2 juin 2014

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Les entreprises "cruciales" et leur régulation

par Marie-Anne Frison-Roche

Le document doit être référencé à l'adresse suivante : http://mafr.fr/article/8-reguler-les-entreprises-cruciales/

L’expression même d’« entreprise régulée » peut apparaître comme un contresens : on ne régule qu’un espace qui le requiert en raison de ses défaillances structurelles et non pas une entreprise qui développe ses activités sur celui-ci.

Mais à la réflexion, il faut parfois « réguler l’entreprise », nécessité qui s’imposera de plus en plus. Cela est impératif lorsqu’une entreprise absorbe l’espace tout entier, parce qu’elle est monopolistique ou parce qu’elle a pour projet de devenir le cœur d’un espace crucial, comme l’affirme Google, se présentant comme le futur cerveau mondial. D’une façon plus générale, il faut repérer les entreprises « cruciales », dont les banques ne sont qu’un exemple, et organiser, au-delà de la supervision, la régulation directe de telles entreprises.

Cette régulation des entreprises cruciales doit alors prendre la forme d’une présence de la puissance publique et du Politique à l’intérieur de l’entreprise elle-même, afin que l’État interfère dans les décisions dont le groupe social subit les conséquences.

La régulation peut aller au-delà de la « présence publique », pour prendre la forme du « pouvoir public », l’État décidant comme opérateur. Dans de telles conditions de crucialité, la neutralisation de « l’entreprise publique » par le droit de la concurrence doit cesser, l’entreprise publique devant être reconnue comme un instrument de régulation, en distance de la simplicité concurrentielle.

Accéder à l'article  publié par la suite en mars 2015.

 
Ce Working Paper est un travail de réflexion qui a servi de base à l'intervention orale, "L'entreprise régulée", dans le colloque sur L'entreprise, lequel s'est tenu, sous la direction scientifique d'Alain Supiot, le 12 juin 2014, au Collège de France.
Postérieurement à la tenue du colloque, il fait l'objet d'enrichissement régulier, en fonction de l'évolution du droit et des publications.

Accéder au programme, et accéder aux slides de l'intervention orale.

Voir et écouter l'intervention orale du 12 juin 2014.


Une version plus courte et sans note de bas de page a été publiée au Recueil Dalloz.
Ultérieurement à cette publication, ce Working Paper fait l'objet d'enrichissement.

Un résumé en sera publié dans les travaux qui seront publiés dans un ouvrage aux Editions Dalloz, sans appareil scientifique, pour respecter les contraintes éditoriales propres à l'ouvrage.


 
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© mafr

RÉGULER LES "ENTREPRISES CRUCIALES"

 

Marie-Anne Frison-Roche

 

Professeur de droit économique
Sciences Po (Paris)

 

 

L’expression d’ « entreprise régulée » est à première vue soit un contresens, soit une ellipse.

En effet et à la base, l’on doit distinguer la personne et l’espace dans lequel elle déploie son action, dans lequel elle exerce sa liberté d’agir, dans lequel elle développe son activité. Ainsi, un agent - quel qu’il soit - se déploie dans l’espace économique qu’est le marché. C’est l’activité qu’il développe sur cet espace qui déclenche de la part des autorités de la concurrence la qualification d’ « entreprise ». En effet, pour le droit de la concurrence, est une « entreprise » toute entité qui a une activité de proposition d’un bien ou d’un service sur un marché.

De cette façon, le droit de la concurrence neutralise l’agent en lui-même, puisque celui-ci n’est appréhendé que par son activité. Relayant en cela l’affirmation de la théorie économique selon laquelle pour le marché, l’entreprise est une « boîte noire », le droit de la concurrence n’appréhende que les activités et ne donne de pertinence qu’aux comportements des agents, déniant de la pertinence juridique aux agents eux-mêmes.

Ceux-ci s’en plaignent d’ailleurs, notamment les États, puisque selon la règle principielle de la neutralité du capital, que l’entreprise soit en elle-même maîtrisée par les pouvoirs publics parce que l’Etat en est le propriétaire des titres de capital de la personne morale qui permet à l’entreprise d’entrer dans le commerce juridique, est un élément radicalement indifférent.

Ainsi, ce qui se passe à l’intérieur de l’entreprise, la façon dont les décisions sont prises, la manière dont tel ou tel intérêt pourrait être préservé ou promu, le droit de la régulation ne s’en occupe pas.

 

Le droit de la régulation porte sur la façon dont certains secteurs se structurent. En effet, une régulation sera adoptée, notamment par la mise en place d’une autorité de régulation, l’édiction d’une réglementation, etc., lorsqu’il ne suffit pas de laisser le marché fonctionner, gardé par une autorité de concurrence, laquelle intervient en cas de comportements anticoncurrentiels ayant abîmé le libre fonctionnement du marché (entente et abus de position dominante).

 

La régulation intervient dans trois hypothèses qui ne sont pas de même nature. La première est celle dans laquelle un secteur était jusque-là organisé par l’attribution de droits exclusifs à des entreprises. Le plus souvent, ces droits exclusifs ne sont attribués qu’à une seule entreprise, il s’agit donc d’un monopole légal. Le plus souvent, l’Etat qui a construit par sa seule puissance normative cette situation de monopole a décidé dans le même temps d’être le propriétaire de cet opérateur. Le plus souvent donc, il s’agit d’un monopole public. Par une décision politique, soit de l’Etat lui-même - le cas du Royaume-Uni qui décide de résoudre un problème de finances publiques en privatisant ses entreprises et corrélativement en libéralisant les secteurs, soit d’une entité ayant barre sur l’Etat - le cas de la France qui est contrainte d’obéir à des textes de l’Union européenne concernant certains secteurs.

Dans ce dernier cas, la Commission européenne a considéré que des secteurs n’étaient organisés en monopoles publics non pas par un « effet de nature », mais par le bon plaisir de l’Etat. Ce « bon plaisir », que d’autres appellent « souveraineté », la Commission européenne l’analyse en abus de position dominante. Dans les années 1990, elle contraint de fait les Etats-membres, et plus particulièrement la France, à troquer la signature de directives de libéralisation des secteurs concernés (les télécommunications, l’électricité, la poste, le gaz) contre l’éloignement d’une perspective qui était acquise d’une condamnation pour abus de position dominante par la Cour de Justice.

Les Etats-membres sont donc obligés de libéraliser. Mais les États ne peuvent être à la fois ceux qui fixent les règles et ceux qui agissent sur un secteur en affrontant désormais des compétiteurs. En effet, il est alors structurellement en conflit d’intérêts. Apparaît alors le principe selon lequel un Etat ne peut pas être à la fois régulateur et opérateur. Cela est vrai quelle que soit l’histoire des pays. Ainsi, le Gouvernement français choisit d’externaliser la régulation, à travers une autorité de régulation qui ne peut qu’être absolument indépendante de lui afin de mieux conserver ses opérateurs publics, désormais en concurrence.

Mais parce qu’il ne suffit pas de déclarer la concurrence pour qu’elle advienne, celle-ci peut certes arriver sans que le droit l’ait déclarée ouverte. Il faut mais il suffit que la technologie s’en mêle, comme cela fût le cas en matière de télécommunications, la concurrence s’était installée grâce aux satellites avant que les directives de 1998 n’ouvrent juridiquement le secteur. Internet produit le même effet de « destruction créatrice ». Mais le plus souvent, s’il n’y a pas une vague d’innovation, les opérateurs historiques restent si puissants que la concurrence est écrite sur le papier, tandis que les entrants restent à la porte du secteur.

Les textes mettent donc en place une régulation qui a pour fin d’établir aux forceps la concurrence. Une autorité de régulation est mise en place d’une façon transitoire, pour diminuer artificiellement la puissance de l’opérateur historique, transférant certains de ses actifs à des compétiteurs, le rendant transparent et ainsi vulnérable, etc. La concurrence est alors la fin de la régulation, que l’on voudrait transitoire. Cette régulation est asymétrique, c’est-à-dire qu’elle consiste à maltraiter l’opérateur historique pour effectivement ouvrir l’appétit à de nouveaux entrants.

Le secteur des télécommunications est le plus cité comme correspondant à cette régulation-là. Celle-ci correspond à une première variété de la régulation.

Une deuxième variété, qui n’a rien à voir mais peut se superposer sur un même secteur, renvoie à l’hypothèse de défaillances de marché. Il s’agit du cas dans lequel le mécanisme d’ajustement des offres et des demandes, de multiples offres et multiples demandes se rencontrant grâce au marché qui fait apparaître le prix exact, ne peut pas fonctionner. Cela peut tenir au mécanisme de « monopole économiquement naturel », par exemple un réseau de transport qui, une fois construit par un opérateur, ne sera jamais dupliqué par un autre opérateur, car rentable pour le premier, il ne pourra l’être pour le second. On peut citer ici les réseaux de transport d’énergie. Il peut s’agir aussi de phénomènes définitifs d’asymétrie d’information, qui plombent les marchés financiers. Ces phénomènes techniques sont eux universels et définitifs. Ils justifient en conséquence une régulation définitive.

Cette régulation définitive, qui prend également la forme d’un régulateur, doté de pouvoir Ex Ante et Ex Post, qui justifie l’adoption de réglementation, etc., peut se superposer à la première, et lui survit. Ainsi, les télécommunications ont été régulées tout d’abord pour s’ouvrir effectivement à la concurrence et ensuite parce qu’il y a dans ces secteurs des défaillances de marché, par exemple concernant les réseaux de génie civil par lesquels circulent les communications, définitivement régulés par une régulation technique.

Enfin et en troisième lieu, se superposant aussi aux deux premiers types de régulation, il existe une régulation de type politique En effet, il peut exister des secteurs qui techniquement pourraient être organisés selon le principe de la compétition entre des opérateurs en concurrence, mais l’Etat a décidé qu’il n’en sera pas ainsi. Par ce seul énoncé, l’on comprend que les autorités de concurrence n’aiment pas ce troisième type de régulation, alors qu’elles promeuvent la première et admettent volontiers la deuxième.

En effet, l’Etat pose qu’il est en charge du bien public et de la qualité de vie de la population dont il a la charge. A ce titre, il va utiliser ses pouvoirs normatifs et l’argent public pour faire en sorte que chaque personne puisse accéder à des biens marchands, même si la demande n’est pas solvable. Pourquoi ? Parce que le contrat social sur lequel l’Etat est construit l’a posé ainsi. Le secteur de la santé publique ou celui de la culture peut justifier une telle organisation, la régulation venant alors repousser le mécanisme concurrentiel, lequel par nature exclut le consommateur qui ne serait pas apte à fournir la seule capacité requise par le marché : le paiement du bien ou de la prestation consommé.

Tout cela est très discuté et fait l’objet de dispositions très fines. Mais c’est toujours le secteur qui est régulé, pas les entreprises. D’autorité, la structure du marché sera dessinée, monopolistique, oligopolistique, par le jeu des licences ou des agréments, mais la puissance publique ne pénètre pas à l’intérieur des entreprises qui sont actives sur ces secteurs. Tout juste, parfois regarde-t-elle en transparence, par le mécanisme de supervision, mais nous verrons que cela n'équivaut pas à une régulation de l'entreprise qui en est l'objet.

Certes, le droit de la régulation vise les activités des entreprises et consacre beaucoup de ses dispositions à mettre à la charge de certaines la réalisation de « services d’intérêt économique général », ce qui est le transcodage en droit communautaire du « service public » français. Dans la définition que la Commission européenne elle-même donne des entreprises en charge d’un tel service d’intérêt économique général, cela justifie que le droit de la concurrence cesse d’être applicable à une telle entreprise dès l’instant que le droit de la concurrence viendrait contrarier la réalisation du service que certains appellent encore « public ».

Mais si l’on veut bien être rigoureux, il faut reconnaître qu’il ne s’agit que de viser les comportements des entreprises, de faire la balance entre la concurrence et un autre principe, tandis que l’entreprise qui a un comportement devenu ainsi admissible demeure toujours une « boîte noire ».

Ainsi, lorsqu’on parle d’ « entreprise régulée », au mieux l’on procède à une ellipse en visant l’ « entreprise dont le comportement est régulé », notamment parce qu’au lieu d’avoir pour seule fin de réaliser des profits, elle va viser le bien public. Pour ce faire, elle va disposer de moyens dont les autres entreprises ne disposent pas, par exemple des subventions publiques, car sinon, les entreprises qui sont en lutte concurrentielle contre elle, telle la charge de la brigade légère, la mettront en faillite, le service du bien public étant autant de cailloux dans ses poches.

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Pourtant, il est bien des cas dans lesquels le droit va regarder en transparence de certaines entreprises, va regarder la qualité du capital de la personne morale par laquelle elle entre dans le commerce juridique, va contrôler la fiabilité de ses dirigeants, va les agréer, va intervenir en cas de changement dans le contrôle, va produire des normes pour le fonctionnement interne de ces entreprises.

Oui, mais c’est précisément tout autre chose que la régulation !

Il s’agit alors du phénomène technique de la supervision.

Ainsi, en matière bancaire et financière, les établissements sont supervisés, tandis que leur comportement sur le secteur financier est régulé. Ils sont donc soumis à deux autorités distinctes. Pour prendre l’exemple de la France, ce sera l’Autorité des Marchés Financiers (A.M.F.) qui régulera leur comportement lorsqu’ils seront acteurs sur les marchés financiers, tandis que c’est l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (A.C.P.R.), qui les supervisera, en regardant en transparence leur fonctionnement interne et leur solidité.

Les branches du droit différent, ainsi les décisions de l’A.M.F. relèvent pour partie du contrôle du juge judiciaire, tandis que celle de l’A.C.P.R. peuvent être toutes attaquées devant le Conseil d’Etat. On relève la même traduction institutionnelle en droit européen, puisque les marchés financiers sont régulés par l’European Securities and Markets Authority (E.S.M.A), tandis que les banques sont supervisées par l’European Banking Authority (E.B.A.).

Plus encore, l’autorité de régulation édicte peu ou pas de normes, la réglementation étant le fait du Gouvernement, tandis que les normes de supervision, organisant la gouvernance et assurant la solidité des acteurs concernés, c’est-à-dire les « normes prudentielles », sont édictées par le Comité de Bâle, forum informel qui réunit notamment tous les Banquiers centraux, et sont ensuite reprises par ceux-ci, l’A.C.P.R. n’étant par exemple qu’un département de la Banque de France, dépourvu de personnalité juridique par rapport à celle-ci.

Ainsi, dans le monde concurrentiel, il n’y a ni régulation, ni supervision. Puis, l’on constate dans un second temps que certains secteurs justifient une régulation qui, en organisant la structure de ses secteurs, affecte le comportement des agents, sans que les règles ne pénètrent à l’intérieur de ceux-ci. Enfin, et par ailleurs, des circonstances justifient que, par exception, des entreprises deviennent transparentes, l’autorité publique y pénétrant pour mieux les superviser. C’est d’une façon exemplaire le cas des banques, l’Etat devant s’assurer dès le départ et en permanence de leur solidité car, étant le garant en dernier ressort, il pourra devoir les refinancer en puisant dans les capacités financières de chacun, à travers une recapitalisation sur fonds publics.

Mais cette description qui vient d’être faite et à laquelle l’on s’arrête généralement ne tient qu’en période calme. En effet, cette distinction nette entre régulation et supervision, dont l’organisation institutionnelle est la preuve tangible, est totalement inadéquate à la réalité des choses !

En effet, les crises se succédant, il faut remettre les choses à plat et concevoir que l’on régule certaines entreprises. Non pas parce que celles-ci appartiendraient à l’Etat, car la propriété n’est pas un titre qui justifie un pouvoir spécifique, la Cour de justice récusant la théorie d'un "Etat-actionnaire" qui se prévaudrait de sa seule qualité de propriétaire du capital pour se soustraire à l’égalité entre opérateurs, mais parce qu’en fait et en droit il arrive qu’il soit adéquat qu’une entreprise soit directement régulée.

Il convient donc tout d’abord de répertorier les cas dans lesquels il est adéquat de concevoir la régulation par l’Etat d’une entreprise (I) avant d’examiner les modes de régulation par l’Etat d’une telle entreprise (II)

 
 
I - LES CAS DANS LESQUELS IL EST ADEQUAT DE CONCEVOIR LA REGULATION PAR L’ETAT D’UNE ENTREPRISE
 
 

L’Etat ne peut plus exercer ses pouvoirs en affichant sa seule qualité, ouvrant la porte de l’entreprise et inversant la formule de Louis XIV, se contentant de dire : « c’est moi, l’Etat », affirmation qui lui suffirait pour s’asseoir au Conseil d’Administration, pour désigner les dirigeants sociaux, pour imposer dses choix, etc.

En revanche, il peut arriver que l’Etat prétende réguler directement une entreprise. Le premier cas dans lequel il est légitime à le faire et à tenir tête au droit de la concurrence pour le faire, non pas parce qu’il est l’Etat mais parce que cela est requis, est le cas dans lequel l’entreprise en question « occupe tout l’espace ». Dans un tel cas, comme il faut réguler cet espace et que l’entreprise l’occupe tout entier, alors il faut réguler l’entreprise car c’est le seul moyen de réguler l’espace (A). Mais cela est également vrai si l’entreprise a un rôle structurel déterminant dans cet espace. La situation des monopoles économiquement naturel n’en est qu’un exemple et il faut élargir à une catégorie d’entreprises, qui est celle des « opérateurs cruciaux (B).

 
 
A. LA NÉCESSITÉ DE RÉGULER L’ENTREPRISE QUI OCCUPE TOUT L’ESPACE
 

Il est acquis que certains espaces ne peuvent se contenter d’un seul cadre concurrentiel que des agents de vigilance peuvent activer en Ex Post lorsque les marchés sont affectés d’une façon sensible, dans les trois hypothèses précitées. Il a été montré, d’une façon introductive, que constitue une faute méthodologique la confusion entre la régulation d’un tel secteur et la supervision des opérateurs, mais cette distinction a une limite.

Cette limite est tautologique : c’est lorsque l’entreprise absorbe le secteur lui-même. Dans un tel cas, lorsqu’un opérateur « tient dans sa main » le secteur, alors pour réguler le secteur il faut réguler l’entreprise elle-même, car elle est le secteur lui-même. Cela correspond à deux hypothèses. Tout d’abord, sera présentée l’hypothèse de l’entreprise monopolistique (1). Mais cela n’est qu’un donné-acte. La régulation relève de l’Ex Ante, de l’anticipation, de ce qui se construit, de ce qui est décidé comme devant advenir ou ne devant pas advenir. Ainsi, s’il s’avère qu’une entreprise a la volonté de devenir monopolistique, alors que l’espace convoité est crucial, il faut pareillement réguler l’entreprise, et cela du seul fait de ce projet, avant que celui-ci ne s’accomplisse (2).

 
1. L’entreprise monopolistique
 
Il convient, dans un premier temps, de présenter les souvenirs de ces monopoles d'Etat (a) pour, dans un second temps, examiner la pertinence toujours actuelle de la régulation des monopoles économiquement naturels (b).
 
a. Souvenirs des monopoles d'Etat

La régulation de l’entreprise qui occupe tout l’espace du secteur est l’hypothèse à laquelle la France a été dans son histoire politique la plus accoutumée. En effet, elle renvoie aux grands monopoles d’Etat, par exemple E.D.F., France Telecom, la S.N.C.F., du temps où ils étaient des Établissements publics, sous tutelle directe et double de l’Etat, gouvernés à la fois via la tutelle technique du Ministère de l’Économie ou de l’Industrie et la tutelle financière du Ministère des Finances.

La supervision et la régulation ne se distinguaient pas dans ce mécanisme de tutelle exercée sur l’entreprise publique. En effet, l’entreprise publique étant entièrement entre la main de l’Etat, qu’elle prenne la forme d’un établissement public ou d’une société commerciale dont le capital social est détenu par l’Etat, l’Etat pouvait structurer le secteur en gouvernant l’entreprise, celle-ci étant transparente au secteur.

Ainsi, dans une telle hypothèse, lorsque l’entreprise est en monopole, c’est bien en termes de « régulation d’entreprise » qu’il convient de raisonner et non pas simplement en termes de « supervision ».
 

Il ne s’agit pas que de chercher à trouver les termes exacts, par une sortie de préciosité juridique. En raison, le droit de la régulation est beaucoup plus puissant que le droit de la supervision. Comme nous pourrons l’apprécier à propos des moyens juridiques de la régulation d’une entreprise, la supervision consiste dans un contrôle préalable et permanent de ce qui se passe dans une entreprise. C’est déjà considérable, mais cela ne va pas au-delà. Cela ne consiste pas à s’asseoir à la place des dirigeants, une fois que la nomination de ceux-ci a été appréciée et agréée, par exemple. La régulation étant l’organisation structurelle d’un espace qui le requiert, cela revient à l’idée d’un « meccano », et permet alors par exemple de prendre des décisions à la place des dirigeants, de donner des injonctions, de prendre des décisions capitalistiques, etc.
 

b. Pertinence présente de la régulation des monopoles économiquement naturels

Cela ne correspond pas seulement qu’à des souvenirs du « bon vieux temps » des monopoles publics, à l’époque où le droit communautaire ne posait pas le principe concurrentiel et n’obligeait pas à la libéralisation des secteurs, obligeant à renoncer à ces mécanismes de tutelles administratives, l’une technique et l’autre financière, pour ne laisser à l’Etat que des pouvoirs de régulation des secteurs d’une part et des pouvoirs découlant de son statut d’actionnaire d'autre part.

En effet, lorsque des secteurs sont traversés par des monopoles économiquement naturels, comme le sont les réseaux de transport, transport ferroviaire, transport d’énergie, transport de communication audiovisuelle, même si ces réseaux ne sont pas des secteurs au sens stricte, ils forment des espaces que remplit en elle-même l’entreprise qui détient la puissance de gérer cet espace crucial constitué par la facilité essentielle.

Dès lors, le droit positif développe des exigences sur l’entreprise qui gère l’infrastructure essentielle, le plus souvent une entreprise dans laquelle l’Etat possède via le capital social une influence déterminante, c’est-à-dire un « contrôle », qui dépasse largement la supervision, pour atteindre à travers la société la régulation de l’espace lui-même.

On peut prendre l’exemple du réseau de transport d’électricité. Économiquement, celui-ci constitue un monopole naturel. Il est une infrastructure essentiel, puisque la production d’électricité et sa distribution s’arrêtent si un réseau de transport efficace et financièrement abordable n’est pas partout et en permanence disponible, internationalement interconnecté. En France, la gestion du transport d’électricité est confiée à E.D.F. Transport, filiale détenue à 100% par E.D.F, entreprise publique prenant la forme d’une société de droit privé dont une partie minoritaire du capital est mise sur le marché financier, la part majoritaire du capital étant détenue par l’Etat.

La situation financière d’ E.D.F. Transport dépend donc du prix facturé pour la prestation d’accès au réseau qui est fournie aux producteurs et aux consommateurs éligibles et de l’argent dont sa société-mère lui laisse la disposition, les subventions publiques étant peu loisibles. C’est ainsi que le gestionnaire du réseau de transport a fait état publiquement en 2012 des difficultés qu’il a de tenir en bon état le réseau de transport du fait de décisions financières de groupe décidées par E.D.F.

Il demeure que le régulateur, la Commission de Régulation de l’Énergie (C.R.E.), va au-delà de la supervision du gestionnaire de réseau. Il le régule véritablement. En effet, il lui impose des investissements. Il contrôle les marges de bénéfice que sa situation monopolistique lui permet d’obtenir vis-à-vis de ses clients, qui ne disposent pas d’alternatives. Plus encore, le régulateur valide les plans d’investissements.

Cette notion de « régulation de l’entreprise en charge d’une infrastructure essentielle dans un secteur régulé » est manifeste encore dans le secteur de l’aérien. C’est ainsi que la société de droit privé, cotée depuis 2012, Aéroports de Paris (A.D.P) , émet un « contrat de régulation ». Ce contrat est soumis à l’approbation de l’Etat. Il comporte les plans d’investissement, les mesures visant à améliorer la sécurité du système et la sécurité des voyageurs. En régulant ainsi la société, c’est le secteur que l’Etat régule. On comprend ainsi mieux l’arrêt du Tribunal des conflits, A.D.P. du 18 octobre 1999, par lequel il a été posé que les règles qui organisent cette entreprise relèvent de l’organisation d’un service public et que le contentieux qui peut en naître doit être renvoyé au juge administratif, sans pouvoir être apprécié au regard du droit de la concurrence.

Ainsi, cette hypothèse est non seulement historique mais encore vise des situations actuelles. Il faut pousser l’analyse plus loin, car le droit de la régulation a pour objet non pas tant le passé et le présent, mais le futur. C’est en cela que ce droit est essentiellement politique. Or, il est des espaces qui ne sont pas pour l’instant l’objet de monopoles, mais à l’égard desquels des entreprises ont le projet d’établir un pouvoir monopolistique, pouvoir dont il convient d’entraver l’établissement. La régulation d’une entreprise ayant un tel projet s’impose alors.

 
 
2. L’entreprise ayant pour objectif de conquérir un espace crucial
 
Il s'agit alors d'en expliquer le principe général (a) pour appréhender ensuite un cas particulier, presque un cas d'école, le cas Google (b).
 
a. Principe général

Il peut arriver que des espaces soient repérés comme mettant en jeu des questions essentielles et que soient repérées dans le même temps des entreprises qui ont pour projet de les conquérir d’une façon monopolistique ou, s’il y a alliance, sur un mode oligopolistique.

La première hypothèse est celle dans laquelle la conquête s’opère par l’acquisition d’une autre entreprise, par une prise de contrôle. Le contrôle des concentrations, qui est une part entière du droit de la régulation, peut alors intervenir pour éventuellement poser des conditions, redessiner, voire s’opposer, à l’établissement d’un empire qui contreviendrait à un impératif d’intérêt économique général.

Par exemple, lorsque les entreprises de marché fusionnent, quand bien même il s’agit d’une prise de contrôle amicale, ou lorsque les chambres de compensation fusionnent, dans la mesure où elles tiennent les places financières, lesquelles sont des infrastructures essentielles, l’Etat peut, à travers les Autorités de concurrence qui fonctionnent alors comme des Autorités de régulation agissant en Ex Ante, s’opposer à un tel accroissement de puissance, ou à l’entrée d’un acteur étranger, notamment non-européen.

Le dessaisissement du contrôle des concentrations, qui a été ôté au Ministre de l’Economie en France par la loi du 2 août 2008 sur la modernisation de l’économie pour être transféré à l’Autorité de la concurrence, organisme qui ne formulait auparavant qu’un avis pour la prise d’une décision de politique économique, est regrettable, car une Autorité de concurrence ne devrait pas exercer des pouvoirs Ex Ante de politique économique, notamment par rapport à l’impératif d’autonomie structurelle, économique et financière d’une région du monde.

Lorsque le New York Stock Exchange (NYSE) a fusionné avec Euronext, la place européenne a perdu son autonomie technique par rapport aux marchés financiers nord-américains, alors notamment que les intérêts économiques et financiers ne sont pas les mêmes et que les structures bancaires sont opposées. La « neutralité » que portent les Autorités de la concurrence a été ici dommageable, alors qu’une décision de régulation des entreprises, ici les entreprises de marchés financiers, qui portent les places et sont donc assimilables au secteur lui-même, aurait dû être prise. C'est en effet aux Ministres des finances et non pas aux Autorités de la concurrence de concevoir les contours futurs des structures bancaires et financières mondiales, elles-mêmes sous-jacents  de l'économie réelle, car ces structures impactent la société et seul le Gouvernement et le Parlement sont légitimes à prendre en charge le futur du groupe social.

b. Le cas Google

Plus encore, une entreprise mérite l’attention car elle a d’ores et déjà formulé clairement son projet : c’est Google. Certes, Google n'est pas la seule entreprise qui transforme les personnes en data, Facebook intègre cette transformation dans son business plan et a mis au point, dans son "Sciences data" et "Academic Center" les outils informatiques pour analyser les comportements des internautes en cas de bonne ou mauvaise nouvelle. Mais il ne s'agit que de vendre la connaissance des mouvements de psychologie sociale, mais de transformer les êtres humains en données additionnées, manipulables et prédictives.

Les dirigeants de Google, à la fois ceux qui ont le pouvoir de décider pour la personne morale et ceux qui, au soin de l’entreprise, sont en charge de penser l’innovation et l’avenir, ont écrit un livre dans lequel ils exposent qu’ils sont en train de construire un « cerveau mondial ».

Pour ce faire, Google propose gratuitement à chacun des outils merveilleux, qui permettent à tous de trouver des informations sans rien payer. Qui n’a pas recours à ce moteur de recherches ? Le droit n’arrive pas à cerner le comportement de Google et le discours politique nord-américain invente au fur et à mesure des principes juridiques nouveaux et séduisants, comme « la neutralité du Net », l’accès gratuit, la liberté du monde 2.0., etc., pour permettre à l’entreprise d’aller partout pour proposer tout en échange de rien.

« En échange de rien ». L’expression est fallacieuse. Ce qui est donné n’est pas de l’argent. Mais le droit, dans sa sagesse, posait qu’en droit commercial, la gratuité est interdite, car il n’est pas possible qu’un agent économique offre un service pour l’élaboration duquel il dépense lui-même des fortunes en programmation, en échange de rien.

Google, en échange, reçoit des données. Des données personnelles. Des données sensibles. Sa puissance informatique, sa puissance d’innovation, Google étant le premier employeur de mathématiciens et d’informaticiens au monde, lui permet de constituer un stock de métadonnées, dont elle fait et fera usage. Elle l’a déjà dit : elle va construire un « cerveau mondial ».

La captation des informations sur tout un chacun est donc désormais l’objet social de Google, entreprise qui a construit son business plan sur le constat d’une économie pure de l’information, quelle que soit sa nature, quelle que soit son objet, la valeur étant dans le traitement de l’information. L’entreprise ne s’en cache pas.

C’est pourquoi elle a pris le contrôle de Titan en mars 2014. Les prises de contrôle sont les moments stratégiques durant lesquelles les entreprises sont obligées de révéler au marché leur plan pour le futur. Le rachat d’une des premières sociétés mondiales de fabrication de drones prend tout son sens. Soit les personnes apportent d’elles-mêmes  tout ce qu’elles savent sur elles-même, soit les drones viendront prendre des images sur les personnes, le tout venant constituer des métadonnées.

Plus encore, le rachat en mai 2014 par Google de Word Lens, l'entreprise qui perfectionne la traduction de toutes les langues, pour rendre plus performant Google translation, logiciel traduit et utilisé par tous mais qui progresse du fait des utilisateurs eux-mêmes qui corrigent les inexactitudes de traduction et permettent au logiciel de progresser sans coût, accroissant ainsi leur dépendance, montre que le projet d'un "cerveau mondial" progresse avec méthode et efficacité.

Les métadonnées constituent l’équivalent informatique des synapses d’un cerveau. Google pourra ainsi, lorsque le projet de l’entreprise sera achevé, construire une connaissance totale de ce qui se passe et fournir des services, comme des « aides à la décision », pour ceux qui ont à gérer les personnes sur lesquelles des informations auront été rassemblées, des informations qui seront devenues prédictives en raison de la puissance des métadonnées.

Le veut-on ?

On a bien élu des dictateurs et le désir de profit des entreprises n’est pas moins à craindre que l’engouement de l’opinion publique. Pourquoi faudrait-il avoir peur des machines ? En rester à la peur enfantine suscitée par le dessin animé Gandahar ou la méfiance de l’informatique incarnée par Hal dans 2001 l’Odyssée de l’espace ? Ces contes nous donnent peut-être une vision réactionnaire du progrès technique, un réflexe répulsif et craintif face au progrès.  

Mais si l’on craint pour les libertés publiques et privées, il faudrait réguler une telle entreprise, car son plan pour le futur est d’occuper tout l’espace de nos vies, en aspirant toutes les informations qui les concernent, pour les croiser et en tirer l’information sur le futur de nos vies individuelles et collectives : notre santé future, notre conjoint futur, nos achats futurs, nos études futures, nos enfants futurs. Google le saura.

Google pourra alors vendre le futur.

Y a-t-il plus merveilleux monopole ?

Les clients vont se bousculer à la porte de l’entreprise, devenu le « cerveau mondial », qui a pour objet de vendre, d’une façon monopolistique, la connaissance du futur. Les compagnies d’assurances vont acheter. Les services Marketing vont acheter. Les armées vont acheter. Les États vont acheter. Bref, c’est l’offre qui aura construit le marché et en sera le price maker.

Si l’on ne le veut pas, et admettons que l’on récuse l’idée que les êtres humains deviennent des données, que le futur devienne un objet de vente, que le croisement des deux aboutisse à l’exclusion anticipée du groupe des « individus sans avenir », voire de l’exclusion forcée des « individus à l’avenir statistiquement dangereux pour le groupe », alors il faut réguler l’entreprise dont le projet est d’une façon monopolistique de « posséder l’avenir », merveilleux marché qu’elle est en train de construire en se transformer en cerveau.

Le droit a déjà réagi pour contrer un tel business plan, dont on comprend la logique économique, si la paranoïa ne nous pousse pas à voir en transparence un projet politique derrière celui-ci. Par l’arrêt Google, la Cour de Justice de l’Union Européenne, a, le 13 mai 2014, posé sous le vocable de « droit à l’oubli ». A travers l'invention d'une nouvelle sorte de "droit à...", la Cour permet aux régulateurs de s'unir internationalement pour amener tous les moteurs de recherche cruciaux à prendre des engagements à leur égard.

Mais il faut sans doute aller plus loin et formuler une affirmation plus générale, à savoir la nécessité de réguler les entreprises cruciales.

 
 
B. LA NÉCESSITÉ PRINCIPIELLE DE RÉGULER L’ENTREPRISE CRUCIALE
 

Dans les espaces régis par la simple règle concurrentielle, les agents économiques sont atomisés, le droit de la concurrence ne s’attachant ni à leur fonctionnement interne, ni à leur propriété, ni même à leur position sur le marché. Ainsi, la position dominante qu’y occupe une entreprise n’est pas un souci pour le droit de la concurrence, lequel ne traite pas la « dominance », dès l’instant qu’il n’y a pas d’ « abus », la théorie de « l’abus automatique », reproche fait à une entreprise du seul fait de sa puissance de marché, n’ayant pas été retenu par le droit.

A l’inverse, le droit de la régulation, donnant pertinence à la structure des espaces, s’attache d’une façon première à la puissance des entreprises, leur « dominance » (régulation asymétrique), mais surtout en raison de leur fonction dans un secteur ou en raison de leur activité, si elles sont indispensables au bon fonctionnement du secteur, voire de l’économie tout entière, ou du groupe social.

C’est ainsi que l’on peut dégager l’idée d’une entreprise « cruciale », celle dont un espace particulier a absolument besoin pour fonctionner. Il s'agit ici de développer une conception déjà proposée à travers la notion d'"opérateur crucial". Dans un tel cas, un Etat ne peut pas ne pas se désintéresser d’une telle entreprise. De droit et de fait, il les régule.

Le droit connaît déjà, par une sorte de catalogue, de nombreuses « entreprises cruciales » (1). Mais il faut aller plus loin et concevoir une catégorie juridique abstraite, à laquelle doit être attachée une définition, à laquelle un régime juridique serait attaché, la puissance publique pouvant toujours intervenir pour réguler une « entreprise cruciale (2).

 
1. Les entreprises cruciales déjà repérées
 
Les entreprises cruciales peuvent se distinguer de deux façons : celles étant soit négativement cruciales (a), soit positivement cruciales (b).
 
a. Les entreprises négativement cruciales

En droit positif et depuis toujours, les banques et les établissements financiers sont des entreprises cruciales. Elles le sont par une définition négative. En effet, il s’agit d’établissements « systémiques », voire « super-systémiques ». Cela signifie techniquement que leur faillite particulière entraîne la faillite des autres établissements, puis la déconfiture du système financier dans son entier, lequel fait s’écrouler l’économie.

 

De ce fait, les banques sont non seulement supervisées mais elles sont encore régulées, le régulateur financier multipliant les règles qui leur sont spécifiques. En outre, l’Union bancaire européenne, qui se construit depuis les trois Règlements communautaires du 24 novembre 2010, a non seulement mis en place un système européen de supervision, mais encore, avec le nouveau système européen de « résolution bancaire », elle permet à la puissance publique de faire directement du meccano sur le marché bancaire et financier, ce qui correspond exactement à la définition de la régulation.

 

En outre, les normes comptables sont tout à la fois des mécanismes de supervision, de prudence, jouxtant les « normes prudentielles », mais aussi, voire avant tout, des normes d’information des investisseurs, jouxtant les normes d’audit, lesquelles sont des normes de régulation. Ainsi, en 5 ans s’est établie une sorte de « régulation prudentielle » sur laquelle s’établit en Occident, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, les nouveaux marchés financiers.

 

On ne saurait dire si cela est un progrès, tant la complexité du système peut aussi constituer le nid douillet de la prochaine crise, mais en tout cas, cela montre que les banques sont à l’évidence des entreprises désormais non seulement supervisées mais régulées, puisque les États peuvent à loisir injecter de l’argent, découper les patrimoines, reconstruire de nouvelles banques sur les dépouilles des anciennes, etc.

 
b. Les entreprises positivement cruciales
 
Mais cela ne correspond qu'à la définition négative de « l’entreprise cruciale », celle qui doit demeurer car sans elle tout s’écroule. Dans une définition cette fois-ci positive, l’entreprise cruciale est celle dont la présence est requise pour que l'espace "fonctionne comme il convient qu'il fonctionne".

 
Cette exigence formulée d'une façon tautologique, cet espace "fonctionnant comme il convient qu'il fonctionne" grâce à une entreprise, renvoie aux trois hypothèses de régulation décrites en introduction : soit sur un mode concurrentiel qu'il n'adopte pas spontanément, soit sur un mode a-concurrentiel parce qu'il ne peut techniquement en être autrement, soit sur un mode a-concurrentiel parce que la Politique est légitime à écarter le principe concurrentiel.
 
 
Dans la première régulation, transitoire et ayant pour fin l'établissement de la concurrence, l'exigence est dans l'existence d'un régulateur (intégré dans l'exécutif ou autonome de celui-ci) et en rien dans l'existence d'une entreprise qui soit différente des autres. Tout au contraire, le but est que les entreprises soient le moins possible différentes les unes des autres, pour que leurs rapports les unes par rapport aux autres se "civilisent", c'est-à-dire soient simplement des rapports de compétition.
 
 
Cela justifie alors une régulation asymétrique, au détriment neutre de l'opérateur historique public, jusqu'à ce qu'on arrive à une éventuelle régulation symétrique (hypothèse du secteur des télécommunications). Cela fonde l'exigence de l'Union européenne d'un comportement de l'actionnaire étatique neutre, qui ne peut agir que comme un investisseur ordinaire et avisé.
 
 
Dans la deuxième et la troisième hypothèse, il y en est tout différemment. En effet, dans la deuxième hypothèse, les mécanismes de marché sont techniquement et définitivement défaillants. Dès lors, dans l'exemple du monopole économiquement naturel, notamment les réseaux de transport, l'Etat doit réguler non seulement le secteur mais l''entreprise qui gère une telle infrastructure essentielle. L'on constate que les régulateurs non seulement régulent les secteurs mais encore contrôlent directement de telles entreprises, notamment à travers leur programme d'investissement, leur préservation de marges de bénéfice, etc.
 
 
De la même façon, dans l'exemple technique et définitif de l'asymétrie d'information, qui marque les marchés financiers, les entreprises de marchés sont des infrastructures essentielles. L'Etat ne peut pas se contenter de les superviser, pas plus qu'il ne peut se contenter de contrôler les agents systémiques, au sens négatif du terme, que sont les banques et les établissements financiers.
 
 
Il faut aller plus loin. Lorsqu'on observe la puissance non seulement des entreprises de marché, sociétés de droit privé, dans le capital desquelles entrent de plus en plus les sociétés les plus importantes à être cotées sur elles, et dont les actions sont elles-mêmes cotées sur elles-mêmes, est-ce raisonnable ?
 
 
Si l'on croyait un instant que l'industrie bancaire et financière est autonome, l'on pourrait penser que l'Etat n'a pas à se plonger directement dans de telles entreprises, mais d'une part il est le débiteur en dernier ressort (statut systémique négatif) et la financiarisation de l'économie fait que les banques et le marché financier sont sous-jacent à toute l'activité économique sur laquelle s'exerce une politique économique conçue par l'Etat (statut systémique positif).
 
 
Il convient donc de poser que s'il s'avère qu'un secteur fonctionne sur une entreprise sans laquelle il ne fonctionnerait pas, ce qui correspond à la définition positive de l'entreprise cruciale, alors l'Etat ne doit pas se contenter de réguler ce secteur, pas plus qu'il ne doit se contenter de superviser cette entreprise pour qu'elle ne défaille pas, il doit la réguler directement pour qu'elle agisse de façon à ce que ce secteur se développe dans le sens de l'intérêt commun.
 
 
C'est pourquoi le droit de la régulation doit d'une façon dynamique construire la catégorie abstraite des entreprises cruciales, à laquelle doit être attachée cette définition positive.

 
 
2. La catégorie abstraite  des entreprises cruciales devant être directement régulées

Une fois définie l'entreprise négativement et positivement cruciale (a), qu'en est-il de de la confrontation de cette double définition et du droit positif (b) ?
 
a. Établissement de la définition

Il convient de revenir au droit classique des catégories et des qualifications. Si l'on parvient à formuler une définition, alors s'établit une catégorie à laquelle l'on peut attacher un régime juridique qui s'applique à toute réalité juridique entrant dans cette catégorie.
 
 
L'on peut dire qu'une entreprise est "cruciale" dans un sens négatif et dans un sens positif. Dans un sens négatif, une entreprise est cruciale si sa disparition cause un choc sur le secteur qui met en péril le secteur lui-même. Dans un sens positif, une entreprise est cruciale si le bon fonctionnement du secteur dépend de la présence, du bon fonctionnement et du bon comportement de l'entreprise.
 
 
L'on mesure que la définition positive est à la fois plus floue et plus politique que la définition négative. Elle est d'ailleurs plus difficilement acceptée par la Commission européenne. En effet, une entreprise cruciale doit pouvoir être gouvernée par l'Etat, mais il faut ici distinguer : lorsqu'elle n'est "que" négativement cruciale, la prise en charge par l'Etat du Gouvernement de l'entreprise ne durera que le temps que le temps que le risque systémique s'éloigne de sa tête (nous avons pu l'observer pendant la gestion de la crise financière et bancaire puis pendant la sortie de crise financière et bancaire), tandis que lorsque l'entreprise est positivement cruciale, la présence de l'Etat dans l'entreprise est pérenne car il s'agit de réaliser un projet politique à long terme (par exemple, la préservation du lien social par les moyens de transport ou bien l'accès à la connaissance et le lien avec sa propre civilisation dans le monde 2.0)..
 
 
Or, cette présence permanente de l'Etat lorsque l'entreprise est positivement cruciale correspond en outre à une définition plus floue et plus politique de la crucialité.
 
 
Pourtant, le souci du lien social, le souci de la santé publique, du niveau de protection sociale, de la protection des données sensibles ou des données personnelles, alors même que ceux sur lesquels celles-ci portent seraient d'accord pour les céder, sont des soucis qui sont souvent assimilés par les autorités de concurrence à des arguties anti-concurrentielles.

 
b. Confrontation de la double définition et du droit positif
 
C'est ainsi que les juges européen, qui avait admis dans la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union européenne le système des golden shares pour les entreprises de transport d'énergie, posant que l'Etat doit contrôler en permanence ce qui se passe dans de telles entreprises, ont posé, par un jugement du Tribunal de première Instance de l'Union européenne du.29 novembre 2012,  que les banques sont des entreprises "comme les autres", qui ne sauraient se prévaloir d'une charge de mission d'intérêt public. Cela est tout à fait regrettable quand on connaît la place des banques dans une société. Non pas qu'elles doivent en être les maîtresses, au contraire. C'est justement en raison de leur puissance, de leur crucialité, qu'elles ne doivent pas être laissées au seul droit de la concurrence, et que l'Etat non seulement peut mais doit, donc "doit pouvoir", les réguler directement. Il est vrai qu'avec le mécanisme de résolution bancaire en cours d'adoption, on y est presque.
 
 
L'enjeu est alors de nature politique, et de savoir si nous serons aptes ou non à construire une Europe politique. Par l'Union bancaire, exploit juridique et technique extraordinaire, nous avons su fonder une Europe sur la notion d'entreprise cruciale au sens négatif du terme. Mais saurons-nous construire une Europe sur la notion d'entreprise cruciale, au sens positif du terme ? Nous sommes au milieu du gué.
 
 
Cela suppose par exemple que l'on admette que les auditeurs sont des opérateurs cruciaux, puisqu'ils garantissent la fiabilité de l'information financière des producteurs de produits financiers. Il est donc essentiel que ces entreprises soient bien gouvernées et qu'elles agissent dans le sens de l'intérêt public, puisqu'elles disposent d'un bien public : l'information du marché est la plus précieuse des informations, à savoir la fiabilité de l'information financière générale.
 
 
Or, les travaux de la Commission européenne a consisté à affirmer en premier lieu dans son "livre vert" du 12 octobre 2010  le caractère déterminant de l'auditeur pour en conclure qu'il fallait ouvrir le marché de l'audit à la concurrence. Mais la concurrence n'est en rien un moyen de servir un bien public à long terme. Des opérateurs en concurrence n'en ont ni le souci, ni les moyens, n'ayant les rentes et la stabilité suffisantes pour ce faire. C'est d'ailleurs pourquoi le projet initial de la Commission, qui voyait dans la libéralisation la solution aux maux observés, a été largement amendé par le Parlement.
 
 
Mais correspond encore à cette définition positive de l'entreprise cruciale l'entreprise qui tient en masse les informations sensibles ou personnelles de la population et l'utilise pour construire des méta-données. L'entreprise devient alors cruciale. Nous sommes aujourd'hui dans une économie de l'information, dans une société de l'information, et l'entreprise qui détient un tel bien public est certainement cruciale.
 
 
Dans une même conception politique, si l'Etat a souci de sa population, le système de santé repose sur des entreprises cruciales, qui produisent de l'information, le médicament n'étant que de l'information, protégée par le droit à travers un brevet et insérée sur un support physique. Le système de soin repose sur des entreprises qui sont cruciales et l'Etat est alors légitime à les manœuvrer.
 
 
Cela paraît évident, et n'est pas contesté, lorsqu'il s'agit de la défense, car l'Etat est légitime à protéger sa population, les entreprises de défense étant directement régulées par l'Etat, non seulement parce qu'elles manient du danger (définition négative de l'entreprise cruciale), mais encore parce qu'elles manient de l'information (définition positive de l'entreprise cruciale).
 
 
Ainsi, par la régulation étatique des entreprises cruciales, la régulation permet à l'Etat de devenir non seulement opérateur mais, en régulant directement l'entreprise, il pénètre dans celle-ci et devient manœuvrier.

 
 
II. LES MODES DE RÉGULATION PAR L’ETAT D’UNE ENTREPRISE CRUCIALE
 

L'Etat doit aller au-delà du simple regard extérieur qu'il jette sur une entreprise dont il exige qu'elle soit pour lui une maison de verre, ce qui correspond à la définition de la supervision. L'Etat doit entrer dans l'entreprise, et pas seulement d'une façon pathologique lorsqu''il découvre en Ex Post qu'il y a une défaillance. Il entre dans l'entreprise comme s'il était chez lui, et il est parfois chez lui dans l'hypothèse de l'entreprise publique. La régulation de l'entreprise prend ainsi la forme de la présence de l'Etat (A), présence qui peut aller jusqu'à l'exercice du pouvoir entrepreneurial par l'Etat lui-même comme entrepreneur (B).
 
 
A. LA PRÉSENCE DE L'ETAT DANS L’ENTREPRISE CRUCIALE A RÉGULER
 


L'Etat est légitime à être présent dans les entreprises cruciales. Prenons une entreprise cruciale : elle qui invente et gère tous les noms de domaine.


Internet constitue le nouveau monde. Le nom de domaine y est à la fois notre porte d'entrée, notre maison, notre abri, notre accueil, notre boîte aux lettres. Ainsi, le choix de l'alphabet est déjà un choix politique et il fallut bien des années pour que l'alphabet romain fasse un peu de place à l'arabe, au chinois ou au cyrillique.


Or, l'ICANN est une association de droit privé, dont le siège est en Californie. Pourtant, c'est une entreprise cruciale. A force de soutenir qu'elle ne faisait pas d'argent et qu'elle ne causait donc pas de tort, comme si la gratuité n'était pas la chose la plus à craindre dans un monde où tout est à vendre, les Etats s'étaient endormis.


Heureusement, l'Europe et le Gouvernement nord-américains ont exigé en 2012 d'être désormais présents dans les réunions des organes de cette association de droit privé demandant en outre que celle-ci fonctionne d'une façon plus transparente et plus juridique car l'informel est le règne de l'arbitraire. Ainsi, l'ICANN, héraut de la self-regulation, fût mise au pas.
 

L'Etat doit donc être présent dans les entreprises cruciales. Il doit pouvoir l'être dans les organes sociétaires (1) ou en dehors de ceux-ci tout en demeurant l'intérieur de l'entreprise (2).
 

1. La présence de l'Etat dans les organes sociétaires d'une entreprise cruciale


La présence de l'Etat dans l'entreprise intervient non pas parce qu'il en est propriétaire mais parce qu'il est tout simplement l'Etat (a) et se trouve effectivement dans les organes de surveillance de l'entreprise (b).
 
a. Présence de l'Etat non pas en tant que propriétaire mais en tant qu'il est l'Etat
 
L'Etat doit être représenté dans les organes sociétaires d'une entreprise cruciale, quand bien même il n'y exercerait pas le pouvoir qu'engendre le droit de propriété sur les titres sociaux.
 
 
Pour cela, il faut redonner ses titres à la notion de "Commissaire du Gouvernement". En effet et à juste titre, cette appellation a été abandonnée pour désigner celui qui, auprès des juridictions, vient pour rappeler l'état du dossier à juger et exprimer le point du droit. Il s'agit plutôt d'un rapporteur objectif, qui s'en réfère au droit et qui défend la loi, ce à quoi renvoie la notion de Ministère public et désormais le titre de "Rapporteur public" dans les juridictions administratives.
 
 
Mais lorsque la Commission européenne a fait reproche à la France de prévoir l'existence d'un Commissaire du Gouvernement auprès du Régulateur des télécommunications (ARCEP) en affirmant que cela portait atteinte à l'indépendance et à l'impartialité de celui-ci, c'était ne rien comprendre à ce qu'est un Commissaire du Gouvernement.
 
 
En effet, celui-ci a pour fonction d'exprimer le sens de la politique gouvernementale sur un secteur, laquelle peut interférer légitimement avec la régulation que l'Autorité exerce en toute indépendance sur celui-ci. Par ce "porte-voix" qu'est son Commissaire, son missi dominici, le Gouvernement demande à ce que sa politique gouvernementale soit prise en considération par le Régulateur. Pour cela, il est légitime que le Gouvernement soit, comme les opérateurs, informé de la "politique de régulation" du Régulateur et qu'il argumente pour que celui-ci prenne en considération la "politique économique" que le Gouvernement, en engageant des fonds publics, envisage sur le même secteur. Le Commissaire du Gouvernement ne fait pas partie de la structure, ne vote pas, ne délibère pas, ne juge pas, il exprime l'opinion du Gouvernement, cela est légitime.
 
 
De la même façon, si une entreprise est cruciale, par exemple parce qu'elle développe le réseau de transport qui permet à la population de conserver des liens, ou si elle permet aux soins de demeurer accessible ou à la santé publique de s'améliorer par la recherche sur des molécules, l'Etat est légitime à être informé et à exprimer ce qui est, pour sa part, sa politique en matière d'aménagement du territoire, de politique des établissements de santé ou de recherches, la bio-économie ne pouvant pas par exemple se développer sans qu'il ne dise rien, ni qu'il reste à l'extérieur, n'arrivant qu'en Ex Post pour interdire par exemple des résultats techniques issues de recherches contraires à l'éthique.
 
b. Modalité structurelle de la présence de l'Etat dans les organes sociétaires
 
Dès lors, l'Etat doit être représenté, par des membres de l'administration dans les organes sociétaires. C'est bien sûr déjà le cas, le directeur du Budget, le directeur du Trésor, le directeur de l'Agence des Participations de l'Etat, siégeant dans les "entreprises cruciales" que sont par exemple E.D.F. ou Thalès.
 
 
La première question est de déterminer quel est l'organe sociétaire le plus adéquat. En effet, dans la structure moniste, le Conseil d'administration détient à la fois le pouvoir de décision et le pouvoir de contrôle. L'Etat n'ayant dans cette première hypothèse qu'un rôle d'observatoire pour d'une part percevoir les informations qui lui permettront de mieux concevoir sa propre politique économique et d'autre part d'exprimer lors des réunions son opinion propre en tant qu'il est l'Etat, sa présence est au sein du Conseil d'administration, en tant qu'il poursuit un objectif qui n'est pas celui de l'entreprise, laquelle doit rechercher son développement.
 
 
Dans une structure dualiste, si la régulation de l'entreprise se limite à cette seule "présence" de l'Etat, celui-ci doit être logé non pas dans le directoire, lequel est l'organe de décision, qui doit poursuivre la réalisation de "l'intérêt social", lequel est soit l'intérêt de l'entreprise à se développer dans le temps, soit l'intérêt commun des associés, suivant la définition que l'on prend dans l'éternelle dispute à ce propos, mais bien dans le Conseil de surveillance.
 
 
En effet, l'Etat poursuit un intérêt qui n'est pas le seul intérêt social, lequel est soit l'intérêt de l'entreprise à se développer ou l'intérêt commun des associés à percevoir leur part de bénéfice suivant la définition que l'on adopte dans l'éternelle dispute à ce propos. L'Etat poursuit l'intérêt du groupe social dont il a la charge, maintenant et dans le futur, ce que lui permet sa nature éternelle. Cette éternité de l'Etat, qu'Hégel a explicitée, les marchés ne peuvent l'intégrer. Elle doit pourtant être préservée par la régulation dans les entreprises qui, d'une façon cruciale, portent d'une façon négative ou positive des secteurs déterminants pour le groupe social.
 
 
Dès lors, via le Conseil de surveillance, l'Etat va surveiller ceux qui gèrent, il va exprimer ce souci très spécifique, difficilement compréhensible et qu'li porte, lui et pas d'autres, en l'exprimant d'une façon concrète à travers le Conseil de surveillance.
 
 
Laissons là Hégel et prenons un exemple concret. Louis Gallois, grand serviteur de l'Etat, naguère Commissaire  Général à l'Investissement, est depuis peu président du Conseil de surveillance de P.S.A., en même temps que l'Etat a refinancé Peugeot. Louis Gallois a confirmé qu'il préférait avoir un tel poste plutôt que d'être nommé ministre. Cela lui permet en effet d'exprimer concrètement la façon dont l'Etat veut avoir une politique industrielle dans le secteur de l'automobile et d'une façon plus générale dans le secteur, crucial, des transports, secteur qu'il connaît très bien.
 
 
Ainsi, et d'une façon plus générale, lorsqu'une entreprise est cruciale, il faudrait qu'elle adopte une structure capitaliste dualiste et que, des Louis Gallois ne se dupliquant pas aisément, l'Etat désigne une personne d'autorité qui exprime la "voix d'autorité publique" pour que la politique gouvernementale soit prise en considération, via l'organe sociétaire de contrôle fort qu'est le Conseil de surveillance, sur l'organe de décision et de gestion.
 
 
Cela aurait vocation à s'opérer, que l'Etat soit actionnaire ou pas. En effet, l'Etat doit être présent non pas en tant qu'il est propriétaire, mais en tant qu'il est l'Etat. On peut même aller plus loin en affirmant que le fait même que l'Etat soit propriétaire de titres de capital dans des entreprises cruciales peut constituer un handicap. Or, l'Etat français a très souvent choisi cette solution à travers le mécanisme de l'entreprise publique.
 
 
En effet, la Commission européenne, confortée en cela par la Cour de justice de l'Union européenne, exige que l'Etat-actionnaire se comporte comme un actionnaire ordinaire. L'Etat français en a tiré les conséquences administratives qui s'imposent, en réorganisant le Ministère de l'Economie et des Finances, par la création de l'Agence des Participations de l'Etat (A.P.E.), service qui gère le "portefeuille de l'Etat", comme le ferait un investisseur diligent.
 
 
Mais dès lors, comment s'exprime la voix de l'Etat en tant qu'il est l'Etat ? Certes, en 2010, fut créé le poste de "commissaire aux participations de l'État", distinct de celui de directeur général de l'A.P.E., pour que l'Etat s'exprime dans les entreprises cruciales à la fois comme investisseur soucieux de son argent, qui est aussi le nôtre (Agence des Participations de l'Etat) mais aussi comme Etre distinct soucieux de l'intérêt général permanent dans le temps au-delà des jours de distribution des dividendes (Commissaire aux Participations). Mais cela ne s'appliqua sans doute guère en pratique, puisqu'en 2012, celui qui était le Commissaire aux Participations devient le Directeur général de l'Agence des Participations, ce qui montre que l'Etat n'arrive plus à distinguer ces deux fonctions.
 
 
Cela est regrettable car cela rend l'Etat timoré, l'Etat ne croyant pouvoir exercer son pouvoir qu'à travers la propriété. C'est un terrain sur lequel la Commission européenne lui est très hostile, elle qui n'admet que la propriété ordinaire, la "propriété publique" n'était admissible que si ses griffes sont si bien limées qu'elle ressemble en tous points à la propriété privée.
 
 
Dès lors, pourquoi ne pas affirmer être légitime à être présent dans une entreprise, parce qu'elle est cruciale et puisqu'on est l'Etat, sans même qu'on soit propriétaire de quoi que ce soit ?
 
 
De la même façon, lorsque l'Etat français, croyant que la régulation s'exerce par la propriété, affirme qu'il va désormais étendre le contrôle des investissements étrangers dans les entreprises cruciales parce que celles-ci tiennent des secteurs cruciaux, à travers le décret du 14 mai 2014, il a parfaitement raison. Mais il le justifie très mal, en affirmant qu'il est "chez lui", qu'il fait "ce qu'il veut chez lui", ce qui est un discours de propriétaire. Il conviendrait davantage de dire que lorsqu'il s'agit d'entreprises cruciales - et celles nouvellement visées par le décret le sont toutes - , l'Etat doit être "présent dans l'entreprise.
 
Cette présence peut prendre une forme autre que le droit des sociétés.
 
2. La présence de l'Etat dans l'entreprise cruciale en-dehors des organes sociétaires
 

L'Etat doit "dire son mot", non nécessairement bloquer ou décider, mais "dire son mot" lorsque s'opèrent des changements structurels dans une entreprise cruciale, laquelle occupe elle-même une place structurelle dans un secteur crucial.
 
 
Si l'on croit au pouvoir de la rhétorique, tel que par exemple Chaïm Perelman l'a développé, le fait pour l'Etat de développer ses arguments oblige les cercles concentriques des auditoires à y répondre. Le premier cercle est celui de ceux qui dirigent, le deuxième cercle est celui des organes sociétaires, le troisième cercle est celui de l'entreprise elle-même si l'on veut bien la considérer comme un noeud de ceux qui apportent leur force et sont "parties prenantes", le quatrième cercle est celui de toutes les personnes dont la "situation" est ou sera affectée par une décision structurelle prise par ceux qui ont le pouvoir de la prendre dans l'entreprise (les skateholders), le cinquième et dernier cercle est celui de l'opinion publique, qui recoupe en partie le groupe social dont l'Etat a la charge et qu'il exprime, ce qui ferme la boucle rhétorique.
 
 
Dans un monde de la communication, de "l'agir communicationnel", des médias et des effets d'annonce, la rhétorique peut être cette logique que l'on dit faible (baby logic), par laquelle l'Etat peut réguler une entreprise cruciale, en intervenant lorsque des changements structurels, par exemple lors des prises de contrôles, des cessions, etc.
 
 
Mais il peut arriver que connaître, observer, faire observer, dire, proposer, protester, dialoguer, ne suffisent pas. Dans certains cas, la "présence" de l'Etat dans l'entreprise cruciale doit alors se transformer en "pouvoir". Passer de ce premier type de pouvoir, faible, en un pouvoir fort, qui consiste à pouvoir dire "oui" ou "non".

 
B. LE POUVOIR DE L’ÉTAT DANS L’ENTREPRISE RÉGULÉE
 
L'Etat peut dans certains cas, lorsque le pays ne peut pas se permettre une autre organisation, entrer dans l'entreprise pour se conférer à lui-même le pouvoir négatif de dire "non" (1), voire le pouvoir, plus dangereux encore et pour lequel il fût souvent malhabile et dispendieux de dire "oui" (2).
 
1. La régulation directe de l'entreprise cruciale par le droit de veto
 
 
Comme en matière de libertés, le premier pouvoir est celui de pouvoir s'opposer efficacement, c'est-à-dire non plus d'avoir le droit d'essayer de convaincre, mais de s'opposer à une mesure acceptée par ailleurs, en disposant d'un droit de veto.
 
 
C'est un pouvoir considérable, d'autant plus que, comme tout pouvoir de nuisance, il peut être "acheté" par l'entreprise qui va en être la "victime". En effet, si l'Etat dispose du droit de s'opposer à une décision, en raison de sa contrariété à l'intérêt général, alors que l'entreprise y voit la satisfaction de l'intérêt social, les deux ayant donc parfaitement raison dans leurs perspectives, l'entreprise va acquérir le renoncement de l'Etat à l'exercice de son droit de veto.

Ainsi, la titularité d'un droit de veto se transforme en droit de contracter avec l'entreprise qui, avec peu de marges de manoeuvre, va devoir se soumettre aux conditions exigées par la puissance publique pour ne plus s'opposer.
 
 
Certes, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 27 mars 2014 relative à la loi visant à reconquérir l'économie réelle, a interdit à la puissance publique de porter une atteinte directe à la propriété privée en bridant le choix des repreneurs dans le cadre des procédures collectives, mais la puissance publique dispose d'une arme directe, dont on reconnaît aujourd'hui qu'elle relève du droit de la régulation, et qui porte directement sur les entreprises.

Il s'agit du contrôle des concentrations. En effet, lorsqu'une prise de contrôle atteint un certain seuil, la puissance publique intervient et dispose d'un droit de veto, qui est en réalité une puissance de négociation avec l'entreprise pour dessiner avec elle ce qui sera ses propres contours de sorte que la structure du secteur soit convenable au regard des objectifs de la puissance publique pour le futur.
 
 
Le droit antérieur à la loi du 4 août 2008 sur la modernisation de l'économie étant plus logique, qui confiait ce pouvoir au Ministre de l'Economie lui-même, qui mettait en oeuvre sa politique économique et industrielle à travers ce contrôle. En transférant ce pouvoir considérable à l'Autorité de la Concurrence, la France s'est éloignée encore un peu plus de l'ordolibéralisme.
 
 
Cela a correspondu à la volonté des Autorité de la concurrence de se transformer en Autorité de régulation et de pénétrer dans les entreprises, à l'occasion du contrôle des concentrations, spécialement lorsqu'il s'agit d'entreprises très importantes et globales agissant sur des secteurs régulés. Cela ressort nettement par exemple de la décision de l'Autorité de la concurrence, Canal + , du 23 juillet 2012, relative à la prise de contrôle exclusif des sociétés Direct 8, Direct Star, Direct Productions, Direct Digital et Bolloré Intermédia par Vivendi et Groupe Canal Plus.

La régulation de l'entreprise cruciale est alors directe, notamment parce que l'Autorité nomme un tiers de confiance qui va pendant plusieurs années s'installer dans l'entreprise même pour suivre la réalisation des multiples engagements et comportements dessinés par l'Autorité de la concurrence.
 
Ainsi, l'Etat, grâce à son pouvoir négatif de s'opposer aux prises de contrôle, peut réguler les entreprises cruciales. Certes, il n'existe pas de texte européen qui autorise expressément l'Etat à le faire. Mais n'oublions pas que la Commission européenne elle-même mis en place le contrôle des concentrations par la décision American Can bien avant l'adoption d'un Règlement organisant le contrôle des concentrations par la Commission. Ainsi, l'absence de texte communautaire ne s'oppose en rien à ce que s'exerce une régulation publique des entreprisesans aucun texte, ne s'oppose en rien à ce qui est une régulation publique des entreprises. De la même façon et pour ne prendre qu'un exemple, alors qu'on peut douter de l'effectivité du droit de la concurrence en Chine quant au volet de la répression des comportements anticoncurrentiels, en revanche le contrôle des concentrations, notamment bancaires, semblent s'y développer très bien.
 
2. La régulation directe renforcée de l'entreprise cruciale par le droit de décider
 
 
Sans doute la présente étude aurait-elle pu porter presque en totalité sur "l'entreprise publique".  C'est à elle que l'on pense lorsqu'on évoque "l'entreprise régulée", comme si "l'entreprise régulée", c'était une façon plus modeste et plus européano-compatible de désigner la première, un peu comme le tryptique  "service public - service universel - service d'intérêt économique général".
 
 
L'entreprise publique se définit comme celle dans laquelle l'Etat peut exercer son pouvoir de décision. Ainsi, ce que l'Etat décide l'entreprise l'exécute. L'Etat plutôt que d'ordonner, en utilisant son pouvoir normatif, prend la forme de l'opérateur, se glisse dans le gant de l'entreprise.
 
 
S'il ne doit rien rester de cette main extraordinaire qu'est l'Etat, si l'entreprise publique devait ne plus rien poursuivre que son souci de survivre, comme tout être ordinaire, que la satisfaction de ses associés à recevoir des bénéfices, l'associé fût-il l'Etat lui-même, alors l'on ne comprend plus pourquoi l'entreprise n'est pas privée plutôt que publique.
 
 
C'est pourquoi le Royaume-Uni, considérant à la fois que ses entreprises dont l'Etat avait la propriété avaient une grande valeur et que le Trésor public était vide, tandis qu'il estimait qu'une entreprise privée est toujours mieux placée pour assurer sa survie et enrichir ses associés, tandis que le Gouvernement de l'époque ne concevait pas la place de l'Etat en matière économique, organisa très logiquement la privatisation des entreprises publiques.  S'il y eut mise en place de régulation, ce n'était pas pour maintenir des objectifs autres que ceux du marché mais pour établir une confiance sans laquelle les investisseurs ne seraient pas venus acquérir les titres de capital ainsi mis en vente, la régulation étant la mesure corrélative à la privatisation et non pas du tout son contrepoint.
 
 
A l'inverse, si l'on doit penser qu'il existe un groupe social dont l'intérêt existe maintenant et dans le futur, que seul l'Etat, qui est un être spécifique, peut l'exprimer, alors pour certaines entreprises cruciales, l'Etat doit décider, et doit décider autrement que ne le ferait une entreprise ordinaire.
 
Même si l'Etat gagne à observer l'efficacité de la gestion privée, comme le montre la LOLF, il est dénaturé par des normes qui le considèrent comme une entité ordinaire et à ce titre la soumission des entreprises publiques aux normes IFRS a de quoi étonner.
 
 
L'entreprise publique mérite d'être soustraite aux mécanismes du marché, puisqu'elle développe ses activités sur le long terme, pour la population de demain, pour celle qui doit être préservée d'un risque non encore advenu et pour celle qui pourra consommer sans payer, trois consommateurs que le marché ne connaît pas. Trois consommateurs que le coeur de l'Etat connaît et que la raison du Marché ne connaît pas.
 
 
Dans un tel cas, lorsqu'il y a un choc systémique de marché, lorsqu'il y a une épidémie, lorsqu'il y a un risque très grave pour les personnes faibles, alors l'Etat doit contrôler, décider, voire construire les entreprises. Il sera moins efficace que l'entreprise privée, oui, mais il songera à autre chose qu'elle.
 
Or, en régulation, l'essentiel est dans les fins poursuivies, soit à quoi l'entreprise songe, même si les moyens sont moins efficaces. La régulation n'est pas dans les moyens, elle est dans le contrôle des fins. S'il s'agit que les fins deviennent d'une façon impérieuse d'intérêt public, par exemple parce qu'il s'agit d'énergie nucléaire, alors l'entreprise doit être publique car l'Etat décide du futur du groupe social, les hôpitaux doivent demeurer public, car l'Etat doit garantir l'accès aux soins pour tous.
 
 
Il le fait peut-être moins bien, mais les moyens ne sont pas l'objet de la régulation, qui tient toute entière dans les fins, et en matière de fins, l'entreprise privée est très performante à servir les siennes, toutes tournées vers elle-même et ses actionnaires, tandis que le souci d'autrui lui demeure étranger.
 
 
Certes, les théories d'origine nord-américaine de "responsabilité sociale de l'entreprise" tient à accréditer l'entreprise privée d'un altruisme venu d'une âme qu'on lui prête, mais l'on explique quelques lignes, conférences ou tomes plus tard que c'est affaire de notoriété ou d'image ou pour ne "pas désespérer Billancourt". L'entreprise privée, et c'est sa qualité première, ne s'occupe que d'elle-même, c'est le secret simple de sa performance. L'Etat s'empêtre dans une finalité plus mystérieuse, complexe, coûteuse et hasardeuse : l'intérêt général. Cela peut aller jusqu'à prendre la forme de l'entreprise publique.
 
 
L'entreprise publique est alors la fusion entre la régulation et l'entreprise elle-même. C'est pourquoi, un temps l'on ne vît qu'elle. C'est pourquoi, dans une époque où l'on n'admet que la régulation des secteurs et  où l'on pose le principe constitutif du non-cumul de la qualité de régulateur et d'opérateur, l'Etat étant réfugié dans le pouvoir du Régulateur, elle semble vouée à disparaître.

Bien au contraire, il faut reconnaître à l'entreprise publique sa place car elle est la façon pour l'Etat d'aller jusqu'au bout de sa nature profonde et de poursuivre une autre finalité que celle de l'entreprise privée, non plus seulement en supervisant celle-ci, non plus seulement en régulant celle-ci, mais en se substituant à celle-ci, en demeurant lui-même entreprise, pour satisfaire, avec des moyens qu'il sait moins bien manier qu'elle, un but beaucoup plus haut : l'intérêt de celui qui ne peut pas être consommateur, car il n'existe pas encore, parce qu'il n'est pas encore en danger, parce qu'il n'est solvable alors que le bien qu'il convoite est un bien public, bref l'intérêt général.


 


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Ainsi, les régulateurs des données personnelles ont pu le 24 juillet 2014, à travers le G29, amener à discussion Google et autres Facebook ou Amazon à discuter des conséquences concrètes de cet arrêt, notamment sur sa portée extra-territoriale. On mesure ici l'alliance entre juridictions et autorités de régulations.

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