Publication : participation dans une publication juridique collective
► Référence complète : Frison-Roche, M.A., La déontologie dans un monde ouvert et concurrentiel, in Servir le public au XXième siècle : les institutions ordinales plus utiles que jamais, CLIO, 2013, p.56-61.
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Je vous remercie de votre invitation. Les échanges de ce matin se sont révélés d’un grand intérêt. J’ai notamment pris connaissance du sondage présenté en introduction, qui m’est apparu édifiant dans ce qui a été démontré de l’organisation ordinale, sans doute avec quelques confusions entre l’ordinalité et les professions libérales. En effet, le premier qualificatif attribué à ces ordres ou aux professions libérales (mais l’on peut estimer qu’il y a symbiose…) était le « professionnalisme ». Or, cette qualité est associée généralement aux acteurs de marché. En revanche, j’ai relevé, comme l’a aussi fait le représentant de l’association de consommateurs, la dénonciation d’un certain « corporatisme » et d’un « conservatisme ». Ces deux travers, voire « vices », sont souvent combattus par le marché, qui les balaye par son « grand vent », le marché apparaissant ainsi sous l’égide de la modernité, exprimée plus techniquement et plus juridiquement par le droit européen de la concurrence européenne. C’est pourquoi, à première vue, le droit de la concurrence s’oppose à l’organisation des ordres.
Par conséquent, ce que j’ai retenu des tables rondes de grande qualité de ce matin, c’est qu’il existerait, d’une part, le marché concurrentiel avec des acteurs en compétition, modernes et qui proposent des services et, d’autre part, la tradition qui conserve des valeurs et qui doit le faire comprendre à la Commission européenne. Je dois avouer avoir été effrayée d’entendre Mattias Guyomar, dont je connais la grande science, la finesse d’analyse et la perspicacité, expliquer que les ordres étaient « l’expression du service public ». En effet, lorsque dans les années 1990, EDF par exemple avait affirmé devant la Commission incarner le service public, la notion de « service public à la française » apparaît en 1995, on pouvait prédire la fin du monopole de l’entreprise publique ... En effet, expliquer à la Commission que l’on est le gardien consubstantiel de l’intérêt général, cela relève d’une technique de duel… La directive de 1996 fit plier la France, la loi de 2000 ouvrit le secteur à la concurrence (le législateur se consola par le titre de la loi, qui intégra l’expression « service public ».
Forte de ce que j’ai donc pu observer sur une quinzaine d’années dans ces types de secteur, je ne voudrais surtout pas que les ordres soit, pèchent en ignorant la Commission et le droit de la concurrence, soit l’affrontent en affirmant que le droit de la concurrence n’a rien à faire en ce qui les concerne et qu’ils n’ont pas de compte à rendre à la Commission. Ne soyez pas le nouvel EDF…
Je vais donc essayer, comme on m’y a invitée, de déterminer la compatibilité des termes que sont : marché, modernité, ordre, service public et État. Ces termes s’opposent-ils et, dans ce cas, où se positionnent les organisations ordinales dans ce champ ? Pouvons-nous envisager ces notions et leur articulation autrement que dans une ignorance réciproque ou un affrontement (qui se résoudrait alors par la primauté du droit de la concurrence).
En effet, si je prends comme première hypothèse que le marché, espace d’efficacité économique, et les ordres gardiens du respect de la déontologie, sont hétérogènes l’un aux autres, alors, parce que le marché est plus puissant comme mécanique que les ordres comme institutions, il faudrait en conclure que la déontologie ne pourrait plus survivre aux exigences économiques des agents, qu’ils soient consommateurs ou qu’ils soient les professionnels eux-mêmes (agents économiques organisés en entreprise). Ainsi, la déontologie serait en voie de disparition et la capacité des ordres à rendre effective les normes déontologiques, ex ante par l’éducation et ex post par les sanctions, serait illusoire.
Plus précisément, si je prends pour hypothèse que marché et ordres professionnels se contredisent et si je me place du point de vue du marché, il existerait le marché de la santé, de l’architecture ou du droit d’une part, des demandes de soins ou de services, et une offre de soins ou de services d’autre part. Il existerait également des entreprises ayant des compétences acquises par l’apprentissage, qui se connecteraient aux besoins du marché et s’ajusteraient. Ceci correspond au mécanisme de marché, qui est fondé sur le désir et la volonté, le désir du vendeur de vendre et le désir de l’acheteur d’acheter (c’est le désir qui donne à l’agent sa place sur le marché), et leur volonté qui s’ajustent naturellement au gré de ces désirs, ce qui produit un « prix de marché » naturel (le « juste prix »).
Si l’on part d’une telle conception, si traditionnelle de ce qu’est un marché, c’est alors l’État qui intervient « de l’extérieur », en exprimant les valeurs fondamentales qu’il veut promouvoir, à savoir la déontologie, le service public et le fait de se comporter correctement. Il pose, parce qu’il est l’État, que sa volonté est supérieure aux volontés individuelles qui s’ajustent sur le marché : il exprime l’intérêt général. C’est pourquoi, en tant que puissance, il réglemente certains métiers et confie, par délégation normative, à des ordres des pouvoirs disciplinaires, de sanction ou de contrôle.
Ainsi, dans cette première hypothèse d’hétéronomie entre normes de marché et normes émises par les ordres, d’hétérogénéité entre marché et ordre, l’État et les ordres s’opposent aux autorités de concurrence, qui s’appuient sur la notion principielle de marché.
Mais si l’on en reste à cette première logique, alors, si j’avais un tempérament joueur et facétieux, si je devais jouer et miser, face à l’État, je parierais sur la Commission européenne ! En effet, l’État, par exemple la France, est devenu plus petit par rapport au territoire européen, tandis que la Commission européenne se prévaut d’un marché intérieur qu’elle construit par une « politique de la concurrence » et pour l’avènement duquel les frontières se dissolvent. Dès lors, comment l’État français pourrait-il, en rester dans cette logique d’affrontement garantir, dans le cadre des organisations ordinales, la préservation des valeurs déontologiques ? Les paris sont ouverts …
Mais prenons bien plutôt dans un second temps l’hypothèse dans laquelle marché et organisation ordinale ne sont pas hétérogènes, parce qu’efficacité économique et valeurs déontologique ne sont pas hétérogènes. En effet, la déontologie est une « valeur de marché », et les ordres en sont les gardiens les plus appropriés.
Tout en continuant à me placer du côté de la concurrence, en appréhendant celle-ci d’un point de vue plus économique, l’on doit chercher aujourd’hui à désigner les moteurs du marché et ses principaux risques et défaillances (market failures).
En effet, le premier problème du marché est la confiance. La confiance est un bien public, non rival. Cela signifie qu’il est produit par le marché mais qu’on ne peut l’acheter ni le vendre, que celui qui engendre de la confiance et la communique à un tiers ne porte pas pour autant cette confiance, au contraire (bien non-rival). Dès lors, un marché ordinaire fonctionne d’ordinaire sur la défiance entre les acteurs s’il est très simple et que les demandeurs ont le temps de vérifier les informations proposées par leurs offreurs, par exemple en faisant des études, en recrutant des experts, en posant des questions, etc. Parce que le demandeur n’a pas les informations pertinentes sur le produit ou le service et que l’offreur ne veut pas les lui donner (le demandeur et l’offreur sont ennemis, le vendeur veut vendre le plus cher possible, l’acheteur veut acheter le moins cher possible), il souffre d’asymétrie d’information. Pour la réduire, il doit dépenser des fortunes. Dès lors, la défaillance de marché qu’est l’asymétrie d’information n’est résolue que par une autre défaillance de marché qu’est le coût pour le demandeur de se procureur l’information parce qu’il ne peut avoir confiance dans l’offreur.
Mais si l’État met un système de régulation qui consiste à poser une « étiquette » sur une profession, réglementée, contrôlée par un ordre, alors le demandeur peut faire « confiance à l’aveugle » parce qu’il sait qu’il n’a pas à vérifier la compétence générale de son interlocuteur, professionnel libéral « tenu » par un ordre, ni le service particulier qui lui sera donné, car il sait qu’un système d’éducation et de sanction le « tient ».
Ainsi, lorsque certaines activités sont très risquées pour les individus et portent sur leurs personnes mêmes, qu’elles doivent s’en reporter en toute confiance à celui qui sur un marché ordinaire serait leur « ennemi » mais qui, par déontologie, devra préférer l’intérêt du client ou du patient au sien propre, l’État valide un système ordinal comme colonne vertébral qui injecte de la confiance sur le marché. Sans cela, le marché ne peut tenir.
En outre, comme les ordres permettent aux offreurs de constituer de véritables « professions », avec des rituels, des appellations, des diplômes, des costumes, la consommation de services devient moins coûteuse pour le consommateur. En effet, il lui faut mais il lui suffit d’avoir affaire à un avocat, un médecin, un architecte, un géomètre, un infirmier, etc., pour ne pas avoir à « chercher plus loin », c’est-à -dire à endurer le coût de la recherche d’information. Il résout la difficulté de l’asymétrie d’information en s’en remettant à l’avocat parce qu’il est avocat, au médecin parce qu’il est médecin, etc. Cela suffit. C’est pourquoi le marché requiert absolument des ordres qu’ils veillent à ce qu’il n’y ait pas d’usurpation de titre ou de diplôme car sinon tout le système de confiance peut s’effondrer.
Or, cette confiance est cruciale parce que d’une part le demandeur n’a pas le temps de faire son apprentissage. On ne recourt pas tous les jours à un avocat, un médecin, un architecte, un vétérinaire, etc. D’autre part, ne sombrons pas dans le défaut du droit de la concurrence qui présente les choses, c’est-à -dire la vie, d’une façon trop désincarnée, le demandeur confie souvent au professionnel libéral ce qu’il a de plus précieux : sa vie (tous les professionnels de la santé), sa liberté (tous les professionnels judiciaires), son patrimoine (tous les professionnels du chiffre). Ainsi, le demandeur qui est faible doit pouvoir s’en remettre. Les ordres doivent être là pour que le professionnel « se tienne », alors que sur un marché ordinaire les offreurs sont rationnels et opportunistes (par exemple n’offrent pas de prestations gratuites).
Cette confiance, dont tous les économistes et les spécialistes des marchés ne cessent de parler aujourd’hui, est à la fois ce qui ne se vend pas sur un marché et ce qui est le plus précieux pour qu’un marché prospère, le bien public sous-jacent.
Les ordres ont la fonction économique de produire et de maintenir dans le temps cette confiance qui doit émaner d’une profession en tant qu’elle est une profession « tenue » par des principes communs qui font jusqu’à prévaloir l’autre à soi et par les sanctions par celui qui chercherait à abuser du crédit fait à la profession dans son ensemble pour son seul profit (théorie économique du « passager clandestin »). La discipline est ainsi au cœur du système, et de l’activité des ordres, qui rendent ainsi la profession identifiable et crédible, le consommateur devant pouvoir s’en remettre au professionnel, en tant que celui-ci est tenu de l’intérieur par l’ordre.
C’est pourquoi pour ma part je ne partage pas du tout les opinions selon lesquelles les ordres relèveraient du passé (même si c’est pour dire qu’il faut « sauvegarder » le passé) et qu’il faut, de manière défensive, lutter contre la logique du marché concurrentiel. Je crois au contraire à la modernité du système ordinal, en ce qu’il est apte à résoudre des défaillances du marché lui-même.
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