par Marie-Anne Frison-Roche
►Référence complète : M.-A. Frison-Roche, "Les décisions des juges et des régulateurs favorisent-elles la compétitivité des entreprises françaises ?", in Revue Droit & Affaires, La compétitivité de la règle de droit, 11ième vol., Université Panthéon-Assas, avril 2014, p.140-157.
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►Résumé de l'article : l'essentiel pour qu'une entreprise et/ou une place puissent se développer tient à ce qu'elle puisse anticiper.
Parce que le sujet porte sur le juge et le régulateur, et non pas sur toutes les sources du droit, ce qui mènerait sinon à traiter du thème de la sécurité juridique, il convient de déterminer ce que les entreprises sont en droit d'attendre d'un juge ou d'un régulateur.
Une entreprise est en train d'attendre de ceux-ci qu'ils ne soient pas "discrétionnaires", car ils n'ont pas de légitimité à l'être et l'effet de surprise est nuisible à l'économie.
Pour éviter des marges excessives de discrétion, il est inutile de fait de contrôler le juge, car il est lui-même le contrôleur et l'on s'épuise à chercher le gardien du gardien.
Le seul moyen est l'observation par l'autorité de régulation et par les juridictions d'une cohérence de principes auxquels elles se tiennent.
Dans le vocabulaire nord-américain, cela est désigné comme la "doctrine" des administrations et des cours.
Ainsi, la compétitivité de l'économie française sera favorisée par les régulateurs et par les juges, non pas parce qu'ils seraient plus doux, cléments et libéraux, mais parce qu'ils se tiendraient à une doctrine, laquelle réduiraient leur marge de discrétion, qui est la pire des choses pour la sécurité des investissements et de l'action vers le futur, définition même de l'entreprise.
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Les opérateurs demandent aux juges et au régulateurs de produire des décisions claires, cohérentes et prévisibles.
Cela est légitime et l'on retrouve non seulement cette demande partout mais les juridictions et les pouvoirs publics expriment également cette ambition.
Pourtant, ce thème n'a pas à être ici particulièrement développé, car il est commun à l'ensemble du droit : c'est tout le droit qui doit être aussi clair, prévisible et cohérent qu'il est possible, non seulement dans chacune de ses manifestations, les lois, les décrets, les décisions, les contrats, etc., mais encore dans le système juridique même, par exemple le fonctionnement de la hiérarchie des normes.
Ainsi, contrairement à ce qu'il est affirmé parfois, les entreprises ne requièrent pas le droit le plus simple et le moins coûteux "en soi", comme le donne à penser les rapports Doing Business , mais dans un rapport de proportionnalité le plus simple et le moins coûteux possible au regard de l'efficacité requise : ainsi, si la situation et le but sont complexes, alors le droit devra être complexe, et les entreprises demandent la finesse de ce droit complexe, si l'adéquation du droit passe par là.
Cette limitation peut venir de l'extérieur, si le Législateur vient limiter le pouvoir des juges et des régulateurs. Mais l'expérience montre que, "nécessité faisant loi", et "la fin justifiant les moyens", deux principes du droit économique..., juges et régulateurs s'appropriant les pouvoirs dont ils ont besoin.
De la même façon, le contrôle de légalité que les juges exercent sur les régulateurs est souvent formel et ne suffit pas à limiter leur marge de discrétion.
Dès lors, la solution ne peut venir que d'en façon endogène, c'est-à-dire des juridictions et des autorités de régulations elles-mêmes. Il faut qu'elles construisent un "corps de doctrine", par lesquelles elles expriment des principes d'intelligibilité et les "lignes directrices" de leur action dans le temps (guidelines). Cette doctrine doit les tenir et leur être opposable.
Ainsi, aux Etats-Unis, les administrations et les juridictions ont une "doctrine" développée d'une façon interne, dont les entreprises se prévalent. En France, on retrouve cette idée à travers la "doctrine fiscale", mais il conviendrait de l'étendre à l'ensemble des Hautes Juridictions et aux Régulateurs pour que les entreprises, au-delà des techniques ponctuelles, comme celle du rescrit, puissent s'en prévaloir.
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Indépendamment de cette approche générale, le droit économique s'appuie sur des cas.
Pour chaque cas, il convient de mesurer si l'effet économique est heureux ou non. Pour chaque cas, cela varie.
Ainsi, lorsque la chambre mixte de la Cour de cassation, par deux arrêts du 17 mai 2013, a décalqué de l'imbrication objective d'une opération économique la notion juridique d'indivisibilité objective entre deux contrats, alors même qu'une clause insérée posait qu'ils étaient indépendants l'un de l'autre, la Cour a d'une façon heureuse traduit la réalité économique dans le droit, le contrat étant la concrétisation d'un projet économique entre opérateurs.
En revanche, lorsque le Conseil d'Etat par un arrêt du 24 juin 2013, Société Colruyt, sanctionne une absence de déclaration de prise de contrôle, ayant perturbé le contrôle des concentrations par l'Autorité de la concurrence, alors même que l'entreprise concernée ne savait pas qu'elle était montée dans le capital social de la société concernée, qu'elle fait l'objet d'une sanction, l'Autorité de la concurrence s'étant saisie d'office (ce qui lui permet d'être de fait à la fois juge et partie), le juge méconnaître la situation économique dans laquelle est l'entreprise en question, méconnaître la règle de l'impartialité et méconnaître le droit de la répression, pour mieux préserver la puissance du régulateur.
Tandis que si l'on examine l'arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 10 juillet 2013, il est difficile d'apprécier économiquement la censure que l'arrêt opère du raisonnement par lequel les juges du fond avaient admis de ne engager la responsabilité d'un laboratoire pharmaceutique du fait d'une vaccination ayant provoqué une sclérose en plaque, du fait que cette vaccination systématique avait par ailleurs sauvé de très nombreuses vies. En effet, s'il est vrai que le calcul coût/avantage est effectivement écarté, ce qui paraît regrettable, en réalité, imposer ainsi une réparation de la victime quoi qu'il arrive revient à imposer clairement une socialisation des risques médicaux, ce qui devient une norme, laquelle doit être internalisée par les entreprises, notamment dans leur pratique d'assurance.
Enfin, lorsque la Commission des sanctions de l'Autorité des Marchés Financiers (A.M.F.) sanctionne le 8 novembre 2013 deux blogueurs pour avoir présenté la Société Générale comme présentant un risque systémique parce qu'elle n'aurait pas respecté des normes comptables, propos fantaisistes qui ont engendré un effondrement des cours de la banque, les blogueurs ont été heureusement sanctionnés. En effet, ils sont des informateurs du marché, comme le sont d'autres opérateurs plus institutionnalisés.
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En conclusion, il convient que les Hautes Juridictions et les Autorités de régulation produisent des "doctrines" auxquelles elles se tiennent pour le présent et pour l'avenir au grand bénéfice des entreprises, le droit n'ayant par ailleurs à être "clair et peu coûteux" qu'autant qu'il est possible, ce qui est peu fréquent en matière économique.
En outre, il est opportun qu'un organisme tienne un "tableau de bord" des décisions rendues par les juridictions et les régulateurs pour mesurer au cas par cas les effets économiques heureux et malheureux de chacune des décisions prises.
Ainsi, par une doctrine générale et par une analyse casuistique, l'on pourrait mesurer si les juridictions et les régulateurs français sont ou non utiles ou néfastes à la compétitivité française. En effet, pour l'instant, au-delà des propos généraux et des pétitions de principe, l'on n'en sait rien. L'on ne pourrait le savoir que si l'on peut d'une part s'appuyer sur de véritables "doctrines" émanant des juridictions et des régulateurs d'une part et sur des analyses suivies de chaque cas et de chaque "jurisprudence" des tribunaux et des régulateurs d'autre.
"Vaste programme"...
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