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► Référence complète : M.-A. Frison-Roche, "Lignes de force de l'ouvrage La juridictionnalisation de la Compliance", in M.A. Frison-Roche (dir.), La juridictionnalisation de la Compliance, Journal of Regulation & Compliance (JoRC) et Dalloz, coll. "Régulations & Compliance", 2023, p. 1-28.
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► Cet article constitue l'introduction de l'ouvrage ; il est en accès libre.
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📕consulter une présentation générale de l'ouvrage, La juridictionnalisation de la Compliance, dans lequel cet article est publié
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► Résumé de l'article (fait par le Journal of Regulation & Compliance) : Cet article en accès libre ⤵️explique en premier lieu le propos général de l'ouvrage et en deuxième lieu sa structuration en 4 parties.
Puis, en troisième lieu, en suivant la table des matières, cet article reprend en quelques lignes chacune des contributions.
C'est ainsi qu'apparaissent plus nettement encore les "lignes de force" de l'ouvrage "La juridictionnalisation de la compliance
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L’ouvrage 📕La juridictionnalisation de la compliance relève un défi : comment comprendre, mettre en cohérence et anticiper l’évolution d’un droit qui tout à la fois se caractérise comme un ensemble de mécanismes qui se développent au sein des entreprises, en ex ante, ayant pour effet, voire pour objet, d’éviter le juge, alors qu’on ne cesse, jour après jour, de lire de nouvelles décisions de justice en la matière ? Sanctions, contrôles, recours, deals : les juges et les avocats sont partout dans les mécanismes de compliance, créant des situations inédites, parfois sans solution encore disponible. Alors même que la compliance avait été conçue pour éviter le juge et produire de la sécurité en évitant le conflit.
Cette juridictionnalisation est donc nouvelle ; est-elle signe d’un échec ou bien d’une maturité de cette nouvelle branche du Droit ? L’ouvrage montre que dès l’instant que l’on ne conçoit pas la compliance comme une mécanique sans âme d’application automatique de réglementations, mais comme un système dont l’esprit et la normativité s’ancrent dans les buts monumentaux vers lesquels tous convergent, la juridictionnalisation de la compliance est au contraire le signe de sa maturité. Montrer cela malgré les multiples difficultés techniques et anticiper l’avenir du droit de la compliance, dans lequel le juge et les auxiliaires de justice seront au contraire au centre, est le défi relevé par cet ouvrage. En cela, il s’articule profondément avec l’ouvrage précédent sur Les buts monumentaux de la compliance, car c’est pour concrétiser ceux-ci qu’autorités publiques, entreprises et juges font alliance, de la même façon qu’il s’articule profondément avec les deux ouvrages qui suivront, en premier lieu L’obligation de compliance, ouvrage qui vise principalement le contrat car celui-ci est une façon de se contraindre pour atteindre ces buts, le juge étant celui qui contrôle cet instrument. En second lieu, Le système probatoire de la Compliance, car la preuve est concrètement le premier enjeu non seulement juridique mais encore financier, managérial et sociétal de la compliance.
C’est pourquoi l’ouvrage s’ouvre sur un article de conception générale de 🕴️Marie-Anne Frison-Roche : 📝Conforter le rôle du juge et de l’avocat pour imposer la compliance comme caractéristique de l’État de droit. En effet, l’on peut comprendre que les mécanismes de compliance sont perçus par beaucoup avec hostilité parce qu’ils paraissent conçus pour éloigner le juge, alors qu’il n’y a pas d’État de droit sans juge. Il est exact que des arguments solides présentent les techniques de compliance comme convergeant vers l’inutilité du juge, la première partie de cet article exposant la solidité de ces arguments. Certes, on croise des magistrats, et de toutes sortes, et de très puissants, mais cela peut être signe d’imperfection : lorsque sa logique ex ante se sera déployée dans toute son efficacité, le juge ne sera plus requis… et l’avocat disparaîtra donc avec lui. Cette perspective d’un monde sans juge, sans avocat et finalement sans Droit, où des algorithmes pourraient organiser par de multiples process en ex ante la « conformité » de tous nos comportements à toute la masse réglementaire qui nous est applicable, suppose que l’on définisse cette nouvelle branche du Droit comme la concentration des process qui donne pleine efficacité à toutes les règles, sans considération de leur teneur. À supposer que ce rêve d’ingénieur soit même réalisable, l’on ne peut faire ainsi l’économie des juges et des avocats.
C’est pourquoi la seconde partie de l’article montre qu’il est impérieux de reconnaître leurs apports au droit de la compliance, apports liés et inestimables. Tout d’abord parce qu’un pur ex ante n’a jamais existé et que même au temps des légistes, il fallait encore des personnes pour interpréter les règlements, car un ordre juridique doit toujours être interprété en ex post par celui qui doit de toutes les façons répondre aux questions que lui posent les sujets de droit, dès l’instant que le système politique admet d’attribuer à ceux-ci le droit de former des prétentions devant un juge. Ensuite l’avocat, dont l’office bien qu’articulé à celui du juge, est distinct de celui-ci, à la fois plus restreint et plus large, puisqu’il doit apparaître dans tous les cas où la figure juridictionnelle se met en place. Or, le droit de la compliance a multiplié celle-ci puisque non seulement, prolongeant en cela le droit de la régulation, il confie de nombreux pouvoirs aux autorités administratives, mais encore il transforme les entreprises en juge, ce à quoi l’avocat doit faire face. Plus encore, le droit de la compliance ne prend son sens qu’à partir des buts monumentaux qu’il sert. C’est en cela que cette branche du Droit préserve la liberté des êtres humains, notamment dans l’espace numérique où les techniques de compliance les protègent de la puissance des entreprises par l’usage que le Droit contraint ces entreprises de faire de cette puissance même. Or, en premier lieu, ce sont les juges qui, dans leur diversité, imposent comme référence la protection des êtres humains, soit comme limite à la puissance des outils de compliance soit comme finalité même de ceux-ci. En second lieu, l’avocat, là encore se distinguant du juge, au besoin vient rappeler que toutes les parties dont les intérêts sont impliqués doivent être prises en considération. Dans un Droit toujours plus souple et dialogal, chacun se présente comme « l’avocat » de tel ou tel but monumental : l’avocat est légitime à être le premier à occuper cette place.
À partir de là , l’ouvrage se déploie en 4 parties. La première partie cst consacré à ce qui est spécifique au droit de la compliance : la transformation des entreprises en procureur et juge d’elles-mêmes, voire des autres, le titre même de ce chapitre montrant à tous l’oxymore : L’entreprise instituée procureur et juge d’elle-même par le droit de la compliance. Puisque la figure du juge est donc présente, la procédure ne peut que faire son apparition, de gré ou de force.
C’est pourquoi la deuxième partie a pour objet d’étudier les interférences qui se développent entre le droit processuel et les techniques de compliance, sous le titre : Le droit processuel à l’œuvre dans le droit de la compliance.
S’appuyant sur les chapitres précédents, la troisième partie peut élargir le spectre de l’analyse sur un thème non seulement d’actualité mais surtout d’avenir : L’articulation de la compliance et de l’arbitrage international. Ce chapitre y mesure l’emprise des raisonnements et des exigences du droit de la compliance dans des modes de résolution des litiges où il n’était pas, sauf exception, présent, mais où il a un grand avenir.
Cela permet à la quatrième partie de revenir en boucle sur ce par quoi a débuté l’ouvrage : Le juge dans le droit de la compliance. Parce que procès et jugement sont indissociables, parce que techniques juridiques et État de droit ne doivent pas l’être et que les techniques de compliance pourraient paradoxalement être l’arme de leur dissociation, parce que le pouvoir de juger et les procédures qui l’entourent ne doivent pas être dissociés, parce que compliance et État de droit doivent être pensés et pratiqués ensuite, la montée en puissance de l’un devant être le signe de la montée en puissance de l’autre, et non le prix de l’affaiblissement de l’État de droit, ce qui implique de non seulement penser la place des différents juges mais encore d’ajuster leur office à ce que requiert par ailleurs le droit de la compliance des entreprises et des autorités publiques.
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Partie I.
L’entreprise instituée procureur et juge d’elle-même et d’autrui par le droit de la compliance
🕴️Marie-Anne Frison-Roche traite directement l’oxymore imposé à l’entreprise par le droit de la compliance : 📝Le « jugeant-jugé », l’enjeu étant d’Articuler les mots et les choses face à l’éprouvant conflit d’intérêts. Avant même d’aborder la situation de l’entreprise, ainsi placée comme « jugeant-jugée » par le droit de la compliance, parce que l’enjeu est avant tout celui de la qualification adéquate, l’article pose en préalable qu’il faut garder à l’esprit trois principes : ce qu’est le Droit dans sa corrélation avec la réalité, lui confiant le soin de garder, même par rapport à son propre pouvoir, de conserver un lien minimal avec la réalité ou de restaurer le lien entre les mots et les choses, grâce à la qualification ; ce qu’est l’activité de « juger » et son corollaire, la procédure, obligeant le Droit à travers ce qu’en disent les tribunaux, à qualifier de « juge » celui qui juge pour mieux le contraindre par le droit processuel ; ce qu’est la personnalité morale, notion qui permet à l’entreprise de se dédoubler et paraît ainsi très commode pour sanctionner un collaborateur, voire un mandataire social, mais qui va à l’encontre de l’hostilité systémique du droit de la compliance à l’égard de cette notion. Ayant cela en perspective, l’article montre en premier lieu comment le Droit « démasque » les entreprises qui jugent et sanctionnent en prétendant ne pas le faire, qualification imposée pour contraindre les entreprises à respecter les principes processuels au bénéfice de ceux qui sont poursuivis ou jugés par elles. Cela devient acrobatique lorsque la personne morale se poursuit elle-même, non seulement en application de la loi, mais aussi par exemple au nom du contrat ou au nom de l’éthique ou de la raison d’être. Les juges le font néanmoins, le droit de la compliance reprenant toutes les solutions que la jurisprudence a dégagées dans le droit de la régulation concernant les autorités administratives de régulation, selon un raisonnement fonctionnel, à reprendre ici, le droit de la compliance prolongeant encore une fois ici le droit de la régulation. Cette transposition permet de justifier le cumul des pouvoirs par les entreprises qui, devant admettre l’ampleur de ces pouvoirs exercés, doivent donc s’organiser pour que les conflits d’intérêts structurels qu’ils engendrent soient pourtant résolus. Pour cela, la notion à la fois centrale et suffisante est l’impartialité.
La seconde partie de l’article expose la façon dont les entreprises peuvent se poursuivre et se juger elles-mêmes, d’une façon pourtant impartiale. Si l’on considère que l’héroïsme éthique, consistant à se punir soi-même avec impartialité pour que prévalent des intérêts autres que le sien, ne peut suffire à bâtir un système et à le soutenir dans la durée, tout est donc dans l’art de la distance, qu’il faut reconstituer au sein même de l’entreprise « jugeante-jugée ». Pour ne pas sacrifier la cohérence du droit de la compliance, qui ne peut plus donner de force à la personnalité, il faut que l’entreprise organise des distances entre qui juge et qui est jugé sans pour autant recourir à la personnalité morale. Si l’on ne pense pas que les « machines impartiales », telles que les adeptes de l’intelligence artificielle les promettent, puissent être une perspective consistante, il faut davantage approfondir des perspectives comme celles des structures internes de médiation, voire des structures externes dont l’Oversight Board de Meta est la première expérience. La perspective la plus riche demeure celle du recours à des tiers humains, en distinguant les différents intérêts, voire divergents, en cause dans la mise en œuvre des outils de la compliance, par exemple les enquêtes internes, chacun de ces intérêts étant défendu par un conseil qui lui est propre, notamment un avocat.
Prenant la situation davantage en amont, 🕴️Cécile Granier étudie 📝La jurisprudence des entreprises instituées juges et procureurs d’elles-mêmes par le droit de la compliance.
Parce qu’elle bouscule les cadres établis, la compliance oblige à envisager sous un jour nouveau certaines notions qui paraissaient pourtant jusqu’alors bien apprivoisées. C’est notamment le cas de la jurisprudence. Les développements récents de la compliance conduisent en effet à se demander s’il n’existerait pas une « jurisprudence » qui serait produite par les entreprises à l’occasion de la mise en œuvre de procédés de compliance. De prime abord, le concept de « jurisprudence des entreprises » peut apparaître contre nature tant la jurisprudence est traditionnellement appréhendée comme le fruit de l’office du juge et, plus particulièrement, du juge étatique. Pourtant, le constat selon lequel l’entreprise peut se positionner comme un juge à l’égard d’elle-même et des autres dans le cadre de la mise en œuvre de la compliance conduit légitimement à s’interroger sur la possibilité pour cette dernière de produire de la jurisprudence. L’exemple du conseil de surveillance de Facebook et des premières décisions rendues par cette instance accroît la légitimité de cette interrogation.
Penser le concept de « jurisprudence des entreprises » induit de comparer le processus d’émergence de la norme jurisprudentielle émanant du juge avec le processus d’émergence d’une « norme jurisprudentielle » qui serait produite par les entreprises à l’occasion de leurs fonctions « juridictionnelles ». Sur le plan matériel, une analogie entre la jurisprudence étatique et une jurisprudence des entreprises semble concevable. Reste alors à surmonter un obstacle de nature organique : une institution autre que le juge peut-elle être appréhendée comme produisant de la jurisprudence ? Au regard des évolutions contemporaines du droit et de l’intérêt pratique qu’il existe à concevoir une jurisprudence des entreprises, il semble opportun d’adopter une vision élargie de la jurisprudence, qui soit détachée du traditionnel critère organique. Il semble donc qu’il soit possible mais surtout qu’il faille penser le concept de « jurisprudence des entreprises », afin de mettre en lumière une nouvelle facette du pouvoir normatif des entreprises dans le cadre de la compliance en vue notamment de son encadrement.
Cette puissance des opérateurs, venue notamment de l’espace numérique qu’elles ont elles-mêmes conçu et construit, est aussi le point de départ de 🕴️Luc-Marie Augagneur, examinant 📝Le traitement réputationnel par et sur les plateformes. Il expose que les grandes plateformes se trouvent placées en arbitre de l’économie de la réputation (référencement, notoriété) dans laquelle elles agissent elles-mêmes. Malgré, le plus souvent, de faibles enjeux unitaires, la juridictionnalité de la réputation représente des enjeux agrégés importants. Les plateformes sont ainsi conduites à détecter et apprécier les manipulations de réputation (par les utilisateurs : SEO, faux avis, faux followers ; ou par les plateformes elles-mêmes, comme l’a mis en lumière la décision Google Shopping rendue par la Commission européenne en 2017) qui sont mises en œuvre à grande échelle avec des outils algorithmiques. L’identification et le traitement des manipulations ne sont eux-mêmes possibles qu’au moyen d’outils d’intelligence artificielle, dont l’article donne de nombreux exemples. Or, cette juridictionnalité de la réputation présente peu de caractères communs avec la procédure telle que le Droit la définit, se caractérisant plutôt par l’absence de transparence des règles et par un modèle inductif probabiliste par l’identification de comportements anormaux par rapport à des centroïdes, la Rule of Law faisant place à Data is Law, c’est-à -dire à une gouvernance des nombres. Se met en outre en place une juridictionnalité collective, la sanction provenant d’une appréhension computationnelle des phénomènes de la multitude et non d’une appréciation individuelle, dans une coopération homme-machine. Jusqu’à présent, l’encadrement de ces processus repose essentiellement sur les mécanismes exigés par des lois successives de transparence, d’une exigence contradictoire limitée et de l’accessibilité de voies de recours, mais cela demeure assez limité. L’auteur estime que les formes les plus efficientes de cette juridictionnalité ressortent en définitive du rôle joué par les tiers dans une forme de résolution de litiges participative, par exemple les signaleurs de confiance (trusted flaggers), qui identifient des contenus illégaux sur les plateformes.
Dans ce mouvement, l’auteur estime que cette configuration juridictionnelle singulière (plateforme juge et partie, situations massives, systèmes algorithmiques de traitement des manipulations) amène ainsi à reconsidérer la grammaire du processus juridictionnel et de ses caractères. Si le droit est un langage, il en offre une nouvelle forme grammaticale qui serait celle de la voix moyenne (mésotès) décrite par Benveniste. Entre la voix active et la voix passive se trouve une voix dans laquelle le sujet effectue une action où il s’inclut lui-même. Or, c’est bien le propre de cette juridictionnalité de la compliance que de poser des lois en s’y incluant soi-même (nomos tithestai). À cet égard, l’irruption de l’intelligence artificielle dans ce traitement juridictionnel témoigne incontestablement du renouvellement du langage du droit.
Pour illustrer cela dans une activité beaucoup plus ancienne, 🕴️Alain Bruneau montre 📝La façon dont les entreprises du secteur bancaire s’organisent et se comportent pour assurer leur rôle de « procureurs et juges d’elles-mêmes ». Il rappelle tout d’abord que la fonction compliance est née au sein de la finance, et qu’en se structurant, elle a évolué pour accompagner le passage du droit de la régulation au droit de la compliance. Par le biais de ces mutations, la compliance est passée d’une fonction contrôlante ex post à une fonction contraignante ex ante. La crise du Libor illustre imparfaitement la primauté de cette transition. L’évolution de ce rôle est illustrée par des exemples concrets.
Dans un premier temps est étudiée la gestion du risque de réputation, élément fondamental de l’entreprise procureur et juge d’elle-même. Le risque de réputation est un élément non négligeable pour un établissement financier, car il peut engendrer des conséquences négatives sur sa capitalisation, voire culminer en crise systémique. L’évitement de la crise financière de grande ampleur s’inscrit également dans les buts monumentaux de la compliance. Afin d’éviter des scénarios complexes et inopportuns, le droit de la compliance intervient le plus en amont possible et identifie les sujets susceptibles d’impacter la réputation. La réglementation impose la mise en place de certains dispositifs ex ante. La loi Sapin 2 exige la mise en place d’outils qui concernent l’ensemble des entreprises (et non pas seulement les banques). En effet, au-delà du risque de réputation, il est essentiel de considérer le risque de corruption. La considération du risque de réputation peut justifier le refus d’exécuter certaines opérations. Dans cette optique, la compliance doit évaluer les potentielles conséquences de l’entrée en relation avec un nouveau client en amont, pour parfois décliner la prestation de services. Ainsi, la fonction compliance juge de façon unilatérale la relation en vue de gérer son risque de réputation.
En second lieu, le mécanisme de sanction interne institué par le droit de la compliance est également abordé, notamment les sanctions internes adoptées par la compliance dans un établissement financier. La compliance peut agir en tant que procureur via des comités conduits mis en place au sein des métiers. En outre, la compliance peut déterminer et appliquer des sanctions à l’encontre des collaborateurs. De la sorte, on constate un double rôle de procureur et juge pour la fonction compliance dans le cadre d’un dispositif extraordinaire du droit commun. Enfin, l’analyse traite du cas du jugeant-jugé : à la suite d’une décision de la banque, le régulateur peut prendre une position d’autant plus stricte qu’il estime que la banque applique mal ses lignes directrices. Ainsi, le droit de la compliance, qui s’installe au sein de l’entreprise bancaire, se retrouve lui-même sous le jugement de son propre régulateur. L’entreprise se retrouve jugée et est amenée à être procureur et juge d’elle-même, mais aussi de ses clients.
Cette même vision, à la fois très large et très concrète, est adoptée par 🕴️Jean-Marc Coulon à propos d’un autre secteur, en abordant 📝La façon dont une entreprise fonctionne pour concrétiser le droit de la compliance, prenant plus particulièrement l’exemple du secteur de la construction. Il rappelle que le secteur d’activité de la construction n’est pas un secteur régulé. Son marché est constitué d’une superposition de strates territoriales qui sont autant de marchés pertinents, auxquels correspond à chaque fois un microcosme d’entreprises spécifique. Enfin, l’association temporaire entre entreprises pour les besoins de la réalisation d’un projet ou d’un ouvrage est consubstantielle à ce secteur. L’auteur souligne que la pénétration de la compliance dans ce secteur est inévitablement très hétérogène et résulte de facteurs tant exogènes (autres partenaires au sein des associations temporaires, influence d’opérateurs économiques d’autres secteurs d’activité, investisseurs et bailleurs de fonds, incitation des organisations professionnelles) qu’endogènes (soumission à un régulateur en raison du recours à l’appel public à l’épargne, à la loi sur le devoir de vigilance, à la loi dite « Sapin 2 »). Par exemple, sujets à tous ces facteurs réunis le groupe Bouygues est particulièrement perméable à la compliance.
Non seulement « législateur » interne, le groupe Bouygues se retrouve tout à tour « procureur et juge » tant de lui-même que des autres. En effet, conduisant une investigation, déposant plainte, déclenchant une alerte éthique, faisant usage du programme de clémence, il n’est pourtant autre qu’un auxiliaire du procureur. Par ailleurs, scrutant ses parties prenantes, sanctionnant ses salariés, ayant recours à la convention judiciaire d’intérêt public ou négociant sa sanction dans le cadre d’une procédure instituée par une banque multilatérale, il remplit la fonction d’un juge. Législateur, procureur, juge, le groupe Bouygues est confronté à un paradoxe, en quelque sorte encouragé à exercer une « souveraineté », il ne bénéficie pourtant ni des attributs qui y sont attachés ni du soutien indéfectible des autorités publiques compétentes.
🕴️Christophe Lapp s’appuie sur l’article précédent pour analyser 📝Les statuts du process. Il conclut en effet de l’article précédent que l’entreprise est prise en tenaille par le droit de la compliance, dont les mâchoires sont celles de l’incitation et de la sanction qu’elle doit appliquer pour assurer l’effectivité de ses process, dont elle est elle-même justiciable. Il en résulte en premier lieu, que l’entreprise a reçu délégation de fabriquer les règles répréhensibles qu’elle doit appliquer à elle-même ainsi qu’aux tiers avec lesquels elle est en relation. À cet effet, l’entreprise met en place des « process », c’est-à -dire des procédés de vérifications, de prévention, afin de donner à voir que les infractions qu’elle est susceptible de commettre ne seront pas constituées. Les process constituent ainsi un standard de comportement pour prévenir et éviter que les faits constitutifs des infractions ne soient pas eux-mêmes réalisés. Ils sont ainsi l’un des éléments de la règle de droit de la responsabilité civile dans ses finalités préventive ou réparatrice.
L’auteur relève en second lieu que la répression de l’inobservation des process met l’entreprise face à deux écueils. En effet, le premier écueil place l’entreprise, à l’égard de ses collaborateurs et de ses partenaires, dans l’obligation de définir des process qui constituent également le règlement quasi juridictionnel de leur inobservation, l’entreprise devant concilier la sanction qu’elle prononce avec les principes fondamentaux du droit pénal classique, les principes constitutionnels et l’ensemble des droits substantiels. Les process deviennent alors la règle processuelle. Le second écueil est que l’entreprise est justiciable de l’effectivité de l’évitement par ses process des faits constitutifs d’infractions Par une inversion de la charge de la preuve, l’entreprise est alors astreinte à prouver que ses process ont une efficience au moins équivalente aux mesures définies par les lois et règlements, l’Agence française anticorruption (AFA), les directives européennes et les diverses communications sur les outils de lutte contre les infractions à la probité, les atteintes environnementales et aux préoccupations sociétales actuelles. Les process deviennent alors l’élément constitutif, per se, de l’infraction. Ainsi, dans sa recherche de l’équilibre entre la prévention et la sanction à laquelle elle est elle-même assujettie, l’entreprise ne sera-t-elle pas alors tentée de préférer l’orthodoxie de ses process aux attentes de l’AFA, des régulateurs et des juges, au détriment de leur efficacité ? Ce faisant, ne va-t-on pas vers une compliance instrumentale et conformiste, paradoxalement déresponsabilisante par rapport aux buts monumentaux de la compliance ? L’auteur finit ainsi sa réflexion sur un ensemble d’interrogations sur le futur.
Ce mode interrogatif est partagé par 🕴️Jérémy Heymann, qui se demande quelle est 📝La nature juridique de la « Cour suprême » de Facebook. Cherchant à faire coïncider les mots et les choses, sa réflexion porte sur la nature de la prétendue « Cour suprême » instituée par le groupe Facebook, en vue de connaître des appels des décisions relatives au contenu sur les réseaux sociaux numériques Facebook et Instagram. S’agit-il véritablement d’une Cour suprême, en charge de « juger » le groupe Facebook ? Un examen attentif de l’Oversight Board, soit le Conseil de surveillance créé par l’entreprise Facebook, révèle que ce dernier, au-delà de son titre, peut prétendre, en complément de son activité de « conseil » (laquelle consiste à émettre des « avis consultatifs sur les politiques en matière de contenu de Facebook »), exercer une forme d’activité juridictionnelle. Celle-ci se conçoit essentiellement en termes de vérification de conformité, d’une part des contenus publiés sur les réseaux sociaux Facebook ou Instagram aux standards émis par ces deux sociétés, d’autre part des décisions – de modération ou d’appréciation de cette modération – au droit. Le cadre juridique de référence est cependant flou, et semble en outre présenter la particularité d’évoluer en fonction du cadre géographique dans lequel le cas examiné sera situé. Une mission juridictionnelle semble donc bien pouvoir être caractérisée, même si l’office du Conseil de surveillance est limité et n’a vocation à s’exercer que dans un cadre restreint.
L’auteur propose donc de retenir, en vue de qualifier l’Oversight Board, la nature d’organe préventif de règlement des différends – l’objectif poursuivi paraissant être d’éviter la saisine de tribunaux étatiques en statuant en amont d’une décision judiciaire. Différentes questions doivent subséquemment être soulevées, tant sur le plan de la légitimité que sur celui de l’autorité de pareil Oversight Board. Mais quelles que soient les réponses à ces questions, il reste que cette création d’un Conseil de surveillance par une entreprise de droit privé révèle d’ores et déjà toute la vivacité du pluralisme juridique contemporain.
Cette vivacité de la pratique sur laquelle le Droit a du mal à mettre les mots adéquats est particulièrement remarquable dans 📝Les enquêtes internes au sein des entreprises, décrites par 🕴️Daphné Latour. Elle montre que l’enquête interne, notamment en matière de droit social, n’est pas nouvelle, mais qu’en matière de compliance son accroissement exponentiel est relativement récent, ayant été accéléré par la loi dite « Sapin 2 » de 2016 et l’introduction induite en droit français de l’outil transactionnel que représente la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). En effet, même si l’enquête interne n’est pas, à proprement parler, une condition légale d’ouverture au bénéfice d’une CJIP, il n’en demeure pas moins que la négociation de celle-ci exige une forme d’enquête ou d’audit approfondi, dès lors que le parquet, pour ouvrir les discussions, attend de l’entreprise bénéficiaire sa coopération active à la manifestation de la vérité à l’égard des délits objets de la négociation. Cependant, malgré l’engouement, certes parfois forcé, des entreprises pour ce nouvel outil qu’est l’enquête interne et les enjeux et risques qu’elle induit, l’auteur estime que le législateur français ne s’est pas encore suffisamment penché sur son encadrement, puisqu’actuellement en droit français aucune disposition légale spécifique et uniforme n’en régit l’usage. Cela conduit les entreprises et leurs conseils à s’inspirer dans leurs procédures d’enquête tout à la fois du droit anglo-saxon y afférent, des droits fondamentaux consacrés notamment par la Convention européenne des droits de l’homme, du droit pénal et de la procédure pénale française, mais également du droit social et des jurisprudences parfois contradictoires qu’il fait émerger en matière de défense des droits des salariés.
Cette insécurité juridique, résultant de l’incertitude et de l’imprévisibilité au regard de la règle applicable, est d’autant plus préjudiciable que, parallèlement, on demande aujourd’hui à l’entreprise d’être toujours plus responsable de son comportement et de celui de ses collaborateurs et de s’« autoréguler », assumant alors certaines fonctions régaliennes. L’on semble concevoir l’entreprise privée comme omnisciente et capable de prévenir la réalisation de délits en son sein, alors même que leur réalisation est facilitée par la modernisation des outils technologiques. À défaut et a posteriori, on lui enjoint de détecter ces infractions et/ou manquements et d’en éviter la réitération, notamment par les enquêtes internes.
Cette place de plus en plus importante que ces outils de compliance prennent dans l’entreprise est aussi illustrée par la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), comme le montre 🕴️Alexis Bavitot, qui décrit 📝Le façonnage de l’entreprise par les accords de justice pénale négociés. L’auteur rappelle que la justice négociée est « la situation dans laquelle le conflit pénal fait l’objet d’un commerce au sens étymologique du terme negotio, c’est-à -dire d’un débat entre les parties pour aboutir à un accord ». Il se demande si le législateur français n’a pas succombé au mimétisme mondialisé en créant la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), en matière de probité puis d’environnement, et s’interroge plus largement sur la nature de cette « convention ». Validée par ordonnance d’un juge, elle n’emporte pour autant aucune déclaration de culpabilité, n’a ni la nature ni les effets d’un jugement de condamnation et n’est pas inscrite au casier judiciaire. Possible au stade de l’enquête comme de l’instruction, la CJIP est originale en ce qu’elle permet d’éviter soit les poursuites du procureur, soit les foudres du juge.
L’étude détaillée des accords signés permet de constater que pour négocier au mieux, l’entreprise peut et doit se façonner. L’entreprise va façonner les faits de son accord, façonner son accusation et, enfin, façonner sa peine. L’article propose une analyse concrète de ces trois dimensions du façonnage de l’entreprise pour mieux approcher la compréhension de la nature juridique des accords de justice pénale négociée.
Mais s’il est vrai que l’entreprise change dans sa physionomie même par ces activités nouvelles, 🕴️Samir Merabet examine plus particulièrement le devoir de vigilance pour y voir une situation particulière où l’entreprise pourrait : 📝Être juge et ne pas juger. Il estime que la vigilance présente deux dangers, diamétralement opposés. L’entreprise est prise entre deux feux. D’un côté, il y a le risque qu’elle exerce son rôle a minima, de sorte que les obligations qui lui sont imposées soient dépourvues d’effectivité, risquant par là même d’engager sa propre responsabilité. De l’autre, le danger consiste à ce que l’entreprise excède le rôle qui est le sien et se substitue au juge. La vigilance présente-t-elle toujours les mêmes dangers ? Implique-t-elle systématiquement le même rôle de l’entreprise ? Être vigilant, est-ce porter un jugement ? La réponse à ces questions dépend de la teneur des obligations que suppose la vigilance. Or, celles-ci semblent aujourd’hui très diversifiées.
Comment distinguer les divers devoirs de vigilance ? Une première approche pourrait consister à envisager une identification formelle qui conduit à distinguer la vigilance stricto sensu, celle qui est envisagée par la loi Sapin 2 et identifiée comme telle, et les obligations qui s’y apparentent, par exemple le devoir de modération des entreprises sur les réseaux sociaux, qui, sans être baptisé devoir de vigilance, s’en rapproche néanmoins. L’extension des obligations de compliance conduit à brouiller la frontière entre ce qui relève exactement de la vigilance ou non. Il convient de retenir une approche plus substantielle, pour envisager le degré de contrôle exercé par l’entreprise. Ainsi entendu, on peut alors envisager de distinguer deux catégories : la vigilance négative, qui implique l’identification d’un risque, et la vigilance positive, qui suppose plus encore la neutralisation du risque. La première suppose un rôle limité de l’entreprise, tandis que la seconde l’incite à agir positivement, avant même qu’une autorité ne se soit prononcée. Cette fois, le rôle de l’entreprise se rapproche de celui du juge. On comprend que toutes les obligations de vigilance ne sauraient donc être appréhendées de manière unitaire.
Dès lors que l’entreprise est amenée – si ce n’est à se substituer au juge – à agir avant même qu’il n’ait l’occasion de se prononcer, alors il semble légitime d’encadrer la mise en œuvre du devoir de vigilance de l’entreprise par une forme de procéduralisation de la compliance. L’entreprise comme ses salariés ou partenaires gagneraient à ce que la vigilance soit davantage encadrée. Dans la mesure où toutes les obligations de vigilance n’appellent pas le même rôle de l’entreprise, il convient d’envisager des principes directeurs de la vigilance, plus ou moins intenses selon qu’il s’agira de vigilance positive ou négative.
Ce premier chapitre a permis de voir ce qui se passe dans les entreprises ainsi sommées de poursuivre, d’enquêter, d’instruire, d’écouter et de juger. Il est alors souhaitable, et heureusement inévitable que le droit processuel pénètre dans le droit de la compliance, qui est l’objet du chapitre qui suit.
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Partie II.
Le droit processuel à l’œuvre dans le droit de la compliance
🕴️Nicolas Cayrol ouvre ce chapitre en observant ce qu’il en est 📝Des principes processuels en droit de la compliance. L’on pourrait certes se contenter d’examiner la réception des principes de droit processuel dans les cas contentieux de compliance et la distorsion que les techniques de compliance justifient dans les mécanismes processuels. Mais l’innovation que constitue cette branche du droit en émergence qu’est le droit de la compliance justifie d’aller à plus fondamental. Dans cette perspective, l’on doit se demander quelle est la légitimité même des principes processuels dans cette branche du droit, en ce que le droit processuel est construit sur la notion de « litige », tandis que le droit de la compliance se saisit de situations si énormes, concernant par exemple le sort de la planète, que cette notion paraît inadéquate, et que dès lors le droit processuel en serait dépassé.
Si l’on maintient pourtant cette perspective d’un droit de la compliance qui affronte, dans une optique presque guerrière, les plus grands défis actuels, la pertinence d’un droit processuel oblige à repenser le procès dans sa définition même En effet, les procès de compliance mettent en cause l’avenir des systèmes et c’est à ce titre qu’ils demandent des comptes aux entités qui sont au cœur de ces systèmes. C’est en cela que les procès en responsabilité sont davantage des procès en « responsabilisation », permettant au juge d’exiger des actions pour l’avenir, des procès par lesquels des engagements sont pris et les « intentions » des personnes en cause sont éprouvées.
Dans une même perspective très innovante, 🕴️François Ancel soulève une question, qui est comme une proposition : 📝Le principe processuel de compliance, un nouveau principe directeur du procès ? Il s’agit de hisser le principe de compliance au rang de principe directeur du procès. Pour soutenir cela dans une première partie, l’auteur souligne la convergence des buts de la compliance et de la finalité du procès. En effet, rappelant que le droit de la compliance n’évince ni l’État ni le juge, dès l’instant que la compliance signifie que la personne doit tenir ses engagements et que le procès repose aussi sur ce principe comme quoi les parties doivent se conformer aux principes et à leur propre « discours », la compliance devient ainsi un principe directeur du procès. Dans une seconde partie de l’article, l’auteur illustre son propos de façon très concrète. En premier lieu, les protocoles de procédure qui sont élaborés par les juridictions et les barreaux sont des engagements qui devraient justifier une forme de contrainte qui, si elle ne doit pas être de même forme et de même nature que celle de la loi, doit tout de même avoir des conséquences lorsqu’une partie s’y dérobe, par exemple au regard de l’article 700 du Code de procédure civile. En second lieu, en s’appuyant sur une jurisprudence qui sanctionne une partie qui avait accepté le principe de l’arbitrage puis a entravé systématiquement sa mise en œuvre, l’auteur suggère que sous le principe de compliance puissent être regroupées les notions pour l’instant éparses des principes de loyauté, de cohérence (estoppel) et d’efficacité. Ainsi, la pratique validerait déjà cette proposition théorique.
Ces procès d’un type nouveau seront en tout cas certainement influencés par une conception américaine du procès et du rôle des juges et des procureurs. À tout le moins, autant prendre en considération leur fonctionnement pour bien comprendre le fonctionnement du droit de la compliance dont les objets sont souvent globaux (finance, numérique, climat). Ainsi, 🕴️Bryan Sillaman souligne 📝Les leçons de procédure tirées de l’expérience américaine pour une application universelle concernant une question pratique essentielle : Secret professionnel et coopération. Il souligne que le système juridique français évolue, organisant des interactions entre les avocats, les régulateurs et les procureurs, plus particulièrement dans les enquêtes en matière de corruption ou de faute dans la conduite des entreprises, adoptant en cela les méthodes américaines de résolution, comme le montre la Convention judiciaire d’intérêt public qui encourage la « collaboration » entre eux. L’auteur décrit l’évolution de la doctrine institutionnelle américaine et demande que le droit français soit inspiré de l’expérience procédurale américaine d’où vient ce mécanisme. En effet, le DOJ a publié plusieurs mémorandums à propos de ce qu’est la « collaboration ». Il en ressort en dernier lieu (2006) que, selon le DOJ lui-même, le secret professionnel doit demeurer intact lorsque l’information n’est pas seulement « factuelle », afin de maintenir la confiance entre les procureurs, les régulateurs et les avocats.
Les autorités françaises ne suivent pas cette voie. L’auteur le regrette et pense qu’elles devraient adopter le même raisonnement que les autorités américaines sur le secret professionnel de l’avocat, plus particulièrement lorsqu’il intervient dans les enquêtes internes au sein des entreprises.
Mais il faut tenir compte aussi de la perspective des autorités qui prononcent des injonctions ou des sanctions et qui évoluent dans leur cadre normatif, qui a davantage évolué dans la phase ultérieure de la procédure. Ainsi 🕴️Alexandre Linden étudie les règles gouvernant les 📝Motivation et publicité des décisions de la formation restreinte de la CNIL. Il rappelle qu’en cas de manquement aux règles en matière de protection des données à caractère personnel, la formation restreinte de la CNIL prononce des amendes, des injonctions de « mise en conformité » ou des rappels à l’ordre. Elle peut ordonner la publication de ces mesures, qui peuvent être contestées devant le Conseil d’État. Il est essentiel que ces décisions soient motivées, non seulement pour respecter ce principe de droit mais encore concrètement pour que le public concerné, étant très hétérogène, les comprenne, le rôle pédagogique de la CNIL s'appliquant aussi
Le principe de publicité est manié avec nuance, les responsables de traitement demandant souvent le huis clos et très peu de public assistant à l’audience. À l’inverse, la publicité des décisions est en elle-même une sanction. La publication peut d’ailleurs n’être pas totale ou peut n’avoir qu’un temps, l’anonymisation permettant souvent un équilibre entre pédagogie nécessaire et préservation des intérêts, la CNIL prêtant grande attention aux modalités mêmes de la publication, même si elle ne peut pas maîtriser la circulation et l’usage médiatique qui en sont ensuite faits.
L’avocat a par position une conception plus radicale de la place qui doit être faite aux droits des personnes, notamment les droits de la défense, quel que soit le moment du process. Ainsi 🕴️Sophie Scemla et 🕴️Diane Paillot exposent ce qu’elles qualifient de 📝La difficile appréhension des droits de la défense par les autorités de contrôle en matière de compliance. Elles rappellent que depuis décembre 2016, la loi « Sapin 2 » impose aux entreprises françaises entrant dans son champ d’application de mettre en place huit mesures très contraignantes de lutte contre la corruption, telles qu’une cartographie des risques, un système de lancement d’alertes, ou encore une procédure d’évaluation des tiers. Afin de s’assurer de la mise en œuvre de ces obligations, la loi Sapin 2 a créé l’Agence française anticorruption (AFA), à laquelle elle a confié trois missions : d’abord celle d’aider toute personne à prévenir et à détecter les faits de corruption ; ensuite, de contrôler la qualité et l’efficacité des programmes anticorruptions déployés ; enfin, de sanctionner, par sa Commission des sanctions, les éventuels manquements constatés.
Or, comme le Conseil d’État l’a relevé, les pouvoirs donnés aux administrations se sont stratifiés et multipliés. Si le Conseil d’État propose d’améliorer le déroulement et l’efficacité des contrôles des administrations en harmonisant les usages et en simplifiant leurs attributions et compétences, il nous semble également urgent de remédier aux nombreuses lacunes procédurales fortement attentatoires aux droits de la défense. Dans le cadre de ses contrôles, l’AFA s’arroge en effet divers pouvoirs qui, pour certains, ne sont pas prévus par la loi, et qui, pour la plupart, portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux au premier rang desquels se trouvent le principe du contradictoire et le droit de ne pas s’auto-incriminer. À titre d’exemple, l’AFA ne juge pas utile de rédiger un procès-verbal des auditions des personnes physiques qu’elle entend, privant celles-ci de la possibilité de se défendre contre des propos qui seraient rapportés par l’autorité de contrôle devant la Commission des sanctions.
Plus structurellement, le champ de la mission de l’AFA est extrêmement large, la loi lui permettant d’exiger que lui soient communiqués « tout document professionnel ou toute information utile », sans plus de précisions sur la notion d’utilité. L’AFA considère de plus que le secret professionnel ne lui est pas opposable et que la remise volontaire sans réserve de documents entraîne la renonciation de l’entité à se prévaloir du secret professionnel. Outre de potentielles conséquences graves si une procédure était aussi diligentée par une autorité étrangère, le concept de « remise volontaire » ne reflète aucunement la réalité de ces contrôles. En effet, les entités contrôlées coopèrent sous la menace d’une poursuite du chef de délit d’entrave, qui les contraint à communiquer des documents au risque de contribuer à leur propre incrimination.
C’est sans doute une raison de plus pour ne pas monter l’un contre l’autre droit processuel et droit de la compliance. Pour tenter une meilleure articulation, 🕴️Marie-Anne Frison-Roche propose d’📝Ajuster par la nature des choses le droit processuel au droit de la compliance. L’article commence par rappeler que le droit processuel est une invention, essentiellement due à Motulsky, allant bien au-delà du gain que l’on a toujours à comparer des types de procédures entre elles. Comme il l’affirma, il y a du droit naturel dans le droit processuel, en ce que dès l’instant qu’il y a un État de droit il ne peut pas y avoir, quelle que soit la « procédure », voire le « procédé », telle et telle façon de faire : par exemple de décider, de saisir celui qui décide, d’écouter avant de décider, de contester celui qui décide.
La première partie de l’article tire les conséquences du fait que le droit processuel tient donc à la nature des choses, mais quant à lui, le droit de la compliance organise les choses d’une façon nouvelle. C’est pourquoi les principes simples et d’airain du droit processuel se glissent là où l’on ne les attend pas de prime abord, notamment parce qu’il n’y a pas de juge, ce personnage autour duquel d’ordinaire les procédures s’agencent. Ils s’imposent notamment dans les entreprises. Même si les réglementations n’en soufflent mot, c’est aux juges, notamment aux Cours suprêmes, de reconnaître cette nature des choses car c’est sur cet effet de nature que le droit processuel est construit : lorsque les mécanismes de compliance obligent les entreprises à frapper, le droit processuel doit obliger, même dans le silence des textes, à armer ceux qui peuvent être frappés, voire se dresse contre des dispositifs qui écarteraient trop ces défenses que l’on estime facilement contraires à l’efficacité.
Dans sa seconde partie, l’article montre que, parce qu’il s’agit de faire place à cette nature des choses dont l’État de droit confie la garde au juge et à l’avocat, le droit processuel doit s’ajuster lui aussi à ce qu’est l’extraordinaire droit de la compliance. En effet, le droit de la compliance est extraordinaire en ce qu’il exprime la prétention politique d’agir dès maintenant pour que l’avenir ne soit pas catastrophique, notamment en détectant et en prévenant la réalisation de risques systémiques, voire qu’il soit meilleur, en construisant notamment une égalité effective ou un souci réel d’autrui. Parce que c’est l’enjeu qui définit cette nouvelle branche du Droit, enjeu systémique disputé, éventuellement disputé par plusieurs parties devant un juge, les principes processuels doivent s’élargir considérablement : ils doivent alors inclure la société civile et l’avenir. Le droit processuel acquiert ainsi naturellement une place plus encore que dans les branches classiques du Droit, puisque d’une part il s’impose hors des procès, notamment dans les entreprises, et que d’autre part devant les juridictions il implique des personnes qui n’avaient guère leur mot à dire et qui entrent dans les « causes » de compliance désormais débattues devant le juge.
Ces « causes de compliance » vont être de plus en plus portées devant toutes sortes de juges, des juges que tous vont regarder parce que les cas concerneront de plus en plus de personnes, des juges de plus en plus globaux parce que les questions seront elles-mêmes de plus en plus globales. C’est pourquoi l’arbitrage international, par nature juridiction globale, a vocation à jouer un très grand rôle dans le droit de la compliance à l’avenir. C’est pourquoi le chapitre suivant lui est consacré.
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Partie III.
L’articulation de la compliance et de l’arbitrage international
🕴️Jean-Baptiste Racine pose la 📝Problématisation des rapports entre Compliance et arbitrage. Il rappelle que l’arbitre est un juge, c’est même le juge naturel du commerce international. L’arbitrage est donc naturellement destiné à rencontrer la compliance qui transforme l’action des entreprises dans un contexte international. Pour autant, les liens entre compliance et arbitrage ne sont pas évidents. Il n’est pas ici question d’apporter des réponses fermes et définitives, mais plutôt, et avant tout, de poser des questions. Nous sommes au début de la réflexion sur ce thème, ce qui explique qu’il y ait, pour l’heure, peu de littérature juridique sur le sujet des rapports entre compliance et arbitrage. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de connexions. Tout simplement, ces rapports n’ont peut-être pas été mis au jour, ou ils sont en devenir. Il convient de s’interroger sur les ponts existants ou potentiels entre deux mondes qui ont longtemps gravité de manière séparée : la compliance d’une part, l’arbitrage d’autre part. L’auteur formule ainsi ce qui lui apparaît être la question centrale : l’arbitre est-il ou peut-il être un juge de la compliance et, si oui, comment ?
En toute hypothèse, l’arbitre se trouve ainsi au contact de matières sollicitant les méthodes, les outils et les logiques de la compliance. Outre la prévention et la répression de la corruption, trois exemples peuvent en être donnés. En premier lieu, l’arbitrage est confronté depuis plusieurs années aux sanctions économiques (embargos notamment). Le lien avec la compliance est évident, dans la mesure où les textes prévoyant des sanctions économiques sont souvent accompagnés de dispositifs de compliance, comme aux États-Unis. L’arbitre est concerné quant au sort qu’il réserve dans le traitement du litige aux mesures de sanctions économiques. En deuxième lieu, le droit de la concurrence est une matière qui est entrée au contact de l’arbitrage à partir de la fin des années 1980. L’arbitrabilité de ce type de litige est désormais acquise et les arbitres en font régulièrement application. Parallèlement, la compliance a aussi fait son entrée en droit de la concurrence, certes de manière plus vivace aux États-Unis qu’en France. L’existence, l’absence ou l’insuffisance d’un programme de conformité portant sur la prévention des violations des règles de la concurrence sont ainsi des circonstances susceptibles d’aider l’arbitre dans l’appréciation d’un comportement anticoncurrentiel. En troisième lieu, le droit de l’environnement est également concerné. Il existe une compliance environnementale, au regard par exemple de la loi du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance. Les entreprises sont ainsi chargées de participer à la protection de l’environnement, par une internalisation de ces préoccupations dans leur fonctionnement interne et externe (dans leur sphère d’influence). Dès lors qu’un arbitre est chargé de trancher un litige en lien avec le droit de l’environnement, la question du rapport à la compliance, sous cet angle, se pose naturellement. L’auteur en conclut que ce sont donc les multiples interactions entre compliance et arbitrage, avérées ou potentielles, qui sont ainsi ouvertes.
🕴️Eduardo Silva-Romero et 🕴️Raphaëlle Legru illustrent cette proposition générale en cernant les 📝places pour la compliance dans l’arbitrage d’investissement. Les auteurs soulignent la place nouvelle et grandissante de la compliance dans l’arbitrage international, notamment dans l’exigence de respect des valeurs éthiques, puisque les arbitres peuvent y implanter une morale qui manque parfois dans le commerce international, voire ne doivent mettre leur pouvoir qu’au service d’investisseurs qui respectent la loi.
Ainsi, la compliance se déploie à travers le contrôle classique par les arbitres de la légalité de l’investissement, ce qui vaut à la fois pour l’établissement du traité lui-même et pour l’investisseur. Plus récemment l’arbitre peut exercer un contrôle sur un projet d’investissement d’une social licence to operate de l’investisseur, notion liée à la responsabilité sociale des entreprises et apparue notamment pour la protection des peuples autochtones. Plus encore, la compliance peut justifier une appréciation substantielle par l’arbitre du respect effectif des droits des personnes et de l’environnement via un traité d’investissement, l’État partie pouvant agir pour l’effectivité de ces droits.
🕴️Catherine Kessedjian exprime une ambition de même ampleur en désignant 📝L’arbitrage au service de la lutte contre la violation des droits humains. En choisissant d’inclure dans le titre de l’article l’expression « violation des droits humains par les entreprises », l’auteur prend le parti d’une orientation qui pose difficulté, dans la mesure où de très nombreux intitulés militent pour le privilège de « représenter » la matière souvent réduite à des acronymes : RBC (responsible business conduct), RSE (responsabilité sociétale des entreprises), ESG (environnement, social et gouvernance), pour ne citer que les trois principaux. La préférence de l’auteur irait, de très loin, à RBC, la RSE ayant été discréditée aux dires de nombreuses ONG et l’ESG étant trop connoté « finance ». En tout état de cause, il s’agit de traiter de l’attitude des entreprises qui, dans la conduite de leurs activités, vont engendrer des dommages envers les parties prenantes, qu’elles soient « internes » (salariés, clients, partenaires, sous-traitants…) ou externes (société civile locale, communautés dans lesquelles l’activité prendra place, environnement, etc.).
Juridiquement, chaque cas peut être qualifié différemment et engendrer l’application de règles de procédure et substantielles différentes. Quand ces contentieux sont soumis à des arbitres, de multiples questions se posent, dont la plus délicate a trait à la délimitation du pouvoir du tribunal arbitral, notamment si l’on part de l’idée que la compliance vise une attitude proactive de l’entreprise dans un but clair de prévention. L’objectif de prévention va entraîner des modifications dans la conduite de l’arbitrage qui, par exemple, ne pourra pas demeurer confidentiel, la confidentialité étant un frein à l’effet préventif de la décision rendue.
Le chapitre continue en décomposant plus techniquement l’arbitrage international, en commençant par son acteur principal. Ainsi, 🕴 Mathias Audit examine 📝La position de l’arbitre en matière de compliance. En effet, pour que l’arbitre intervienne en matière de compliance, encore faut-il qu’il existe une « obligation de compliance ». L’identification de celle-ci est délicate car elle ne peut généralement pas être cernée per se, si l’on ne la saisit qu’à travers le droit pénal, qui n’entre pas directement dans le champ de l’arbitrage, qui a développé une conception autonome des faits, notamment de corruption, par ailleurs reprochables pénalement. Mais parce que l’obligation de compliance est elle-même autonome, puisqu’il s’agit de détecter et de prévenir divers délits et manquements, les arbitres s’appuient sur les mécanismes de détection et de prévention en tant que tels, distincts de la commission éventuelle des faits dont on ne voulait pas qu’ils adviennent.
Mais la question de la source de cette obligation de compliance est centrale, car celle-ci doit prendre naissance dans une norme qui puisse mener à un arbitrage. C’est le cas du contrat, par exemple un contrat d’intermédiaire qui non seulement interdit toute pratique corruptive mais encore prévoit audit ou contrôle, ou encore la loi nationale, notamment le U.K. Bribery Act ou la loi dite « Sapin 2 », ou encore des décisions imposant des programmes de compliance ou l’adoption non contrainte de ceux-ci par l’entreprise. Selon sa source, l’arbitre la prendra en compte. Si une obligation de compliance, ayant une source qui lui donne de la portée dans une procédure arbitrale, est considérée par l’arbitre comme méconnue, les conséquences dépendent souvent de la source. La solution est classique s’il s’agit de la lex contractus, plus difficile si c’est une loi qui a inséré l’obligation dans la lex societatis, les exigences de compliance étant généralement considérées comme des lois de police. Si les arbitres ne peuvent appliquer les sanctions attachées par la loi répressive, ils peuvent étayer leur décision en considération du manquement constaté pour apprécier la licéité d’un comportement ou la validité d’un contrat, les Règles ICC pour combattre la corruption pouvant leur servir de guide d’analyse.
🕴️Jérémy Jourdan-Marques se joint à ces réflexions en se demandant si l’on peut qualifier 📝L’arbitre comme juge ex ante de la compliance. S’appuyant sur l’analyse de Jean-Baptiste Racine, l’article débute par une longue introduction relative aux rapports généraux entre la compliance et l’arbitrage. Puis l’auteur traite dans une première partie l’arbitrage en amont de la survenance du litige, visant les rapports de l’entreprise dans son organisation avec d’autres entreprises pour ses activités économiques, par exemple des agents commerciaux. L’auteur examine la façon dont l’arbitrage peut régler des difficultés qui surviennent entre eux, y compris lorsque celles-ci sont par ailleurs appréhendées par le droit de la compliance et les institutions en charge de celui-ci, notamment parce que des faits de corruption sont allégués et que le fait est allégué par le débiteur lui-même alors que le paiement n’est pas encore demandé. La question juridique est alors de savoir s’il existe un « litige » ou non. Se situant plus encore en amont, l’auteur envisage l’adoption d’un programme de compliance dans lequel le recours à l’arbitrage serait inséré, pouvant alors être à l’origine d’une irresponsabilité pénale, telle que l’article L. 122-4 du Code pénal la prévoit, une sentence arbitrale pouvant produire un tel effet si elle est reconnue dans l’ordre juridique.
La seconde partie de l’article envisage l’arbitrage en l’absence de pluralité de parties, ce à quoi pourraient correspondre les actes émis par l’Oversight Board de Facebook, cette sorte de juge n’étant pas saisi par des parties à un litige. Il pourrait être judicieux de qualifier ce mécanisme d’arbitrage, même si cette qualification est difficile à retenir. En tout cas, si on le faisait en admettant qu’une volonté unilatérale fasse naître une mission juridictionnelle, il conviendrait que des garanties entourent une telle institutionnalisation. Elles peuvent passer par des organismes spécifiques en matière de compliance, en dehors ou au sein des institutions d’arbitrage existantes, lesquelles doivent alors devenir moteur en la matière. En outre, le choix des arbitres devrait sans doute passer par l’institution même pour que l’impartialité demeure incontestable et que le profit soit varié. La procédure aurait également vocation à être infléchie du fait de l’absence de véritable litige, justifiant l’aménagement du contradictoire (au sens étroit de celui-ci, lié au débat) notamment par l’intervention d’amicus curiae et pour éviter les fraudes par l’arbitrage et dans la procédure. En l’absence d’adversaire, l’office procédural de l’arbitre pourrait être reconsidéré : sans modifier les termes de la question, il serait adéquat qu’il ait davantage de facultés pour décider des mesures adéquates à prendre pour pallier le non-respect des exigences de compliance. Enfin, la publicité paraît à l’auteur indispensable pour que l’arbitrage ne soit pas instrumentalisé par des parties, publicité qui pourrait concerner les débats et les pièces produits. Ces exigences certes très élevées donneraient en contrepartie une grande crédibilité à la sentence qui en résulte, justifiant la portée de celle-ci, et l’on pourrait songer à labelliser un tel résultat, label dont l’entreprise pourrait se prévaloir. L’auteur en conclut que ces transformations s’eloignent tellement de l’arbitrage qu’on jouxte la dénaturation, du fait notamment de l’absence de litige, mais cela permet aux entreprises d’externaliser la gestion de plus en plus lourde de la responsabilité engendrée par la compliance en lui offrant l’assistance d’une autorité juridictionnelle, dès l’instant que les garanties procédurales en sont renforcées.
Suivant le tempo de l’arbitrage et les stratégies des législateurs, des contractants et des parties, 🕴️Elie Kleiman analyse 📝Les objectifs de la compliance confrontés aux acteurs de l’arbitrage. Il rappelle que l’arbitrage international, qui demeure le mode de règlement privilégié des différends nés des relations commerciales internationales, est rattrapé par la compliance dont les manifestations sont partout : centres d’arbitrage, arbitres et juridictions de contrôle de la régularité internationale des sentences sont régulièrement appelés à prendre en considération les règles de la compliance.
L’auteur constate que la compliance a indéniablement saisi les acteurs de l’arbitrage. En tant qu’acteurs d’une activité non régulée, les institutions d’arbitrage et les arbitres doivent générer de la confiance ; leur aptitude à une autorégulation efficace conditionne le succès de l’arbitrage et passe par la transparence et l’exemplarité. Cette compliance auto-imposée est aujourd’hui consubstantielle de l’arbitrage et s’illustre notamment dans les domaines classiques de la prévention des conflits d’intérêts et du contrôle de la disponibilité des arbitres, mais aussi dans ceux, plus nouveaux, de la parité et de la diversité ainsi que de la réduction de l’empreinte carbone. De plus, l’activité arbitrale et notamment le contrôle de la régularité internationale des sentences n’échappent pas à une application ex post des critères issus de la compliance, particulièrement en matière de lutte contre la corruption et le blanchiment : il y a alors place pour le débat, notamment en France, en raison de la porosité des frontières entre les méthodes propres aux règles de compliance impératives censées prévenir les infractions les plus graves, et celles qui sont propres à la constatation des éléments constitutifs de celles-ci en matière pénale. La question est d’importance, d’autant que l’impérativité croissante des prescriptions en matière de changement climatique et de droits humains viendra étendre le champ de ces télescopages entre méthodes de la compliance et contrôle des sentences arbitrales.
Mais l’arbitrage s’empare à son tour de la compliance. Ainsi, les arbitres sont amenés à statuer à l’occasion de controverses issues d’activités économiques qui sont nées de la compliance : contrats relatifs à la mise en place des dispositifs anticorruption et antiblanchiment comme des obligations de vigilance, opérations relatives à la réduction de l’empreinte carbone et au changement climatique, etc. En outre, la compliance est également une matière arbitrable, les arbitres étant conduits à appliquer ou prendre en considération les règles de compliance dans le règlement de litiges commerciaux ou d’investissement, notamment au titre des conséquences que l’on peut tirer de leur méconnaissance ou de leur observation.
Cette prise en considération peut prendre bien des formes. À ce titre, 🕴️François-Xavier Train analyse les rapports entre 📝Arbitrage et procédures parallèles exercées au titre de la compliance. L’article insiste tout d’abord sur le principe de l’autonomie de la procédure d’arbitrage internationale par rapport à laquelle les procédures parallèles demeurent étanches, qu’elles soient pénales ou déclenchées au titre du droit de la compliance. Dans la procédure arbitrale qui se déroule d’une façon autonome, les arbitres devant lesquels des faits par ailleurs évoqués dans ces procédures parallèles, notamment les faits de corruption, apparaissent devant eux comme des faits dont le caractère illicite est allégué, et c’est à ce titre qu’ils peuvent et doivent les appréhender, en utilisant le standard de preuve qu’est le faisceau d’indices.
Dans un second temps, l’article met en lumière les limites de l’autonomie de l’arbitrage international. Il peut s’agir de limites de fait, car dans sa recherche des preuves les red flags sont souvent des preuves trop peu consistantes pour asseoir une sentence, d’autant plus que celle-ci peut subir le contrôle par le juge de sa conformité à l’ordre public international, l’annulation par le juge pouvant s’appuyer sur des éléments extérieurs, voire ultérieurs à la procédure d’arbitrage. Il peut alors être sage pour les arbitres, qui n’y sont pas contraints, de suspendre leur procédure pour attendre les résultats des procédures parallèles entamées au titre de la compliance, pour que les cours en soient harmonieux.
Enfin, 🕴️Claire Debourg examine 📝La compliance au stade du contrôle des sentences arbitrales. L’article analyse le rôle de la compliance une fois la sentence arbitrale rendue, à l’occasion du contrôle de celle-ci par le juge étatique. L’auteur souligne d’une façon générale que le juge peut à cette occasion contrôler l’application par l’arbitre des règles de compliance, le conduisant à définir celles-ci comme un ensemble de techniques de détection et de prévention de pratiques répréhensibles, notamment par de la Soft Law mise en place par les entreprises et s’articulant avec des règles impératives, comme la loi dite « Sapin 2 » de 2016 ou la loi dite « Vigilance » de 2017, qui fait s’interpénétrer compliance et arbitrage. Dans un litige soumis à un arbitrage, la violation d’une règle de compliance peut être alléguée par l’une des parties, parce qu’une obligation de compliance aura été contractualisée, par exemple mettant à la charge d’une partie la prévention de la corruption ou le devoir contractualisé de vigilance, dont le manquement justifiera une résiliation, le déclenchement de pénalités ou une responsabilité contractuelle, voire une annulation en cas d’obligation précontractuelle de transfert d’information.
Le juge étatique intervient alors à ce titre, avec le pouvoir d’annuler la sentence ou d’en refuser l’exequatur en France en cas de violation de l’ordre public international, la compliance pouvant aussi être considérée dans le contrôle fait par le juge du respect par l’arbitre de sa mission et des principes d’indépendance et d’impartialité. L’article développe plus particulièrement le contrôle désormais renforcé au titre de l’ordre public international. L’auteur doute que l’on puisse élever les règles de compliance au rang d’ordre public international pouvant fonder une annulation de sentence. Mais sa considération joue un rôle indirect en ce que ses outils permettent d’établir des violations de règles d’ordre public international, conduisant à faire jouer à la compliance un rôle probatoire décisif pour l’effectivité de l’ordre public international dont le juge est le gardien.
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Partie IV.
Le juge dans le droit de la compliance
Pas plus que pour le reste du Droit, le juge n’est l’élément pathologique du droit de la compliance : il est au contraire celui qui fait le lien entre l’entreprise et les obligations de compliance que celle-ci prend à sa charge, sur ordre des législateurs ou parce qu’elle partage leur volonté de servir des intérêts communs, ce lien étant éprouvé et conforté à travers les procès. C’est pourquoi, plus le droit de la compliance va gagner en maturité et plus il va laisser une part de plus en plus restreinte au juge pénal, pour avoir une conception plus générale de l’office du juge, celui-ci étant lui-même renouvelé par le droit de la compliance en ce qu’il va se situer en ex ante, notamment en matière numérique et climatique.
C’est dans cette perspective que 🕴️Marie-Anne Frison-Roche ouvre ce chapitre IV en examinant 📝Le juge, l’obligation de compliance et l’entreprise : le système probatoire. Devant le juge, l’entreprise doit prouver qu’elle a mis en œuvre son obligation de compliance, la preuve opérant ainsi le lien qui doit effectuer entre l’entreprise dans son rapport avec les obligations de compliance qu’elle assume et les juges devant lesquels elle rend compte à ce titre : ce lien est opéré par le jeu des preuves. Or le système probatoire de la preuve est encore à construire, ce dont la contribution pose les prolégomènes. À cette fin, l’article débute par une description de ce qui est désigné comme le « carré probatoire » dans un « système probatoire » qui se superpose au système des règles de droit substantiel. Cela est d’autant plus important que la compliance semble être en choc frontal dans ses principes mêmes avec les principes généraux du système probatoire, notamment parce qu’il semble que l’entreprise doive prouver l’existence du Droit ou qu’elle doive supporter d’une façon définitive la charge de prouver l’absence de violation, ce qui paraît contraire non seulement à la présomption d’innocence mais aussi au principe de la liberté d’action et d’entreprendre. Pour réarticuler le droit de la compliance, les obligations de compliance qui légitimement pèsent sur l’entreprise, il faut revenir sur le système probatoire spécifique à la compliance, pour que celle-ci demeure dans l’État de droit. Cela suppose que l’on adopte une définition substantielle de la compliance, qui ne soit pas seulement le respect des règles, ce qui n’est qu’une dimension minimale, mais que l’on définisse le droit de la compliance par les buts monumentaux pour lesquels, d’une façon substantielle, les autorités publiques et les entreprises font alliance. Le système probatoire général fait jouer ses quatre sommets entre eux : la charge des preuves, les objets de preuve, les moyens de preuve et leur recevabilité. Le droit de la compliance ne sort pas de ce carré probatoire, marquant en cela sa pleine appartenance à l’État de droit pour poser les bases du système probatoire spécifique au droit de la compliance. La première partie de l’article cerne les objets de preuve qui lui sont spécifiques, en distinguant les dispositifs structurels, d’une part, et les comportements attendus, d’autre part. Les premiers impliquent que soit prouvée la mise en place effective des structures requises au regard des buts monumentaux de la compliance. L’objet de preuve est alors l’effectivité de cette mise en place, ce qui présente l’efficacité du dispositif. En ce qui concerne les obligations comportementales, l’objet de preuve est dans les efforts déployés par l’entreprise pour obtenir ces comportements le principe de proportionnalité gouvernant l’établissement de cette preuve, tandis que l’efficience systémique de l’ensemble conforte le dispositif probatoire. Mais la sagesse probatoire consiste pour l’entreprise, alors même que le principe demeure celui de la liberté de la preuve, à préconstituer l’effectivité, l’efficacité et l’efficience de l’ensemble, indépendamment des charges de preuve.
La deuxième partie de l’article vise ceux qui supportent la charge de preuve en droit de la compliance. Celui-ci fait porter par principe ce poids sur l’entreprise, au regard de ses obligations légales. Cette charge vient de l’origine légale des obligations, laquelle bloque la « ronde des charges de preuve ». Mais dans l’interférence des différents sommets du carré probatoire, la question devient plus délicate lorsqu’il s’agit de déterminer les contours des obligations de compliance que l’entreprise doit exécuter. En outre, la charge de preuve peut elle-même faire l’objet de preuve, comme l’exécution par l’entreprise de ses obligations légales peut elle aussi faire l’objet de contrats, ce qui fait revenir dans le système probatoire ordinairement applicable aux obligations contractuelles. La situation est d’ailleurs différente lorsqu’il s’agit d’un « contrat de compliance » ou lorsqu’il s’agit d’une ou de plusieurs stipulations de compliance, notions encore peu élaborées en droit des contrats. En outre, toutes les branches du Droit appartenant à un système juridique qui gouvernent par le principe de l’État de droit, d’autres branches du Droit interfèrent et modifient les méthodes et solutions probatoires. Il en est ainsi lorsque le fait, qui est objet de preuve, peut donner lieu à sanction, le droit de la répression imposant ses solutions propres en matière de charge de preuve. Dans une troisième partie de l’article, sont examinés les moyens de preuve pertinents en droit de la compliance, utilisés parce que le droit de la compliance est avant tout une branche du Droit dont l’objet est d’une part l’information et d’autre part l’avenir. Des questions ouvertes demeurent, comme celle de savoir si les entreprises pourraient être contraintes par le juge à construire des technologies pour inventer de nouveaux moyens de preuve afin de donner à voir qu’elles concrétisent effectivement les buts monumentaux dont elles sont chargées. Dans une quatrième partie est montré le caractère vital de la préconstitution des preuves, qui est le reflet de la nature ex ante du droit de la compliance : il faut préconstituer des preuves pour écarter la perspective même d’avoir à les utiliser, en trouvant tous les moyens d’établir l’effectivité, l’efficacité, voire l’efficience des différents outils de la compliance. Si les entreprises font tout cela avec méthode, le système probatoire de la compliance sera établi, en harmonie à la fois avec le système probatoire général, le droit de la compliance et l’État de droit.
🕴️Juliette Morel-Maroger montre la part que les juges prennent dans cette insertion de la compliance dans l’État de droit, notamment en Europe, en étudiant 📝La réception des normes de la compliance par les juges de l’Union européenne. Elle montre que, destinées à poursuivre la réalisation d’objectifs d’intérêt général – ou de buts monumentaux – les normes de compliance ont en principe pour objet de modifier et d’orienter les comportements des opérateurs économiques. Pour parvenir à la réalisation de ces objectifs, la compliance utilise toute la variété de la gamme de la normativité. Quel est et doit être le rôle des juges de l’Union européenne face au développement des normes de compliance ? Comme en droit interne, la juridicité même des normes de compliance élaborées par les autorités de régulation est contestée.
Il conviendra d’analyser dans un premier temps quel contrôle opèrent les juges de l’Union européenne à leur égard, la question se posant ici essentiellement pour les règles de droit souple dont la contestation peut être envisagée par deux voies : par le biais d’un recours en annulation et par voie d’exception par le biais d’un recours préjudiciel. Mais au-delà du contrôle de la légalité des normes de compliance exercé par les juges européens, ceux-ci contribuent aussi à leur application. L’efficacité de la compliance repose avant tout sur l’adhésion de ses destinataires, les opérateurs économiques étant sans aucun doute les premiers acteurs de son succès. Mais les juges de l’Union européenne, compétents pour trancher les litiges relatifs à l’application du droit de l’Union européenne entre les États membres, les institutions européennes et les requérants individuels, peuvent être amenés dans le cadre des recours dont ils sont saisis à assurer l’effectivité des normes européennes de compliance et à les interpréter.
L’efficacité juridictionnelle tient aussi dans la simplicité. Dans cette perspective, 🕴️Sophie Schiller évoque 📝Un juge unique en cas de manquement international à des obligations de compliance. Elle souligne que, vu le caractère très international des sujets appréhendés, des acteurs en cause et donc des contentieux en matière de compliance, il est essentiel de savoir si une personne peut être mise en cause devant plusieurs juges, rattachés à des états différents, ou même si elle peut être condamnée par plusieurs juridictions. La réponse est donnée par le principe non bis in idem qui fait l’objet d’une riche jurisprudence sur le fondement de l’article 4 du protocole no 7 de la CEDH, clairement inapplicable pour des juridictions émanant d’États différents. Pour apprécier si des manquements à des obligations de compliance pourront faire l’objet de sanctions multiples dans des états différents, il conviendra de rechercher d’abord si des fondements textuels sont invocables. À l’échelle européenne, l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux permet aujourd’hui d’invoquer le principe non bis in idem. Applicable à tous les domaines de la compliance, il assure une protection très forte qui couvre non seulement les condamnations, mais également les poursuites. Tout comme ses effets, le champ d’application de l’article 50 est très large. Les procédures concernées sont celles qui ont une nature répressive, au-delà de celles prononcées par des juridictions pénales au sens strict, ce qui permet de couvrir les condamnations prononcées par une des nombreuses autorités de régulation compétentes en matière de compliance. À l’échelle internationale, la situation est moins claire. Pourra être invoqué l’article 14-7 du Pacte international sur les droits civils et politiques, à condition de surmonter plusieurs obstacles dont la décision du 2 novembre 1987 du Comité des droits de l’homme qui l’a restreint au cadre interne, c’est-à -dire à l’hypothèse d’une double condamnation par un même État.
Même si des fondements sont applicables, deux spécificités des situations de compliance risquent d’entraver leur application, les premières liées aux règles processuelles applicables, en particulier les règles de compétence, et les secondes liées aux spécificités des situations. L’application de la règle non bis in idem n’est formellement admise qu’en ce qui concerne la compétence universelle et les compétences personnelles, c’est-à -dire les compétences extraterritoriales, ce qui ne constitue qu’une partie des compétences. La Cour de cassation l’a confirmé dans le célèbre arrêt dit « Pétrole contre nourriture » du 14 mars 2018. Le refus de reconnaître à ce principe un caractère universel, quelle que soit la règle de compétence en cause, prive les entreprises françaises d’un moyen de défense. En outre, la répression des atteintes aux règles de compliance se règle de plus en plus souvent par des mécanismes transactionnels. Ces derniers n’entreront pas toujours dans le champ d’application des règles européennes et internationales posant le principe non bis in idem, faute d’être parfois qualifiés de « jugement définitif » selon les termes de l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux et de l’article 14-7 du Pacte international sur les droits civils et politiques.
Les manquements commis en matière de compliance reposent souvent sur des actes multiples. En découlent des prescriptions dont le point de départ est retardé au dernier événement et une compétence juridictionnelle facilitée pour les juridictions françaises dès lors qu’un seul des faits constitutifs est constaté en France. En matière de compliance, le principe non bis in idem ne permet généralement donc pas de protéger les entreprises et n’empêche pas qu’elles soient attraites devant des juridictions de deux pays différents pour la même affaire. Il leur accorde néanmoins une autre protection, en obligeant à tenir compte des décisions étrangères pour déterminer le montant de la peine. La sanction retenue contre Airbus SE dans la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) du 29 janvier 2020 en est une parfaite illustration.
Pour intégrer tant de perspectives différentes, le juge doit utiliser des méthodes nouvelles, dont le droit souple est un élément central. 🕴️Fabien Raynaud étudie 📝Le juge administratif et la compliance. Il y souligne les rapports étroits entre la compliance et le droit souple, tel que le juge administratif l’a introduit dans sa jurisprudence. Ce fut notamment le cas par les arrêts du Conseil d’État de 2016, portant sur des sujets de droit de la régulation, ce que prolonge le droit de la compliance. Ce souci d’internaliser dans les entreprises ce que veulent les autorités publiques avait d’ailleurs été pris en considération par le Conseil d’État par petites touches à partir de 2010 et s’est continuellement étoffé. C’est notamment le cas lorsque les documents émis sont « de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent », ce qui rejoint directement les enjeux de compliance. La nouvelle conception adoptée par le Conseil d’État a conduit celui-ci à contrôler de nombreuses « positions », « recommandations », « lignes directrices », etc., adoptées par de multiples autorités, notamment pour protéger les personnes sur lesquelles ces actes ont un « effet notable », n’hésitant pas parfois à censurer l’organisme émetteur. Le droit souple en matière de compliance bancaire, plus spécifiquement émis par l’EBA, a donné au juge administratif l’occasion d’ajuster son contrôle à celui exercé par la Cour de justice saisie par une question préjudicielle.
Ainsi, par sa jurisprudence sur la justiciabilité des actes de droit souple, le Conseil d’État s’affirme donc comme un acteur de la compliance en permettant aux entités visées par ces actes et soumises à leur égard à une obligation de compliance de saisir le juge administratif d’un recours en annulation contre ces actes, afin qu’ils puissent être soumis à un contrôle de légalité et, le cas échéant, annulés. Mais encore faut-il que le juge administratif soit saisi. Il peut l’être dans de nouveaux domaines, par exemple en matière climatique, comme cela fut le cas dans l’affaire Grande Synthe. Par sa décision, Le Conseil d’État va ainsi au bout de la logique du dispositif mis en place par le législateur et par le pouvoir réglementaire pour mettre en œuvre les accords de Paris, lesquels reposent sur une forme de compliance à l’échelle mondiale, chaque État signataire s’engageant, en quelque sorte, à faire le nécessaire pour atteindre un objectif commun à une date donnée, à charge pour chacun de s’organiser pour l’atteindre. En l’absence d’un juge international capable de vérifier le respect de ces engagements, le juge national apparaît le plus naturel pour accepter de vérifier, lorsqu’il est saisi d’un litige en ce sens, que ces engagements ne restent pas lettre morte. Par ce mouvement général, « La compliance est devenue un nouveau mode de régulation d’un nombre croissant d’activités ».
De ce mouvement général, le juge du Droit ne saurait être absent. C’est lui qu’🕴️Olivier Douvreleur examine dans ce nouveau rapprochement : 📝Compliance et juge du Droit. L’auteur admet que la compliance entretient avec le juge, et plus encore avec le juge du Droit, celui qui, par principe, ne connaît pas des faits qu’il laisse à l’appréciation souveraine des juges du fond – la Cour de cassation dans l’ordre judiciaire –, des rapports complexes. À première vue, la compliance est une technique internalisée dans les entreprises et la place qu’occupent les techniques de justice négociée appelle peu l’intervention du juge du droit.
Son rôle a pourtant vocation à se développer, notamment à propos du devoir de vigilance ou dans l’articulation entre les branches du droit lorsque la compliance rencontre le droit du travail, ou encore dans l’ajustement entre le droit américain et notre système juridique. La façon dont le principe de proportionnalité va prendre place dans le droit de la compliance est également un enjeu majeur pour le juge du droit.
Enfin, ce qui est logique puisque le droit de la compliance se définit par ses buts monumentaux, lesquels peuvent eux-mêmes se retrouver dans l’ambition de protéger la personne, 🕴️Erik Wennerström termine ce livre par 📝Quelques réflexions sur la compliance et la Cour européenne des droits de l’homme. L’auteur rappelle que le développement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, contribuant à l’intégration européenne, a intégré l’idée substantielle de « compliance » qui dépasse l’idée de légalité, par rapport à laquelle les entreprises demeurent passives, et promeut les systèmes juridiques comme des ensembles en interaction les uns avec les autres. L’auteur développe l’esprit et la portée du Protocole 15 par lequel sont organisés à la fois le principe de subsidiarité et les marges de manœuvre des États signataires de la Convention, mécanismes éclairés par le principe de proportionnalité. La subsidiarité pose que les États sont les mieux placés pour concevoir l’application la plus adéquate de la Convention, les liens étroits entre les États permettant une application efficace de celle-ci. En outre, la procédure d’avis qui permet à une juridiction nationale d’avoir, sur un cas pendant, l’opinion non obligatoire de la CEDH assure une meilleure efficace de la compliance au regard des objectifs de la Convention.
La jurisprudence de la Cour reprend cette exigence substantielle à travers sa doctrine, notamment dégagée dans le cas Bosphorus, en soulignant que l’adhésion d’un État à l’Union européenne présume son respect des obligations découlant de la CEDH, en exécutant le droit de l’Union européenne, même si cette présomption peut être réfutée si la protection est manifestement défaillante, ce qui fut admis dans plusieurs affaires, notamment à propos du droit à un tribunal impartial en matière de régulation économique. S’articulent ainsi les différents ordres juridiques. L’auteur conclut que la Cour européenne des droits de l’homme, comme la Cour de justice de l’Union, contribue à la construction du droit de la compliance en Europe, dans une perspective ex ante favorisant les avis plutôt que les sanctions ex post et créant, notamment par la doctrine Bosphorus, des éléments de sécurité et de confiance pour l’intégration européenne autour des valeurs communes aux différents systèmes juridiques articulés et laissant aux États les marges adéquates pour favoriser cette intégration.
Ainsi s’achève cet ouvrage qui montre non seulement l’ampleur de📕La juridictionnalisation de la compliance, mais encore les bienfaits que les États de droit auront à l’avenir à en tirer profit pour que la compliance ne soit pas le fait d’obéir aveuglément à la réglementation, ce qui est la marque des systèmes totalitaires, mais au contraire soit le fait de tendre, dans une alliance entre les autorités publiques et les opérateurs économiques cruciaux, vers la concrétisation de buts monumentaux, dont la protection de la personne est le cœur, marque des démocraties.
C’est cela aussi l’enjeu mondial du droit de la compliance.
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