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âș RĂ©fĂ©rence complĂšte : M.-A. Frison-Roche, "Lignes de force de l'ouvrage La juridictionnalisation de la Compliance", in M.A. Frison-Roche (dir.), La juridictionnalisation de la Compliance, Journal of Regulation & Compliance (JoRC) et Dalloz, coll. "RĂ©gulations & Compliance", 2023, p. 1-28.
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âș Cet article constitue l'introduction de l'ouvrage ; il est en accĂšs libre.
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đconsulter une prĂ©sentation gĂ©nĂ©rale de l'ouvrage, La juridictionnalisation de la Compliance, dans lequel cet article est publiĂ©
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âș RĂ©sumĂ© de l'article (fait par le Journal of Regulation & Compliance) : Cet article en accĂšs libre —ïžexplique en premier lieu le propos gĂ©nĂ©ral de l'ouvrage et en deuxiĂšme lieu sa structuration en 4 parties.
Puis, en troisiĂšme lieu, en suivant la table des matiĂšres, cet article reprend en quelques lignes chacune des contributions.
C'est ainsi qu'apparaissent plus nettement encore les "lignes de force" de l'ouvrage "La juridictionnalisation de la compliance
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đLire l'article en intĂ©gralité—ïž
Lâouvrage đLa juridictionnalisation de la compliance relĂšve un dĂ©fi : comment comprendre, mettre en cohĂ©rence et anticiper lâĂ©volution dâun droit qui tout Ă la fois se caractĂ©rise comme un ensemble de mĂ©canismes qui se dĂ©veloppent au sein des entreprises, en ex ante, ayant pour effet, voire pour objet, dâĂ©viter le juge, alors quâon ne cesse, jour aprĂšs jour, de lire de nouvelles dĂ©cisions de justice en la matiĂšre ? Sanctions, contrĂŽles, recours, deals : les juges et les avocats sont partout dans les mĂ©canismes de compliance, crĂ©ant des situations inĂ©dites, parfois sans solution encore disponible. Alors mĂȘme que la compliance avait Ă©tĂ© conçue pour Ă©viter le juge et produire de la sĂ©curitĂ© en Ă©vitant le conflit.
Cette juridictionnalisation est donc nouvelle ; est-elle signe dâun Ă©chec ou bien dâune maturitĂ© de cette nouvelle branche du Droit ? Lâouvrage montre que dĂšs lâinstant que lâon ne conçoit pas la compliance comme une mĂ©canique sans Ăąme dâapplication automatique de rĂ©glementations, mais comme un systĂšme dont lâesprit et la normativitĂ© sâancrent dans les buts monumentaux vers lesquels tous convergent, la juridictionnalisation de la compliance est au contraire le signe de sa maturitĂ©. Montrer cela malgrĂ© les multiples difficultĂ©s techniques et anticiper lâavenir du droit de la compliance, dans lequel le juge et les auxiliaires de justice seront au contraire au centre, est le dĂ©fi relevĂ© par cet ouvrage. En cela, il sâarticule profondĂ©ment avec lâouvrage prĂ©cĂ©dent sur Les buts monumentaux de la compliance, car câest pour concrĂ©tiser ceux-ci quâautoritĂ©s publiques, entreprises et juges font alliance, de la mĂȘme façon quâil sâarticule profondĂ©ment avec les deux ouvrages qui suivront, en premier lieu Lâobligation de compliance, ouvrage qui vise principalement le contrat car celui-ci est une façon de se contraindre pour atteindre ces buts, le juge Ă©tant celui qui contrĂŽle cet instrument. En second lieu, Le systĂšme probatoire de la Compliance, car la preuve est concrĂštement le premier enjeu non seulement juridique mais encore financier, managĂ©rial et sociĂ©tal de la compliance.
Câest pourquoi lâouvrage sâouvre sur un article de conception gĂ©nĂ©rale de đŽïžMarie-Anne Frison-Roche : đConforter le rĂŽle du juge et de lâavocat pour imposer la compliance comme caractĂ©ristique de lâĂtat de droit. En effet, lâon peut comprendre que les mĂ©canismes de compliance sont perçus par beaucoup avec hostilitĂ© parce quâils paraissent conçus pour Ă©loigner le juge, alors quâil nây a pas dâĂtat de droit sans juge. Il est exact que des arguments solides prĂ©sentent les techniques de compliance comme convergeant vers lâinutilitĂ© du juge, la premiĂšre partie de cet article exposant la soliditĂ© de ces arguments. Certes, on croise des magistrats, et de toutes sortes, et de trĂšs puissants, mais cela peut ĂȘtre signe dâimperfection : lorsque sa logique ex ante se sera dĂ©ployĂ©e dans toute son efficacitĂ©, le juge ne sera plus requis⊠et lâavocat disparaĂźtra donc avec lui. Cette perspective dâun monde sans juge, sans avocat et finalement sans Droit, oĂč des algorithmes pourraient organiser par de multiples process en ex ante la « conformitĂ© » de tous nos comportements Ă toute la masse rĂ©glementaire qui nous est applicable, suppose que lâon dĂ©finisse cette nouvelle branche du Droit comme la concentration des process qui donne pleine efficacitĂ© Ă toutes les rĂšgles, sans considĂ©ration de leur teneur. Ă supposer que ce rĂȘve dâingĂ©nieur soit mĂȘme rĂ©alisable, lâon ne peut faire ainsi lâĂ©conomie des juges et des avocats.
Câest pourquoi la seconde partie de lâarticle montre quâil est impĂ©rieux de reconnaĂźtre leurs apports au droit de la compliance, apports liĂ©s et inestimables. Tout dâabord parce quâun pur ex ante nâa jamais existĂ© et que mĂȘme au temps des lĂ©gistes, il fallait encore des personnes pour interprĂ©ter les rĂšglements, car un ordre juridique doit toujours ĂȘtre interprĂ©tĂ© en ex post par celui qui doit de toutes les façons rĂ©pondre aux questions que lui posent les sujets de droit, dĂšs lâinstant que le systĂšme politique admet dâattribuer Ă ceux-ci le droit de former des prĂ©tentions devant un juge. Ensuite lâavocat, dont lâoffice bien quâarticulĂ© Ă celui du juge, est distinct de celui-ci, Ă la fois plus restreint et plus large, puisquâil doit apparaĂźtre dans tous les cas oĂč la figure juridictionnelle se met en place. Or, le droit de la compliance a multipliĂ© celle-ci puisque non seulement, prolongeant en cela le droit de la rĂ©gulation, il confie de nombreux pouvoirs aux autoritĂ©s administratives, mais encore il transforme les entreprises en juge, ce Ă quoi lâavocat doit faire face. Plus encore, le droit de la compliance ne prend son sens quâĂ partir des buts monumentaux quâil sert. Câest en cela que cette branche du Droit prĂ©serve la libertĂ© des ĂȘtres humains, notamment dans lâespace numĂ©rique oĂč les techniques de compliance les protĂšgent de la puissance des entreprises par lâusage que le Droit contraint ces entreprises de faire de cette puissance mĂȘme. Or, en premier lieu, ce sont les juges qui, dans leur diversitĂ©, imposent comme rĂ©fĂ©rence la protection des ĂȘtres humains, soit comme limite Ă la puissance des outils de compliance soit comme finalitĂ© mĂȘme de ceux-ci. En second lieu, lâavocat, lĂ encore se distinguant du juge, au besoin vient rappeler que toutes les parties dont les intĂ©rĂȘts sont impliquĂ©s doivent ĂȘtre prises en considĂ©ration. Dans un Droit toujours plus souple et dialogal, chacun se prĂ©sente comme « lâavocat » de tel ou tel but monumental : lâavocat est lĂ©gitime Ă ĂȘtre le premier Ă occuper cette place.
Ă partir de lĂ , lâouvrage se dĂ©ploie en 4 parties. La premiĂšre partie cst consacrĂ© Ă ce qui est spĂ©cifique au droit de la compliance : la transformation des entreprises en procureur et juge dâelles-mĂȘmes, voire des autres, le titre mĂȘme de ce chapitre montrant Ă tous lâoxymore : Lâentreprise instituĂ©e procureur et juge dâelle-mĂȘme par le droit de la compliance. Puisque la figure du juge est donc prĂ©sente, la procĂ©dure ne peut que faire son apparition, de grĂ© ou de force.
Câest pourquoi la deuxiĂšme partie a pour objet dâĂ©tudier les interfĂ©rences qui se dĂ©veloppent entre le droit processuel et les techniques de compliance, sous le titre : Le droit processuel Ă lâĆuvre dans le droit de la compliance.
Sâappuyant sur les chapitres prĂ©cĂ©dents, la troisiĂšme partie peut Ă©largir le spectre de lâanalyse sur un thĂšme non seulement dâactualitĂ© mais surtout dâavenir : Lâarticulation de la compliance et de lâarbitrage international. Ce chapitre y mesure lâemprise des raisonnements et des exigences du droit de la compliance dans des modes de rĂ©solution des litiges oĂč il nâĂ©tait pas, sauf exception, prĂ©sent, mais oĂč il a un grand avenir.
Cela permet Ă la quatriĂšme partie de revenir en boucle sur ce par quoi a dĂ©butĂ© lâouvrage : Le juge dans le droit de la compliance. Parce que procĂšs et jugement sont indissociables, parce que techniques juridiques et Ătat de droit ne doivent pas lâĂȘtre et que les techniques de compliance pourraient paradoxalement ĂȘtre lâarme de leur dissociation, parce que le pouvoir de juger et les procĂ©dures qui lâentourent ne doivent pas ĂȘtre dissociĂ©s, parce que compliance et Ătat de droit doivent ĂȘtre pensĂ©s et pratiquĂ©s ensuite, la montĂ©e en puissance de lâun devant ĂȘtre le signe de la montĂ©e en puissance de lâautre, et non le prix de lâaffaiblissement de lâĂtat de droit, ce qui implique de non seulement penser la place des diffĂ©rents juges mais encore dâajuster leur office Ă ce que requiert par ailleurs le droit de la compliance des entreprises et des autoritĂ©s publiques.
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Partie I.
Lâentreprise instituĂ©e procureur et juge dâelle-mĂȘme et dâautrui par le droit de la compliance
đŽïžMarie-Anne Frison-Roche traite directement lâoxymore imposĂ© Ă lâentreprise par le droit de la compliance : đLe « jugeant-jugĂ© », lâenjeu Ă©tant dâArticuler les mots et les choses face Ă lâĂ©prouvant conflit dâintĂ©rĂȘts. Avant mĂȘme dâaborder la situation de lâentreprise, ainsi placĂ©e comme « jugeant-jugĂ©e » par le droit de la compliance, parce que lâenjeu est avant tout celui de la qualification adĂ©quate, lâarticle pose en prĂ©alable quâil faut garder Ă lâesprit trois principes : ce quâest le Droit dans sa corrĂ©lation avec la rĂ©alitĂ©, lui confiant le soin de garder, mĂȘme par rapport Ă son propre pouvoir, de conserver un lien minimal avec la rĂ©alitĂ© ou de restaurer le lien entre les mots et les choses, grĂące Ă la qualification ; ce quâest lâactivitĂ© de « juger » et son corollaire, la procĂ©dure, obligeant le Droit Ă travers ce quâen disent les tribunaux, Ă qualifier de « juge » celui qui juge pour mieux le contraindre par le droit processuel ; ce quâest la personnalitĂ© morale, notion qui permet Ă lâentreprise de se dĂ©doubler et paraĂźt ainsi trĂšs commode pour sanctionner un collaborateur, voire un mandataire social, mais qui va Ă lâencontre de lâhostilitĂ© systĂ©mique du droit de la compliance Ă lâĂ©gard de cette notion. Ayant cela en perspective, lâarticle montre en premier lieu comment le Droit « dĂ©masque » les entreprises qui jugent et sanctionnent en prĂ©tendant ne pas le faire, qualification imposĂ©e pour contraindre les entreprises Ă respecter les principes processuels au bĂ©nĂ©fice de ceux qui sont poursuivis ou jugĂ©s par elles. Cela devient acrobatique lorsque la personne morale se poursuit elle-mĂȘme, non seulement en application de la loi, mais aussi par exemple au nom du contrat ou au nom de lâĂ©thique ou de la raison dâĂȘtre. Les juges le font nĂ©anmoins, le droit de la compliance reprenant toutes les solutions que la jurisprudence a dĂ©gagĂ©es dans le droit de la rĂ©gulation concernant les autoritĂ©s administratives de rĂ©gulation, selon un raisonnement fonctionnel, Ă reprendre ici, le droit de la compliance prolongeant encore une fois ici le droit de la rĂ©gulation. Cette transposition permet de justifier le cumul des pouvoirs par les entreprises qui, devant admettre lâampleur de ces pouvoirs exercĂ©s, doivent donc sâorganiser pour que les conflits dâintĂ©rĂȘts structurels quâils engendrent soient pourtant rĂ©solus. Pour cela, la notion Ă la fois centrale et suffisante est lâimpartialitĂ©.
La seconde partie de lâarticle expose la façon dont les entreprises peuvent se poursuivre et se juger elles-mĂȘmes, dâune façon pourtant impartiale. Si lâon considĂšre que lâhĂ©roĂŻsme Ă©thique, consistant Ă se punir soi-mĂȘme avec impartialitĂ© pour que prĂ©valent des intĂ©rĂȘts autres que le sien, ne peut suffire Ă bĂątir un systĂšme et Ă le soutenir dans la durĂ©e, tout est donc dans lâart de la distance, quâil faut reconstituer au sein mĂȘme de lâentreprise « jugeante-jugĂ©e ». Pour ne pas sacrifier la cohĂ©rence du droit de la compliance, qui ne peut plus donner de force Ă la personnalitĂ©, il faut que lâentreprise organise des distances entre qui juge et qui est jugĂ© sans pour autant recourir Ă la personnalitĂ© morale. Si lâon ne pense pas que les « machines impartiales », telles que les adeptes de lâintelligence artificielle les promettent, puissent ĂȘtre une perspective consistante, il faut davantage approfondir des perspectives comme celles des structures internes de mĂ©diation, voire des structures externes dont lâOversight Board de Meta est la premiĂšre expĂ©rience. La perspective la plus riche demeure celle du recours Ă des tiers humains, en distinguant les diffĂ©rents intĂ©rĂȘts, voire divergents, en cause dans la mise en Ćuvre des outils de la compliance, par exemple les enquĂȘtes internes, chacun de ces intĂ©rĂȘts Ă©tant dĂ©fendu par un conseil qui lui est propre, notamment un avocat.
Prenant la situation davantage en amont, đŽïžCĂ©cile Granier Ă©tudie đLa jurisprudence des entreprises instituĂ©es juges et procureurs dâelles-mĂȘmes par le droit de la compliance.
Parce quâelle bouscule les cadres Ă©tablis, la compliance oblige Ă envisager sous un jour nouveau certaines notions qui paraissaient pourtant jusquâalors bien apprivoisĂ©es. Câest notamment le cas de la jurisprudence. Les dĂ©veloppements rĂ©cents de la compliance conduisent en effet Ă se demander sâil nâexisterait pas une « jurisprudence » qui serait produite par les entreprises Ă lâoccasion de la mise en Ćuvre de procĂ©dĂ©s de compliance. De prime abord, le concept de « jurisprudence des entreprises » peut apparaĂźtre contre nature tant la jurisprudence est traditionnellement apprĂ©hendĂ©e comme le fruit de lâoffice du juge et, plus particuliĂšrement, du juge Ă©tatique. Pourtant, le constat selon lequel lâentreprise peut se positionner comme un juge Ă lâĂ©gard dâelle-mĂȘme et des autres dans le cadre de la mise en Ćuvre de la compliance conduit lĂ©gitimement Ă sâinterroger sur la possibilitĂ© pour cette derniĂšre de produire de la jurisprudence. Lâexemple du conseil de surveillance de Facebook et des premiĂšres dĂ©cisions rendues par cette instance accroĂźt la lĂ©gitimitĂ© de cette interrogation.
Penser le concept de « jurisprudence des entreprises » induit de comparer le processus dâĂ©mergence de la norme jurisprudentielle Ă©manant du juge avec le processus dâĂ©mergence dâune « norme jurisprudentielle » qui serait produite par les entreprises Ă lâoccasion de leurs fonctions « juridictionnelles ». Sur le plan matĂ©riel, une analogie entre la jurisprudence Ă©tatique et une jurisprudence des entreprises semble concevable. Reste alors Ă surmonter un obstacle de nature organique : une institution autre que le juge peut-elle ĂȘtre apprĂ©hendĂ©e comme produisant de la jurisprudence ? Au regard des Ă©volutions contemporaines du droit et de lâintĂ©rĂȘt pratique quâil existe Ă concevoir une jurisprudence des entreprises, il semble opportun dâadopter une vision Ă©largie de la jurisprudence, qui soit dĂ©tachĂ©e du traditionnel critĂšre organique. Il semble donc quâil soit possible mais surtout quâil faille penser le concept de « jurisprudence des entreprises », afin de mettre en lumiĂšre une nouvelle facette du pouvoir normatif des entreprises dans le cadre de la compliance en vue notamment de son encadrement.
Cette puissance des opĂ©rateurs, venue notamment de lâespace numĂ©rique quâelles ont elles-mĂȘmes conçu et construit, est aussi le point de dĂ©part de đŽïžLuc-Marie Augagneur, examinant đLe traitement rĂ©putationnel par et sur les plateformes. Il expose que les grandes plateformes se trouvent placĂ©es en arbitre de lâĂ©conomie de la rĂ©putation (rĂ©fĂ©rencement, notoriĂ©tĂ©) dans laquelle elles agissent elles-mĂȘmes. MalgrĂ©, le plus souvent, de faibles enjeux unitaires, la juridictionnalitĂ© de la rĂ©putation reprĂ©sente des enjeux agrĂ©gĂ©s importants. Les plateformes sont ainsi conduites Ă dĂ©tecter et apprĂ©cier les manipulations de rĂ©putation (par les utilisateurs : SEO, faux avis, faux followers ; ou par les plateformes elles-mĂȘmes, comme lâa mis en lumiĂšre la dĂ©cision Google Shopping rendue par la Commission europĂ©enne en 2017) qui sont mises en Ćuvre Ă grande Ă©chelle avec des outils algorithmiques. Lâidentification et le traitement des manipulations ne sont eux-mĂȘmes possibles quâau moyen dâoutils dâintelligence artificielle, dont lâarticle donne de nombreux exemples. Or, cette juridictionnalitĂ© de la rĂ©putation prĂ©sente peu de caractĂšres communs avec la procĂ©dure telle que le Droit la dĂ©finit, se caractĂ©risant plutĂŽt par lâabsence de transparence des rĂšgles et par un modĂšle inductif probabiliste par lâidentification de comportements anormaux par rapport Ă des centroĂŻdes, la Rule of Law faisant place Ă Data is Law, câest-Ă -dire Ă une gouvernance des nombres. Se met en outre en place une juridictionnalitĂ© collective, la sanction provenant dâune apprĂ©hension computationnelle des phĂ©nomĂšnes de la multitude et non dâune apprĂ©ciation individuelle, dans une coopĂ©ration homme-machine. JusquâĂ prĂ©sent, lâencadrement de ces processus repose essentiellement sur les mĂ©canismes exigĂ©s par des lois successives de transparence, dâune exigence contradictoire limitĂ©e et de lâaccessibilitĂ© de voies de recours, mais cela demeure assez limitĂ©. Lâauteur estime que les formes les plus efficientes de cette juridictionnalitĂ© ressortent en dĂ©finitive du rĂŽle jouĂ© par les tiers dans une forme de rĂ©solution de litiges participative, par exemple les signaleurs de confiance (trusted flaggers), qui identifient des contenus illĂ©gaux sur les plateformes.
Dans ce mouvement, lâauteur estime que cette configuration juridictionnelle singuliĂšre (plateforme juge et partie, situations massives, systĂšmes algorithmiques de traitement des manipulations) amĂšne ainsi Ă reconsidĂ©rer la grammaire du processus juridictionnel et de ses caractĂšres. Si le droit est un langage, il en offre une nouvelle forme grammaticale qui serait celle de la voix moyenne (mĂ©sotĂšs) dĂ©crite par Benveniste. Entre la voix active et la voix passive se trouve une voix dans laquelle le sujet effectue une action oĂč il sâinclut lui-mĂȘme. Or, câest bien le propre de cette juridictionnalitĂ© de la compliance que de poser des lois en sây incluant soi-mĂȘme (nomos tithestai). Ă cet Ă©gard, lâirruption de lâintelligence artificielle dans ce traitement juridictionnel tĂ©moigne incontestablement du renouvellement du langage du droit.
Pour illustrer cela dans une activitĂ© beaucoup plus ancienne, đŽïžAlain Bruneau montre đLa façon dont les entreprises du secteur bancaire sâorganisent et se comportent pour assurer leur rĂŽle de « procureurs et juges dâelles-mĂȘmes ». Il rappelle tout dâabord que la fonction compliance est nĂ©e au sein de la finance, et quâen se structurant, elle a Ă©voluĂ© pour accompagner le passage du droit de la rĂ©gulation au droit de la compliance. Par le biais de ces mutations, la compliance est passĂ©e dâune fonction contrĂŽlante ex post Ă une fonction contraignante ex ante. La crise du Libor illustre imparfaitement la primautĂ© de cette transition. LâĂ©volution de ce rĂŽle est illustrĂ©e par des exemples concrets.
Dans un premier temps est Ă©tudiĂ©e la gestion du risque de rĂ©putation, Ă©lĂ©ment fondamental de lâentreprise procureur et juge dâelle-mĂȘme. Le risque de rĂ©putation est un Ă©lĂ©ment non nĂ©gligeable pour un Ă©tablissement financier, car il peut engendrer des consĂ©quences nĂ©gatives sur sa capitalisation, voire culminer en crise systĂ©mique. LâĂ©vitement de la crise financiĂšre de grande ampleur sâinscrit Ă©galement dans les buts monumentaux de la compliance. Afin dâĂ©viter des scĂ©narios complexes et inopportuns, le droit de la compliance intervient le plus en amont possible et identifie les sujets susceptibles dâimpacter la rĂ©putation. La rĂ©glementation impose la mise en place de certains dispositifs ex ante. La loi Sapin 2 exige la mise en place dâoutils qui concernent lâensemble des entreprises (et non pas seulement les banques). En effet, au-delĂ du risque de rĂ©putation, il est essentiel de considĂ©rer le risque de corruption. La considĂ©ration du risque de rĂ©putation peut justifier le refus dâexĂ©cuter certaines opĂ©rations. Dans cette optique, la compliance doit Ă©valuer les potentielles consĂ©quences de lâentrĂ©e en relation avec un nouveau client en amont, pour parfois dĂ©cliner la prestation de services. Ainsi, la fonction compliance juge de façon unilatĂ©rale la relation en vue de gĂ©rer son risque de rĂ©putation.
En second lieu, le mĂ©canisme de sanction interne instituĂ© par le droit de la compliance est Ă©galement abordĂ©, notamment les sanctions internes adoptĂ©es par la compliance dans un Ă©tablissement financier. La compliance peut agir en tant que procureur via des comitĂ©s conduits mis en place au sein des mĂ©tiers. En outre, la compliance peut dĂ©terminer et appliquer des sanctions Ă lâencontre des collaborateurs. De la sorte, on constate un double rĂŽle de procureur et juge pour la fonction compliance dans le cadre dâun dispositif extraordinaire du droit commun. Enfin, lâanalyse traite du cas du jugeant-jugĂ© : Ă la suite dâune dĂ©cision de la banque, le rĂ©gulateur peut prendre une position dâautant plus stricte quâil estime que la banque applique mal ses lignes directrices. Ainsi, le droit de la compliance, qui sâinstalle au sein de lâentreprise bancaire, se retrouve lui-mĂȘme sous le jugement de son propre rĂ©gulateur. Lâentreprise se retrouve jugĂ©e et est amenĂ©e Ă ĂȘtre procureur et juge dâelle-mĂȘme, mais aussi de ses clients.
Cette mĂȘme vision, Ă la fois trĂšs large et trĂšs concrĂšte, est adoptĂ©e par đŽïžJean-Marc Coulon Ă propos dâun autre secteur, en abordant đLa façon dont une entreprise fonctionne pour concrĂ©tiser le droit de la compliance, prenant plus particuliĂšrement lâexemple du secteur de la construction. Il rappelle que le secteur dâactivitĂ© de la construction nâest pas un secteur rĂ©gulĂ©. Son marchĂ© est constituĂ© dâune superposition de strates territoriales qui sont autant de marchĂ©s pertinents, auxquels correspond Ă chaque fois un microcosme dâentreprises spĂ©cifique. Enfin, lâassociation temporaire entre entreprises pour les besoins de la rĂ©alisation dâun projet ou dâun ouvrage est consubstantielle Ă ce secteur. Lâauteur souligne que la pĂ©nĂ©tration de la compliance dans ce secteur est inĂ©vitablement trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšne et rĂ©sulte de facteurs tant exogĂšnes (autres partenaires au sein des associations temporaires, influence dâopĂ©rateurs Ă©conomiques dâautres secteurs dâactivitĂ©, investisseurs et bailleurs de fonds, incitation des organisations professionnelles) quâendogĂšnes (soumission Ă un rĂ©gulateur en raison du recours Ă lâappel public Ă lâĂ©pargne, Ă la loi sur le devoir de vigilance, Ă la loi dite « Sapin 2 »). Par exemple, sujets Ă tous ces facteurs rĂ©unis le groupe Bouygues est particuliĂšrement permĂ©able Ă la compliance.
Non seulement « lĂ©gislateur » interne, le groupe Bouygues se retrouve tout Ă tour « procureur et juge » tant de lui-mĂȘme que des autres. En effet, conduisant une investigation, dĂ©posant plainte, dĂ©clenchant une alerte Ă©thique, faisant usage du programme de clĂ©mence, il nâest pourtant autre quâun auxiliaire du procureur. Par ailleurs, scrutant ses parties prenantes, sanctionnant ses salariĂ©s, ayant recours Ă la convention judiciaire dâintĂ©rĂȘt public ou nĂ©gociant sa sanction dans le cadre dâune procĂ©dure instituĂ©e par une banque multilatĂ©rale, il remplit la fonction dâun juge. LĂ©gislateur, procureur, juge, le groupe Bouygues est confrontĂ© Ă un paradoxe, en quelque sorte encouragĂ© Ă exercer une « souverainetĂ© », il ne bĂ©nĂ©ficie pourtant ni des attributs qui y sont attachĂ©s ni du soutien indĂ©fectible des autoritĂ©s publiques compĂ©tentes.
đŽïžChristophe Lapp sâappuie sur lâarticle prĂ©cĂ©dent pour analyser đLes statuts du process. Il conclut en effet de lâarticle prĂ©cĂ©dent que lâentreprise est prise en tenaille par le droit de la compliance, dont les mĂąchoires sont celles de lâincitation et de la sanction quâelle doit appliquer pour assurer lâeffectivitĂ© de ses process, dont elle est elle-mĂȘme justiciable. Il en rĂ©sulte en premier lieu, que lâentreprise a reçu dĂ©lĂ©gation de fabriquer les rĂšgles rĂ©prĂ©hensibles quâelle doit appliquer Ă elle-mĂȘme ainsi quâaux tiers avec lesquels elle est en relation. Ă cet effet, lâentreprise met en place des « process », câest-Ă -dire des procĂ©dĂ©s de vĂ©rifications, de prĂ©vention, afin de donner Ă voir que les infractions quâelle est susceptible de commettre ne seront pas constituĂ©es. Les process constituent ainsi un standard de comportement pour prĂ©venir et Ă©viter que les faits constitutifs des infractions ne soient pas eux-mĂȘmes rĂ©alisĂ©s. Ils sont ainsi lâun des Ă©lĂ©ments de la rĂšgle de droit de la responsabilitĂ© civile dans ses finalitĂ©s prĂ©ventive ou rĂ©paratrice.
Lâauteur relĂšve en second lieu que la rĂ©pression de lâinobservation des process met lâentreprise face Ă deux Ă©cueils. En effet, le premier Ă©cueil place lâentreprise, Ă lâĂ©gard de ses collaborateurs et de ses partenaires, dans lâobligation de dĂ©finir des process qui constituent Ă©galement le rĂšglement quasi juridictionnel de leur inobservation, lâentreprise devant concilier la sanction quâelle prononce avec les principes fondamentaux du droit pĂ©nal classique, les principes constitutionnels et lâensemble des droits substantiels. Les process deviennent alors la rĂšgle processuelle. Le second Ă©cueil est que lâentreprise est justiciable de lâeffectivitĂ© de lâĂ©vitement par ses process des faits constitutifs dâinfractions Par une inversion de la charge de la preuve, lâentreprise est alors astreinte Ă prouver que ses process ont une efficience au moins Ă©quivalente aux mesures dĂ©finies par les lois et rĂšglements, lâAgence française anticorruption (AFA), les directives europĂ©ennes et les diverses communications sur les outils de lutte contre les infractions Ă la probitĂ©, les atteintes environnementales et aux prĂ©occupations sociĂ©tales actuelles. Les process deviennent alors lâĂ©lĂ©ment constitutif, per se, de lâinfraction. Ainsi, dans sa recherche de lâĂ©quilibre entre la prĂ©vention et la sanction Ă laquelle elle est elle-mĂȘme assujettie, lâentreprise ne sera-t-elle pas alors tentĂ©e de prĂ©fĂ©rer lâorthodoxie de ses process aux attentes de lâAFA, des rĂ©gulateurs et des juges, au dĂ©triment de leur efficacitĂ© ? Ce faisant, ne va-t-on pas vers une compliance instrumentale et conformiste, paradoxalement dĂ©responsabilisante par rapport aux buts monumentaux de la compliance ? Lâauteur finit ainsi sa rĂ©flexion sur un ensemble dâinterrogations sur le futur.
Ce mode interrogatif est partagĂ© par đŽïžJĂ©rĂ©my Heymann, qui se demande quelle est đLa nature juridique de la « Cour suprĂȘme » de Facebook. Cherchant Ă faire coĂŻncider les mots et les choses, sa rĂ©flexion porte sur la nature de la prĂ©tendue « Cour suprĂȘme » instituĂ©e par le groupe Facebook, en vue de connaĂźtre des appels des dĂ©cisions relatives au contenu sur les rĂ©seaux sociaux numĂ©riques Facebook et Instagram. Sâagit-il vĂ©ritablement dâune Cour suprĂȘme, en charge de « juger » le groupe Facebook ? Un examen attentif de lâOversight Board, soit le Conseil de surveillance crĂ©Ă© par lâentreprise Facebook, rĂ©vĂšle que ce dernier, au-delĂ de son titre, peut prĂ©tendre, en complĂ©ment de son activitĂ© de « conseil » (laquelle consiste Ă Ă©mettre des « avis consultatifs sur les politiques en matiĂšre de contenu de Facebook »), exercer une forme dâactivitĂ© juridictionnelle. Celle-ci se conçoit essentiellement en termes de vĂ©rification de conformitĂ©, dâune part des contenus publiĂ©s sur les rĂ©seaux sociaux Facebook ou Instagram aux standards Ă©mis par ces deux sociĂ©tĂ©s, dâautre part des dĂ©cisions â de modĂ©ration ou dâapprĂ©ciation de cette modĂ©ration â au droit. Le cadre juridique de rĂ©fĂ©rence est cependant flou, et semble en outre prĂ©senter la particularitĂ© dâĂ©voluer en fonction du cadre gĂ©ographique dans lequel le cas examinĂ© sera situĂ©. Une mission juridictionnelle semble donc bien pouvoir ĂȘtre caractĂ©risĂ©e, mĂȘme si lâoffice du Conseil de surveillance est limitĂ© et nâa vocation Ă sâexercer que dans un cadre restreint.
Lâauteur propose donc de retenir, en vue de qualifier lâOversight Board, la nature dâorgane prĂ©ventif de rĂšglement des diffĂ©rends â lâobjectif poursuivi paraissant ĂȘtre dâĂ©viter la saisine de tribunaux Ă©tatiques en statuant en amont dâune dĂ©cision judiciaire. DiffĂ©rentes questions doivent subsĂ©quemment ĂȘtre soulevĂ©es, tant sur le plan de la lĂ©gitimitĂ© que sur celui de lâautoritĂ© de pareil Oversight Board. Mais quelles que soient les rĂ©ponses Ă ces questions, il reste que cette crĂ©ation dâun Conseil de surveillance par une entreprise de droit privĂ© rĂ©vĂšle dâores et dĂ©jĂ toute la vivacitĂ© du pluralisme juridique contemporain.
Cette vivacitĂ© de la pratique sur laquelle le Droit a du mal Ă mettre les mots adĂ©quats est particuliĂšrement remarquable dans đLes enquĂȘtes internes au sein des entreprises, dĂ©crites par đŽïžDaphnĂ© Latour. Elle montre que lâenquĂȘte interne, notamment en matiĂšre de droit social, nâest pas nouvelle, mais quâen matiĂšre de compliance son accroissement exponentiel est relativement rĂ©cent, ayant Ă©tĂ© accĂ©lĂ©rĂ© par la loi dite « Sapin 2 » de 2016 et lâintroduction induite en droit français de lâoutil transactionnel que reprĂ©sente la Convention judiciaire dâintĂ©rĂȘt public (CJIP). En effet, mĂȘme si lâenquĂȘte interne nâest pas, Ă proprement parler, une condition lĂ©gale dâouverture au bĂ©nĂ©fice dâune CJIP, il nâen demeure pas moins que la nĂ©gociation de celle-ci exige une forme dâenquĂȘte ou dâaudit approfondi, dĂšs lors que le parquet, pour ouvrir les discussions, attend de lâentreprise bĂ©nĂ©ficiaire sa coopĂ©ration active Ă la manifestation de la vĂ©ritĂ© Ă lâĂ©gard des dĂ©lits objets de la nĂ©gociation. Cependant, malgrĂ© lâengouement, certes parfois forcĂ©, des entreprises pour ce nouvel outil quâest lâenquĂȘte interne et les enjeux et risques quâelle induit, lâauteur estime que le lĂ©gislateur français ne sâest pas encore suffisamment penchĂ© sur son encadrement, puisquâactuellement en droit français aucune disposition lĂ©gale spĂ©cifique et uniforme nâen rĂ©git lâusage. Cela conduit les entreprises et leurs conseils Ă sâinspirer dans leurs procĂ©dures dâenquĂȘte tout Ă la fois du droit anglo-saxon y affĂ©rent, des droits fondamentaux consacrĂ©s notamment par la Convention europĂ©enne des droits de lâhomme, du droit pĂ©nal et de la procĂ©dure pĂ©nale française, mais Ă©galement du droit social et des jurisprudences parfois contradictoires quâil fait Ă©merger en matiĂšre de dĂ©fense des droits des salariĂ©s.
Cette insĂ©curitĂ© juridique, rĂ©sultant de lâincertitude et de lâimprĂ©visibilitĂ© au regard de la rĂšgle applicable, est dâautant plus prĂ©judiciable que, parallĂšlement, on demande aujourdâhui Ă lâentreprise dâĂȘtre toujours plus responsable de son comportement et de celui de ses collaborateurs et de sâ« autorĂ©guler », assumant alors certaines fonctions rĂ©galiennes. Lâon semble concevoir lâentreprise privĂ©e comme omnisciente et capable de prĂ©venir la rĂ©alisation de dĂ©lits en son sein, alors mĂȘme que leur rĂ©alisation est facilitĂ©e par la modernisation des outils technologiques. Ă dĂ©faut et a posteriori, on lui enjoint de dĂ©tecter ces infractions et/ou manquements et dâen Ă©viter la rĂ©itĂ©ration, notamment par les enquĂȘtes internes.
Cette place de plus en plus importante que ces outils de compliance prennent dans lâentreprise est aussi illustrĂ©e par la Convention judiciaire dâintĂ©rĂȘt public (CJIP), comme le montre đŽïžAlexis Bavitot, qui dĂ©crit đLe façonnage de lâentreprise par les accords de justice pĂ©nale nĂ©gociĂ©s. Lâauteur rappelle que la justice nĂ©gociĂ©e est « la situation dans laquelle le conflit pĂ©nal fait lâobjet dâun commerce au sens Ă©tymologique du terme negotio, câest-Ă -dire dâun dĂ©bat entre les parties pour aboutir Ă un accord ». Il se demande si le lĂ©gislateur français nâa pas succombĂ© au mimĂ©tisme mondialisĂ© en crĂ©ant la Convention judiciaire dâintĂ©rĂȘt public (CJIP), en matiĂšre de probitĂ© puis dâenvironnement, et sâinterroge plus largement sur la nature de cette « convention ». ValidĂ©e par ordonnance dâun juge, elle nâemporte pour autant aucune dĂ©claration de culpabilitĂ©, nâa ni la nature ni les effets dâun jugement de condamnation et nâest pas inscrite au casier judiciaire. Possible au stade de lâenquĂȘte comme de lâinstruction, la CJIP est originale en ce quâelle permet dâĂ©viter soit les poursuites du procureur, soit les foudres du juge.
LâĂ©tude dĂ©taillĂ©e des accords signĂ©s permet de constater que pour nĂ©gocier au mieux, lâentreprise peut et doit se façonner. Lâentreprise va façonner les faits de son accord, façonner son accusation et, enfin, façonner sa peine. Lâarticle propose une analyse concrĂšte de ces trois dimensions du façonnage de lâentreprise pour mieux approcher la comprĂ©hension de la nature juridique des accords de justice pĂ©nale nĂ©gociĂ©e.
Mais sâil est vrai que lâentreprise change dans sa physionomie mĂȘme par ces activitĂ©s nouvelles, đŽïžSamir Merabet examine plus particuliĂšrement le devoir de vigilance pour y voir une situation particuliĂšre oĂč lâentreprise pourrait : đĂtre juge et ne pas juger. Il estime que la vigilance prĂ©sente deux dangers, diamĂ©tralement opposĂ©s. Lâentreprise est prise entre deux feux. Dâun cĂŽtĂ©, il y a le risque quâelle exerce son rĂŽle a minima, de sorte que les obligations qui lui sont imposĂ©es soient dĂ©pourvues dâeffectivitĂ©, risquant par lĂ mĂȘme dâengager sa propre responsabilitĂ©. De lâautre, le danger consiste Ă ce que lâentreprise excĂšde le rĂŽle qui est le sien et se substitue au juge. La vigilance prĂ©sente-t-elle toujours les mĂȘmes dangers ? Implique-t-elle systĂ©matiquement le mĂȘme rĂŽle de lâentreprise ? Ătre vigilant, est-ce porter un jugement ? La rĂ©ponse Ă ces questions dĂ©pend de la teneur des obligations que suppose la vigilance. Or, celles-ci semblent aujourdâhui trĂšs diversifiĂ©es.
Comment distinguer les divers devoirs de vigilance ? Une premiĂšre approche pourrait consister Ă envisager une identification formelle qui conduit Ă distinguer la vigilance stricto sensu, celle qui est envisagĂ©e par la loi Sapin 2 et identifiĂ©e comme telle, et les obligations qui sây apparentent, par exemple le devoir de modĂ©ration des entreprises sur les rĂ©seaux sociaux, qui, sans ĂȘtre baptisĂ© devoir de vigilance, sâen rapproche nĂ©anmoins. Lâextension des obligations de compliance conduit Ă brouiller la frontiĂšre entre ce qui relĂšve exactement de la vigilance ou non. Il convient de retenir une approche plus substantielle, pour envisager le degrĂ© de contrĂŽle exercĂ© par lâentreprise. Ainsi entendu, on peut alors envisager de distinguer deux catĂ©gories : la vigilance nĂ©gative, qui implique lâidentification dâun risque, et la vigilance positive, qui suppose plus encore la neutralisation du risque. La premiĂšre suppose un rĂŽle limitĂ© de lâentreprise, tandis que la seconde lâincite Ă agir positivement, avant mĂȘme quâune autoritĂ© ne se soit prononcĂ©e. Cette fois, le rĂŽle de lâentreprise se rapproche de celui du juge. On comprend que toutes les obligations de vigilance ne sauraient donc ĂȘtre apprĂ©hendĂ©es de maniĂšre unitaire.
DĂšs lors que lâentreprise est amenĂ©e â si ce nâest Ă se substituer au juge â Ă agir avant mĂȘme quâil nâait lâoccasion de se prononcer, alors il semble lĂ©gitime dâencadrer la mise en Ćuvre du devoir de vigilance de lâentreprise par une forme de procĂ©duralisation de la compliance. Lâentreprise comme ses salariĂ©s ou partenaires gagneraient Ă ce que la vigilance soit davantage encadrĂ©e. Dans la mesure oĂč toutes les obligations de vigilance nâappellent pas le mĂȘme rĂŽle de lâentreprise, il convient dâenvisager des principes directeurs de la vigilance, plus ou moins intenses selon quâil sâagira de vigilance positive ou nĂ©gative.
Ce premier chapitre a permis de voir ce qui se passe dans les entreprises ainsi sommĂ©es de poursuivre, dâenquĂȘter, dâinstruire, dâĂ©couter et de juger. Il est alors souhaitable, et heureusement inĂ©vitable que le droit processuel pĂ©nĂštre dans le droit de la compliance, qui est lâobjet du chapitre qui suit.
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Partie II.
Le droit processuel Ă lâĆuvre dans le droit de la compliance
đŽïžNicolas Cayrol ouvre ce chapitre en observant ce quâil en est đDes principes processuels en droit de la compliance. Lâon pourrait certes se contenter dâexaminer la rĂ©ception des principes de droit processuel dans les cas contentieux de compliance et la distorsion que les techniques de compliance justifient dans les mĂ©canismes processuels. Mais lâinnovation que constitue cette branche du droit en Ă©mergence quâest le droit de la compliance justifie dâaller Ă plus fondamental. Dans cette perspective, lâon doit se demander quelle est la lĂ©gitimitĂ© mĂȘme des principes processuels dans cette branche du droit, en ce que le droit processuel est construit sur la notion de « litige », tandis que le droit de la compliance se saisit de situations si Ă©normes, concernant par exemple le sort de la planĂšte, que cette notion paraĂźt inadĂ©quate, et que dĂšs lors le droit processuel en serait dĂ©passĂ©.
Si lâon maintient pourtant cette perspective dâun droit de la compliance qui affronte, dans une optique presque guerriĂšre, les plus grands dĂ©fis actuels, la pertinence dâun droit processuel oblige Ă repenser le procĂšs dans sa dĂ©finition mĂȘme En effet, les procĂšs de compliance mettent en cause lâavenir des systĂšmes et câest Ă ce titre quâils demandent des comptes aux entitĂ©s qui sont au cĆur de ces systĂšmes. Câest en cela que les procĂšs en responsabilitĂ© sont davantage des procĂšs en « responsabilisation », permettant au juge dâexiger des actions pour lâavenir, des procĂšs par lesquels des engagements sont pris et les « intentions » des personnes en cause sont Ă©prouvĂ©es.
Dans une mĂȘme perspective trĂšs innovante, đŽïžFrançois Ancel soulĂšve une question, qui est comme une proposition : đLe principe processuel de compliance, un nouveau principe directeur du procĂšs ? Il sâagit de hisser le principe de compliance au rang de principe directeur du procĂšs. Pour soutenir cela dans une premiĂšre partie, lâauteur souligne la convergence des buts de la compliance et de la finalitĂ© du procĂšs. En effet, rappelant que le droit de la compliance nâĂ©vince ni lâĂtat ni le juge, dĂšs lâinstant que la compliance signifie que la personne doit tenir ses engagements et que le procĂšs repose aussi sur ce principe comme quoi les parties doivent se conformer aux principes et Ă leur propre « discours », la compliance devient ainsi un principe directeur du procĂšs. Dans une seconde partie de lâarticle, lâauteur illustre son propos de façon trĂšs concrĂšte. En premier lieu, les protocoles de procĂ©dure qui sont Ă©laborĂ©s par les juridictions et les barreaux sont des engagements qui devraient justifier une forme de contrainte qui, si elle ne doit pas ĂȘtre de mĂȘme forme et de mĂȘme nature que celle de la loi, doit tout de mĂȘme avoir des consĂ©quences lorsquâune partie sây dĂ©robe, par exemple au regard de lâarticle 700 du Code de procĂ©dure civile. En second lieu, en sâappuyant sur une jurisprudence qui sanctionne une partie qui avait acceptĂ© le principe de lâarbitrage puis a entravĂ© systĂ©matiquement sa mise en Ćuvre, lâauteur suggĂšre que sous le principe de compliance puissent ĂȘtre regroupĂ©es les notions pour lâinstant Ă©parses des principes de loyautĂ©, de cohĂ©rence (estoppel) et dâefficacitĂ©. Ainsi, la pratique validerait dĂ©jĂ cette proposition thĂ©orique.
Ces procĂšs dâun type nouveau seront en tout cas certainement influencĂ©s par une conception amĂ©ricaine du procĂšs et du rĂŽle des juges et des procureurs. Ă tout le moins, autant prendre en considĂ©ration leur fonctionnement pour bien comprendre le fonctionnement du droit de la compliance dont les objets sont souvent globaux (finance, numĂ©rique, climat). Ainsi, đŽïžBryan Sillaman souligne đLes leçons de procĂ©dure tirĂ©es de lâexpĂ©rience amĂ©ricaine pour une application universelle concernant une question pratique essentielle : Secret professionnel et coopĂ©ration. Il souligne que le systĂšme juridique français Ă©volue, organisant des interactions entre les avocats, les rĂ©gulateurs et les procureurs, plus particuliĂšrement dans les enquĂȘtes en matiĂšre de corruption ou de faute dans la conduite des entreprises, adoptant en cela les mĂ©thodes amĂ©ricaines de rĂ©solution, comme le montre la Convention judiciaire dâintĂ©rĂȘt public qui encourage la « collaboration » entre eux. Lâauteur dĂ©crit lâĂ©volution de la doctrine institutionnelle amĂ©ricaine et demande que le droit français soit inspirĂ© de lâexpĂ©rience procĂ©durale amĂ©ricaine dâoĂč vient ce mĂ©canisme. En effet, le DOJ a publiĂ© plusieurs mĂ©morandums Ă propos de ce quâest la « collaboration ». Il en ressort en dernier lieu (2006) que, selon le DOJ lui-mĂȘme, le secret professionnel doit demeurer intact lorsque lâinformation nâest pas seulement « factuelle », afin de maintenir la confiance entre les procureurs, les rĂ©gulateurs et les avocats.
Les autoritĂ©s françaises ne suivent pas cette voie. Lâauteur le regrette et pense quâelles devraient adopter le mĂȘme raisonnement que les autoritĂ©s amĂ©ricaines sur le secret professionnel de lâavocat, plus particuliĂšrement lorsquâil intervient dans les enquĂȘtes internes au sein des entreprises.
Mais il faut tenir compte aussi de la perspective des autoritĂ©s qui prononcent des injonctions ou des sanctions et qui Ă©voluent dans leur cadre normatif, qui a davantage Ă©voluĂ© dans la phase ultĂ©rieure de la procĂ©dure. Ainsi đŽïžAlexandre Linden Ă©tudie les rĂšgles gouvernant les đMotivation et publicitĂ© des dĂ©cisions de la formation restreinte de la CNIL. Il rappelle quâen cas de manquement aux rĂšgles en matiĂšre de protection des donnĂ©es Ă caractĂšre personnel, la formation restreinte de la CNIL prononce des amendes, des injonctions de « mise en conformitĂ© » ou des rappels Ă lâordre. Elle peut ordonner la publication de ces mesures, qui peuvent ĂȘtre contestĂ©es devant le Conseil dâĂtat. Il est essentiel que ces dĂ©cisions soient motivĂ©es, non seulement pour respecter ce principe de droit mais encore concrĂštement pour que le public concernĂ©, Ă©tant trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšne, les comprenne, le rĂŽle pĂ©dagogique de la CNIL s'appliquant aussi
Le principe de publicitĂ© est maniĂ© avec nuance, les responsables de traitement demandant souvent le huis clos et trĂšs peu de public assistant Ă lâaudience. Ă lâinverse, la publicitĂ© des dĂ©cisions est en elle-mĂȘme une sanction. La publication peut dâailleurs nâĂȘtre pas totale ou peut nâavoir quâun temps, lâanonymisation permettant souvent un Ă©quilibre entre pĂ©dagogie nĂ©cessaire et prĂ©servation des intĂ©rĂȘts, la CNIL prĂȘtant grande attention aux modalitĂ©s mĂȘmes de la publication, mĂȘme si elle ne peut pas maĂźtriser la circulation et lâusage mĂ©diatique qui en sont ensuite faits.
Lâavocat a par position une conception plus radicale de la place qui doit ĂȘtre faite aux droits des personnes, notamment les droits de la dĂ©fense, quel que soit le moment du process. Ainsi đŽïžSophie Scemla et đŽïžDiane Paillot exposent ce quâelles qualifient de đLa difficile apprĂ©hension des droits de la dĂ©fense par les autoritĂ©s de contrĂŽle en matiĂšre de compliance. Elles rappellent que depuis dĂ©cembre 2016, la loi « Sapin 2 » impose aux entreprises françaises entrant dans son champ dâapplication de mettre en place huit mesures trĂšs contraignantes de lutte contre la corruption, telles quâune cartographie des risques, un systĂšme de lancement dâalertes, ou encore une procĂ©dure dâĂ©valuation des tiers. Afin de sâassurer de la mise en Ćuvre de ces obligations, la loi Sapin 2 a crĂ©Ă© lâAgence française anticorruption (AFA), Ă laquelle elle a confiĂ© trois missions : dâabord celle dâaider toute personne Ă prĂ©venir et Ă dĂ©tecter les faits de corruption ; ensuite, de contrĂŽler la qualitĂ© et lâefficacitĂ© des programmes anticorruptions dĂ©ployĂ©s ; enfin, de sanctionner, par sa Commission des sanctions, les Ă©ventuels manquements constatĂ©s.
Or, comme le Conseil dâĂtat lâa relevĂ©, les pouvoirs donnĂ©s aux administrations se sont stratifiĂ©s et multipliĂ©s. Si le Conseil dâĂtat propose dâamĂ©liorer le dĂ©roulement et lâefficacitĂ© des contrĂŽles des administrations en harmonisant les usages et en simplifiant leurs attributions et compĂ©tences, il nous semble Ă©galement urgent de remĂ©dier aux nombreuses lacunes procĂ©durales fortement attentatoires aux droits de la dĂ©fense. Dans le cadre de ses contrĂŽles, lâAFA sâarroge en effet divers pouvoirs qui, pour certains, ne sont pas prĂ©vus par la loi, et qui, pour la plupart, portent atteinte aux droits et libertĂ©s fondamentaux au premier rang desquels se trouvent le principe du contradictoire et le droit de ne pas sâauto-incriminer. Ă titre dâexemple, lâAFA ne juge pas utile de rĂ©diger un procĂšs-verbal des auditions des personnes physiques quâelle entend, privant celles-ci de la possibilitĂ© de se dĂ©fendre contre des propos qui seraient rapportĂ©s par lâautoritĂ© de contrĂŽle devant la Commission des sanctions.
Plus structurellement, le champ de la mission de lâAFA est extrĂȘmement large, la loi lui permettant dâexiger que lui soient communiquĂ©s « tout document professionnel ou toute information utile », sans plus de prĂ©cisions sur la notion dâutilitĂ©. LâAFA considĂšre de plus que le secret professionnel ne lui est pas opposable et que la remise volontaire sans rĂ©serve de documents entraĂźne la renonciation de lâentitĂ© Ă se prĂ©valoir du secret professionnel. Outre de potentielles consĂ©quences graves si une procĂ©dure Ă©tait aussi diligentĂ©e par une autoritĂ© Ă©trangĂšre, le concept de « remise volontaire » ne reflĂšte aucunement la rĂ©alitĂ© de ces contrĂŽles. En effet, les entitĂ©s contrĂŽlĂ©es coopĂšrent sous la menace dâune poursuite du chef de dĂ©lit dâentrave, qui les contraint Ă communiquer des documents au risque de contribuer Ă leur propre incrimination.
Câest sans doute une raison de plus pour ne pas monter lâun contre lâautre droit processuel et droit de la compliance. Pour tenter une meilleure articulation, đŽïžMarie-Anne Frison-Roche propose dâđAjuster par la nature des choses le droit processuel au droit de la compliance. Lâarticle commence par rappeler que le droit processuel est une invention, essentiellement due Ă Motulsky, allant bien au-delĂ du gain que lâon a toujours Ă comparer des types de procĂ©dures entre elles. Comme il lâaffirma, il y a du droit naturel dans le droit processuel, en ce que dĂšs lâinstant quâil y a un Ătat de droit il ne peut pas y avoir, quelle que soit la « procĂ©dure », voire le « procĂ©dĂ© », telle et telle façon de faire : par exemple de dĂ©cider, de saisir celui qui dĂ©cide, dâĂ©couter avant de dĂ©cider, de contester celui qui dĂ©cide.
La premiĂšre partie de lâarticle tire les consĂ©quences du fait que le droit processuel tient donc Ă la nature des choses, mais quant Ă lui, le droit de la compliance organise les choses dâune façon nouvelle. Câest pourquoi les principes simples et dâairain du droit processuel se glissent lĂ oĂč lâon ne les attend pas de prime abord, notamment parce quâil nây a pas de juge, ce personnage autour duquel dâordinaire les procĂ©dures sâagencent. Ils sâimposent notamment dans les entreprises. MĂȘme si les rĂ©glementations nâen soufflent mot, câest aux juges, notamment aux Cours suprĂȘmes, de reconnaĂźtre cette nature des choses car câest sur cet effet de nature que le droit processuel est construit : lorsque les mĂ©canismes de compliance obligent les entreprises Ă frapper, le droit processuel doit obliger, mĂȘme dans le silence des textes, Ă armer ceux qui peuvent ĂȘtre frappĂ©s, voire se dresse contre des dispositifs qui Ă©carteraient trop ces dĂ©fenses que lâon estime facilement contraires Ă lâefficacitĂ©.
Dans sa seconde partie, lâarticle montre que, parce quâil sâagit de faire place Ă cette nature des choses dont lâĂtat de droit confie la garde au juge et Ă lâavocat, le droit processuel doit sâajuster lui aussi Ă ce quâest lâextraordinaire droit de la compliance. En effet, le droit de la compliance est extraordinaire en ce quâil exprime la prĂ©tention politique dâagir dĂšs maintenant pour que lâavenir ne soit pas catastrophique, notamment en dĂ©tectant et en prĂ©venant la rĂ©alisation de risques systĂ©miques, voire quâil soit meilleur, en construisant notamment une Ă©galitĂ© effective ou un souci rĂ©el dâautrui. Parce que câest lâenjeu qui dĂ©finit cette nouvelle branche du Droit, enjeu systĂ©mique disputĂ©, Ă©ventuellement disputĂ© par plusieurs parties devant un juge, les principes processuels doivent sâĂ©largir considĂ©rablement : ils doivent alors inclure la sociĂ©tĂ© civile et lâavenir. Le droit processuel acquiert ainsi naturellement une place plus encore que dans les branches classiques du Droit, puisque dâune part il sâimpose hors des procĂšs, notamment dans les entreprises, et que dâautre part devant les juridictions il implique des personnes qui nâavaient guĂšre leur mot Ă dire et qui entrent dans les « causes » de compliance dĂ©sormais dĂ©battues devant le juge.
Ces « causes de compliance » vont ĂȘtre de plus en plus portĂ©es devant toutes sortes de juges, des juges que tous vont regarder parce que les cas concerneront de plus en plus de personnes, des juges de plus en plus globaux parce que les questions seront elles-mĂȘmes de plus en plus globales. Câest pourquoi lâarbitrage international, par nature juridiction globale, a vocation Ă jouer un trĂšs grand rĂŽle dans le droit de la compliance Ă lâavenir. Câest pourquoi le chapitre suivant lui est consacrĂ©.
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Partie III.
Lâarticulation de la compliance et de lâarbitrage international
đŽïžJean-Baptiste Racine pose la đProblĂ©matisation des rapports entre Compliance et arbitrage. Il rappelle que lâarbitre est un juge, câest mĂȘme le juge naturel du commerce international. Lâarbitrage est donc naturellement destinĂ© Ă rencontrer la compliance qui transforme lâaction des entreprises dans un contexte international. Pour autant, les liens entre compliance et arbitrage ne sont pas Ă©vidents. Il nâest pas ici question dâapporter des rĂ©ponses fermes et dĂ©finitives, mais plutĂŽt, et avant tout, de poser des questions. Nous sommes au dĂ©but de la rĂ©flexion sur ce thĂšme, ce qui explique quâil y ait, pour lâheure, peu de littĂ©rature juridique sur le sujet des rapports entre compliance et arbitrage. Cela ne veut pas dire quâil nây ait pas de connexions. Tout simplement, ces rapports nâont peut-ĂȘtre pas Ă©tĂ© mis au jour, ou ils sont en devenir. Il convient de sâinterroger sur les ponts existants ou potentiels entre deux mondes qui ont longtemps gravitĂ© de maniĂšre sĂ©parĂ©e : la compliance dâune part, lâarbitrage dâautre part. Lâauteur formule ainsi ce qui lui apparaĂźt ĂȘtre la question centrale : lâarbitre est-il ou peut-il ĂȘtre un juge de la compliance et, si oui, comment ?
En toute hypothĂšse, lâarbitre se trouve ainsi au contact de matiĂšres sollicitant les mĂ©thodes, les outils et les logiques de la compliance. Outre la prĂ©vention et la rĂ©pression de la corruption, trois exemples peuvent en ĂȘtre donnĂ©s. En premier lieu, lâarbitrage est confrontĂ© depuis plusieurs annĂ©es aux sanctions Ă©conomiques (embargos notamment). Le lien avec la compliance est Ă©vident, dans la mesure oĂč les textes prĂ©voyant des sanctions Ă©conomiques sont souvent accompagnĂ©s de dispositifs de compliance, comme aux Ătats-Unis. Lâarbitre est concernĂ© quant au sort quâil rĂ©serve dans le traitement du litige aux mesures de sanctions Ă©conomiques. En deuxiĂšme lieu, le droit de la concurrence est une matiĂšre qui est entrĂ©e au contact de lâarbitrage Ă partir de la fin des annĂ©es 1980. LâarbitrabilitĂ© de ce type de litige est dĂ©sormais acquise et les arbitres en font rĂ©guliĂšrement application. ParallĂšlement, la compliance a aussi fait son entrĂ©e en droit de la concurrence, certes de maniĂšre plus vivace aux Ătats-Unis quâen France. Lâexistence, lâabsence ou lâinsuffisance dâun programme de conformitĂ© portant sur la prĂ©vention des violations des rĂšgles de la concurrence sont ainsi des circonstances susceptibles dâaider lâarbitre dans lâapprĂ©ciation dâun comportement anticoncurrentiel. En troisiĂšme lieu, le droit de lâenvironnement est Ă©galement concernĂ©. Il existe une compliance environnementale, au regard par exemple de la loi du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance. Les entreprises sont ainsi chargĂ©es de participer Ă la protection de lâenvironnement, par une internalisation de ces prĂ©occupations dans leur fonctionnement interne et externe (dans leur sphĂšre dâinfluence). DĂšs lors quâun arbitre est chargĂ© de trancher un litige en lien avec le droit de lâenvironnement, la question du rapport Ă la compliance, sous cet angle, se pose naturellement. Lâauteur en conclut que ce sont donc les multiples interactions entre compliance et arbitrage, avĂ©rĂ©es ou potentielles, qui sont ainsi ouvertes.
đŽïžEduardo Silva-Romero et đŽïžRaphaĂ«lle Legru illustrent cette proposition gĂ©nĂ©rale en cernant les đplaces pour la compliance dans lâarbitrage dâinvestissement. Les auteurs soulignent la place nouvelle et grandissante de la compliance dans lâarbitrage international, notamment dans lâexigence de respect des valeurs Ă©thiques, puisque les arbitres peuvent y implanter une morale qui manque parfois dans le commerce international, voire ne doivent mettre leur pouvoir quâau service dâinvestisseurs qui respectent la loi.
Ainsi, la compliance se dĂ©ploie Ă travers le contrĂŽle classique par les arbitres de la lĂ©galitĂ© de lâinvestissement, ce qui vaut Ă la fois pour lâĂ©tablissement du traitĂ© lui-mĂȘme et pour lâinvestisseur. Plus rĂ©cemment lâarbitre peut exercer un contrĂŽle sur un projet dâinvestissement dâune social licence to operate de lâinvestisseur, notion liĂ©e Ă la responsabilitĂ© sociale des entreprises et apparue notamment pour la protection des peuples autochtones. Plus encore, la compliance peut justifier une apprĂ©ciation substantielle par lâarbitre du respect effectif des droits des personnes et de lâenvironnement via un traitĂ© dâinvestissement, lâĂtat partie pouvant agir pour lâeffectivitĂ© de ces droits.
đŽïžCatherine Kessedjian exprime une ambition de mĂȘme ampleur en dĂ©signant đLâarbitrage au service de la lutte contre la violation des droits humains. En choisissant dâinclure dans le titre de lâarticle lâexpression « violation des droits humains par les entreprises », lâauteur prend le parti dâune orientation qui pose difficultĂ©, dans la mesure oĂč de trĂšs nombreux intitulĂ©s militent pour le privilĂšge de « reprĂ©senter » la matiĂšre souvent rĂ©duite Ă des acronymes : RBC (responsible business conduct), RSE (responsabilitĂ© sociĂ©tale des entreprises), ESG (environnement, social et gouvernance), pour ne citer que les trois principaux. La prĂ©fĂ©rence de lâauteur irait, de trĂšs loin, Ă RBC, la RSE ayant Ă©tĂ© discrĂ©ditĂ©e aux dires de nombreuses ONG et lâESG Ă©tant trop connotĂ© « finance ». En tout Ă©tat de cause, il sâagit de traiter de lâattitude des entreprises qui, dans la conduite de leurs activitĂ©s, vont engendrer des dommages envers les parties prenantes, quâelles soient « internes » (salariĂ©s, clients, partenaires, sous-traitantsâŠ) ou externes (sociĂ©tĂ© civile locale, communautĂ©s dans lesquelles lâactivitĂ© prendra place, environnement, etc.).
Juridiquement, chaque cas peut ĂȘtre qualifiĂ© diffĂ©remment et engendrer lâapplication de rĂšgles de procĂ©dure et substantielles diffĂ©rentes. Quand ces contentieux sont soumis Ă des arbitres, de multiples questions se posent, dont la plus dĂ©licate a trait Ă la dĂ©limitation du pouvoir du tribunal arbitral, notamment si lâon part de lâidĂ©e que la compliance vise une attitude proactive de lâentreprise dans un but clair de prĂ©vention. Lâobjectif de prĂ©vention va entraĂźner des modifications dans la conduite de lâarbitrage qui, par exemple, ne pourra pas demeurer confidentiel, la confidentialitĂ© Ă©tant un frein Ă lâeffet prĂ©ventif de la dĂ©cision rendue.
Le chapitre continue en dĂ©composant plus techniquement lâarbitrage international, en commençant par son acteur principal. Ainsi, đŽ Mathias Audit examine đLa position de lâarbitre en matiĂšre de compliance. En effet, pour que lâarbitre intervienne en matiĂšre de compliance, encore faut-il quâil existe une « obligation de compliance ». Lâidentification de celle-ci est dĂ©licate car elle ne peut gĂ©nĂ©ralement pas ĂȘtre cernĂ©e per se, si lâon ne la saisit quâĂ travers le droit pĂ©nal, qui nâentre pas directement dans le champ de lâarbitrage, qui a dĂ©veloppĂ© une conception autonome des faits, notamment de corruption, par ailleurs reprochables pĂ©nalement. Mais parce que lâobligation de compliance est elle-mĂȘme autonome, puisquâil sâagit de dĂ©tecter et de prĂ©venir divers dĂ©lits et manquements, les arbitres sâappuient sur les mĂ©canismes de dĂ©tection et de prĂ©vention en tant que tels, distincts de la commission Ă©ventuelle des faits dont on ne voulait pas quâils adviennent.
Mais la question de la source de cette obligation de compliance est centrale, car celle-ci doit prendre naissance dans une norme qui puisse mener Ă un arbitrage. Câest le cas du contrat, par exemple un contrat dâintermĂ©diaire qui non seulement interdit toute pratique corruptive mais encore prĂ©voit audit ou contrĂŽle, ou encore la loi nationale, notamment le U.K. Bribery Act ou la loi dite « Sapin 2 », ou encore des dĂ©cisions imposant des programmes de compliance ou lâadoption non contrainte de ceux-ci par lâentreprise. Selon sa source, lâarbitre la prendra en compte. Si une obligation de compliance, ayant une source qui lui donne de la portĂ©e dans une procĂ©dure arbitrale, est considĂ©rĂ©e par lâarbitre comme mĂ©connue, les consĂ©quences dĂ©pendent souvent de la source. La solution est classique sâil sâagit de la lex contractus, plus difficile si câest une loi qui a insĂ©rĂ© lâobligation dans la lex societatis, les exigences de compliance Ă©tant gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ©es comme des lois de police. Si les arbitres ne peuvent appliquer les sanctions attachĂ©es par la loi rĂ©pressive, ils peuvent Ă©tayer leur dĂ©cision en considĂ©ration du manquement constatĂ© pour apprĂ©cier la licĂ©itĂ© dâun comportement ou la validitĂ© dâun contrat, les RĂšgles ICC pour combattre la corruption pouvant leur servir de guide dâanalyse.
đŽïžJĂ©rĂ©my Jourdan-Marques se joint Ă ces rĂ©flexions en se demandant si lâon peut qualifier đLâarbitre comme juge ex ante de la compliance. Sâappuyant sur lâanalyse de Jean-Baptiste Racine, lâarticle dĂ©bute par une longue introduction relative aux rapports gĂ©nĂ©raux entre la compliance et lâarbitrage. Puis lâauteur traite dans une premiĂšre partie lâarbitrage en amont de la survenance du litige, visant les rapports de lâentreprise dans son organisation avec dâautres entreprises pour ses activitĂ©s Ă©conomiques, par exemple des agents commerciaux. Lâauteur examine la façon dont lâarbitrage peut rĂ©gler des difficultĂ©s qui surviennent entre eux, y compris lorsque celles-ci sont par ailleurs apprĂ©hendĂ©es par le droit de la compliance et les institutions en charge de celui-ci, notamment parce que des faits de corruption sont allĂ©guĂ©s et que le fait est allĂ©guĂ© par le dĂ©biteur lui-mĂȘme alors que le paiement nâest pas encore demandĂ©. La question juridique est alors de savoir sâil existe un « litige » ou non. Se situant plus encore en amont, lâauteur envisage lâadoption dâun programme de compliance dans lequel le recours Ă lâarbitrage serait insĂ©rĂ©, pouvant alors ĂȘtre Ă lâorigine dâune irresponsabilitĂ© pĂ©nale, telle que lâarticle L. 122-4 du Code pĂ©nal la prĂ©voit, une sentence arbitrale pouvant produire un tel effet si elle est reconnue dans lâordre juridique.
La seconde partie de lâarticle envisage lâarbitrage en lâabsence de pluralitĂ© de parties, ce Ă quoi pourraient correspondre les actes Ă©mis par lâOversight Board de Facebook, cette sorte de juge nâĂ©tant pas saisi par des parties Ă un litige. Il pourrait ĂȘtre judicieux de qualifier ce mĂ©canisme dâarbitrage, mĂȘme si cette qualification est difficile Ă retenir. En tout cas, si on le faisait en admettant quâune volontĂ© unilatĂ©rale fasse naĂźtre une mission juridictionnelle, il conviendrait que des garanties entourent une telle institutionnalisation. Elles peuvent passer par des organismes spĂ©cifiques en matiĂšre de compliance, en dehors ou au sein des institutions dâarbitrage existantes, lesquelles doivent alors devenir moteur en la matiĂšre. En outre, le choix des arbitres devrait sans doute passer par lâinstitution mĂȘme pour que lâimpartialitĂ© demeure incontestable et que le profit soit variĂ©. La procĂ©dure aurait Ă©galement vocation Ă ĂȘtre inflĂ©chie du fait de lâabsence de vĂ©ritable litige, justifiant lâamĂ©nagement du contradictoire (au sens Ă©troit de celui-ci, liĂ© au dĂ©bat) notamment par lâintervention dâamicus curiae et pour Ă©viter les fraudes par lâarbitrage et dans la procĂ©dure. En lâabsence dâadversaire, lâoffice procĂ©dural de lâarbitre pourrait ĂȘtre reconsidĂ©rĂ© : sans modifier les termes de la question, il serait adĂ©quat quâil ait davantage de facultĂ©s pour dĂ©cider des mesures adĂ©quates Ă prendre pour pallier le non-respect des exigences de compliance. Enfin, la publicitĂ© paraĂźt Ă lâauteur indispensable pour que lâarbitrage ne soit pas instrumentalisĂ© par des parties, publicitĂ© qui pourrait concerner les dĂ©bats et les piĂšces produits. Ces exigences certes trĂšs Ă©levĂ©es donneraient en contrepartie une grande crĂ©dibilitĂ© Ă la sentence qui en rĂ©sulte, justifiant la portĂ©e de celle-ci, et lâon pourrait songer Ă labelliser un tel rĂ©sultat, label dont lâentreprise pourrait se prĂ©valoir. Lâauteur en conclut que ces transformations sâeloignent tellement de lâarbitrage quâon jouxte la dĂ©naturation, du fait notamment de lâabsence de litige, mais cela permet aux entreprises dâexternaliser la gestion de plus en plus lourde de la responsabilitĂ© engendrĂ©e par la compliance en lui offrant lâassistance dâune autoritĂ© juridictionnelle, dĂšs lâinstant que les garanties procĂ©durales en sont renforcĂ©es.
Suivant le tempo de lâarbitrage et les stratĂ©gies des lĂ©gislateurs, des contractants et des parties, đŽïžElie Kleiman analyse đLes objectifs de la compliance confrontĂ©s aux acteurs de lâarbitrage. Il rappelle que lâarbitrage international, qui demeure le mode de rĂšglement privilĂ©giĂ© des diffĂ©rends nĂ©s des relations commerciales internationales, est rattrapĂ© par la compliance dont les manifestations sont partout : centres dâarbitrage, arbitres et juridictions de contrĂŽle de la rĂ©gularitĂ© internationale des sentences sont rĂ©guliĂšrement appelĂ©s Ă prendre en considĂ©ration les rĂšgles de la compliance.
Lâauteur constate que la compliance a indĂ©niablement saisi les acteurs de lâarbitrage. En tant quâacteurs dâune activitĂ© non rĂ©gulĂ©e, les institutions dâarbitrage et les arbitres doivent gĂ©nĂ©rer de la confiance ; leur aptitude Ă une autorĂ©gulation efficace conditionne le succĂšs de lâarbitrage et passe par la transparence et lâexemplaritĂ©. Cette compliance auto-imposĂ©e est aujourdâhui consubstantielle de lâarbitrage et sâillustre notamment dans les domaines classiques de la prĂ©vention des conflits dâintĂ©rĂȘts et du contrĂŽle de la disponibilitĂ© des arbitres, mais aussi dans ceux, plus nouveaux, de la paritĂ© et de la diversitĂ© ainsi que de la rĂ©duction de lâempreinte carbone. De plus, lâactivitĂ© arbitrale et notamment le contrĂŽle de la rĂ©gularitĂ© internationale des sentences nâĂ©chappent pas Ă une application ex post des critĂšres issus de la compliance, particuliĂšrement en matiĂšre de lutte contre la corruption et le blanchiment : il y a alors place pour le dĂ©bat, notamment en France, en raison de la porositĂ© des frontiĂšres entre les mĂ©thodes propres aux rĂšgles de compliance impĂ©ratives censĂ©es prĂ©venir les infractions les plus graves, et celles qui sont propres Ă la constatation des Ă©lĂ©ments constitutifs de celles-ci en matiĂšre pĂ©nale. La question est dâimportance, dâautant que lâimpĂ©rativitĂ© croissante des prescriptions en matiĂšre de changement climatique et de droits humains viendra Ă©tendre le champ de ces tĂ©lescopages entre mĂ©thodes de la compliance et contrĂŽle des sentences arbitrales.
Mais lâarbitrage sâempare Ă son tour de la compliance. Ainsi, les arbitres sont amenĂ©s Ă statuer Ă lâoccasion de controverses issues dâactivitĂ©s Ă©conomiques qui sont nĂ©es de la compliance : contrats relatifs Ă la mise en place des dispositifs anticorruption et antiblanchiment comme des obligations de vigilance, opĂ©rations relatives Ă la rĂ©duction de lâempreinte carbone et au changement climatique, etc. En outre, la compliance est Ă©galement une matiĂšre arbitrable, les arbitres Ă©tant conduits Ă appliquer ou prendre en considĂ©ration les rĂšgles de compliance dans le rĂšglement de litiges commerciaux ou dâinvestissement, notamment au titre des consĂ©quences que lâon peut tirer de leur mĂ©connaissance ou de leur observation.
Cette prise en considĂ©ration peut prendre bien des formes. Ă ce titre, đŽïžFrançois-Xavier Train analyse les rapports entre đArbitrage et procĂ©dures parallĂšles exercĂ©es au titre de la compliance. Lâarticle insiste tout dâabord sur le principe de lâautonomie de la procĂ©dure dâarbitrage internationale par rapport Ă laquelle les procĂ©dures parallĂšles demeurent Ă©tanches, quâelles soient pĂ©nales ou dĂ©clenchĂ©es au titre du droit de la compliance. Dans la procĂ©dure arbitrale qui se dĂ©roule dâune façon autonome, les arbitres devant lesquels des faits par ailleurs Ă©voquĂ©s dans ces procĂ©dures parallĂšles, notamment les faits de corruption, apparaissent devant eux comme des faits dont le caractĂšre illicite est allĂ©guĂ©, et câest Ă ce titre quâils peuvent et doivent les apprĂ©hender, en utilisant le standard de preuve quâest le faisceau dâindices.
Dans un second temps, lâarticle met en lumiĂšre les limites de lâautonomie de lâarbitrage international. Il peut sâagir de limites de fait, car dans sa recherche des preuves les red flags sont souvent des preuves trop peu consistantes pour asseoir une sentence, dâautant plus que celle-ci peut subir le contrĂŽle par le juge de sa conformitĂ© Ă lâordre public international, lâannulation par le juge pouvant sâappuyer sur des Ă©lĂ©ments extĂ©rieurs, voire ultĂ©rieurs Ă la procĂ©dure dâarbitrage. Il peut alors ĂȘtre sage pour les arbitres, qui nây sont pas contraints, de suspendre leur procĂ©dure pour attendre les rĂ©sultats des procĂ©dures parallĂšles entamĂ©es au titre de la compliance, pour que les cours en soient harmonieux.
Enfin, đŽïžClaire Debourg examine đLa compliance au stade du contrĂŽle des sentences arbitrales. Lâarticle analyse le rĂŽle de la compliance une fois la sentence arbitrale rendue, Ă lâoccasion du contrĂŽle de celle-ci par le juge Ă©tatique. Lâauteur souligne dâune façon gĂ©nĂ©rale que le juge peut Ă cette occasion contrĂŽler lâapplication par lâarbitre des rĂšgles de compliance, le conduisant Ă dĂ©finir celles-ci comme un ensemble de techniques de dĂ©tection et de prĂ©vention de pratiques rĂ©prĂ©hensibles, notamment par de la Soft Law mise en place par les entreprises et sâarticulant avec des rĂšgles impĂ©ratives, comme la loi dite « Sapin 2 » de 2016 ou la loi dite « Vigilance » de 2017, qui fait sâinterpĂ©nĂ©trer compliance et arbitrage. Dans un litige soumis Ă un arbitrage, la violation dâune rĂšgle de compliance peut ĂȘtre allĂ©guĂ©e par lâune des parties, parce quâune obligation de compliance aura Ă©tĂ© contractualisĂ©e, par exemple mettant Ă la charge dâune partie la prĂ©vention de la corruption ou le devoir contractualisĂ© de vigilance, dont le manquement justifiera une rĂ©siliation, le dĂ©clenchement de pĂ©nalitĂ©s ou une responsabilitĂ© contractuelle, voire une annulation en cas dâobligation prĂ©contractuelle de transfert dâinformation.
Le juge Ă©tatique intervient alors Ă ce titre, avec le pouvoir dâannuler la sentence ou dâen refuser lâexequatur en France en cas de violation de lâordre public international, la compliance pouvant aussi ĂȘtre considĂ©rĂ©e dans le contrĂŽle fait par le juge du respect par lâarbitre de sa mission et des principes dâindĂ©pendance et dâimpartialitĂ©. Lâarticle dĂ©veloppe plus particuliĂšrement le contrĂŽle dĂ©sormais renforcĂ© au titre de lâordre public international. Lâauteur doute que lâon puisse Ă©lever les rĂšgles de compliance au rang dâordre public international pouvant fonder une annulation de sentence. Mais sa considĂ©ration joue un rĂŽle indirect en ce que ses outils permettent dâĂ©tablir des violations de rĂšgles dâordre public international, conduisant Ă faire jouer Ă la compliance un rĂŽle probatoire dĂ©cisif pour lâeffectivitĂ© de lâordre public international dont le juge est le gardien.
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Partie IV.
Le juge dans le droit de la compliance
Pas plus que pour le reste du Droit, le juge nâest lâĂ©lĂ©ment pathologique du droit de la compliance : il est au contraire celui qui fait le lien entre lâentreprise et les obligations de compliance que celle-ci prend Ă sa charge, sur ordre des lĂ©gislateurs ou parce quâelle partage leur volontĂ© de servir des intĂ©rĂȘts communs, ce lien Ă©tant Ă©prouvĂ© et confortĂ© Ă travers les procĂšs. Câest pourquoi, plus le droit de la compliance va gagner en maturitĂ© et plus il va laisser une part de plus en plus restreinte au juge pĂ©nal, pour avoir une conception plus gĂ©nĂ©rale de lâoffice du juge, celui-ci Ă©tant lui-mĂȘme renouvelĂ© par le droit de la compliance en ce quâil va se situer en ex ante, notamment en matiĂšre numĂ©rique et climatique.
Câest dans cette perspective que đŽïžMarie-Anne Frison-Roche ouvre ce chapitre IV en examinant đLe juge, lâobligation de compliance et lâentreprise : le systĂšme probatoire. Devant le juge, lâentreprise doit prouver quâelle a mis en Ćuvre son obligation de compliance, la preuve opĂ©rant ainsi le lien qui doit effectuer entre lâentreprise dans son rapport avec les obligations de compliance quâelle assume et les juges devant lesquels elle rend compte Ă ce titre : ce lien est opĂ©rĂ© par le jeu des preuves. Or le systĂšme probatoire de la preuve est encore Ă construire, ce dont la contribution pose les prolĂ©gomĂšnes. Ă cette fin, lâarticle dĂ©bute par une description de ce qui est dĂ©signĂ© comme le « carrĂ© probatoire » dans un « systĂšme probatoire » qui se superpose au systĂšme des rĂšgles de droit substantiel. Cela est dâautant plus important que la compliance semble ĂȘtre en choc frontal dans ses principes mĂȘmes avec les principes gĂ©nĂ©raux du systĂšme probatoire, notamment parce quâil semble que lâentreprise doive prouver lâexistence du Droit ou quâelle doive supporter dâune façon dĂ©finitive la charge de prouver lâabsence de violation, ce qui paraĂźt contraire non seulement Ă la prĂ©somption dâinnocence mais aussi au principe de la libertĂ© dâaction et dâentreprendre. Pour rĂ©articuler le droit de la compliance, les obligations de compliance qui lĂ©gitimement pĂšsent sur lâentreprise, il faut revenir sur le systĂšme probatoire spĂ©cifique Ă la compliance, pour que celle-ci demeure dans lâĂtat de droit. Cela suppose que lâon adopte une dĂ©finition substantielle de la compliance, qui ne soit pas seulement le respect des rĂšgles, ce qui nâest quâune dimension minimale, mais que lâon dĂ©finisse le droit de la compliance par les buts monumentaux pour lesquels, dâune façon substantielle, les autoritĂ©s publiques et les entreprises font alliance. Le systĂšme probatoire gĂ©nĂ©ral fait jouer ses quatre sommets entre eux : la charge des preuves, les objets de preuve, les moyens de preuve et leur recevabilitĂ©. Le droit de la compliance ne sort pas de ce carrĂ© probatoire, marquant en cela sa pleine appartenance Ă lâĂtat de droit pour poser les bases du systĂšme probatoire spĂ©cifique au droit de la compliance. La premiĂšre partie de lâarticle cerne les objets de preuve qui lui sont spĂ©cifiques, en distinguant les dispositifs structurels, dâune part, et les comportements attendus, dâautre part. Les premiers impliquent que soit prouvĂ©e la mise en place effective des structures requises au regard des buts monumentaux de la compliance. Lâobjet de preuve est alors lâeffectivitĂ© de cette mise en place, ce qui prĂ©sente lâefficacitĂ© du dispositif. En ce qui concerne les obligations comportementales, lâobjet de preuve est dans les efforts dĂ©ployĂ©s par lâentreprise pour obtenir ces comportements le principe de proportionnalitĂ© gouvernant lâĂ©tablissement de cette preuve, tandis que lâefficience systĂ©mique de lâensemble conforte le dispositif probatoire. Mais la sagesse probatoire consiste pour lâentreprise, alors mĂȘme que le principe demeure celui de la libertĂ© de la preuve, Ă prĂ©constituer lâeffectivitĂ©, lâefficacitĂ© et lâefficience de lâensemble, indĂ©pendamment des charges de preuve.
La deuxiĂšme partie de lâarticle vise ceux qui supportent la charge de preuve en droit de la compliance. Celui-ci fait porter par principe ce poids sur lâentreprise, au regard de ses obligations lĂ©gales. Cette charge vient de lâorigine lĂ©gale des obligations, laquelle bloque la « ronde des charges de preuve ». Mais dans lâinterfĂ©rence des diffĂ©rents sommets du carrĂ© probatoire, la question devient plus dĂ©licate lorsquâil sâagit de dĂ©terminer les contours des obligations de compliance que lâentreprise doit exĂ©cuter. En outre, la charge de preuve peut elle-mĂȘme faire lâobjet de preuve, comme lâexĂ©cution par lâentreprise de ses obligations lĂ©gales peut elle aussi faire lâobjet de contrats, ce qui fait revenir dans le systĂšme probatoire ordinairement applicable aux obligations contractuelles. La situation est dâailleurs diffĂ©rente lorsquâil sâagit dâun « contrat de compliance » ou lorsquâil sâagit dâune ou de plusieurs stipulations de compliance, notions encore peu Ă©laborĂ©es en droit des contrats. En outre, toutes les branches du Droit appartenant Ă un systĂšme juridique qui gouvernent par le principe de lâĂtat de droit, dâautres branches du Droit interfĂšrent et modifient les mĂ©thodes et solutions probatoires. Il en est ainsi lorsque le fait, qui est objet de preuve, peut donner lieu Ă sanction, le droit de la rĂ©pression imposant ses solutions propres en matiĂšre de charge de preuve. Dans une troisiĂšme partie de lâarticle, sont examinĂ©s les moyens de preuve pertinents en droit de la compliance, utilisĂ©s parce que le droit de la compliance est avant tout une branche du Droit dont lâobjet est dâune part lâinformation et dâautre part lâavenir. Des questions ouvertes demeurent, comme celle de savoir si les entreprises pourraient ĂȘtre contraintes par le juge Ă construire des technologies pour inventer de nouveaux moyens de preuve afin de donner Ă voir quâelles concrĂ©tisent effectivement les buts monumentaux dont elles sont chargĂ©es. Dans une quatriĂšme partie est montrĂ© le caractĂšre vital de la prĂ©constitution des preuves, qui est le reflet de la nature ex ante du droit de la compliance : il faut prĂ©constituer des preuves pour Ă©carter la perspective mĂȘme dâavoir Ă les utiliser, en trouvant tous les moyens dâĂ©tablir lâeffectivitĂ©, lâefficacitĂ©, voire lâefficience des diffĂ©rents outils de la compliance. Si les entreprises font tout cela avec mĂ©thode, le systĂšme probatoire de la compliance sera Ă©tabli, en harmonie Ă la fois avec le systĂšme probatoire gĂ©nĂ©ral, le droit de la compliance et lâĂtat de droit.
đŽïžJuliette Morel-Maroger montre la part que les juges prennent dans cette insertion de la compliance dans lâĂtat de droit, notamment en Europe, en Ă©tudiant đLa rĂ©ception des normes de la compliance par les juges de lâUnion europĂ©enne. Elle montre que, destinĂ©es Ă poursuivre la rĂ©alisation dâobjectifs dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral â ou de buts monumentaux â les normes de compliance ont en principe pour objet de modifier et dâorienter les comportements des opĂ©rateurs Ă©conomiques. Pour parvenir Ă la rĂ©alisation de ces objectifs, la compliance utilise toute la variĂ©tĂ© de la gamme de la normativitĂ©. Quel est et doit ĂȘtre le rĂŽle des juges de lâUnion europĂ©enne face au dĂ©veloppement des normes de compliance ? Comme en droit interne, la juridicitĂ© mĂȘme des normes de compliance Ă©laborĂ©es par les autoritĂ©s de rĂ©gulation est contestĂ©e.
Il conviendra dâanalyser dans un premier temps quel contrĂŽle opĂšrent les juges de lâUnion europĂ©enne Ă leur Ă©gard, la question se posant ici essentiellement pour les rĂšgles de droit souple dont la contestation peut ĂȘtre envisagĂ©e par deux voies : par le biais dâun recours en annulation et par voie dâexception par le biais dâun recours prĂ©judiciel. Mais au-delĂ du contrĂŽle de la lĂ©galitĂ© des normes de compliance exercĂ© par les juges europĂ©ens, ceux-ci contribuent aussi Ă leur application. LâefficacitĂ© de la compliance repose avant tout sur lâadhĂ©sion de ses destinataires, les opĂ©rateurs Ă©conomiques Ă©tant sans aucun doute les premiers acteurs de son succĂšs. Mais les juges de lâUnion europĂ©enne, compĂ©tents pour trancher les litiges relatifs Ă lâapplication du droit de lâUnion europĂ©enne entre les Ătats membres, les institutions europĂ©ennes et les requĂ©rants individuels, peuvent ĂȘtre amenĂ©s dans le cadre des recours dont ils sont saisis Ă assurer lâeffectivitĂ© des normes europĂ©ennes de compliance et Ă les interprĂ©ter.
LâefficacitĂ© juridictionnelle tient aussi dans la simplicitĂ©. Dans cette perspective, đŽïžSophie Schiller Ă©voque đUn juge unique en cas de manquement international Ă des obligations de compliance. Elle souligne que, vu le caractĂšre trĂšs international des sujets apprĂ©hendĂ©s, des acteurs en cause et donc des contentieux en matiĂšre de compliance, il est essentiel de savoir si une personne peut ĂȘtre mise en cause devant plusieurs juges, rattachĂ©s Ă des Ă©tats diffĂ©rents, ou mĂȘme si elle peut ĂȘtre condamnĂ©e par plusieurs juridictions. La rĂ©ponse est donnĂ©e par le principe non bis in idem qui fait lâobjet dâune riche jurisprudence sur le fondement de lâarticle 4 du protocole no 7 de la CEDH, clairement inapplicable pour des juridictions Ă©manant dâĂtats diffĂ©rents. Pour apprĂ©cier si des manquements Ă des obligations de compliance pourront faire lâobjet de sanctions multiples dans des Ă©tats diffĂ©rents, il conviendra de rechercher dâabord si des fondements textuels sont invocables. Ă lâĂ©chelle europĂ©enne, lâarticle 50 de la Charte des droits fondamentaux permet aujourdâhui dâinvoquer le principe non bis in idem. Applicable Ă tous les domaines de la compliance, il assure une protection trĂšs forte qui couvre non seulement les condamnations, mais Ă©galement les poursuites. Tout comme ses effets, le champ dâapplication de lâarticle 50 est trĂšs large. Les procĂ©dures concernĂ©es sont celles qui ont une nature rĂ©pressive, au-delĂ de celles prononcĂ©es par des juridictions pĂ©nales au sens strict, ce qui permet de couvrir les condamnations prononcĂ©es par une des nombreuses autoritĂ©s de rĂ©gulation compĂ©tentes en matiĂšre de compliance. Ă lâĂ©chelle internationale, la situation est moins claire. Pourra ĂȘtre invoquĂ© lâarticle 14-7 du Pacte international sur les droits civils et politiques, Ă condition de surmonter plusieurs obstacles dont la dĂ©cision du 2 novembre 1987 du ComitĂ© des droits de lâhomme qui lâa restreint au cadre interne, câest-Ă -dire Ă lâhypothĂšse dâune double condamnation par un mĂȘme Ătat.
MĂȘme si des fondements sont applicables, deux spĂ©cificitĂ©s des situations de compliance risquent dâentraver leur application, les premiĂšres liĂ©es aux rĂšgles processuelles applicables, en particulier les rĂšgles de compĂ©tence, et les secondes liĂ©es aux spĂ©cificitĂ©s des situations. Lâapplication de la rĂšgle non bis in idem nâest formellement admise quâen ce qui concerne la compĂ©tence universelle et les compĂ©tences personnelles, câest-Ă -dire les compĂ©tences extraterritoriales, ce qui ne constitue quâune partie des compĂ©tences. La Cour de cassation lâa confirmĂ© dans le cĂ©lĂšbre arrĂȘt dit « PĂ©trole contre nourriture » du 14 mars 2018. Le refus de reconnaĂźtre Ă ce principe un caractĂšre universel, quelle que soit la rĂšgle de compĂ©tence en cause, prive les entreprises françaises dâun moyen de dĂ©fense. En outre, la rĂ©pression des atteintes aux rĂšgles de compliance se rĂšgle de plus en plus souvent par des mĂ©canismes transactionnels. Ces derniers nâentreront pas toujours dans le champ dâapplication des rĂšgles europĂ©ennes et internationales posant le principe non bis in idem, faute dâĂȘtre parfois qualifiĂ©s de « jugement dĂ©finitif » selon les termes de lâarticle 50 de la Charte des droits fondamentaux et de lâarticle 14-7 du Pacte international sur les droits civils et politiques.
Les manquements commis en matiĂšre de compliance reposent souvent sur des actes multiples. En dĂ©coulent des prescriptions dont le point de dĂ©part est retardĂ© au dernier Ă©vĂ©nement et une compĂ©tence juridictionnelle facilitĂ©e pour les juridictions françaises dĂšs lors quâun seul des faits constitutifs est constatĂ© en France. En matiĂšre de compliance, le principe non bis in idem ne permet gĂ©nĂ©ralement donc pas de protĂ©ger les entreprises et nâempĂȘche pas quâelles soient attraites devant des juridictions de deux pays diffĂ©rents pour la mĂȘme affaire. Il leur accorde nĂ©anmoins une autre protection, en obligeant Ă tenir compte des dĂ©cisions Ă©trangĂšres pour dĂ©terminer le montant de la peine. La sanction retenue contre Airbus SE dans la Convention judiciaire dâintĂ©rĂȘt public (CJIP) du 29 janvier 2020 en est une parfaite illustration.
Pour intĂ©grer tant de perspectives diffĂ©rentes, le juge doit utiliser des mĂ©thodes nouvelles, dont le droit souple est un Ă©lĂ©ment central. đŽïžFabien Raynaud Ă©tudie đLe juge administratif et la compliance. Il y souligne les rapports Ă©troits entre la compliance et le droit souple, tel que le juge administratif lâa introduit dans sa jurisprudence. Ce fut notamment le cas par les arrĂȘts du Conseil dâĂtat de 2016, portant sur des sujets de droit de la rĂ©gulation, ce que prolonge le droit de la compliance. Ce souci dâinternaliser dans les entreprises ce que veulent les autoritĂ©s publiques avait dâailleurs Ă©tĂ© pris en considĂ©ration par le Conseil dâĂtat par petites touches Ă partir de 2010 et sâest continuellement Ă©toffĂ©. Câest notamment le cas lorsque les documents Ă©mis sont « de nature Ă produire des effets notables, notamment de nature Ă©conomique, ou ont pour objet dâinfluer de maniĂšre significative sur les comportements des personnes auxquelles ils sâadressent », ce qui rejoint directement les enjeux de compliance. La nouvelle conception adoptĂ©e par le Conseil dâĂtat a conduit celui-ci Ă contrĂŽler de nombreuses « positions », « recommandations », « lignes directrices », etc., adoptĂ©es par de multiples autoritĂ©s, notamment pour protĂ©ger les personnes sur lesquelles ces actes ont un « effet notable », nâhĂ©sitant pas parfois Ă censurer lâorganisme Ă©metteur. Le droit souple en matiĂšre de compliance bancaire, plus spĂ©cifiquement Ă©mis par lâEBA, a donnĂ© au juge administratif lâoccasion dâajuster son contrĂŽle Ă celui exercĂ© par la Cour de justice saisie par une question prĂ©judicielle.
Ainsi, par sa jurisprudence sur la justiciabilitĂ© des actes de droit souple, le Conseil dâĂtat sâaffirme donc comme un acteur de la compliance en permettant aux entitĂ©s visĂ©es par ces actes et soumises Ă leur Ă©gard Ă une obligation de compliance de saisir le juge administratif dâun recours en annulation contre ces actes, afin quâils puissent ĂȘtre soumis Ă un contrĂŽle de lĂ©galitĂ© et, le cas Ă©chĂ©ant, annulĂ©s. Mais encore faut-il que le juge administratif soit saisi. Il peut lâĂȘtre dans de nouveaux domaines, par exemple en matiĂšre climatique, comme cela fut le cas dans lâaffaire Grande Synthe. Par sa dĂ©cision, Le Conseil dâĂtat va ainsi au bout de la logique du dispositif mis en place par le lĂ©gislateur et par le pouvoir rĂ©glementaire pour mettre en Ćuvre les accords de Paris, lesquels reposent sur une forme de compliance Ă lâĂ©chelle mondiale, chaque Ătat signataire sâengageant, en quelque sorte, Ă faire le nĂ©cessaire pour atteindre un objectif commun Ă une date donnĂ©e, Ă charge pour chacun de sâorganiser pour lâatteindre. En lâabsence dâun juge international capable de vĂ©rifier le respect de ces engagements, le juge national apparaĂźt le plus naturel pour accepter de vĂ©rifier, lorsquâil est saisi dâun litige en ce sens, que ces engagements ne restent pas lettre morte. Par ce mouvement gĂ©nĂ©ral, « La compliance est devenue un nouveau mode de rĂ©gulation dâun nombre croissant dâactivitĂ©s ».
De ce mouvement gĂ©nĂ©ral, le juge du Droit ne saurait ĂȘtre absent. Câest lui quâđŽïžOlivier Douvreleur examine dans ce nouveau rapprochement : đCompliance et juge du Droit. Lâauteur admet que la compliance entretient avec le juge, et plus encore avec le juge du Droit, celui qui, par principe, ne connaĂźt pas des faits quâil laisse Ă lâapprĂ©ciation souveraine des juges du fond â la Cour de cassation dans lâordre judiciaire â, des rapports complexes. Ă premiĂšre vue, la compliance est une technique internalisĂ©e dans les entreprises et la place quâoccupent les techniques de justice nĂ©gociĂ©e appelle peu lâintervention du juge du droit.
Son rĂŽle a pourtant vocation Ă se dĂ©velopper, notamment Ă propos du devoir de vigilance ou dans lâarticulation entre les branches du droit lorsque la compliance rencontre le droit du travail, ou encore dans lâajustement entre le droit amĂ©ricain et notre systĂšme juridique. La façon dont le principe de proportionnalitĂ© va prendre place dans le droit de la compliance est Ă©galement un enjeu majeur pour le juge du droit.
Enfin, ce qui est logique puisque le droit de la compliance se dĂ©finit par ses buts monumentaux, lesquels peuvent eux-mĂȘmes se retrouver dans lâambition de protĂ©ger la personne, đŽïžErik Wennerström termine ce livre par đQuelques rĂ©flexions sur la compliance et la Cour europĂ©enne des droits de lâhomme. Lâauteur rappelle que le dĂ©veloppement de la jurisprudence de la Cour europĂ©enne des droits de lâhomme, contribuant Ă lâintĂ©gration europĂ©enne, a intĂ©grĂ© lâidĂ©e substantielle de « compliance » qui dĂ©passe lâidĂ©e de lĂ©galitĂ©, par rapport Ă laquelle les entreprises demeurent passives, et promeut les systĂšmes juridiques comme des ensembles en interaction les uns avec les autres. Lâauteur dĂ©veloppe lâesprit et la portĂ©e du Protocole 15 par lequel sont organisĂ©s Ă la fois le principe de subsidiaritĂ© et les marges de manĆuvre des Ătats signataires de la Convention, mĂ©canismes Ă©clairĂ©s par le principe de proportionnalitĂ©. La subsidiaritĂ© pose que les Ătats sont les mieux placĂ©s pour concevoir lâapplication la plus adĂ©quate de la Convention, les liens Ă©troits entre les Ătats permettant une application efficace de celle-ci. En outre, la procĂ©dure dâavis qui permet Ă une juridiction nationale dâavoir, sur un cas pendant, lâopinion non obligatoire de la CEDH assure une meilleure efficace de la compliance au regard des objectifs de la Convention.
La jurisprudence de la Cour reprend cette exigence substantielle Ă travers sa doctrine, notamment dĂ©gagĂ©e dans le cas Bosphorus, en soulignant que lâadhĂ©sion dâun Ătat Ă lâUnion europĂ©enne prĂ©sume son respect des obligations dĂ©coulant de la CEDH, en exĂ©cutant le droit de lâUnion europĂ©enne, mĂȘme si cette prĂ©somption peut ĂȘtre rĂ©futĂ©e si la protection est manifestement dĂ©faillante, ce qui fut admis dans plusieurs affaires, notamment Ă propos du droit Ă un tribunal impartial en matiĂšre de rĂ©gulation Ă©conomique. Sâarticulent ainsi les diffĂ©rents ordres juridiques. Lâauteur conclut que la Cour europĂ©enne des droits de lâhomme, comme la Cour de justice de lâUnion, contribue Ă la construction du droit de la compliance en Europe, dans une perspective ex ante favorisant les avis plutĂŽt que les sanctions ex post et crĂ©ant, notamment par la doctrine Bosphorus, des Ă©lĂ©ments de sĂ©curitĂ© et de confiance pour lâintĂ©gration europĂ©enne autour des valeurs communes aux diffĂ©rents systĂšmes juridiques articulĂ©s et laissant aux Ătats les marges adĂ©quates pour favoriser cette intĂ©gration.
Ainsi sâachĂšve cet ouvrage qui montre non seulement lâampleur deđLa juridictionnalisation de la compliance, mais encore les bienfaits que les Ătats de droit auront Ă lâavenir Ă en tirer profit pour que la compliance ne soit pas le fait dâobĂ©ir aveuglĂ©ment Ă la rĂ©glementation, ce qui est la marque des systĂšmes totalitaires, mais au contraire soit le fait de tendre, dans une alliance entre les autoritĂ©s publiques et les opĂ©rateurs Ă©conomiques cruciaux, vers la concrĂ©tisation de buts monumentaux, dont la protection de la personne est le cĆur, marque des dĂ©mocraties.
Câest cela aussi lâenjeu mondial du droit de la compliance.
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