C'est une question courante. Qu'elle puisse devenir difficile n'apparaît pas immédiatement. Qu'elle soit essentielle apparait encore moins. Et pourquoi c'est une question courante, difficile et essentielle.
I. ILLUSTRATION PAR LE CAS ROCHE
Le 20 septembre 2020, l'Autorité de la concurrence a sanctionné les sociétés Novartis et Roche, deux sociétés du groupe Roche pour abus de position dominante. Contre cette sanction, les sociétés ont formé en application des textes un recours en réformation devant la Cour d'appel de Paris
Par ailleurs, l'Autorité de la concurrence a décidé de publier cette décision de sanction.
Les entreprises ont alors formé un recours. Il existe donc deux recours. Le premier par lequel elles demandent à la Cour d'appel de réformer sur le fond la sanction prononcée contre elles. Le second par lequel elles demandent immédiatement au Premier Président de la Cour d'appel de Paris de faire cesser cette publication tant que la question au fond n'est pas tranchée par les juridictions de recours, demandant en outre que l'Autorité soit obligée de mentionner l'existence du recours devant le Juge lorsqu'elle fait mentionner de sa propre décision de sanction prise en 2020. fa
Le Premier Président de la Cour d'appel de Paris, par son Ordonnance du 12 mai 2021, s'est déclaré incompétent en estimant qu'aucun texte n'avait prévu que le recours contre une décision de publication soit porté devant la Cour d'appel de Paris, renvoyant la partie "à mieux se pourvoir" (c'est-à-dire à aller devant le juge administratif).
Les entreprises ont formé un pourvoi contre cette décision d'incompétence. La Chambre économique et financière de la Cour de cassation, par son arrêt du 5 janvier 2022, saisit le Tribunal des conflits, juridiction spécifique dont l'office est de déterminer qui, de l'ordre des juridictions judiciaires ou de l'ordre des juridictions administratives, est compétent pour connaître d'une situation litigieuse.
Ici, tout dépend de savoir si la publication de la sanction est indissociable de la sanction ou non et si elle constitue une "sanction complémentaire" ou non.
II. QUESTION DIFFICILE
Or, le Tribunal des conflits a déjà statué sur une question proche : une question "analogue", c'est-à-dire proche mais non identique. En effet, par une décision du 5 octobre 2020, Google, Le Tribunal des conflits a posé que la décision de sanction qui prévoit la publication de celle-ci forme un tout. Dans ce cas-ci, c'est la même décision prise par l'Autorité de la concurrence qui avait à la fois sanctionné sur le fond et décidé la publication. La Cour d'appel de Paris saisie par la société Google d'une façon autonome concernant la mesure de publication s'était déclarée incompétente.
Le Tribunal des conflits, dans sa décision, estime que la Cour d'appel de Paris est compétente pour en connaître car les deux éléments de la décision (sanctions de l'abus et décision de publication de la décision) sont "indissociables".
En conséquence, même si aucun texte particulier ne prévoit la connaissance par la Cour d'appel de Paris de la question de la publication de la mesure de sanction, puisque les textes confient à cette juridiction la connaissance de la sanction, alors les deux étant indissociables la Cour doit connaître des deux.
Mais ici le cas Roche est différent du cas Google ...
En effet, la décision de publication de la décision ne figure pas dans la décision de sanction : elle a été prise par ailleurs. Dès lors, la publication est-elle encore "indissociable" ? Lorsque la décision de publication d'une décision est prise isolément par une Autorité de concurrence ou de régulation, la question de sa nature se pose à l'état pur : quel est la nature de l'acte consistant pour celui qui punit de porter à la connaissance de tous cette punition ?
Est-ce une autre punition ? Une "peine complémentaire" ?
Et la question, simple et difficile, apparaît : pourquoi l'Autorité publie-t-elle ? Pour punir ou pour instruire ?
Peut-on répondre par principe à une telle question ou cela varie-t-il selon les cas dans une sorte de gradation ? Quand c'est dans la décision même de sanction, cela serait plutôt pour marquer la sanction ? Quand c'est plus tard, cela serait plutôt pour instruire ? Quand c'est isolé, cela serait plutôt pour punir ? Quand le cas est mêlé à d'autres, cela serait plutôt pour instruire ?
Dans son arrêt, la Cour de cassation formule expressément l'hypothèse de l'activité pédagogique menée par l'Autorité pour éduquer les entreprises, puisque l'Autorité de la concurrence insiste sur mon rôle éducatif, répétant qu'elle est "l'advocate" des règles de la concurrence, qu'elle les explique et les illustre, par exemple par la publication des cas.
Mais si c'est non plus par indissociabilité de la sanction, si c'est non plus (comme l'on pourrait dire) un "parfum de sanction" qui enrobe la publication, mais un "parfum pédagogique" qui l'imprègne, alors il faudrait revenir au raisonnement de base : puisqu'il n'y a pas de texte attribuant compétence à la Cour d'appel de Paris pour ce type d'actes, cela serait au Conseil d'Etat d'en connaître.
N'est-ce pas une question à la fois difficile (de quoi réjouir les spécialistes de procédure) et simple : quand un Régulateur publie une décision, punit-il ou informe-t-il ?
🔴Sur cette question : M.-A. Frison-Roche, "La formation : contenu et contenant du Droit de la compliance", présentant le Régulateur comme celui qui veut éduquer, in 📕Les outils de la compliance, 2021.
Mais, au-delà de ce cas précis, savoir si une activité du Régulateur est une "sanction" ou non est "question essentielle" ?
III. QUESTION ESSENTIELLE
Parce qu'au-delà des questions de compétence juridictionnelle, les mécanismes de sanctions ne s'interprètent pas comme les autres.
Par exemple ici les entreprises demandent à ce que la mention par l'Autorité de l'existence du recours soit obligatoire, pour que leurs droits soient effectifs. Cela suppose que la publication elle-même ait été une sanction. Qui déclenche par nature une série de protection pour ceux qui la subissent et une série de limitations pour ceux qui l'infligent.
En effet, par nature une "sanction" est une atteinte, certes justifiée, au principe général de la liberté.
Dès lors, parce que nous vivons dans un système libéral et un Etat de Droit, tout mécanisme qui organise une sanction ou est indissociable d'une sanction doit être interprété restrictivement. A l'inverse, tout mécanisme qui organise une liberté a pour statut naturel d'être un principe et doit être interprété largement.
Or, le Droit pénal n'est que le cœur dur des sanctions : c'est le juge qui qualifie les différents mécanismes relevant de la "matière pénale", qui est immense dans le Droit de la concurrence, de la régulation et de la compliance, le juge y attachant notamment la matière jumelle de la répression : la procédure pénale (les droits de la défense notamment).
Les conséquences pratiques sont immenses, puisque dès l'instant que la qualification de sanction doit être retenue, tout devra être limité par le juge, en tant que celui-ci est le gardien des libertés, alors que si cette qualification n'est pas retenue, le juge devra analyser largement, notamment par analogie, le mécanisme puisqu'il sert un principe. Or, dans le silence des textes cela dépend - comme ici - de la qualification juridique que retient le juge de l'activité examinée.
Dans l'exemple singulier ici retenu, qualifier la publication autonome des décisions de sanctions alors qu'une voie de recours est en cours, d'acte pédagogique renverrait à un principe (la présomption d'innocence n'y ayant pas de place) tandis que la qualifier de sanction renverrait à des raisonnements restrictifs.
Les deux qualifications sont possibles.
Cela montre la puissance du Juge, puisqu'il est celui qui donne aux situations leur exacte qualification, l'article 12 du Code de procédure civile décrivant en cela un office commun à tous les juges.
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