femme existe juridiquement indépendamment de son rôle dans la famille. Le droit des femmes commence à être pensé. Les genders studies démontent en cascade le droit comme outil d’oppression des femmes, soutenant que la famille est un groupe qui opprime la femme comme individu asservi et effacé par l’intérêt collectif, d’autant plus que ce groupe a été entièrement conçu par l’homme qui l’a construit pour neutraliser la puissance première de la femme, qui est la puissance d’engendrer les enfants. Le droit est lui-même une pièce majeure du complot historique contre les femmes puisque ce courant de pensée affirme que le droit de la famille a « construit » la notion de « femme » pour mieux l’aliéner. Le « genre » est né.

Il faudra quelques décennies pour que les critical legal studies traversent l’Atlantique en compagnie des Genders studies  mais une fois le débarquement opéré en France le droit apparaît démasqué, comme allié de la domination masculine. La famille conçue comme un groupe ne peut plus perdurer, car cette idée de groupe, qui fût perçue comme naturelle, est présentée comme une arme rhétorique d’exploitation des femmes. Il faut donc se priver de cette idée et penser la famille sur de nouvelles bases, afin de libérer la femme d’un carcan idéologique pensé par les hommes dominateurs.

Ainsi, la famille définie d’une façon première comme un groupe est l’ennemie de la femme. Pour être libre, la femme soit doit vivre sans famille, soit doit changer la définition de la famille.

 

2. Les enfants promus au rang de personne au détriment du groupe

Le second personnage qui prend une nouvelle tournure, à la même époque, est l’enfant. Certes, celui-ci a toujours un grand rôle dans le système familial, ne serait-ce que pour que le groupe perdure, mais il apparaît dans les années 1970 comme une personne.

Cette idée juridique nouvelle, qui notamment dissocie en 1984 l’infans et le principe d’irresponsabilité, qui remplace l’opposition entre minorité et majorité pour un continuum, par exemple à travers le statut bancaire du mineur et la pré-majorité, renvoie à une affirmation nouvelle en pédopsychiatrie : le bébé est une personne.

Si l’enfant, et même le tout-petit, est une personne, s’il peut parler à table, alors le réduire au silence dans sa famille n’est plus admissible. La névrose de la Loi du père n’est plus acceptée comme processus de socialisation mais perçue comme une contrainte injustifiée et l’on commence à penser que l’enfant doit décider de son sort présent et de son avenir au sein de la famille.

Dès la fin du XIXième, le descendant peut exercer sa volonté pour ne pas être marié à des fins d’intérêt collectif et bien avant qui ne connaît pas les scènes de Molière montrant que les sentiments personnels des jeunes gens ont eu dès avant souvent gain de cause ? De la même façon, aujourd’hui encore, la lecture de Mauriac nous montre que le libre consentement des mariés est parfois bien relatif dans certaines familles. Mais le droit ne peut tenir compte de ces tensions familiales particulières.

Le droit va plutôt petit à petit mettre l’enfant au centre de la famille. L’enfant n’est plus un personnage qui a sa place dans un système économique, il est le centre de toutes les attentions d’une famille dont il est l’élément de fixation. En effet, alors que la famille va devenir mobile et flexible, aux contours fluctueux suivant les sentiments, les humeurs et le temps qui passent, l’enfant doit demeurer l’élément fixe.

C’est le droit qui l’impose. Dans un groupe qui explose sans que l’on s’en émeuve, puisque chacun non seulement fait à sa guise, mais veut vivre plusieurs fois, car il ne s’agit plus d’avoir un conjoint de lumière et un conjoint de l’ombre, mais bien d’avoir autant de conjoints que l’on a d’amours successives, la transfiguration du divorce et l’avènement du divorce par consentement mutuel en 1975 en prenant acte, le Législateur pose que l’enfant ne doit pas subir le roulis de ces vies dont les mouvements naguère occultes sont désormais visibles.

Ainsi, la figure de la famille devient celle de l’étoile : au cœur, est l’enfant, dont la situation doit demeurer stable car le Législateur l’a voulu, considérant qu’il est de son intérêt qu’il en soit ainsi, tandis que les individus qui l’entourent, s’agencent au mieux les uns par rapport aux autres, les parents unis ou désunis, les nouveaux conjoints, tout cela dans une farandole complexe qui varie dans le temps.

La vie sociale est désormais ouvertement « complexe » et les amours ne sont plus cachées. Le groupe familial clos aux haines recuites fait place aux familles recomposées joyeuses aux liens changeants entre les adultes, mais des adultes dont les esprits ouverts et apaisés convergent vers celui dont ils ont tous souci : l’enfant, tandis que chacun est heureux, puisque désormais chacun peut aimer qui il veut et cesser de subir celui ou celle qu’il n’aime plus. Le droit accompagne le mouvement, en ouvrant notamment en 1975 le divorce par consentement mutuel et en troquant l’assouplissement d’un lien conjugal contractualisé et laissé à la volonté des adultes contre la conservation d’un lien de qualité envers l’enfant. Certes, la réalité sociale s’avère autre, mais le Législateur s’obstine de loi en loi, en renforçant le droit des pères ou en brisant la jurisprudence qui écartait la garde alternée.

La famille ne devant plus être un groupe, plus personne ne gouverne personne, l’individu n’est plus prisonnier de la famille et tout s’autorégule car le seul accord qui s’opère et perdure porte sur l’essentiel : l’intérêt de l’enfant, dont le souci est servi par tous, les couples parentaux survivant d’autant plus aux couples conjugaux que ceux-ci se sont dénoués sans drame. La prochaine étape devrait être la déjudiciarisation de cette simple formalité. C’est l’espoir du Législateur.

Il faut donc prendre acte que la famille n’est plus définie aujourd’hui à la base comme un groupe.

Plus encore et à première vue, ne plus considérer la famille comme un groupe paraît donc un progrès. Mais quand on se demande ce qu’est une famille, si elle n’est plus un groupe, on peut être plus réservée, car un autre paradigme a pris la place : la famille se définit aujourd’hui comme un espace libre d’épanouissement d’un projet individuel.

 

II. LA FAMILLE COMME ESPACE LIBRE D’ÉPANOUISSEMENT D’UN PROJET INDIVIDUEL

 

La « famille nouvelle » repose sur une idée de base tout à fait différente : elle est le projet d’un individu, la projection de son idéal qu’il concrétise au mieux et fait varier lorsque la situation concrète ne correspond plus à son projet (A). La famille étant ainsi un espace de liberté dans lequel les individus concrétisant leur désir par la puissance de leurs volontés qui se rencontrent, la famille a la même structure de base que le marché (B). Il en résulte que ce sont désormais des entreprises qui alimentent les individus pour la construction de leur « famille idéale », prestation de marché comme une autre, élément d’une vie privée, deux éléments qui excluent par nature le regard de l’Etat.

 

A. LA FAMILLE, PROJET D’UN INDIVIDU

La famille apparaît aujourd’hui comme une idée qu’un individu construit, un projet dont il a une représentation et qu’il va concrétiser. Le droit a donné pleine effectivité à cette conception, à travers le « droit fondamental de fonder une famille » (1). Ainsi, la famille est l’objet d’un « droit à ». Par exemple, être parent est le résultat de l’exercice d’un droit individuel. C’est pourquoi, si deux individus s’associent pour avoir un enfant, on en arrive logiquement à ne pas les qualifier de « parents », mais de « co-parents » (2).

 

1. Le droit subjectif fondamental de fonder une famille

Dans un système juridique construit désormais sur la notion de personne titulaire de multiples droits subjectifs, dont de nombreux sont des droits fondamentaux, des traités internationaux et une interprétation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme par la Cour européenne des droits de l’homme ont construit le « droit de fonder une famille ».

Désormais, et cela relève avec la même force de l’évidence dans ce nouveau modèle qu’autrefois l’intérêt du groupe s’identifiait à la famille avec force, la famille est affaire de vie privée, puisque les individus conçoivent à leur façon ce qui va les rendre heureux, dessinant avant le mariage, hors mariage, après le mariage, grâce à des rapports contractualisés et sur le modèle des « groupes de contrats », une « famille à leur main ».  Chaque individu s’y épanouira, dans cet espace de liberté démocratique où chacun peut prendre la parole. Si les enfants restent plus longtemps au domicile des parents, ce n’est pas par obéissance, c’est par intérêt, le domicile devenant un hôtel. Volonté et intérêt personnel deviennent aussi la référence pour les enfants, qui rentrent et sortent de la famille, avec divers compagnons, comme le font leurs parents.

Parce que la famille est un espace de liberté dans lequel chacun doit être heureux, il est possible pour un individu de « construire sa famille », d’en fonder une, y compris s’il est seul. C’est à ce titre que le droit français a ouvert l’adoption aux personnes célibataires, les familles monoparentales étant désormais courantes. Une personne seule pouvant élever avec soin et amour l’enfant et l’amour étant le ciment nécessaire et suffisant de la famille, cela ne rencontre aucun obstacle de principe. Evoquer des notions comme « père » ou « mère » serait faire référence à des « places » dans une structure de groupe, ce qui rend à l’ancien modèle, qui devient incompréhensible et est perçu comme une référence « réactionnaire ».

Le critère étant devenu la capacité à prendre soin d’un enfant que l’on élève avec amour, il n’y a aucune raison d’entraver un « projet de famille » dont serait porteur une personne. Mettre un obstacle, mettre une condition, par exemple exiger le préalable d’un couple, serait faire une référence implicite au mariage, critère bourgeois distinct de l’affection, confusion entre le lien horizontal qui concerne le couple, alors que la filiation n’est concernée que par un lien vertical, qui requiert soin et affection, ce qu’une personne seule peut donner.

Plus encore, et nul n’y songe, exiger que ce projet individuel de créer une famille soit portée par un couple marié est inadmissible car l’enfant né, d’une relation amoureuse entre des personnes qui ne sont pas mariées entre elles, « enfant de l’amour », enfant entrant exactement dans le paradigme donc de la famille nouvelle, mérite la protection du droit, y compris dans sa vocation patrimoniale. Ainsi, la loi du 1972 vient rappeler l’égalité des filiations quelles que soient les situations juridiques des parents et le législateur avait bien avant renoncé à défavoriser l’enfant adultérin.

De la même façon, comment poser que les personnes revendiquant comme identité sociale et désormais juridique leur homosexualité ne puisse avoir un « projet familial » ? En effet, l’homosexualité cesse d’être une pratique pour devenir une identité sous l’influence en droit de l’idée de « genre ». Comme tout individu, une ou un « homosexuel »  peut avoir le projet d’une famille, d’un couple, d’un enfant dont elle ou il prend soin et élèvera, seul(e) ou en couple, aussi bien ou aussi mal que les autres. Pourquoi un ou une homosexuel ne veillera-t-il pas bien aux leçons à apprendre après l’école ? Toute objection sera donc qualifiée d’homophobe.

Le droit, à travers tout d’abord la jurisprudence, puis progressivement dans différents pays par le législateur, confère à tout individu, la possibilité d’élaborer un projet familial, dont la concrétisation devient pour lui un droit subjectif fondamental. Le groupe social, dont l’État est le gardien, qui voudrait lui barrer la route dans la concrétisation de ce projet individuel, serait illégitime à le faire, car il s’agit d’un droit fondamental, d’un droit subjectif naturel de l’être humain.

Ainsi, dans cette nouvelle conception, la famille est une page blanche, un espace de liberté presque absolue - presque, puisque la prohibition de l’inceste perdure encore, mais on se demande pourquoi -, sur laquelle chacun écrit son projet, son histoire, sa famille prochaine. C’est un projet sans cesse en construction, une création continuée, puisque les familles se composent, se décomposent et se recomposent, les lois et les juges facilitant chacune de ses trois phases. Chacun est libre de construire ces tours de Babel que deviennent ces familles sur-mesure complexes. Chacun a le droit fondamental à le faire. Chacun a vocation à y être heureux puisqu’il porte à sa volonté son projet personnel de famille, qui croise contractuellement celui de tous les autres qui entrent et sortent. La "famille nouvelle » est un hub par lequel soufflent la liberté et l’affection entre tous ces personnages de passage, dont le point commun est la bienveillance pour l’enfant.

Celui qui s’opposera à cela, notamment en évoquant la stabilité de la famille, le père, la mère, la place de l’enfant entre les deux, sera qualifié au mieux d’étatiste et d’ennemi des libertés, au pire de réactionnaire et d’homophobe.

 

2. L’idée paradoxale de « co-parentalité »

Dans un tel élan, pour ne pas dire d’engouement vers une telle idée de la famille comme projet individuel bâti par chacun à sa main, la personne peut réaliser seule la famille dont elle a conçu le projet. Mais d’une façon plus fréquente, l’individu se met en couple.

Pourtant, comme il ne s’agit que d’une convergence, qui durera que le temps de l’affection qui unira les deux personnes, peut-être toute la vie restante, peut-être moins, la famille est un maillage fluctueux de liens entre des personnes qui tiennent leur destin personnel en mains, sans s’en remettre l’un à l’autre. Le PACS est exemplaire de cette défiance interdisant que l’on s’en remette à l’autre, puisqu’il est possible de briser-là, si l’on souhaite se marier par ailleurs, ce qui équivaut à une répudiation.

L’ajustement des volontés s’opère à l’occasion du mariage désormais ouvert « pour tous », termes qui ne sont jamais utilisés dans la loi de 2013 mais par lesquels on désigne celle-ci pour signifier qu’il y a un droit de chacun à accéder au mariage « si on veut ». Il suffit de s’aimer.

La volonté individuelle prend le pas sur la solidarité dans le système familial, les études montrant que dans la « famille nouvelle », les grands-parents nouent directement des liens avec leurs petits-enfants dans des relations quasi-contractuelles.

La plupart des divorces sont prononcés par consentement mutuel et les cas d’ouverture sont devenus si nombreux que l’on entre et l’on sort aisément des mariages devenus poreux, le terme de « recomposées » étant associés aux familles pour mieux montrer que ce sont les personnes qui les construisent comme autant de construction de lego, le juge veillant toujours à ce que ces jeux ne blessent pas trop l’enfant, auquel la parole est de plus en plus donnée.

Le vocabulaire de sociologie juridique qui traduit et encourage ce phénomène valorisé aboutit à des oxymores. Il en est ainsi de la « co-parentalité ». En effet, la parentalité est un phénomène unique qui fait que deux personnes s’unissent et qu’un enfant en résulte, l’enfant ayant deux parents, même s’il peut arriver que par la suite seul l’un d’entre eux soit effectivement présent. La « co-parentalité » ne peut donc pas exister.

Si l’on trouve pourtant des travaux qui portent sur la « co-parentalité », c’est qu’ils visent comme une hypothèse naturelle le fait que deux personnes désirent être parents et qu’ils joignent leurs projets initialement distincts pour s’associer et faire en sorte d’avoir un enfant à deux. C’est l’enfant qui les rend « co-parents », chacun développant d’une façon individuelle un lien personnel vertical vis-à-vis de l’enfant.

L’enfant n’est donc plus la pointe d’un triangle, traditionnellement entre Papa et Maman, mais l’objet d’une double relation, de deux relations parallèles, la parenté de l’un, la parenté de l’autre, les deux ayant fait un deal ensemble pour avoir l’enfant convoité.

A travers ce vocabulaire si étrange qui porte en lui sa violente contradiction, l’on mesure que la « famille nouvelle » a la même structure que le marché. L’enfant est l’objet d’un marché qui se développe désormais très vite, l’enfant en est la valeur.

 

B. L’IDENTITÉ STRUCTURELLE ENTRE LA FAMILLE ET LE MARCHÉ

La « famille nouvelle », fruit de projets conçus par des individus qui convergent par association de désir, correspond à la structure même du marché libéral (1). Il n’est pas étonnant que cette nouvelle figure de base de la famille soit apparue dans les sociétés de marché, principalement aux Etats-Unis et que son épanouissement puise dans la capacité des entreprises à concrétiser les projets individuels de familles idéales conçues par les individus (2). Pour l’instant, les entreprises alimentent ces projets de fait. L’enjeu majeur des années qui viennent sera de savoir si elles obtiendront de le faire de droit.

 

1. La famille, espace de projection des désirs individuels de familles idéales

L’individu gouvernant sa vie, ayant trouvé son équilibre entre vie professionnelle et vie familiale notamment grâce à des lois visant à leur permettre cela, par exemple par le congé parental, non seulement pour les femmes mais encore et tout récemment pour les hommes, peut poser un « projet de famille ».

L’individu, seul ou en couple, va construire un « projet de famille », non plus subi mais encore voulu et maîtrisé, parce que délivré de la tutelle d’un « chef de famille », parce que la famille est autorégulée, et parce que la contraception et l’IVG permettent d’avoir des enfants quand on veut, comme on veut.

Cet espace dans lequel l’individu se meut en toute liberté, entre et sort librement, délègue les tâches sur d’autres personnes par des systèmes de division du travail, recherche des partenaires successifs pour que les désirs de chacun soient satisfaits et le bien-être des deux accrus, c’est-à-dire la « famille nouvelle » correspond exactement au marché libéral.

Le marché est un modèle autorégulé dans lequel la satisfaction des désirs individuels des personnes qui élaborent des projets, grâce à la rencontre de l’offre et de la demande, grâce à l’instrument neutre et préalable du contrat, produit le bien-être général.

Ici, on peut soutenir que le bien-être général est atteint, puisque les enfants adviennent à un moment où ils sont désirés, ils sont choyés par des couples qui en ont le « projet », les mariages sont insérés dans des desseins préétablis. Becker obtint un prix Nobel pour avoir montré l’adéquation de l’analyse économique notamment sur le phénomène des mariages, l’offre s’ajustant en autorégulation à la demande, les désirs individuels créant le bien-être collectif dans une époque où le sentiment affectif est le socle de mécanisme de fait temporaire qu’est le mariage.

Dès l’instant que la famille est la concrétisation d’un projet individuel, elle est « idéale » non pas parce qu’elle correspondrait à un modèle social dominant ou à une idéologie religieuse ou à un modèle qu’imposerait le droit. La famille est « idéale » lorsqu’elle correspond dans sa concrétisation au « projet » que l’individu a conçu, à la famille qu’il a eu « l’intention » de construire, à la famille qu’il a eu la « volonté » d’établir.

Le passage du projet à la réalisation, ce qui fait que la famille « à sa main », « son chef d’œuvre », n’est qu’une question d’intendance. Tout est dans la volonté de l’individu, l’intention de l’individu, le projet de l’individu.

Dès lors, Famille et Marché peuvent se superposer, se fondre l’un dans l’autre.

Dans la mesure où il s’agit d’un projet personnel d’un individu, construit par lui-même ou par d’autres personnes, cela ne relève que de la vie privée des uns et des autres. C’est le droit fondamental à la vie privée, techniquement visé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui sera le socle de cette « famille nouvelle » qui offre à chaque individu le droit de s’épanouir dans ce nouvel espace. L’État devient un carcan extérieur, dont l’entrée fracassante par des règles d’ordre public dans la famille nouvelle serait perçue comme une ingérence incompréhensible, puisque la satisfaction de chacun retombe en pluie sur tous les autres.

Si l’on se contente de prendre acte du changement de « paradigme » de la famille, chaque individu ayant un projet de famille qui se concrétise car il ira dans un espace plus grand qui est la société globale pour trouver tous les éléments concrets correspondant au plan qu’il a préalablement dressé, par exemple la personne pour faire l’enfant dont il a conçu le projet, l’on peut arrêter l’analyse ici.

Mais dès l’instant que la famille prend comme modèle le marché, les entreprises y sont par nature comme chez elles. Et c’est la loi du marché qui va y pénétrer, alors même que l’État n'en est devenu exclu.

 

2. Le marché, pourvoyeur de la famille idéale

Le marché se développe concrètement dans tous les espaces sur son propre modèle. C’est désormais le cas de la famille.

Ainsi, il peut arriver que des individus désirent se mettre en couple et avoir des enfants et que la nature des choses les fasse se rencontrer et que leurs relations amoureuses leur donnent des enfants, lesquels leur donnent satisfaction. Ceux-ci n’intéressent guère le « marché de la réalisation des projets de famille ».

Mais il peut arriver qu’un individu veuille rencontrer une autre personne ayant un certain profil, que ces fréquentations habituelles ne mettent pas sur son chemin. Voilà la fortune de Meetic ou autre ChicChéri faite. Il peut alors arriver qu’une personne désire un enfant et n’y parvienne pas ou qu’il désire un enfant d’un certain type, par exemple un garçon, ayant des yeux bleus et des cheveux blonds et bouclés ou qu’une femme désire un enfant mais que son employeur lui ait signifié qu’un arrêt pour cause de grossesse signait la fin de son ascension professionnelle.

Le marché s’est mis en place pour proposer sur Internet des prestations permettant de rencontrer le conjoint, plus ou moins occasionnel, idéal. Plus encore, si le « projet » n’est pas de couple mais d’enfant, le marché propose sur catalogue des femmes qui sont disponibles et consentent pour être mères et porter l’enfant dont le demandeur peut fixer contractuellement par avance toutes les caractéristiques. Plus l’enfant se rapproche de l’enfant « idéal » selon les critères occidentaux et plus la prestation est coûteuse, mais c’est une loi de la liquidité du marché et de son juste prix.

Certes, si l’on se plaçait dans une perspective d’ordre public, l’on crierait à l’eugénisme, à la mise en esclavage de ces jeunes mères qui se vendent pour quelques milliers d’euros pour mieux vendre le bébé à la naissance aux commanditaires. Mais dans le paradigme de la « famille nouvelle » dans lequel l’État et son vocabulaire n’ont plus leur place, ce sont les termes de volonté, de projet, d’amour et d’intention qui ont pertinence.

Or, les commanditaires ont conçu le « projet d’enfant », un enfant idéal qu’ils aimeront tendrement et dont ils prendront soin, tandis que la mère, ce personnage central dans la famille naguère définie comme un groupe est effacée car cette mère a consenti contractuellement à être désignée comme « gestatrice », tandis que ceux qui ont le pouvoir d’achat peuvent s’appeler « père » et « mère » d’un enfant conçu sur mesure. C’est ce que stipule le contrat. Les femmes dont l’enfant convoité naît restent sur le marché de l’engendrement, tandis que l’enfant correspondant au projet entre sur commande dans la famille qui l’attend et qui a dessiné par avance sa jolie place.

La « famille nouvelle » est le triomphe absolu du marché.

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