5 août 2019

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La transformation du Droit de la Concurrence en Droit Ex Ante de la Compliance : l'accord contraint d'Amazon imposé par le Bundeskartellamt le 17 juillet 2019

par Marie-Anne Frison-Roche

Le numérique est non seulement un nouveau monde mais il a transformé le monde (v. une démonstration dans ce sens, Frison-Roche, M.A., L'apport du Droit de la Compliance dans la gouvernance d'Internet, rapport au Gouvernement, juillet 2019).. 

Ainsi, il ne faut pas toujours mettre dans le même panier même si l'expression est euphonique les "GAFAM". Alors que certaines entreprises proposent des prestations seulement immatérielles, comme le font Facebook ou Google, à savoir la mise en contact, d'autres ont des activités matérielles. Amazon assure la livraison d'objets matériels, dont il assure le stockage par exemple, tandis qu'Uber se charge du transport des personnes. Certes, cette entreprise dénie cette réunion et assure ne s'occuper que de la mise en relation, mais le Droit a requalifié son activité, qui est bien de nature matérielle.

L'on peine alors à trouver une unité à ces entreprises, en dehors du fait qu'elles sont américaines, que leur puissance parait aussi soudaine qu'inégalée, leur déploiement mondial et qu'elles paraissent "indispensables" à des milliards d'individus.

Parce que beaucoup de vendeurs considèrent qu'ils ne peuvent toucher de potentiels acheteurs que par la voie numérique, que celle-ci a pour teneur de marché principal l'entreprise Amazon, que celle-ci a édicté des conditions de vente qui privent ces vendeurs de nombreuses protections, le Bundeskartellamt a ouvert d'office le 28 novembre 2018 une procédure d'abus de position dominante contre Amazon

L'acte pris par le Bundeskartellamt le 17 juillet 2019 à propos d'Amazon et avec "l'accord d'Amazon", en échange de quoi la procédure entamée pour une possible sanction d'un possible abus de position dominante s'est arrêtée.

Le Droit de la concurrence en Ex Post est échangée contre un programme de Compliance qui dépasse les pouvoirs d'une Autorité de concurrence et la portée territoriale de celle-ci. Cela ne pose pas problème, puisque c'est "l'acceptation" que l'entreprise en fait qui fait naître l'effet obligatoire et non plus la loi qui a mandaté l'Autorité de la concurrence.

Voilà un exemple de la transformation remarquable du Droit de la concurrence, qui dépasse largement la question du numérique. En 6 mois, la poursuite se transforme en accord. Qui apparaît comme un diktat de l'Autorité, portant sur le futur, obligeant à un comportement notamment procédural différent. 

Lire ci-dessous l'analyse. 

I. UN PROGRAMME DE COMPLIANCE A PORTEE MONDIALE

Comme l'a souligné le président de l'Autorité allemande de concurrence, l'intérêt d'un tel "accord" est de protéger efficacement les parties, ici non pas les acheteurs mais les vendeurs,  la question du prix n'étant pas posée mais plutôt les conditions imposées aux vendeurs dans leur accès à la place de marché tenue par Amazon.

C'est donc bien comme une Autorité publique qui supervise la façon dont une entreprise tient un espace, c'est-à-dire une "entreprise cruciale" qui elle-même joue un rôle de "régulateur de second niveau" et exerce à juste titre un pouvoir d'organisation de cet espace et de discipline sur les acteurs qui y exercent leurs activités - ici l'activité de vente de produits, que l'autorité allemande de la concurrence est intervenue. 

En obligeant Amazon a modifié ces conditions et d'organisation et de discipline, elle a donc "régulé" l'entreprise cruciale, c'est-à-dire exercé sur elle un pouvoir de compliance. C'est ainsi de plus en plus que le Droit va s'organiser, les Autorités de concurrence se transformant alors radicalement (v. Frison-Roche, M.-A., L'apport du Droit de la Compliance dans la gouvernance d'Internet, rapport au Gouvernement, juillet 2019).

En effet, il résulte de cet accord qu'Amazon ne pouvait pas ne pas accepter qu'Amazon  a détruit les dispositions par lesquelles des vendeurs étaient supprimés de l'espace de vente, sans motivation, celles par lesquelles le droit applicable était celui du Luxembourg sans considération du Droit régissant par ailleurs les relations contractuelles entre vendeur et acheteur, les clauses renvoyant à un tribunal américain les éventuelles contestations par le vendeur du dispositif qui lui était appliqué. 

Il est remarquable que cet accord dont la négociation a du occuper pendant du temps de ces 6 mois qui ont séparé le début de la procédure et sa clôture a une portée mondiale. En effet, les vendeurs sont libérées de ces clauses que la transaction s'opère sur le site Amazon.de (Allemagne), d'Amazon.fr (France), d'Amazon.it (Italie), mais encore sur les sites américains ou asiatiques.

Parce que le numérique a impacté le monde dit "réel", même lorsqu'il s'agit d'objet matériel devant partir d'un lieu et arrivant à un autre, sujet classique du Droit des contrats, parce que le numérique en constitue l'intermédiation aujourd'hui la plus répandue, la seule solution efficace est la solution à portée mondiale.

Ce que le Droit de la concurrence dans sa forme classique de sanction Ex Post ne peut pas obtenir, limité par les frontières du droit classique, le Droit de la Compliance, en ce qu'il repose sur un "accord" avec l'entreprise peut l'obtenir. Il suffit qu'elle acquiesce. Et, si puissante soit-elle, en Droit de la Compliance, elle ne peut guère dire Non....

Ainsi, la portée intrinsèquement mondiale du Droit de la Compliance à travers des programmes de compliance que les entreprises "acceptent" parce qu'elles ne peuvent pas les refuser, ce dont les banques européennes se sont tant plaintes, est aujourd'hui la solution que les Autorités de concurrence adoptent pour atteindre des solutions requises.

Par exemple permettre aux vendeurs de disposer d'un recours efficace et rapide lorsqu'ils sont exclus de la place de vente (sur la nécessité d'un tel recours, v. Frison-Roche, M.-A., L'apport du Droit de la Compliance dans la gouvernance d'Internet, rapport au Gouvernement, juillet 2019), ne pas les soumettre à la compétence de systèmes juridiques et de juridictions équivalent pour eux à une absence de Droit. 

On mesure ici que les exigence de Compliance rejoint le principe fondamental de l'accès au Droit.

Une telle décision de l'Autorité de concurrence montre que celle-ci prend directement comme souci premier la protection de la personne. C'est effectivement l'objet même du Droit de la Compliance, ce qui en fait la branche du Droit s'articulant avec le Droit de la concurrence pour l'avenir de l'Europe (v. Droit de la concurrence et Droit de la Compliance, 2018 ; Pour une Europe de la Compliance , 2019). 

 

II. UN PROGRAMME DE COMPLIANCE INTEGRANT UN COMPORTEMENT PROCEDURAL LOYAL DANS L'EXERCICE D'UN POUVOIR DISCIPLINAIRE ET D’ORGANISATION PAR AILLEURS REQUIS

En effet, ce qu’exige l’Autorité allemande de la Concurrence ce n’est pas qu’elle cesse de contraindre les vendeurs, par exemple en s’autorisant à les exclure de la « place de marché », en cas de manquement aux règles de comportement édictés par Amazon.

Mais l’on peut distinguer dans l’exercice d’un pouvoir de discipline sur les opérateurs et d’organisation d’une place que l’on tient, ce qui implique un pouvoir de standardiser.

A. La fin d’un exercice déloyal d’un pouvoir disciplinaire par ailleurs requis

Mais tout d’abord, l’Autorité a exigé que soit mis fin au principe d’irresponsabilité qu’une disposition des conditions de fonction (« liability provision ») avait posé au profit d’Amazon. Désormais la responsabilité d’Amazon pourra être engagée à l’égard des vendeurs dans les mêmes conditions qu’elle l’est dans les relations entre professionnels sur des places de marché en ligne.

Il est ensuite mis fin au droit discrétionnaire (« unlimited right ») d’Amazon de bloquer un compte d’un vendeur, soit en respect un délai de 30 jours, soit pour un manquement allégué, tout blocage devant être justifié.

Il est mis fin à la compétence exclusive de la Cour de Luxembourg, parce que cela rend l’accès à la justice trop difficile pour les plus petits vendeurs. On notera ici que cette présentation d’un « accord » est proche de la motivation d’un jugement…. Il est précisé que les juridictions nationales peuvent donc être saisies elles-aussi.

 

B. La fin d’un exercice déloyal d’un pouvoir d’organisation par ailleurs requis

Le teneur d’un marché doit standardiser les produits qui sont proposés sur la place qu’il tient, même s’il n’est que l’intermédiaire entre le vendeur et l’acheteur. Il doit surtout standardizer l’information qui porte sur ces produits offerts.

L’Autorité de la concurrence admet à ce titre qu’Amazon puisse obtenir des vendeurs des informations très étendues sur les produits qu’ils mettent sur la place tenue par Amazon et auxquels Amazon associe son nom.  

Mais il est mis fin à l’obligation du vendeur (« parity requirement ») de donner autant d’informations sur le produit que celles mises à son propos sur un autre  site, sauf pour Amazon à imposer des standards de qualité du produit, justifiant des informations spécifiques, et ayant pour effet heureux d’accroître la concurrence entre les places de marché en ligne.

Le principe de transparence devra être accru, par exemple pour permettre aux vendeurs de comprendre les mécanismes de notation, les vendeurs soupçonnant qu’Amazon fait en sorte que les produits qu’il vend lui-même soient mieux notés… ; cette question, qui est celle des conflits d’intérêts, est en train d’être examinée par la Commission européenne ; tandis que les obligations de confidentialité devront être réduites, par exemple l’obligation pour un vendeur d’obtenir l’autorisation d’Amazon pour dire qu’ils sont en relation d’affaires.

 

C’est donc une réécriture des conditions d’organisation et de discipline, par ailleurs non contestés dans leur principe, qui a été faite par l’Autorité de la concurrence, avec effet immédiat.

Le temps pertinent est bien le futur.

D’amende, il n’en est pas question. Car les amendes ne sont pas le sujet : le fonctionnement efficace et loyal d’un monde digitalisé et tenu par des « entreprises cruciales » dont Amazon fait partie, et dont l’importance ne justifie pourtant pas qu’elles sont nos maîtres, justifie pleinement une telle décision que l’entreprise ne pouvait qu’accepter.

Elle appartient pleinement à une logique de Compliance, permettant ainsi de « réguler une entreprise » dans un environnement qui n’est pourtant pas un secteur régulé au sens classique du terme, puisque le monde entier est aujourd’hui numérisé, le monde dit « réel » étant intermédié à tout proposé par les opérateurs numériques.

 

III. UN EXEMPLE DE LA TRANSFORMATION DU DROIT DE LA CONCURRENCE EN DROIT DE LA COMPLIANCE : L'ANALOGIE AVEC LA REGULATION FINANCIER ET LE STATUT DES PLACES FINANCIERES, REGULATEURS DE SECOND DEGRE

Dès le départ, en ouvrant la procédure de sanction, l'Autorité a souligné qu'Amazon avait une fonction spéciale : "Amazon functions as a kind of “gatekeeper” for customers". Ce n'est donc pas la puissance qui fait naître une "responsabilité" particulière au regard des autres acteurs du marché que sont les concurrents, mais ici le fait qu'Amazon fonctionne comme une sorte de "place de marché". L'expression de "marketplace" est d'ailleurs très usuelle dans le numérique et utilisée par les différents teneurs de marché. 

C'est donc en tant qu'il défend les intérêts des demandeurs qu'Amazon est l'intermédiaire face aux vendeurs. Cela fait penser à l'Autorité des marchés financiers qui a pour fonction de protéger l'épargne publique, c'est-à-dire les épargnants, dans un système d'asymétrie d'information.

Cela confère à l'entreprise qui "garde" la place qu'elle a construite une obligation asymétrique : ici la protection des consommateurs, qui ne savent pas ce qu'ils vont recevoir, puisqu'ils ne peuvent pas voir les produits. 

Il en résulte un pouvoir disciplinaire, qui se traduit dans les conditions générales de vente, qui peuvent légitimement être plus dures pour les vendeurs qu'elles ne le sont dans des relations bilatérales ordinaires où deux parties égales ne sont pas en asymétrie d'information, notamment parce que l'acheteur voit le produit et peut donc évaluer sa qualité au regard du prix qui en est demandé. 

Mais de ce pouvoir disciplinaire, il ne faut pas exagérer ... ;

On retrouve alors exactement la définition du Droit de la Régulation.

En effet celui-ci postule que l'activité en cause est licite. Ici le pouvoir d'organisation et de discipline est licite.

Mais elle ne doit pas être discrétionnaire, non motivée, sans limite, etc.

C'est pour cela qu'une autorité publique doit intervenir.

Si la façon de réguler ne peut prendre la forme que de l'intervention à l'intérieur même de l'entreprise, parce que c'est elle qui tient l'espace, alors la Régulatio portera sur l'entreprise elle-même (v. Frison-Roche, M.-A., Les entreprises cruciales et leur régulation, 2014).

Le Droit de la Régulation se transforme alors en Droit de la Compliance puisqu'il s'agit, comme en l'espèce,   à entrer dans l'entreprise qui tient elle-même la place de marché et à lui imposer directement ce qu'elle peut exiger de ceux qu'elle contrôle et à lui imposer là où elle doit arrêter ses propres pouvoirs discipline qu'elle tient de sa position de teneur de marché (sur le mouvement entre "Régulation, Supervision et Compliance", v. Frison-Roche, M.-A., Régulation, Supervision, Compliance2017). 

Les Autorités de concurrence sont-elles le mieux placés pour cela ? 

Sans doute pas, mais parce que pour l'instant le Droit de la Compliance n'est en cours de construction (Frison-Roche, M.A., Le Droit de la Compliance, à paraître), elles ont le grand mérite de réagir et de prendre les mesures appropriées. 

Comme en l'espèce, et d'une façon exemplaire.

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