En pensées pour Pierre Crocq, qui aimait le Droit et n'aimait pas la Cour
Jean de La Fontaine écrivit une fable, dont le titre : Le Berger et le Roi
En voilà le texte.
Deux démons à leur gré partagent notre vie,
Et de son patrimoine ont chassé la raison.
Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie.
Si vous me demandez leur état et leur nom,
J'appelle l'un Amour, et l'autre Ambition.
Cette dernière étend le plus loin son empire ;
Car même elle entre dans l'amour.
Je le ferais bien voir ; mais mon but est de dire
Comme un Roi fit venir un Berger à sa Cour.
Le conte est du bon temps , non du siècle où nous sommes.
Ce Roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs,
Bien broutant, en bon corps, rapportant tous les ans,
Grâce aux soins du Berger, de très notables sommes.
Le Berger plut au Roi par ces soins diligents.
Tu mérites, dit-il, d'être pasteur de gens ;
Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes.
Je te fais Juge souverain.
Voilà notre berger la balance à la main.
Quoiqu'il n'eût guère vu d'autres gens qu'un ermite,
Son troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c'est tout,
Il avait du bon sens ; le reste vient ensuite.
Bref, il en vint fort bien à bout.
L'Ermite son voisin accourut pour lui dire :
Veillé-je ? et n'est-ce point un songe que je vois ?
Vous favori ! vous grand ! Défiez-vous des Rois :
Leur faveur est glissante, on s'y trompe ; et le pire
C'est qu'il en coûte cher ; de pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d'illustres malheurs.
Vous ne connaissez pas l'attrait qui vous engage.
Je vous parle en ami. Craignez tout. L'autre rit,
Et notre ermite poursuivit :
Voyez combien déjà la Cour vous rend peu sage.
Je crois voir cet aveugle à qui dans un voyage
Un serpent engourdi de froid
Vint s'offrir sous la main : il le prit pour un fouet.
Le sien s'était perdu, tombant de sa ceinture.
Il rendait grâce au ciel de l'heureuse aventure,
Quand un passant cria : Que tenez-vous, ô Dieux !
Jetez cet animal traître et pernicieux,
Ce serpent. C'est un fouet . C'est un serpent, vous dis-je.
A me tant tourmenter quel intérêt m'oblige ?
Prétendez-vous garder ce trésor ? Pourquoi non ?
Mon fouet était usé ; j'en retrouve un fort bon ;
Vous n'en parlez que par envie.
L'aveugle enfin ne le crut pas ;
Il en perdit bientôt la vie.
L'animal dégourdi piqua son homme au bras.
Quant à vous, j'ose vous prédire
Qu'il vous arrivera quelque chose de pire.
Eh ! que me saurait-il arriver que la mort ?
Mille dégoûts viendront, dit le Prophète Ermite.
Il en vint en effet ; l'Ermite n'eut pas tort.
Mainte peste de Cour fit tant, par maint ressort,
Que la candeur du juge, ainsi que son mérite,
Furent suspects au prince. On cabale, on suscite
Accusateurs et gens grevés par ses arrêts.
De nos biens, dirent-ils, il s'est fait un palais.
Le prince voulut voir ces richesses immenses ;
Il ne trouva partout que médiocrité,
Louanges du désert et de la pauvreté ;
C'étaient là ses magnificences.
Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix.
Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures.
Lui-même ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris
Tous les machineurs d'impostures.
Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux,
L'habit d'un gardeur de troupeaux,
Petit chapeau, jupon, panetière, houlette,
Et je pense aussi sa musette.
Doux trésors, ce dit-il, chers gages qui jamais
N'attirâtes sur vous l'envie et le mensonge,
Je vous reprends ; sortons de ces riches palais
Comme l'on sortirait d'un songe.
Sire, pardonnez-moi cette exclamation.
J'avais prévu ma chute en montant sur le faîte.
Je m'y suis trop complu ; mais qui n'a dans la tête
Un petit grain d'ambition ?
Lire ci-après l'exégèse et l'analyse de la fable
La Fontaine raconte l'histoire d'un Roi qui se promène dans son royaume et voit un berger qui vit avec une assez bonne aisance car il a réussi dans son activité d'élevage et ses troupeaux couvrent les près. A partir de ce constat, le Roi décide d'en faire un "juge souverain". Ce qui suppose que le Berger vienne à la Cour. Ayant accepté et ainsi promu, le Berger fait l'objet de cabales, les autres favoris affirmant au Roi que le promu a fait fortune grâce à sa nouvelle activité qui l'ont couvert d'or. Le Roi finit par aller vérifier lui-même mais dans les coffres du Berger que les objets de peu de valeur que celui-ci avait déjà avant. Le Berger assistant à tout cela affirme qu'il savait, bien qu'innocent et bien que prévenu par un ermite sage des intringues qui seraient montées contre lui, que tout cela arriverait. Mais il conclut qu'il vînt tout de même à la Cour car - reprenant la formule générale du début de la Fable - deux sentiments animent le coeur des êtres humain : l'amour et l'ambition. Et même la graine de l'ambition se glisse dans l'amour. C'est ce qui lui arriva. En cela, il savait qu'il chuterait. Et, pour l'exprimer par un oxymore, monta pourtant vers sa chute.
N'est-ce pas une histoire mystérieuse ?
Laissons-là le récit, que l'on répète sans cesse de l'histoire de Fouquet face à Louis XIV, et d'une lecture plus innocente car la fable ne se réduit pas à ce plaidoyer-là,
I. ANALYSE EXEGETIQUE DE LA FABLE LE BERGER ET LE ROI
1. "Le conte est du bon temps , non du siècle où nous sommes."
C'est une histoire qui se termine bien. Non pas que le Berger ne chute pas, car il chute, mais enfin son honneur est restauré car preuve est faite qu'il ne s'était pas enrichi, dissimulé sous le service public.
Le Berger calomnié, suspecté par le Roi lui-même, courageux car n'écoutant pas le sage Ermite, gagne : la preuve est faite de son honneteté.
Mais La Fontaine souligne bien que cela valait pour le "bon temps" (c'était le bon temps) mais plus pour son aujourd'hui à lui qu'était le Grand Siècle.
Cela est mis au début de la Fable : qu'est-ce qui ne vaut plus ? Plus rien de tous ces éléments ?
Ni le désintéressement des juges ? Ni le fait qu'il suffit de bien gérer les bêtes pour bien gérer les hommes ? Ni le fait qu'il suffit d'être honnête pour n'être pas jugé coupable ? Ni le fait que les cabales ne prospèrent pas car le Gouvernant les écoute dans un premier temps mais dans un second va vérifier lui-même et, preuve faite, se réconcilie avec le serviteur dévoué avec lequel il a suspendu par provision les liens ?
En raison de sa position dans le texte, rien de tout cela ne vaut. Et aujourd'hui ?
2. "troupeau qui couvrait tous les champs ..., bien broutant, ... rapportant tous les ans, grâce aux soins du Berger, de très notables sommes"
Le Berger est riche. Pas très riche, mais suffisamment. Il n'est pas commerçant, sa fortune s'accroît mécaniquement (les troupeaux paissent et s'accroissent naturellement), mais il en prend soin. Cela correspond à la noblesse de robe, celle qui fait les Parlement. Car il est besoin d'être suffisamment riche pour n'être pas intéressé.
Et comme ce Berger est un modèle de vertu, car La Fontaine était très fidèle à Fouquet, non seulement il ne s'enricha pas à la Cour mais y ayant perdu ses moutons, il y perdit plutôt de la fortune, puisque dans ses coffres le Roi ne retrouva que moins que des "notables sommes", mais juste des objets. Et quels objets !
3. "le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux, l'habit d'un gardeur de troupeau, petit chapeau, jupon, panetière, houlette, et je pense aussi sa musette"
Plus que le Juge ne roulait plus sur l'or, ses biens étaient désormais "utiles".
La Fontaine y décrit l'appareillage de sa fonction : l'habit dont il a besoin pour sa fonction et ce dont il a besoin pour se nourrir (sa "musette").
Ainsi en exerçant sa fonction publique, il ne reste plus rien, puisque ses habits sont en "lambeaux" et il ne lui reste que ses outils. Et ce sont ses outils qui prouvent son innocence, et par leur utilité et par le fait qu'ils sont seuls présents.
Car si son or, pourtant gagné par le "mérite" lui qui fût recruté par selon ce critère-là (du fait des calomnies, le Roi en vient à suspecter l'innocence et les mérites du juge, ce qui suppose qu'il le vînt venir à la Cour selon ses deux critères, "la candeur du Juge, ainsi que son mérite, furent suspects au Prince") était resté dans ses coffres, à côté des habits qui n'avaient de raison de tomber en "lambeaux", à côté des outils avec lesquels jusque là les "notables sommes" avaient fait bon ménage, avait été retrouvé, que se serait-il passé ?
Il n'aurait pu prouver son innocence, son dévouement.
Même en le faisant, il chute néanmoins.
4. "J'avais prévu ma chute en montant sur le faîte"
Innocent et innocenté, il chute pourtant. Et en montant, il savait qu'il chuterait.
Pourquoi ?
Et c'est la règle que la fable illustre. Règle mystérieuse.
Il y a dans le coeur des hommes deux principes : l'amour et l'ambition.
Si seul l'amour règne, alors cela engendre la fable des deux pigeons et malgrè de terribles aventures, la fable finit bien. Mais il suffit d'un "grain d'ambition", et non seulement d'un grain d'ambition contre l'amour mais même un "grain d'ambition dans l'amour pour que, malgré l'innocent innocenté, la fable finisse par la chute.
N'est-ce pas une terrible fable ?
Mais à propos, l'ambition de quoi ?
Et l'amour de quoi ?
L'ambition, c'est l'ambition d'être aimé du Roi, l'ambition d'être à la Cour. C'est pourquoi il n'écoute rien de ce que lui dit l'Ermite qui, par nature, est éloigné de la Cour. Il ne peut donc l'entendre puisque la graine de l'ambition lui dévore le coeur.
Et l'amour de quoi ?
La Fontaine, puisque c'est l'aujourd'hui de son Siècle, dirait que c'est aussi l'amour du Roi, qui à cette époque ne faisait qu'un avec la Cour. Ainsi, comme dissocier l'Amour et l'Ambition, car l'un et l'autre ne font qu'eux. Comme "aimer d'amour tendre", comme le font les deux merveilleux pigeons, quand on aime le Roi ? c'est impossible.
Il faut ne pas aimer le Roi et n'aimer que la Cour. Il faut être les courtisans. Il y en a, il y en a beaucoup. Ils n'aiment que la Cour. Norbert Elias les a si bien décrits.
Mais celui qui aime le Roi, nous dirions aujourd'hui qui aiment l'Etat, qui aiment le Service public (oui, cela se dit encore), comment peut-il ne pas aimer la Cour, si le Roi a totalement identifié la Cour à Lui, comme l'inventa Louis XIV ? C'est impossible. Ainsi, le Berger, dès le départ, connait sa chute.
II. "POUR ALLER PLUS LOIN"
Cette citation renvoie à la formule de Carbonnier qui, s'appuyant sur un texte comme sur un tremplin allant "plus loin", non pas lui-même, mais comme une invitation : "pour" aller plus loin.
Avec La Fontaine, on y est toujours invité. Carbonnier ne s'en priva pas, puisqu'il se référa à "l'âne portant relique" pour décrire l'ensemble du judiciaire ou à "à beau mentir qui vient de loin" pour décrire l'ensemble du droit comparé et l'art législatif qui suppose que l'on soit comme étranger à son propre pays.
Ici, la première question que l'on se pose vient d'un étonnement : toute la fable porte sur le juge, et pourtant ce mot-là n'est écrit nul part.
1. Le personnage non-écrit : le Juge
Il n'est mentionné qu'une fois, au détour d'un vers qui parle plutôt du Gouvernant que de lui-même, de ses qualités d'homme (la candeur étant à prendre au sens romain du terme, c'est-à-dire l'innocence) que de son statut de magistrat : " la candeur du juge, ainsi que son mérite, furent suspect au Prince".
Ainsi le juge est un personnage comme un autre, n'a pas de qualité particulière, il est "berger des hommes".
Il est proche du Gouvernant ; à l'époque, celui-ci était encore source de toute justice, et le mécanisme de la justice retenue fonctionnait encore.
Parlons-en donc un peu, maintenant que l'on distingue le juge en tant que personnage, au point d'en faire le pivot de nos démocratie, au point d'en faire une vedette.
La plupart des commentateurs ne prête pas attention au fait que le personnage à la Cour est un juge, mais le juriste lecteur, puisque cela est dit, le prend à la lettre et se demande pourquoi il le vit non seulement "Grand" mais encore "Juge".
2. La candeur et le mérite sont-ils les critères de recrutement ? Suffit-il d'avoir su constituer et garder les troupeaux pour faire un bon magistrat, fortune faite ?
Cela n'est pas une conception datée du recrutement des magistrats : c'est une conception bien anglaise que de procéder ainsi.
Pour que le magistrat exerce son magistère avec innocence, c'est-à-dire avec l'impartialité de sa robe ("candida" renvoyant pour les sénateurs romains à la blancheur de leur robe, c'est-à-dire à leur impartialité dans l'exercice de leur office, gage leur permettant d'être "candidats" pour de telles fonctions de pouvoir), il convient encore qu'il soit plus fortuné, le profil recherché étant donc l'avocat ayant réussi, y compris matériellement.
La nécessité des "mérites" renvoie ici à l'expérience préalable, diversifié, appréciée, avec des résultats visibles, telle que les systèmes anglais et américains les conçoivent.
Ne veut-on pas réformer l'ENA sur une telle idée ? Voire l'ENM ?
Car les candidats à l'ENA et ceux qui réfléchissent à la moins pire façon de recruter ceux qui exercent le pouvoir sur les autres non seulement connaissent La Princesse de Clève mais connaissent aussi La Fontaine.
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