𝑫𝒓𝒐𝒊𝒕 𝒊𝒍𝒍𝒖𝒔𝒕𝒓é🗿Droit et Sculture
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► Référence complète : M.-A. Frison-Roche, "La Justice en marbre. Dans l'église San Carlo de Noto, si on lève les yeux, la Justice est là, regardant la Prudence, la Force et la Tempérance", article de la Newsletter Droit & Art, octobre 2025.
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🗺️lire une présentation générale de la ville sicilienne de Noto
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► Résumé de l'article : Dans l'église San Carlo de la ville de Noto en Sicile, un statuaire rassemble la Justice, tenant une balance et dont les yeux ne sont pas bandés, qui regarde face à elle la statue de la Prudence,se penchant vers un enfant qui la regarde. Elle a de part et d'autre la statue de la Force, au pied de laquelle est l'Aigle, et la Tempérance, qui porte un sac très lourd.
Pour contempler les quatre vertus qui s'épaulent les unes les autres il faut d'abord monter les marches très nombreuses qui mènent au bâtiment puis au sein de celui-ci prendre le temps de lever les yeux car elles ont été placées en hauteur, loin du vacarme des passants.
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🔓lire l'article ci-dessous⤵️
Pour Hubert, avec lequel j'ai visité cette église
Dans l'église San Carlo de la ville de Noto en Sicile, avant d'arriver à l'autel , il y a d'abord un espace circulaire vide. Le croyant doit naturellement se placer au centre du dallage en marbre blanc et lever les yeux. Ceux qui avaient conçu cet espace songeaient à ceux qui, aspirant au ciel, lèvent naturellement la tête, croisant ainsi les quatre vertus humaines dont ils sont au carrefour. Aujourd'hui on le fait moins, de cet espace vide et de ce que l'on peut voir en levant les yeux l'on ne trouve quasiment pas trace dans l'espace numérique.
C'est de la façade de l'église que l'espace numérique reproduit les images. L'image de la statue de la Justice a disparu derrière cette façade plus magnifique.
Les croyants et pélerins ont presque disparu. Ces statues ne sont plus guère contemplées ni évoquées. Elles le sont moins que les peintures de Pérouse ou les vitraux d'Albi qui reproduisent aussi les quatre vertus cardinales.
Mais les statues intactes restent là, dans ce cercle à ciel ouvert avant l'autel. Si quelqu'un passe et même s'il ne lève pas les yeux, il sera sous les quatre regards des femmes drapées. Sous le regard de la Justice.
I. LES QUATRE STATUES DE L'EGLISE SAN CARLO DE NOTO
Les quatre statues expriment ce que l’Église veut inculquer, les statuaires comme les peintures étant autant de livres d'écoliers. Mais le drapé qui revêt les quatre jeunes femmes au physique de Diane fait penser à une représentation que l'âge classique donne de la beauté grecque davantage qu'à une modestie biblique. L'aigle qui accompagne l'une d'elle suffit à montrer que la doctrine pieuse a été pénétrée d'une autre pensée. Il n'est pas même besoin de lire la mention des quatre vertus cardinales, conçues par les philosophes grecs, notamment Aristote, pour être informé du mélanges des genres au cœur même de cet édifice chrétien, translation qu'opéra parmi bien d'autres Saint Thomas d'Aquin.
Puisqu'il s'agit d'instruire, leur nom est écrit devant chaque niche des quatre statues, tandis qu'un symbole les marque.
La "Justice" fait face à la "prudence" tandis qu'à côté d'elle se dresse la "force" et se tient la "tempérance". La justice possède une balance et avait naguère une épée. A pied de la Force un aigle se tient. La Fempérance porte par son col un sac lourd. La Prudence se penche vers un enfant.
La Charité ne fait pas partie des "vertus cardinales", puisqu'elle appartient au cercle, plus haut, des trois vertus théologales, à côté de la Foi et de l'Espérance. Le regard devra monter davantage.
La statue de la Justice est dans l'entredeux, entre le sol où chacun passe, puisqu'elle est haute vertu, ce qui embarasse toujours le ministère mais l'enorgueillit aussi, et le ciel, sous lequel le Doyen Cornu aimait dire qu'il parlait.
La Justice est ici représentée avec ses attributs qui nous sont familiers, la balance et le glaive. Mais elle n'est pas seule. Elle ne doit jamais l'être. Elle est attachée aux trois autres statues entourant l'espace où nous sommes.
II. LA STATUE DE LA JUSTICE REGARDANT LA STATUE DE LA PRUDENCE
Le temps a fait disparaître le glaive, mais l'on retrouve dans la statue tous les attributs de la justice, qui regarde droit devant elle. Non, pas de bandeau. Une balance, cela s'effrite moins vite qu'une épée. Elle n'a pas les yeux bandés, elle ne penche pas vers l'être humain (c'est la prudence qui le fait pour elle), elle ne se tourne pas vers Dieu (ce sont les trois vertus théologiques qui expriment cela). Elle est là, drapée dans la majesté de la règle, tenant la balance. Qu'elle ait depuis perdu son glaive de marbre, est-ce si grave si elle continue à faire alliance avec la Force et l'Aigle vigilant de celle-ci ? Non, puisqu'elle est la soeur de la Prudence, la Force lui vient en appui et la Modération la contient.
Elle fait donc face à la Prudence. La prudence, est l'intime de la justice, à tel point qu'elles se fondirent dans le terme de "jurisprudence". Si la prudence est une vertu que l'être humain tient dans son cœur, c'est parce qu'y siège le discernement, l'aptitude à distinguer le bien du mal, le vrai du faux, tâche sans laquelle l'acte de justice n'est pas possible.
L'ordre de préséance entre la prudence et la justice n'est pas de nature protocolaire. Il est d'ordre logique et moral. Le livre V de l’Éthique à Nicomaque le posa. La justice est un art pratique. Pour juger, il faut au préalable discerner. La prudence est l'art du discernement. L'on peut discerner (prudence) et se faire ainsi une représentation d'une situation sans avoir à prononcer dans un second temps un jugement à son propos . Mais l'on ne peut juger sans discerner. C'est pourquoi la prudence doit toujours précèder la justice, même si la prudence n'a pas le dernier mot puisque c'est le Juge qui écrit, la prudence n'exprimant que la Raison qui pliera devant le jugement. Mais elles se regardent toujours, donc le jugement suivra la Raison.
C'est la Prudence qui, écoutant l'un, écoutant l'autre, ne peut qu'être mesurée et protège toujours. En cela, elle est en lien avec la Tempérance. Elle est penchée sur l'enfant. La Justice qui détacherait ses yeux de la Prudence qui regarde l'enfant, seul être humain de ce statuaire, devrait nous inquiétait tous car elle pourrait manier son glaive sans que la vertu corrélée de la Prudence ne retiennen plus son bras, la privant de discernement.
Les allégories de la Prudence la représente souvent avec un miroir, un serpent ou plusieurs visages, puisqu'elle exprime la capacité à discerner le vrai du faux. Si elle devait se perdre, alors les miroirs trompeurs et les serpeurs viendraient.
A Noto, la Prudence se penche sur l'enfant. Pas de serpent, pas de miroir, pas de duplicité, pas de piège puisque les quatres statues se regardent. Un enfant déjà grand qui regarde la vertu de Prudence, laquelle ne regarde pas droit devant elle comme le fait la Justice mais regarde l'enfant. Raison de plus pour donner préséance toujours à la vertu de Prudence.
III. LA STATUE DE LA JUSTICE A COTE DE LA STATUE DE LA FORCE
Juger requiert aussi de s'associer à la Force.
Il faut la vertu de la Force pour juger car trancher, ce qui est acte de justice, suppose la Force de dire que celui qui a raison et dit vrai doit gagner, comme de dire que celui qui a tort et qui ment doit perdre.
Si nous sommes si souvent défaillants et injustes, ce n'est pas par "imprudence", c'est-à-dire par manque de discernement, sachant bien souvent qui a raison et qui a tort, mais par faiblesse car en jugeant nous savons que nous nous engendrons des ennemis, ce qui a un prix que nous n'avons la Force de payer. Cela coûte trop cher d'être juste. La vertu de la force est donc la vertu du courage, la première des vertus selon les Romains.
C'est pourquoi, au cœur de cette église, comme dans tant d'autres, la Justice s'appuie sur la Force qui est à côté d'elle. Le symbole de la Balance qui découvre qui a raison et qui a tort grâce au discernement du cœur de la Prudence doit s'appuyer à son tour sur l'Aigle de la Force.
A Noto comme partout ailleurs en Sicile, les Aigles en pierre sont là, trace de Frédéric de Hanovre. Mais ici c'est la force du Droit qui se donne à voir et permet à celui qui donne raison et reprend par son jugement la vérité des faits et donne raison à celui-ci qui a raison, exerce la puissance de mener à bien cet office exténuant de justice. Car c'est si fatiguant d'être juste.
Cette Force n'est pas extérieure au Juge, elle ne vient pas d'un appareillage administratif, contrairement à ce que l'on dit si souvent en affirmant que le Droit viendrait de la puissance de l'Etat qui prête la "main forte" de sa police à l'activité de juris-dictio du juge, elle vient de la vertu du Juge lui-même, dans ce maillage serré des quatre vertus cardinales : si l'une manque, chacune des autres s'écroule. Il n'est pas de bon juge sans cette force intérieure, qui fait trancher en faveur de celui que le juge doit protéger. Car nous sommes tous enfant face à la puissance de la Justice.
IV. LA STATUE DE LA JUSTICE A COTE DE LA STATUE DE LA TEMPERANCE
La justice est à côté de la Tempérance. La Tempérance est une vertu humaine dont on parle très peu, vers laquelle l'on ne lève guère les yeux. Elle consiste à ne pas exercer à plein sa Force, sa Prudence c'est-à-dire son aptitude à chercher le vrai et le faux, sa Justice c'est-à-dire à rendre à chacun son du.
C'est une vertu qui met les "Passions" qui nous tentent, passion de trouver la vérité, passion d'exercer notre force, passion d'être juste, dans un grand sac que la tempérance, parce que la Justice est humaine, protège les êtres humains, punit les êtres humains, applique les lois humaines, prend soin de fermer et de tenir par le col.
Carbonnier, qui aimait le Droit, nul ne peut lui contester, écrivit en 1995 un livre pour exprimer sa crainte que la Vième République ne soit dévorée par la "Passion du Droit".
IV. NE JAMAIS SEPARER LES QUATRE STATUES DE NOTO
Dans le silence de l'église de San Carlo, les quatre statues de marbre continuent d'exister les unes par les autres dans leur sagesse.
Il est vrai qu'il faut monter des marches pour aller les regarder se regarder les unes les autres.
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