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► Ce document de travail avait vocation à servir de support à une conférence dans le colloque Droit & Ethique du 31 mai 2018 dans un colloque organisé par la Cour de cassation et l'Association française de philosophie du Droit sur le thème général Droit & Ethique.
Voir une présentation de la conférence.
Il a plutôt servi de support à l'article paru dans les Archives de Philosophie du Droit (APD).
► Résumé : C'est par le Droit que l'être humain a acquis en Occident une unité (I). Ce que la Religion avait pu faire, le Droit l'a également fait en posant sur chaque être humain la notion indétachable de lui de "personne"(I.A). Mais c'est cela qui est remis en cause aujourd'hui, non pas la personnalité et le pouvoir que l'être humain a d'exprimer sa liberté mais l'unité que cela implique dans la disposition que l'on a de soi en repoussant le désir qu'autrui a toujours eu de disposer de nous. Le Droit actuel tend en effet à "pulvériser" les êtres humains en données et à transformer en prestations juridiques neutres ce qui était considéré comme de la dévoration d'autrui. La notion juridique de "consentement", cessant d'être une preuve d'une volonté libre mais devenue une notion autonome, y suffirait (I.B.).
Pour empêcher que ne règne plus que la "loi des désirs", laquelle ne fait que traduire l'ajustement des forces, il faut requérir ici et maintenant la souveraineté éthique du Droit, parce que le Droit ne peut pas être qu'une technique d'ajustement des intérêts (II). L'on peut former cette requête si l'on ne veut pas vivre dans un univers a-moral (II.A), si l'on constate que l'unité de la personne est l'invention juridique qui protège l'être humain faible (II.B.). Si on en admet l'impératif, il faut alors se demander enfin qui en Droit va l'exprimer et l'imposer, notamment de la Loi, ou du Juge, car nous semblons avoir perdu la capacité de rappeler ce principe de la Personne sur laquelle l'Occident fut si centré. Or, les principes qui ne sont plus dits disparaissent. Il ne resterait plus alors que l'ajustement au cas par cas des intérêts entre êtres humains dans le champ mondial des forces particulières. A cette aune, le Droit ne serait plus qu'une technique de sécurisation des ajustements particuliers. Réduit à cela, Le Droit aurait perdu son lien avec l'Ethique. (II.C).
Lire ci-dessous les développements.
Ne vivons-nous pas un monde très étrange, dans lequel nous ne savons plus qui est qui, quoi est quoi ? Nous serions dans un grand désarroi si nous ne pouvions plus nous fier aux mots
Or, aujourd'hui une machine à forme humaine, à tête féminine et aux lèvres vernies de rouge émet un discours ainsi énoncé : "bonjour, je m'appelle Sophia et je suis si heureuse d'être parmi vous" ; aujourd'hui sans s'en étonner davantage les journalistes lui demandent si "elle" désire avoir des enfants ; aujourd'hui on écoute donc une machine se dénommer "Sophie", c'est-à-dire non seulement "femme" mais "sagesse" ; aujourd'hui on écoute les journalistes, qui la désignent par un article défini, l'appeler "mère" ne doutant donc pas de son aptitude à procréer.
Comment ne pas entendre au lointain de nouveau Confucius qui affirmait que lorsque le désordre ravage un royaume, il faut d'abord appeler la mère "mère" et le fils "fils", pour empêcher que d'autres usurpent leurs titres, pour obtenir avant tout que leur soient restitués leur titres et qu'ainsi l'ordre revienne ?
Non pas que le désordre soit toujours à bannir, ce qui supposerait à tort que l'ordre soit le seul souci du Droit. Au contraire, la Justice appelle parfois la contestation et donc le temps du désordre. C'est pourquoi les avocats, par nature et par fonction, sont batailleurs, contestataires, querelleurs, récalcitrants, contradicteurs
Plus encore, ce désordre du monde actuel, par exemple la disparition de "l'ordre international" institutionnel, ce désordre que chacun ressent et que l'empilement de réglementation accroît de façon anxiogène
L'insécurité et le désordre ont du bon car l'insécurité, c'est l'incertitude et en cela le risque, mais c'est aussi l'action, la liberté, l'avenir, l'inconnu. C'est donc la vie même, le Droit ayant vocation à protéger non pas tant l'ordre que la vie, dans une conception plus concrète du "droit naturel"
Mais aujourd'hui dans ces espaces pleins de bruits, de lumière, de vitesse, d'information et de solitude, le monde apparaît comme une sorte de précipice pour ceux dont l'envol créateur n'est pas la nature première, ou ne l'est pas encore ou ne l'est plus
En effet, le Droit est aujourd'hui en confrontation directe avec une "loi" qui serait naturelle, celle de la demande et de l'offre. Offres et demandes ne sont jamais statiques ; elles naissent et se déplacent comme des aimants, se guidant l'un l'autre, puisque c'est la demande qui fait naître l'offre mais aussi l'offre qui fait naître la demande. Ainsi le monde numérique est né dans le désordre, un désordre heureux, on a rarement vu destructions plus créatrices. Puis la demande en a été faite, un appétit considérable, une dévoration d'abord virtuelle, qui se déverse aujourd'hui sur nous. Nous ne mourrons plus virtuellement, à tel point que la Loi a dû organiser notre "mort numérique"
Dans cet espace, en premier lieu, l'être humain est un émetteur de demandes et un émetteur d'offres. En second lieu, l'être humain est l'objet de demandes et l'objet d'offres.
Cela n'est pas nouveau. Ce qui est remarquable, c'est qu'aujourd'hui le phénomène paraît sans limite.
Il est nouveau que les êtres humains émettent désormais une palette d'offres et de demandes sans limite : par exemple, ne pas mourir ; par exemple, avoir des enfants génétiquement rattaché à soi, voire en duplication de soi alors que l'on est, par exemple, seul et et n'ayant aucune relation - notamment sexuelle à autrui ; car c'est l'amour de soi qui paraît aujourd'hui sans limite, par exemple, apte à engendrer par le désir que j'en ai un enfant qui me ressemble trait pour trait et à coup sûr car personne ne serait et ne pourrait être mieux que moi. C'est ce que proposent les entreprises de GPA
Car à ces demandes sans limite s'ajustent des offres sans limite : plus de mort, des prestations sans limite de procréation sans limite, des organes offerts, des corps détachés de leur titulaire, des informations détachées de leur émetteur les concernant intimement pour être reconstituées par ailleurs dans des nouveaux objets pouvant donner immédiatement à voir l'avenir, voire le dessiner. Car le mouvement que l'on observe sur le détachement des corps au profit de ceux qui sont solvables
Où est la place de l'être humain dans un tel désordre où l'être humain part "en miettes"
Si l'on doit songer encore à l'idée d' "unité", si l'on y tient encore, elle est alors dans l'Ex Post : dans la "banque" ou dans l'espace de réception (le réseau social, ou les parents sociaux) et non plus dans l'Ex Ante, c'est-à-dire dans l'être humain, qui est le sous-jacent de ces nouveaux produits qui sont le pavement de notre société nouvelle.
On peut se soucier de cette pulvérisation du sous-jacent.
On le peut ; mais le doit-on ?
Le Marché ne s'en soucie pas du tout. Car en tant qu'unité, l'être humain n'a aucune valeur. Ni comme émetteur de désir, ni comme objet de désir. Sur l'espace d'aimantation des désirs, l'être humain y est un "agent" qui émet des désirs par rapport auxquels le Marché est neutre. C'est en découpe que l'être humain prend aujourd'hui une grande valeur. C'est même une valeur inépuisable : les données sont une source inépuisable de richesse ; les corps découpés et les fonctions corporelles activées également. Ainsi une femme ne vaut pas grand chose en tant que personne tandis qu'en tant que machine à engendrer ou productrice d'ovocyte elle est évaluée à des montants que l'intéressée elle-même va apprécier positivement.
D'un point de vue éthique et classique, il ne faut pas découper les êtres humains. Et le Droit classique a repris cette règle. Notamment par le Droit pénal. En affirmant qu'il s'agit d'une "atteinte à la personne", sanctionnable à ce titre.
Il est possible que ce temps-là soit fini. Par la révolution numérique, et parce que le Droit n'a pas à "se charger" d'une éthique qui peut être critiquée par des questions légitimes comme "et s'il me plaît à moi de me découper ?". Puisque l'intéressé a un intérêt financier à sa découpe qui le valorise alors que son statut glorieux de "personne" ne lui rapporte rien. C'est pourquoi il va demander à être découpé, ou à tout le moins consentir à l'être lorsque les entreprises vont lui proposer de prélever un organe, une information, un enfant contre de l'argent, de la distraction, une série à regarder. C'est pourquoi aujourd'hui les nouvelles entreprises proposent comme "loi du monde" : le "consentement". Celui-ci devrait être le principe premier et suffisant du monde. Un "oui" qui devrait balayer toute objection faite par un tiers chagrin et illégitime, par exemple un État. Qui voudrait empêcher l'innovation par la circulation des données, la création grâce à de nouveaux médias gratuits ou par l'altruisme des GPA organisées entre des adultes "consentants" ?
La question philosophique de ce siècle est celle du consentement. Car par le consentement les êtres humains acceptent de n'être plus des personnes unifiées que l'on ne peut entamer mais posent qu'elles sont des ensembles de fonctionnalité dans lesquelles d'autres peuvent puiser dès l'instant qu'elles y ont elles-mêmes avantages, par la rencontre des intérêts. Le seul critère serait le "consentement".
Dans une jurisprudence européenne de 2008, le consentement avait fait entrer la pratique du sadomasochisme du côté de la civilité contractuelle!footnote-1255. C'est la même question du consentement qui est formulée dans la circulation des données. C'est la même question du consentement qui est formulée dans la gestation pour autrui.
Si aujourd'hui les débats sont si vifs autour des notions anciennes que sont, d'une part, le Consentement, comme critère suffisant ou non pour permettre en Droit à l'être humain de se donner à autrui, et, d'autre part, la Gratuité, comme critère suffisant ou non pour permettre en Droit à l'être humain de se donner à autrui, la question étant donc : "puis-je en Droit consentir à me donner moi-même gracieusement en esclavage ?", si La Boétie redevient l'auteur de référence
Il convient de la reprendre de front.
En effet, c'est par le Droit que l'être humain a acquis en Occident une unité (I). Ce que la Religion avait pu faire, le Droit l'a également fait en posant sur chaque être humain la notion indétachable de lui de "personne"(I.A). Mais c'est cela qui est remis en cause, non pas la personnalité et le pouvoir que l'être humain a sur lui-même à se dire mais l'unité que cela implique dans la disposition que l'on a de soi (I.B.). L'on doit alors se demander pourquoi il faudrait requérir aujourd'hui la souveraineté éthique du Droit (II). L'on peut former cette requête si l'on ne veut pas vivre dans un univers a-moral (II.A), si l'on constate que l'unité de la personne protège l'être humain faible (II.B.) et se demander enfin qui en Droit va le faire, notamment de la Loi, du Juge ou de cette Personne sur laquelle l'Occident est si centré (II.C).
I. SITUATION DES ÊTRES HUMAINS ET PUISSANCE DU DROIT
Le Droit est un système normatif qui saisit les êtres humains et les retranscrit à travers une catégorie qui leur confère une unité : la personne. C'est ainsi que les êtres humains sont situés dans la société. Une fois qu'ils sont des "personnes", ils sont titulaires de droits subjectifs, sont potentiellement propriétaires (puisqu'ils ont un patrimoine), revendiquent des libertés "individuelles", s'engagent dans des contrats, etc. (A). Cette unité fait qu'en un instant l'être humain apparaît dans le Droit, par sa naissance, qu'il traverse sans changer de personnalité le Droit toute sa vie, mais disparaît par sa mort. En cela, le Droit est la traduction de la conception religieuse et philosophique classique de ce qu'est un être humain, dans son unicité, laquelle suppose une grande constance, et une grande distance par rapport à son corps qui change pourtant si souvent et si radicalement au fil de la vie, et par rapport aux évènements. Mais aujourd'hui, parce que cette indifférence, y compris par rapport à ce que nous voudrions nous-mêmes, car avons-nous même souvenir de ce que nous fûmes il y a 30 ans ?, le Droit, outil toujours plus flexible par rapport à notre volonté toujours plus changeante, le Droit est tenté de pulvériser cette unité que la notion juridique de Personne a conféré à l'être humain (B).
A. LE DROIT PEUT DONNER UNE UNITÉ À L'ÊTRE HUMAIN PAR L'INVENTION DE LA PERSONNALITÉ
Le Droit contribue à donner à l'être humain son "unité" par une invention : la "personnalité". L'invention de la persona par le Droit romain fût décrite par Jean-Pierre Baud
Mais l'on peut considérer que notre société a vocation à trouver une protection de l'être humain en dehors de la religion, en raison notamment d'une radicalité que certaines religions revendiquent à l'égard des êtres humains lorsqu'elles prétendent ne plus être protectrice de tous mais ne protéger que ceux qui la suivent, voire donnerait comme prescription de détruire ceux qui ne la suivent pas
Le Droit devient alors le seul creuset commun à tous pour exprimer une protection qui vaut pour tous, par cette invention. En effet, la "personnalité" est une fiction. Même pour une "personne civile", c'est-à-dire un être humain. Elle ne lui est pas plus "naturelle" qu'elle ne l'est à une entreprise
Mais dès l'instant que l'être humain est, de par le Droit, une "personne", alors il devient "indisponible" à autrui. En cela, la personnalité n'est pas avant tout une "puissance", elle est avant tout un "bouclier". Elle ne concerne non pas avant tout les puissants, aptes à agir, mais les plus faibles, qui doivent être protégés, placés hors d'atteinte. C'est ce qu'opère le "masque" de la personnalité.
Cette magie!footnote-1244 protège les êtres humains non pas par la force publique mais par la seule force du langage, puisque c'est l'appellation "personne" qui extrait l'être humain du règne des choses et du règne animal pour poser son indisponibilité à autrui. On comprend dès lors que, par exemple, les écologistes qui se réfèrent avant tout au vivant sont disposés à des pratiques qui sont dans une perspective classique attentatoire aux personnes, comme la gestation pour autrui.
Une fois l'être humain masqué par l'invention juridique de la personne, tous les êtres humains se mettent à se ressembler puisqu'en tant qu'ils portent tous le même masque, ils sont tous pareils. Le Droit produit alors le même effet magique que la Religion. Et peut alors être écrite l'une des plus belles phrases du monde : "Les hommes naissent libres et égaux en droit".
Rien n'est plus faux en fait, chacun des mots est inexact. Mais "en droit", l'être humain en est protégé, y compris la femme (qui n'est pas un homme, cela n'a échappé à personne). C'est cette indifférence à l'être humain concret qui va le protéger et le rendre indisponible à l'autrui dans le rapport de force qui le situe par rapport à celui-ci!footnote-1245.
L'article 1ier de la Déclaration des droits de l'Homme de 1789 a inventé cela en posant que les êtres humains sont nés libres et égaux "en droit". Cela signifie qu'en fait ils ne sont nés ni libres ni égaux. Mais "en droit" ils sont tous à la fois libres et égaux.
Cela signifie que par le Droit chacun est à la fois totalement différent d'autrui (ce qui est faux en fait) et totalement égal à autrui (ce qui est faux en fait), ce qui le rend libre, puisqu'autrui ne pourra se saisir de lui pour en faire un esclave, ce qu'il pourrait faire en fait par l'exercice de sa puissance, tandis que l'autre pourrait bien l'accepter. Mais parce que le Droit a inventé la notion de "personne" qui couvre les êtres humains et leurs faiblesses de fait, cela ne peut arriver.
Ces éléments si simples et si solides, sur lesquels l'Occident s'est construit à travers la notion même de "sujet"
B. LE DROIT EST TENTÉ DE PULVÉRISER AUJOURD'HUI L'UNITÉ DE LA PERSONNE
Cette tentation du Droit de lui-même pulvériser la personne pour permettre le découpage des êtres humains prend plusieurs formes. La première est le "Droit des data"
Dès lors les êtres humains peuvent détacher d'eux-mêmes des "données", qui sont techniquement des "micro-informations" et les céder à qui ils veulent. Ils répondent à des sollicitations en ce sens puisque des opérateurs récoltent ces micro-informations pour bâtir des industries de la donnée, socle notamment de l'industrie de la "Silicon Valley", la technologie permettant de transformer par assemblage ces informations qui ne valent rien en ce qui est souvent qualifié d' "or noir".
Mais cet "or noir" n'est qu'un morceau découpé de l'être humain : un souvenir, une image, une pensée, une opinion, un goût, une faiblesse (par exemple en matière de santé). Une donnée est souvent une projection de l'être humain, que celui-ci détache et remet à autrui. Le droit américain considère que la donnée est une "chose" dont l'entreprise réceptive est propriétaire. Il faut donc en conclure que l'être qui en était l'émetteur n'en était que le sous-jacent, comme l'est une entreprise par rapport à des produits financiers dérivés
L'être humain en est "pulvérisé" en autant de choses qui appartiennent à d'autres. L'unité que lui donnait la notion de personne et qui, par sa globalité, son abstraction et sa permanence, la maintenait à distance d'autrui, n'existe plus, puisque ces données si diverses partent en dépeçant la personne. Non seulement le Droit ne s'y oppose pas mais le Droit facilite cela, en ne mettant comme condition que le "consentement". Or, le consentement de l'être humain en position de faiblesse à se soumettre n'a jamais suffi à le protéger contre celui-ci qui lui demande de se soumettre. La "société du consentement" vers laquelle nous allons est une société de force et de désir dans laquelle l'être humain est laissé seul, démuni du "masque" de la personnalité que le Droit lui avait offert et imposé sans que la notion de "consentement" y ait sa part.
Le "Droit des data" n'est lui-même que la part la plus visible d'un mouvement plus général. En effet, le numérique n'est pas un secteur, il est comme la finance, une projection du monde réel qui est devenu un monde autonome se saisissant en retour du monde pour le transformer radicalement, la financiarisation et la numérisation étant deux phénomènes gémellaires et liés
Dans cette désincarnation du monde, la notion de "service"
Ainsi, et comment ne pas songer à Confucius, l'on affirme qu'on n'achète pas une femme, car cela est interdit, mais l'on rémunère une prestation de service, qui serait désincarnée et serait par exemple un "service sexuel" (prostitution), sans que l'on n'évoque plus la personne en cause, qui cesse d'être nommée en tant que personne dont le corps est directement visé puisqu'elle est devenue prestataire : l'être humain est devenu "travailleur du sexe", un prestataire dont la prestation devient neutre et appréciée d'une façon détachée, considérée comme "un travail comme un autre". De la même façon, les entreprises qui organisent le marché de la GPA affirment qu'il ne s'agit pas d'offrir à la vente les femmes et les enfants : il s'agit d'offrir des "prestations". On achète un "service gestationnel" (fourniture de gamète, fourniture d'ovocyte), on achète la fourniture de service de "gestation", le mot de "grossesse" ayant disparu.
Le Droit des contrats a ainsi désincarné les êtres humains, tout devenant "prestations de services", comme le montre la nouvelle rédaction de l'article 1165 du Code civil issu de la réforme du Droit des contrats qui vise la question de la détermination du prix non plus dans les contrats de vente mais dans "les contrats de prestation de service". Cette conception issue du Droit de la concurrence permet de rendre de fait disponibles les corps, c'est-à-dire les êtres humains, en considérant que ce ne sont pas les corps - c'est-à-dire les personnes - qui sont atteints par autrui qui en dispose, mais de simples prestations dont le corps n'est que le "sous-jacent".
Dans ces conditions, le principe de l'indisponibilité du corps, intime de l'invention juridique de "personne", n'a plus de raison d'être, puisque la personne consent à fournir de multiples prestations, interchangeables et appréhendées d'une façon neutre, à travers un prix. La tendance du Droit est effectivement de ne plus concevoir la question "en bloc" mais de mesurer au cas par cas, pour laisser aux êtres humains le pouvoir de consentir à ce que des prestations soient faites à partir de cet élément qui représente une valeur pour autrui : leur corps
Cela est d'autant plus tentant que les êtres humains concrètement concernés y ont "intérêt" et souvent y "consentent". Il est donc facile de mettre en place des espaces où les êtres humains ont eux-mêmes dans l'immédiat un intérêt à se défaire de ce masque juridique de la personne qui les limite pour céder une portion d'eux-mêmes, une information par exemple, sur eux ou sur un autre, pour proposer une prestation, sur eux ou sur une autre. Qui rencontrera le désir d'un autre.
Mais c'est justement parce que le couplage entre l'intérêt et le consentement constitue le socle du mécanisme du Marché et que le Marché peut n'être pas Tout, n'être pas la seule Loi suffisante du Monde, que le Droit, qui peut articuler techniquement les intérêts et les consentements lorsqu'il s'agit d'ajuster les désirs de fabrication et de consommation des choses, doit en appeler à la "souveraineté éthique" lorsqu'il s'agit de faire en sorte que les êtres humains ne finissent pas par être réduits à n'être qu'objets de marché.
Or, si l'on ne conçoit plus le monde qu'avec les notions d'intérêts, même ajustés, de consentements, même vérifiés, dans un seul monde désir, c'est ce qui arrivera. C'est peut-être ce qui est en train d'arriver, non seulement contre le Droit mais encore par le Droit en ce qu'il oublie son rapport à l'Éthique qui s'exprima par l'invention de la "personne" intouchable par le désir d'autrui. Il y a donc une "urgence morale"
II. POURQUOI REQUÉRIR LA SOUVERAINETÉ ÉTHIQUE DU DROIT ?
Le Droit est souverain en ce qu'il est là pour poser des limites à sa propre puissance
Or, nous sommes dans un monde sans limite. Ce qu'Aristote craignait le plus.
On lit souvent que le siècle dans lequel nous avons désormais pied devait être aristotélicien ... Mais Aristote n'aurait-il pas à redire à un monde sans limite ? Car si la seule loi du monde est nos "désirs", il est sans limite, car nos désirs sont sans limites : nos demandes sont sans limites et nos offres sont sans limites. La technologie est là. Chaque jour les entreprises expliquent que grâce aux machines le monde sans limite est advenu, le monde de tous nos désirs. Est-ce bien cela le nouveau siècle d'Aristote ?
Si la seule loi du monde est le "désir", prenant la forme de la rencontre des demandes et des offres, expression du désir de saisir (demande) et du désir de servir (offre), il n'y a pas de place pour l'éthique. Que peut faire le Droit ? Il y a urgence qu'il intervienne si l'être humain ne doit pas être broyé dans un système de pur désir (A). Cela porte sur des situations très concrètes car les pratiques et les technologies ont permis d'atteindre et de construire de nouveaux désirs contre lesquels l'unité de la personne a la fonction de constituer un "bouclier" (B).
A. L'URGENCE D'UNE UNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE PAR LE DROIT EN RAISON DE L'A-MORALITÉ D'UN MONDE SANS LIMITE GOUVERNÉ PAR LA RENCONTRE LIBRE DES DÉSIRS
Le Droit n'est pas préexistant. Le monde des désirs est un monde violent, qui s'ajuste par un accord qui peut être aussi une soumission. En tout cas, il n'est pas un monde moral en soi, sauf à ce que certains opérateurs endossent cette fonction (1) et, sauf si le Droit persiste à se poser comme un ordre hétérogène et préalable qui prend la forme d'octrois, interdisant l'entrée sur l'espace des échanges de choses et de prestations pourtant désirées.
Cette mise en place par le Droit de barrières à l'attraction naturelle repose sur la summa divisio entre les choses (réalité factuelle) et la Personne (invention juridique). Cette distinction fondamentale opère un filtre pour ce qui peut entrer dans le monde d'ajustement des désirs et ce qui ne le peut pas.
1. L'a-moralité du monde des désirs
A première vue, le monde des désirs n'est pas moral. Si cela nous cause un souci, qu'on en soit extérieur ou qu'on en soit acteur, l'on pourrait vouloir que l'on change, soit parce qu'on le désapprouve soit parce qu'on estime qu'un monde mû par la seule loi des désirs, ce qu'Alain Supiot dénomme le "Marché Total"!footnote-1246, est destiné à s'écrouler, perspective que ses acteurs ne souhaitent pas!footnote-1247.
Dans ce cas, la première solution peut venir de l'intérieur, par les émetteurs de désirs eux-mêmes qui pourraient imprégner d'éthique leurs demandes et leurs offres. Les enjeux actuels de la Corporate Social Responsability , du Droit de la Compliance et de certaines lois nouvelles postulent la capacité, plus ou moins contrainte, des acteurs des marchés de porter le souci éthique comme matériau de la construction des espaces, par exemple l'Europe!footnote-1248.
Si l'on pense que les entreprises n'ont pas la capacité de se limiter!footnote-1249 et que l'on estime que les êtres humains n'ont pas la force intrinsèque de se rendre par eux-mêmes radicalement indisponibles à autrui, le "consentement" n'étant qu'une défaite devant le désir d'autrui lorsqu'il cesse d'être la seule expression de la libre volonté
Certains ont pu évoquer une "morale du consentement", proposant par exemple d'envoyer des prostituées aux terroristes pour répondre ce qui seraient les frustrations de ceux-ci. Cette utilisation des femmes comme armes contre le terrorisme ne poserait pas de problèmes éthiques puisque les prostituées y seraient "consentantes"
Le Droit économique, et en son cœur le Droit de la Concurrence, a pour fin le service efficace du monde marchand. Il ne poursuit pas plus de fins morales que celui-ci. Si l'être humain perd le masque de la personnalité que le Droit avait inventé pour lui, pour - par le jeu de cette fiction- le distinguer radicalement du monde des choses dont pourtant il fait partie, l'être humain revient alors pleinement dans ce jeu des désirs.
Le Droit économique le restitue dans ce jeu des désirs ajustés et va s'assurer d'une façon classique de sa bonne information, de l'équilibre des intérêts, etc. Cela, mais pas davantage. L'on peut s'en contenter. Dans ce cas, les entreprises digitales en connaissant tout des êtres humains, y compris un avenir que ceux-ci ne connaîtront pas eux-mêmes, en seront les maîtres. Dans ce cas, ceux des êtres humains qui n'ont comme valeur que leurs corps auront intérêt à le céder d'une façon définitive et par exemple la GPA sera de l'ordre de l'ordinaire.
Dans un monde sans limite à la circulation, où le seul critère est le consentement, seul l'être humain est le maître. Il est ainsi maître de devenir esclave, hypothèse étudiée par La Boétie. Hypothèse qui fût et d'école et réservée au monde politique, perspective de cet auteur. Hypothèse qui est aujourd'hui concrètement d'actualité dans la sphère économique.
Mais cela suppose que le Droit ne soit plus qu'une technique d'efficacité d'expression des désirs des uns et des autres, ajustés les uns par rapport aux autres. Il faut que le Droit soit "réduit" à cela, qu'il ait perdu toute prétention et toute souveraineté éthique en ayant renoncé à poser en préalable et en principe cette règle éthique qu'est l'invention même de la personne.
C'est le principe même de la "personnalité" qui éloigne tout être humain du désir qu'ont les autres de se l'approprier. Ce principe est de nature éthique. Il est la base même du Droit.
2. Le Droit, système éthique d'obstacle à l'ajustement mécanique des désirs par l'invention summa divisio Personne / Chose
Le Droit peut tempérer et exprimer par l'Ordre public des interdictions!footnote-1250. Il s'exprime alors par sa puissance et doit se lier avec une puissance effective qu'il exprime - la puissance publique - ou sur laquelle il s'adosse - la puissance privée. C'est notamment l'hypothèse - relevant du pari - du Droit de la Compliance qui internalise le Droit dans la puissance des organisations privées
Mais le Droit peut aussi et plus fortement encore parler.
En extrayant la personne du jeu du monde;
En la soustrayant du champ de forces que celui-ci constitue par le seul fait que le Droit aura désigné l'être humain comme "personne". Et en cela, parce que la personne est juridiquement un titulaire de droits, opposables à autrui, l'être humain est indisponible à autrui. Il devient même indisponible à lui-même si par la disponibilité qu'il prendrait de lui-même il deviendrait de cette façon entièrement disponible à autrui, ce que le Droit ne permet pas, car de droit une personne ne peut être un moyen, la personne étant une fin!footnote-1251.
Cela suppose que le Droit soit en droit de poser un Principe. Cette capacité et cette légitimité du Droit à procéder par "principe" est aujourd'hui contestée. Or, la notion de "personne" est non seulement une "invention" mais c'est encore un "principe". En effet, c'est par "principe" que tout être humain est une "personne", ce qui la rend à la fois unique par rapport à tous les autres et égale à tous les autres. C'est à partir de ce principe que tous les cas particuliers doivent s'appréhender.
Cette façon de construire le Droit est aujourd'hui récusé. Puisqu'il faudrait par "pragmatisme" partir des cas, sans envisager avant cela aucun principe. Car envisager un principe relèverait d'un esprit fermé, d'un esprit "limité", d'un esprit borné, d'un esprit dogmatique, marque d'un manque de réalisme. Ce qu'il conviendrait d'exclure.
Pour garder encore l'espoir d'une protection des êtres humain par une intimité conservée entre le Droit et l'Éthique, il faut garder l'hypothèse d'un "Droit de Principes".
B. L'HYPOTHÈSE D'UN DROIT "DE PRINCIPE"
Aujourd'hui, dans un monde où l'on réduit le Droit à des réglementations et à des procédures, toujours plus envahissantes, multiples et coûteuses, il semble que l'on conteste au Droit la capacité et la légitimité à poser quelque principe, par exemple celui qui vient d'être énoncé, à savoir le principe que tout être humain est une personne, unique par rapport aux autres et égales aux autres.
Si cela est un principe, du seul fait que le Droit l'a dit, alors l'être humain ne peut disposer d'un tel principe. Il ne peut s'en défaire. Il ne peut abandonner un tel principe qu'il n'a pas institué, dont il n'est pas l'auteur. Il ne peut pas arracher le masque de la personne que le Droit a posé sur son visage. Il ne peut pas consentir à céder un principe qui ne lui appartient pas.
Si l'on prend le cas apodictique de la GPA, s'il n'existe pas de principe, mais uniquement des cas particuliers présentant des difficultés techniques concrètes à régler, il suffit que les êtres humains impliqués trouvent des solutions qui s'ajustent et que le juge en Ex Post et/ou l'administration en Ex Ante surveillent pour que cet ajustement des intérêts ne dégénère pas en abus.
Mais s'il existe des principes, comme celui de la Personne, qui est une invention de principe, alors l'être humain ne peut par son "consentement" s'abandonner au désir d'autrui de posséder tout entier son corps et l'enfant que mécaniquement son corps peut engendrer, pas davantage qu'il ne peut consentir à céder sa vie, ses souvenirs ou son âme.
Si ces minuscules pactes faustiens numériques ne nous choquent pas, c'est d'abord parce qu'ils sont si fragmentés que nous ne les percevons pas. C'est ensuite parce que les entreprises présentent le consentement comme la garantie de la protection alors que le consentement est obtenu par un jeu de forces qui s'exerce entre ceux qui ont de l'argent et ceux qui ne l'ont pas.
Pour ne prendre que deux exemples, les juges européens ont requalifié en contrat de consommation à titre onéreux les liens entre les entreprises de réseaux sociaux, comme Facebook et Twitter, que celles-ci présentaient comme des activités altruistes et gracieuses en contrat de consommation à titre onéreux, car si la prestation fournie est gratuite, le but recherché par les entreprises est le profit. De la même façon, la GPA, même "altruiste", est en train de produire l'un des premiers marchés de l'humain, au bénéfice des entreprises qui proposent l'engendrement d'enfant sur mesure aux personnes qui en désirent la venue.
Au-delà de ces cas, la question aujourd'hui est de savoir si le Droit peut encore avoir la prétention d'émettre des principes, ici le principe de "personnalité", qui est une invention éthique, qui prétend à la souveraineté en tant qu'elle s'impose à l'être humain, non seulement aux tiers qui voudraient s'approprier celui-ci mais encore à l'intéressé qui ne peut se défaire d'une qualité qui ne lui appartient pas impliquant qu'il ne peut s'instituer esclave d'autrui.
Certains affirment qu'aujourd'hui le Droit n'est qu'une technique, requise au cas par cas pour donner forme et efficacité aux désirs des parties impliquées dans une situation. S'il fallait adopter cette définition réduite, oublions la notion de principe et sa rigidité. Oublions la notion de "personne". Laissons chaque être humain consentir, en fonction de ce qu'il a les moyens de faire. Abandonnons l'idée que le Droit pourrait prétendre résister au fait de l'ajustement systématiquement organisé des intérêts.
Si le Droit ne devait plus être à l'avenir que cela, ce qui peut réjouir les techniciens
Les machines, dont l'aptitude mécanique est parfois étrangement qualifiée d' "intelligence" artificielle, c'est-à-dire l'aptitude au calcul dans une arborescence de choix, les marchés financiers relevant de la même performance, pourront satisfaire un tel monde réglementé.
Mais si l'on veut que demeure l'invention éthique de la "Personne" en tant qu'elle impose, avant tout examen, que tout être humain est une Personne unique et pourtant égale à l'autre, que cet autre ne peut atteindre et se l'approprier, ce qui limite beaucoup les puissances de fait, ce qui protège radicalement les êtres humains faibles, alors il faut continuer à dire que dans le monde qui vient il faut continuer à dire que le Droit doit prétendre poser des Principes. Et le premier principe est celui de la Personne.
Si le Droit ne le fait plus, alors l'être humain redeviendrait ce qu'il est en fait : un être puissant, libre et se développant, peut-être bientôt immortel, s'il est riche ; un être dont le seul objet est de constituer de la matière première pour le premier, s'il est pauvre. A propos de cela, le Droit n'aura rien à dire, puisqu'il n'aura pas de principe.
Prenons plutôt l'hypothèse inverse, si l'on croit et au Droit et à l'Éthique.
C. QUI PEUT EXPRIMER LE PRINCIPE ÉTHIQUE DE LA PERSONNE, GARANTISSANT À L'ÊTRE HUMAIN DE N'ÊTRE PAS LA MATIÈRE PREMIÈRE DES MARCHÉS DE L'HUMAIN EN CONSTRUCTION?
La distinction majeure à opérer en Droit et en Éthique est celle de la Volonté et du Consentement
L'autonomie de la volonté qui demeure le fondement libéral du Droit des contrats et qui est indissociable de la vision libérale du monde suppose que par son aptitude à dire Non, l'être humain utilise avant tout sa "personnalité" que lui a offert le Droit en instituant comme "sujet de droit"
Le bouclier que constitue le principe juridique de la "personnalité" est dans un monde libéral entre les mains de l'être humain libre. Si l'État s'en mêle, c'est le spectre d'un despote bénévolant qui se transforme rapidement en dictateur et nous savons que les lendemains ne chantent jamais.
Le raisonnement serait exact car confier à un autre que soi-même le souci de sa propre liberté est toujours source de dangers, mais la seule question est celle des moyens concrets du "Non" par lequel s'exprime cette liberté, qui fondent la liberté de l'être humain par rapport à autrui, c'est-à-dire le principe éthique de Personne. En effet, il faut que sous chaque Oui accordé à autrui, c'est-à-dire sous chaque consentement apporté à autrui, il y a véritablement une possibilité de dire Non.
Si avant de dire Oui, c'est-à-dire de consentir, il y a eu virtuellement une possibilité de dire Non, alors le consentement est la preuve effective de la liberté de l'être humain. Le consentement est bien alors la preuve de la volonté libre.
Mais ce lien insécable entre le consentement, qui s'exprime par un "oui", et la volonté qui antérieurement d'une façon virtuelle aurait du pouvoir s'exprimer par un "non" ne s'exprime plus.
En effet, si nous sommes dans un espace construit dans des échanges de "oui" offerts par des personnes qui n'ont pas les moyens de dire "non", alors le consentement ainsi exprimé n'est pas la manifestation de la liberté des êtres humains, il est la manifestation de l'inverse : il est la manifestation de leur aliénation. Aliénation au bénéfice de beaucoup plus puissants qu'eux qui se prévalent de leur "consentement", qui relayent partout leur consentement à leur apportent à leur entier bénéfice leur information, leur vie privée, leur corps et leur enfant.
Cette situation terrible par laquelle le consentement devient l'inverse de la manifestation de la volonté libre est devenue le pavement des marchés de consentements. La première manifestation en est le marché financier,. Elle a été décrite par Günther Anders dans son ouvrage L'obsolescence de l'homme. Il y décrit le fait que les êtres humains consentent à n'être plus que des émetteurs de désirs et des objets de désirs. Machine et matière première, voilà ce à quoi la société construite sur la seule technique du consentement nous réduit.
C'est pourquoi les êtres humains, s'ils sont abandonnés par les institutions, ne peuvent seuls se défendre. En effet le bouclier éthique de la Personne placé par le Droit sur le visage de chacun, la personne en situation de faiblesse ne peut le brandir seule contre autrui. Elle n'a comme perspective que la faiblesse du "Oui", qu'elle va émettre et répéter en boucle, alors que c'est avant tout pour dire "Non" que le Droit a inventé la notion de Personne.
C'est pourquoi le Législateur doit dire Non pour et à la place de ceux des êtres humains dont la seule perspective est la défaite des Oui, prononcé à la proposition du prélèvement d'organe, du travail de nuit, de la prestation sexuelle, de l'engendrement d'enfant à fin d'être cédé.
Pour cela, le Législateur c'est-à-dire le Politique peut revendiquer son statut, c'est-à-dire sa prétention à dire Non. Lorsqu'on arrive à la question des principes, c'est-à-dire des inventions sur lesquelles se construisent les sociétés humaines, c'est la question du Fait et du Droit qui se pose. La question du fait ne se pose jamais puisqu'il est là : les désirs sont là et leur ajustement aussi, la technique facilitant ou pas leur rencontre. La question de principe est celle du "prononcé du Grand Non", pour reprendre la façon dont Pierre Manent qualifia le discours du 18 juin 1940.
En effet, prononcer le Grand Non ne requiert pas d'avoir des troupes, de la force factuelle ou de l'expertise : il suppose d'avoir la vertu de le prononcer.
L'on ne cesse de lire partout que le Droit doit désormais abandonner sa majuscule, mesurer son impuissance, prendre acte de la mondialisation, devenir enfin "modeste", prendre sa place, à savoir être le scribe qui rendra efficace l'ajustement des désirs. On peut le concevoir ainsi, réduit.
Si on le conçoit ainsi, le Droit disparaîtra en tant qu'il avait la Prétention de défendre d'une façon égale les êtres humains et, parce qu'il est égal pour les faibles et pour les puissants, il était donc mécaniquement favorable aux faibles puisque ceux-ci n'ont que le Droit pour eux. Si on le conçoit ainsi, il serait une technique pour rendre plus puissants les projets puissants des êtres humains puissants.Ce droit efficace et servant ne dira jamais Non ; il sera au service des multiples et toujours différents projets conçus casuistiquement par les personnes en position d'en concevoir. Il sera neutre et transparent.
Mais peut-être que le Droit peut encore être exprimé par le Législateur qui a la prétention d'arrêter les faits, d'arrêter les désirs, d'abolir les faits pour l'avenir. Des lois d'abolition de l'esclavage ont été adoptées, et bien des esclaves ont protesté. Aujourd'hui des recours ont été formé contre les lois qui abolissent la prostitution, car la dignité des femmes leur paraît un principe sans portée. Sans doute les promoteurs des recours s'imaginent davantage en client qu'en matière première consommée, comme les promoteurs de la GPA s'imaginent davantage en bénéficiaires recevant un bel enfant qu'en femme s'en étant séparée à la naissance.
Le Non de Principe, sans lequel les multiples Oui que constituent les consentements,preuves d'une volonté libre, ne valent rien, est dans les mains non seulement du Politique mais encore du Juge. Sans doute parce que le Juge est habité de l'idée de justice, voire du sentiment de justice
La Cour de cassation le fît en 1991, sans avoir à s'appuyer sur un texte particulier, lorsqu'elle affirma que l'enfant et sa mère n'étaient pas des choses, une convention de mère-porteuse ne pouvait être exécuté. La Cour de Justice de l'Union européenne le fit en 2014 par l'arrêt Google Spain , sans s'appuyer sur un texte particulier, lorsqu'elle affirma que la personne disposait d'un "droit à l'oubli" contre l'entreprise numérique, droit subjectif que la juridiction inventa, droit subjectif de principe, déclaré à l'occasion.
Par souci d'adaptation, certaines juridictions abandonnent le terme d' "arrêt" pour appeler désormais ce qu'elles disent "décisions". Comme c'est dommage. Paul Ricoeur, décrivant le Juste, soulignait que la vertu du Juge est bien d'arrêter, par une série de "Grands Arrêts" les discussions sans fin qu'appelle la casuistique : enough is enough, car un principe implique qu'on ne vende pas les êtres humains. On ne pourrait, on le voudrait ; les êtres humains intéressés et désirés y consentent. Mais il ne le faut pas. Par principe. Car notre civilisation avait posé que le riche ne peut pas manger le pauvre.
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Abécassis, E. et Frison-Roche. M.-A., Les mots pour ne pas le dire, 2016.
Frison-Roche, M.-A., Généralités sur le principe du contradictoire, 1988, reprint 2014.
Karpik,L., Les avocats. Entre l'Etat, le public et le marché, 1995.
Association Capitant, Droit et Mondialisation, 2017.
Les travaux sur la "sécurité juridique" sont multiples. Ils sont le plus souvent le fait des professionnels du Droit, qui affirment qu'ils l'apportent, offrant ainsi la solution à un problème. V. par exemple Canivet, G. Le marché du droit, 2018.
Sur la figure de l'aventure en Droit des affaires qu'est l'entrepreneur, Frison-Roche, M.A., Concevoir le Droit de la Compliance à travers les trois personnages de l'Entreprise, du Régulateur et du Juge, 2017.
Sur la présentation de Mark Zukerberg comme un philosophe, v. ....
Dans ce sens, Baranès, W., ... in La Justice, ....
Frison-Roche, M.-A., Le système juridique français est-il un atout ou un handicap pour nos entreprises et nos territoires ?, 2017.
Notamment pour le "vieillard", cet être humain que le Droit ne connait paradoxalement pas, si l'on suit Gérard Lyon-Caen.
Sur la "mort numérique" : ....
Frison-Roche, M.-A., GPA : dire Oui ou dire Non, 2018.
Sur la question des prélèvements d'organes à partir des corps disponibles et considérés comme des "tiers-corps", v. Agacinski, S. , Le tiers-corps. Réflexion sur le don d'organes, 2018.
Pour reprendre ici l'expression de Sylviane Agacinski : Corps en miettes. Femmes entre sexe et genre, 2013.
La Boétie, La servitude volontaire, ....
Baud, J.-P.,L'affaire de la main volée. Histoire juridique du corps humain, 1993.
Cf. la théorie des "corps glorieux" de Saint-Paul.
Frison-Roche, M.-A., Droit, ..., une épreuve humaine, 2015.
V. toute l'effervescence autour de la question, notamment autour du rapport Notat-Sénard. Cela n'est notre sujet.
Foucault, M., ....
Sur l'appréhension philosophique du "Droit des data", v. Archives de Philosophie du Droit, ....
V. par ex. Kessous, Sociologie des données personnelles à l'ère numérique, 2012.
Sur l'analogie entre l'économie numérique de la donnée et l'économie financière des produits, v. Frison-Roche, M.-A., Repenser le monde à partir de la notion de donnée, 2017.
Frison-Roche, M.-A., Repenser le monde à travers la notion de donnée, 2016.
Noblot, C., Pour une interprétation téléologique de la notion de "service", 2018.
Voir à ce propos les contributions de l'ouvrage collectif sur "la disponibilté ou indisponibilité du corps humain ..., 2017.
Sur la notion d '"urgence morale", v. Jankelivitech, .....
Sur la définition de la souveraineté par la limite, v. Supiot, A., Mondialisation versus Globalisation, 2017.
Frison-Roche, M.-A., Le système juridique français est-il un atout ou un handicap pour notre système économique et nos territoires ?, 2018
Association Henri Capitant, Droit et Mondialisation, 2018.
Sur la "société du consentement", v. Frison-Roche, M.-A., GPA : dire Oui ou dire Non, 2018.
Iacoub, M., ... Libération.
Sur le comportement proprement "vertueux" d'une entreprise, au sens de la philosophie grecque, appliquée au comportement des entreprises, comparée à leur obligation commune de se conformer à la Loi, v. Canto-Sperber, M., ....
Frison-Roche, M.-A. (dir.), Régulation, Supervision, Compliance (dir.), 2017.
C'est ainsi que l'Université d'Harvard propose un cours d'Analyse des Données pour les philosophes. Et considère que l'avenir du politique est dans l'aptitude à analyser des données. L'on est effectivement loin du "philosophe-roi" de Platon qui écrivait les Lois par la contemplation des idées. Il s'agirait donc aussi de maîtriser la multiplitude des situations variées.
Frison-Roche, M.-A., La distinction de la volonté et du consentement en droit des contrats, 1995.
Archives de Philosophie du Droit, Le sujet de droit , ....
Frison-Roche, M.-A., Le juge et le sentiment de justice, ....
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