July 15, 2020

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La cartographie des risques, outil de prévention des risques en rupture avec la culture concurrentielle de prise de risque

by Marie-Anne Frison-Roche

L'analyse des outils du Droit de la Compliance permet de mieux cerner ce qu'est le Droit de la Compliance dans son ensemble.

La "cartographie des risques" est analysée comme un outil essentiel de la Compliance, peut-être le plus important puisque ces cartographies sont des instruments élaborés en Ex Ante par les entreprises, ce qui correspond à la définition même du Droit de la Compliance, lequel est un Droit Ex Ante.

En cela, avant même de rechercher d'une façon plus analytique ce que peut constituer juridiquement l'activité pour une entreprise de dresser des cartes des risques qui l'entourent, pays par pays, activité par activité, 

 Le plus souvent l'on ne fait que décrire le mécanisme de cartographie des risques, sans le qualifier juridiquement. Le législateur ne fait pas davantage. Ainsi, dans l'article 17 de la loi dite "Sapin 2", la cartographie est décrite comme "la forme d'une documentation régulièrement actualisée et destinée à identifier, analyser et hiérarchiser les risques d'exposition de la société à des sollicitations externes aux fin de corruption, en fonction notamment des secteurs d’activité et des zones géographiques dans lesquels la société exerce son activité.". De la même façon, l'article 1ier de la loi dite "Vigilance" du 27 mars 2017 vise "une cartographie des risques destinées à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation".  

Ce sont des descriptions, ce qui ne suffit pas à constituer une définition : le texte ne vise que la "forme" que cet élément d'information prend, sans en dire davantage. La lettre du texte descriptif inséré dans la seconde partie de l'article 17 de la Loi dite "Sapin 2, renvoyant à la première partie de cet article, le vise expressément comme une "modalité" d'une "l'obligation": cette "obligation" consiste à prendre des "mesures destinées à prévenir et à détecter la commission, en France ou à l'étranger, de faits de corruption ou de trafic d'influence". Pour bien remplir cette obligation, l'entreprise doit disposer de cet "outil" qu'est la cartographie des risques.

Si l'on sort du cas particulier de la lutte contre la corruption, la méthode est la même. Ainsi, de la même façon lorsqu'on consulte les documents par lesquels les Autorités de Régulation, par exemple l'Autorité de marché financier, présente la manière requise pour bien identifier les risques, y compris les risques de "non-conformité"!footnote-1734, l'on y trouve une description des façons de faire, mais sans davantage rencontrer de définition, encore moins de définition juridique de cette cartographie. L'on retrouve cette même tendance dans le procédé de la Compliance elle-même,

Peut-être que que cette absence de définition juridique de la Cartographie des risques n'est-elle elle-même que le reflet de l'absence plus générale du Droit dans dans l'ensemble des mécanismes de Compliance, absence paradoxale pour un espace si empli par ailleurs de la fureur pénale, sans doute parce que si souvent réduite dans sa présentation à un process mécanique, n'apparaissant juridique que sous son mauvais jour : celui de la sanction. Cette conception mécanique d'une Compliance comme process conduit à proposer que des machines et non des êtres humains en établissent les outils, notamment la cartographie des risques. Finis les compas et les cartes d'état-major, bonjour les bases de données et les connexions automatiques pour que des voyants d'alerte s'allument.

A lire les lois, il est acquis pour le législateur que la cartographie n'est qu'un "outil", la loi dite "Sapin 2" la désignant comme une "modalité". Prenant appui sur cette nature instrumentale, il faut donc chercher ce pour quoi est fait l'outil. Soit il est conçu pour que la loi ne soit pas méconnue, la cartographie repérant par exemple le risque accru que le Droit (souvent appelé la "réglementation") soit violé : c'est qu'il est usuellement désigné sous l'appellation étrange de "risque de conformité", terme que l'on trouve le plus souvent sous la plume de non-juristes et dont l'expression de "risque pénal" est sans doute l'ancêtre.

La cartographie permet alors à l'entreprise d'exécuter son "obligation de Compliance", c'est-à-dire de faire en sorte en Ex Ante que la loi soit respectée en éliminant par avance le risque qu'elle ne le soit pas. Ainsi dès 2008, l'OCDE définissait la cartographie des risques par ses objectifs, à savoir "mettre en place des moyens efficients pour réduire des risques de fraudes et de corruption et pour mettre en place des enquêtes efficients en concentrant les efforts sur les procédés efficaces". !footnote-1739

Si la notion de corruption renvoie au Droit pénal, celle de fraudes est plus vaste que le Droit car si "la fraude corrompt tout" toute fraude n'est pas saisie par le Droit si la lutte pour la combattre n'emprunte pas un instrument juridique. Plus généralement et par ailleurs, de nombreux risques ne concernent en rien le Droit et devront pourtant être pris en considération par l'entreprise comme autant d'éléments d'information à considérer pour son action : les risques économiques, les risques naturels ou les risques politiques, ainsi que les "risques de marché", à propos desquels les Autorités de marchés, comme l'Autorité de marché financier dresse régulièrement une "cartographie des risques"!footnote-1740 . Mais cette cartographie-là ne semble pas regarder le Droit, alors même qu'elle ne relève déjà plus de la seule bonne gestion interne de l'entreprise.

Ainsi, si l'on choisit de consulte non plus les lois mais plutôt des cartographies élaborées par des entreprises, l'on doit constater leur diversité, sans savoir si ces cartographies constituent une "modalité" d'une obligation juridique, devenant de ce fait par transitivité un objet juridique, ou si elles constituent plutôt un élément de détermination de la stratégie de l'entreprise, appelant donc une qualification comme un "acte de management", ce qui est neutre pour le Droit. 

L'on peut hésiter dans la réponse à apporter à la question, tout en soupçonnant l'existence d'une obligation générale de cartographier les risques, au-delà du cas particulier de la loi dite "Sapin 2" (dont le seul sujet est la corruption) car aujourd'hui de quoi le Droit ne se mêle-t-il pas ? Surtout d'un fait aussi important et prégnant et coûteux que la cartographie des risques, notamment dans des secteurs eux-mêmes "risqués" comme le secteur bancaire et financier, ou le secteur énergétique, ou (quittant la perspective sectorielle) dans l'espace digital ou dans le commerce international ? 

Pourtant l'on observe à quel point la "cartographie des risques" n'a pour l'instant été que peu pensée en Droit. Il est vrai que le juriste, qui toujours ordonne, a du mal à suivre ...  En effet, lorsqu'il est exposé  que la cartographie doit viser à la fois des "risques économiques", des "risques politiques", et ces "risques de conformité" (c'est-à-dire de violation future du Droit), le juriste a du mal à comprendre comment les "risques de conformité" pourrait être un élément d'un outil qui n'est lui-même qu'un élément d'un "Droit de la Compliance", dont on lui affirme par ailleurs qu'il faut l'appeler "Droit de la Conformité" ? Même sans être expert de la théorie des ensembles,  le juriste comprendre que cet élément de "conformité" ne peut pas être à la fois ce sous-ensemble et l'ensemble "conformité" dans lequel l'outil de la cartographie s'insère!footnote-1888.

L'on peut consulter de très nombreux écrits qui détaillent la cartographie, qui, par une sorte d'effet de miroirs, dressent des cartographies des exigences à laquelle l'entreprise doit se plier, pays par pays, textes par textes, secteurs par secteurs, loi par loi, aussi bien que des exigences de cartographies des risques de méconnaissance dans le futur de ces exigences ("risques de conformité").... Nous sommes face à un château de cartes, toujours plus minutieusement décrit, sans jamais rencontrer de qualification juridique. 

Si l'on cherche pourtant une qualification juridique, ne serait-ce que pour produire de la sécurité juridique, l'on se demandera par exemple si l'acte de dresser une telle carte constitue un fait juridique ou un acte juridique. Je ne vois pas que la question ait été même posée. Pourtant, les conséquences de régime en sont immenses. En effet, à supposer que cela ne soit qu'un fait juridique, peut-il être  un "fait justificatif" ? Les avocats y ont songé et ont plutôt trouvé du côté des Autorités publiques une  porte fermée, lorsqu'ils ont voulu se prévalu des faits de diligences que constituent les cartographies de risques pour échapper à des sanctions... 

Mais si dresser une cartographie n'était pas un simple fait mais pourquoi ne serait-ce pas un acte juridique ? La catégorie juridique des actes juridiques unilatéraux est là pour l'accueillir. Dans ce cas-là, la cartographie des risques engage l'entreprise et l'on observe que les autorités de régulation et de supervision, comme les juridictions, le conçoivent de plus en plus ainsi. Mais si l'entreprise est engagée par un tel acte juridique unilatéral que constitue la cartographie des risques, auprès de qui l'est-elle ? Plus précisément encore, si elle devient débitrice de l'obligation de cartographier, même si aucune loi particulière ne le lui prescrit d'une façon précise, alors il existe nécessairement un créancier bénéficiaire de cette obligation. Qui est-il ? Et pourquoi l'est-il ?

L'essentiel de cette contribution est de poser ces questions. Elles sont élémentaires. Elles ouvrent des pistes, celles que l'exercice de qualification juridique, de mise en catégorie juridique et de définition juridique, ouvrent. 

Si pour l'instant l'exercice de qualification a été peu pratiqué, la cartographie des risques étant étrangement laissé aux algorithmes, aptes à entasser des données et inaptes à définir et à qualifier juridiquement, cela tient peut-être au fait plus général que le Droit et le risque sont peu souvent directement associés. Le mécanisme de bonne gestion que constitue la cartographie des risques, notamment dans les organisations qui ne sont pas des entreprises mais sont en charge d'administrer et adoptent sans contrainte cette bonne méthode!footnote-1735, y incite lui-même d'autant moins qu'on peut lire qu'il s'agirait, via ces cartographies, pour l'entité méticuleuse d'identifier par avance notamment le "risque juridique"!footnote-1731, c'est-à-dire l'application qui pourrait lui être fait du Droit, application incertaine, application contrariante. Combien de séminaires à succès sur le "risque pénal"... Comme en défense, les juristes exposent d'une façon trop générale que le Droit est constitué pour lutter contre le risque, lequel est un fait. En effet l'on répète à longueur de rapports que le système juridique est là pour "sécuriser", le réduisant parfois à cette performance technique tenant à sa nature même, par le principe de "sécurité juridique", que l'Etat par sa permanence, sa violence légitime, son imperium, nous donne en échange la paix, que le contrat par la "petite loi" qu'il constitue offre aux parties qui l'édictent un havre de sécurité pour cet îlot de stabilité dans un futur qu'on ne connait jamais tout à fait ; gare à nous si l'on sort de l'ordre juridique car l'on retombe dans le risque...  

Ainsi, soit l'on est dans le Droit, assujettis aux exigences légales, et l'on bénéficie de sa sécurité spécifique, ce que les économistes désigneraient volontiers comme la "réglementation", soit on est dans la liberté de l'action, et l'on est alors dans le risque.... Il en serait comme pour les marchés, à propos desquels il faut choisir entre la liquidité et la sécurité :  si l'on veut de la liberté d'action, alors il faut moins de réglementation, et donc moins de sécurité, plus de risque.... Cette opposition traditionnelle et si souvent relayée en économie est remise en cause par l'obligation de cartographie des risques car si ceux-ci sont établis, ce n'est pas pour les connaître en soi mais pour les combattre, au-delà de l'obligation classique d'information sur les risques, dont on trouve de nombreux ancrages dans les branches du Droit, notamment le Droit des sociétés, notamment celles exposés aux marchés financiers (I). 

Dès lors, puisqu'il y a sous l'information classique de la prétention politique, de la volonté de "prévenir" le mal, qui se transforme rapidement dans la volonté de "promouvoir" le bien, le nouveau apparaît. La nouveauté est tout d'abord institutionnelle (II). En cela, la loi dite "Sapin 2", à travers l'instauration de l'Agence Française Anticorruption, a institutionnalisé ce mécanisme par lequel les entreprises "exposées" aux marchés financiers ou/et aux investisseurs internationaux, ou/et au commerce internationaux, présentent d'une façon claire et ordonnée -c'est-à-dire par une cartographie - les risques qu'ils ont identifiés dans leurs actions présentes et futures, rendant plus concrètement des comptes sur leur organisation structurelle d'analyse des risques. Des autorités publiques vont superviser les entreprises exposées à ces risques. Certes les banques y sont juridiquement accoutumées, mais les banques sont dans un secteur qui est régulé et supervisé. Ce qui est remarquable tient au fait que le Droit de la Compliance vient appliquer, via l'exigence de cartographie des risques, la technique juridique de supervision à des entreprises qui agissent dans des secteurs qui ne sont pas supervisés, voire qui ne sont parfois pas même régulés, par exemple l'immense champ du commerce international. De cette façon, ces entreprises, qui ne sont pas sectoriellement régulées, deviennent structurellement transparentes et supervisées au titre du Droit de la Compliance, qui contrôle notamment l'effectivité et l'efficacité du mécanisme de cartographie des risques. 

Le principe libéral selon lequel une entreprise ne rend compte que de son comportement et non de son organisation interne en est entamé, puisque la cartographie des risques est un mécanisme Ex Ante qui relève de la structure même des entreprises et dont l'effectivité est contrôlée par les Autorités publiques. Ainsi, par la seule technique imposée par le Droit, la méthode de transparence, naguère propre aux entreprises supervisées devient générale à toutes les entreprises agissant sur des marchés ordinaires, dès l'instant qu'un risque existe. C'est une nouveauté radicale, puisque le risque dont il s'agit n'est pas un risque de secteur et qu'une crise générale n'est plus à craindre. La rupture est ainsi opérée avec le Droit de la supervision qui jusqu'ici était insécable du Droit de la Régulation, l'obligation de cartographie des risques s'appliquant à tout "opérateur crucial" exposé au risque de corruption, en ce que celle-ci doit être combattue d'une façon globale. 

Dès lors, la cartographie des risque est un outil qui, au-delà de la simple description, prend sa définition d'une façon téléologique, comme est élaboré tout élément du Droit de la Compliance. Son but est de prévenir des risques qui compromettent des ambitions qui ne sont pas toujours de nature économique mais qui sont de nature politique (III). La lutte contre la corruption n'en est qu'un exemple, la loi dite "vigilance" exigeant elle-aussi une "cartographie des risques" en matière de droits humains, tandis que cette technique est reprise par des textes plus ou moins contraignant en matière environnementale. Certes des entreprises en position de porter de telles ambitions politiques, de force - en raison de leur position - ou de gré - par leur raison d'être ou par leur politique de responsabilité sociétale -, doivent le supporter, les transformant en acteurs politiques majeurs. Elles ne sauraient pour autant se substituer aux Autorités publiques, lesquelles d'une part fixent les "buts monumentaux" qu'il s'agit d'atteindre d'une part et qui d''autre part supervisent en Ex Ante et en Ex Post la mise en place et le fonctionnement de ces outils au sein des entreprises cruciales. 

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