Le Conseil d'Etat a rendu public son Avis :
Parmi les très nombreuses dispositions de ce projet de loi de programmation et de réforme de la Justice", aussi abondantes que variées et que disparates, figurent un pan consacré aux peines.
Puisqu'il s'agit du Droit pénal, l'exigence de précision dans les termes est plus grande encore, impliquée par les principes constitutionnels de nécessité et d'interprétation restrictive.
Le titre qui donne de la cohérence aux dispositions en la matière est de "renforcer l'efficacité et le sens de la peine".
Le "travail d'intérêt général" peut être notamment effectué au sein d'une personne morale de droit privé chargée d'une "mission de service public" habilitée, que son but soit lucratif ou non .
Au regard des garanties constitutionnelles et internationales concernant le travail forcé, le Conseil d'Etat estime que la notion de "personne morale de droit privé chargé d'une mission de service public" est suffisamment explicite pour que les garanties soient satisfaites, dès l'instant que les décrets en Conseil d'Etat détermineront et les conditions de l'habilitation de ces personnes morales habilitées et les conditions de l'activité à laquelle la personne est condamnée.
Mais le projet de loi avait également visé "l'entreprise engagée dans une politique de responsabilité sociale de l'entreprise".
Et cela n'a pas été agréé par le Conseil d'Etat, non pas tant qu'il récuse l'idée d'une extension entre "l'intérêt général" et "l'intérêt collectif", mais qu'à juste titre soucieux de la pulvérisation des définitions des sortes d'intérêts que toutes sortes d'entités poursuivent, il demande à ce que celle-ci s'ancre dans ce qui serait la définition de référence : la loi du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire.
Voilà les termes exacts de l'Avis (p.30) :
- En ce qui concerne l’identification des personnes morales pouvant proposer un travail d’intérêt général
107. Le Conseil d’Etat estime que la notion utilisée par le législateur de « personne morale de droit privé chargée d’une mission de service public » est suffisamment explicite et qu’il n’est pas nécessaire d’y ajouter la mention particulière d’une catégorie de personnes comprise dans cette notion. S’il le juge utile, le Gouvernement dispose d’autres moyens pour informer les personnes en cause de la portée du dispositif prévu à l’article 131-8.
- En ce qui concerne le champ de l’expérimentation
108. Le Conseil d’Etat propose de substituer à la notion, imprécise, d’« entreprise engagée dans une politique de responsabilité sociale de l’entreprise » celle, différente, de « personne morale de droit privé remplissant les conditions définies par l’article 1er de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire et poursuivant un but d’utilité sociale au sens de l’article 2 de la même loi ». En effet, la catégorie de personnes morales de droit privé visée par cette nouvelle rédaction est à la fois mieux définie et plus adaptée à l’utilité sociale des travaux pouvant être proposés, conformément à l’objectif recherché par le Gouvernement. ......
Lire le commentaire ci-dessous.
V. par exemple le résumé fait au Dalloz du 19 avril 2018.
Comme le souligne le Rapport Notat-Sénard, notamment dans l'une de ses annexes, la notion d'intérêt social visé par le Droit français pour désigner ce qui est servi par une société, personne juridique qui appartient à la catégorie des personnes morales de droit privé, est difficile à cerner car suivant les branches du Droit elle ne répond pas à la même définition.
Il est vrai que lorsqu'il s'agit de l'intérêt général, l'exercice de définition n'est pas plus aisé.
Mais cela est grave lorsqu'un régime juridique précis est associé à la qualification.
Ainsi, lorsqu'il s'agit d'une peine qui prend la forme d'une exécution d'un "travail d'intérêt général", il convient que l'organisation au sein de laquelle la personne condamnée le réalise soit elle-même une organisation qui tende vers l'intérêt général.
I. L'EXIGENCE VIA LE DROIT PÉNAL D'UNE DÉFINITION "SUFFISAMMENT EXPLICITE" DE L'INTÉRÊT
Le Droit n'est fait que de mots, et c'est dans leur définition que siège sa sécurité, non pas dans les solutions que, de cas en cas l'on trouve au fur et à mesure que des problèmes se posent.
On oublie souvent cet impératif pratique de la définition lorsqu'on est en branches du Droit civil, public ou commercial, n'y voyant qu'exercice pédagogique ou d'élégance, à placer dans quelque introduction. Cela est faux car c'est par la définition que les notions sont classées par avance ; en Droit pénal, la définition est nécessaire car elle fixe les limites de la règle, ce qui est constitutionnellement exigé puisque la règle ne peut avoir plus de portée que celle impliquée par sa définition (interprétation restrictive).
Ainsi, parce que l'interprétation restrictive est tautologique, un "travail d'intérêt général" doit s'exécuter dans une entité "d'intérêt général". Si l'organisation n'est pas d'intérêt général, alors la peine ne peut être exécutée dans son sein. Le Droit pénal par sécurité doit être binaire
Comme l'a très bien relevé le Conseil d'Etat, en visant sans plus de précision les "personnes morales en charge d'un service public", cette absence de précision, notamment en détaillant davantage les personnes morales en question (des associations par exemple), dès l'instant que l'exercice d'un "service public" est en jeu, la catégorie est suffisamment précise et fermée pour que l'exigence propre au Droit pénal soit satisfaite.
Ainsi, lorsqu'il y a un "service public", il y a obligatoirement un "intérêt général" qui est servi. Et la catégorie juridique du "service public" est "suffisamment explicite pour que l'indice soit clair et que l'on sache reconnaître par avance et de l'extérieur les personnes morales, même de droit privé, même ayant une activité économique à but lucratif, qui en relèvent.
En revanche, la notion d'entreprise engagée dans une politique de responsabilité sociale de l’entreprise a été considérée comme "imprécise".
Parce que celle que le Conseil d'Etat lui préfère (v. ci-après II) a été considérée par celui-ci comme "mieux définie et plus adaptée à l’utilité sociale des travaux pouvant être proposés, conformément à l’objectif recherché par le Gouvernement", il faut donc a contrario prendre acte que celle retenue par le projet de loi soumis à avis était mal définie et inadaptée.
Ce n'est donc pas l'idée d'aligner les entreprises qui pratiquent une politique de RSE sur celles en charge d'une activité d'intérêt général qui est rejetée dans son principe (v.III), mais plutôt une volonté de trouver une définition plus unitaire de la RSE.
II. L'INTÉRÊT POURSUIVI PAR UNE ENTREPRISE PRIVÉE ENGAGÉE DANS UNE POLITIQUE DE RSE : PROPOSITION DE SUBSTITUER LA DEFINITION DE LA LOI DE 2014
Le Conseil d'Etat suggère de substituer à la définition du projet de loi, définition abstraite et générale, la définition à l'anglaise qui mêle les conditions et des exemples à laquelle a procédé la loi de 2014 sur l'économie sociale et solidaire (A). Il y a du pour et du contre (B).
A. Proposition d'une substitution de la définition "à la française" par le projet de loi par la définition à l'anglaise insérée par la loi de 2014 sur l'économie sociale et solidaire
Le Conseil d'Etat aurait pu recopier le texte de la loi de 2014 plutôt que de procéder ainsi par référence : " personne morale de droit privé remplissant les conditions définies par l’article 1er de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire et poursuivant un but d’utilité sociale au sens de l’article 2 de la même loi.
Reprenons le fil d'ariane de Légifrance et retrouvons ce qui n'est pas une définition mais bientôt plutôt un régime complet ....
Car sous prétexte d'éliminer une "imprécision", le Conseil d'Etat y substitue un ensemble de conditions (celles de l'article 1ier de cette loi" et un but (celui visé par l'article 2). L'art de la définition y est bien malmené car jamais on le peut définir avec des dizaines de lignes, mais sans doute est-ce un art qui avait déjà été égaré sous la plume du Législateur de 2014.
Mélangeant donc la définition avec les conditions, il s'agit d'une entreprise qui ne poursuit pas que le partage des bénéfices et dont la gouvernance démocratique laisse la place aux salariés et aux parties prenantes. L'article détaille cela, puisque si la définition a normalement pour objet et pour effet d'abstraire le monde concret et de le simplifier, les définitions "à l'anglaise" ont pour effet de le décomposer en de multiples exemples et hypothèses, loi de 2014 ayant soin de préciser comme dans la Réglementation dans les systèmes de Common Law que cette définition ne vaut que "pour la présente loi" ...
Cette façon de définir sous forme de liste est particulièrement nette pour la "définition" de l'utilité sociale.
Voilà ce qu'en dit l'article 2 de la loi de 2014 :
"Sont considérées comme poursuivant une utilité sociale au sens de la présente loi les entreprises dont l'objet social satisfait à titre principal à l'une au moins des trois conditions suivantes :
1° Elles ont pour objectif d'apporter, à travers leur activité, un soutien à des personnes en situation de fragilité soit du fait de leur situation économique ou sociale, soit du fait de leur situation personnelle et particulièrement de leur état de santé ou de leurs besoins en matière d'accompagnement social ou médico-social. Ces personnes peuvent être des salariés, des usagers, des clients, des membres ou des bénéficiaires de cette entreprise ;
2° Elles ont pour objectif de contribuer à la lutte contre les exclusions et les inégalités sanitaires, sociales, économiques et culturelles, à l'éducation à la citoyenneté, notamment par l'éducation populaire, à la préservation et au développement du lien social ou au maintien et au renforcement de la cohésion territoriale ;
3° Elles concourent au développement durable dans ses dimensions économique, sociale, environnementale et participative, à la transition énergétique ou à la solidarité internationale, sous réserve que leur activité soit liée à l'un des objectifs mentionnés aux 1° et 2°."
Comment apprécier cette substitution ?
B. APPRECIATION DE LA PROPOSITION DE SUBSTITUTION DE DEFINITION
Certes, le Conseil d'Etat a raison de chercher à ce que chaque nouvelle loi ne place pas dans l'ordonnancement juridique, "au sens de la présente loi", sa propre définition de la Responsabilité Sociétale" se définissant par rapport à un intérêt collectif.
On finirait par une conclusion à la Pirandello : "à chacun sa vérité",quand un naïf, par exemple un justifiable demanderait une définition à laquelle se fier.
On lui répondra : cela dépend de la loi, du temps qui fait et de l'humeur du juge. De l'art d'avoir les inconvénients du Common Law sans en avoir les avantages.
Il est donc effectivement raisonnable de chercher une définition, qui ne soit pas nécessairement meilleure mais qui serait "convenue" pour que chaque loi nouvelle s'y raccroche et qu'on se le tienne pour dit.
Ainsi, puisque les peines prenant la forme de travaux d'intérêt général, et sont donc étendues à l'intérêt social, pourquoi aller dans cette liste
D'ailleurs, de la même façon que d'une façon très opportune le Conseil d'Etat a conseillé de changer le titre du projet de loi lui-même pour que l'intitulé correspond davantage au contenu de la loi et qui figure expressément l'ambition de réforme de la justice, pourquoi ne pas suggérer puisqu'il s'agit de favoriser l'unicité des peines afin de renforcer non seulement leur "efficacité" mais encore leur "sens" demander la modification de l'appellation "travail d'intérêt général" en "travail d'intérêt général et sociétal" ?
Car si l'intérêt sociétal (qui concerne des intérêts non immédiat de l'entreprise) n'est pas l'intérêt social de l'entreprise, il n'est pas non plus l'intérêt général. Le Rapport Notat-Sénard ne cesse de le rappeler.
Or, ce qui apparaît à travers cet avis comme à travers tous les travaux et diverses propositions, c'est les distinctions de plus en plus fines, et donc ce qui est donc désormais une simple gradation, entre l'intérêt général (qui est ici visé par le "service public" et qui est gardé par l'Etat, par son outil régalien par excellence qu'est le Droit pénal), l'intérêt collectif (qui est ici visé par l'utilité sociale) et l'intérêt social (qui est gardé par l'entreprise ordinaire dans le monde ordinaire des marchés, dans lequel dans un système libéral l'Etat est en arrière-pan).
Ce continuum est bienvenu. S'il ne produit pas des confusions.
III. LE CONTINUUM "INTERET GENERAL - UTILITE SOCIALE - INTERET COLLECTIF - INTERET SOCIAL"
Par le Droit pénal, qui est aujourd'hui non pas un Droit autonome et à part mais au contraire une sorte de loupe du Droit général, apparaît un continuum entre l'intérêt général dont l'Etat a la charge et non pas en principe les entreprises.
Sauf si elles en charge d'un service public, comme le dit cet avis. Ou s'il s'agit de structures reconnues d'utilité publique.
Même si le rapport de l'Inspection des Finances d'avril 2017
Mais il est remarquable que la lettre de mission établie le 11 janvier 2018 par les ministres dans le cadre du Plan d'Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises (PACTE) avait demandé un rapport sur "L'entreprise et l'intérêt général" mais c'est un rapport sur L'entreprise, objet d'intérêt collectif que Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard ont remis le 9 mars 2018
Ce rapport rappelle que l'intérêt collectif vise des intérêts autres que ceux des porteurs de titres financiers
Cela vise donc ce qui serait des entreprises intégrant le souci d'une utilité sociétale, ce que les auteurs du Rapport désignent comme la catégorie des "entreprises à mission" intégrant dans leur objet social un tel objectif, tel qu'on le trouve dans la loi de 2014 et tel qu'il peut se glisser dans cet intérêt collectif que ce Rapport veut faire reconnaître
Mais si c'est bien "l'entreprise à mission" qui doit exprimer, indépendamment de la forme juridique qu'elle prend, l'entité dans laquelle un travail d'intérêt général (terme qu'il faudrait général, puisque l'intérêt collectif a été soigneusement distingué de l'intérêt général), alors ne convient-il pas plutôt que de faire des définitions qui sont des renvois sur renvois,qui incluent les conditions et les régimes, renvoyer simplement à cette si belle, simple et prometteuse définition de "l'entreprise à mission" ?
Il est vrai que le projet de "loi PACTE" n'est pas encore déposé mais là aussi, cela ne saurait tarder.
Car si l'on peut comprendre qu'il y ait des gradations, les distinctions deviennent si fines que l'on s'y perd et qu'un peu de repos dans une définition à la française, c'est-à-dire en une phrase abstraitement déroulée, comme celle de "l'entreprise à mission" reposerait le juge qui, in fine, doit donner du "sens" aux peines.
_____
V. par exemple et d'une façon générale Foriers, P., Présomptions et fictions, 1974. V. aussi les travaux de Luhmann sur le système juridique et son "code binaire" (légal/illégal) : Le système juridique et son unité, 1986.
Dont on ne sait pas si elle est limitative ou non. Puisque nous sommes en matière pénale, elle devrait être. Mais lorsque nous sommes dans le champ d'application de la loi de 2014, qui n'est pas dans le domaine pénal, elle n'y a pas de raison qu'elle le soit. L'autonomie du Droit pénal est-elle encore une règle méthodologique qui peut encore jouer ici ?
IGF, Le rôle économique des fondations, avril 2017.
5.3, p.72 s.
Par exemple, titre de la partie 3 du rapport : "L'entreprise ne poursuit ni l'intérêt général ni la maximisation du profit, mais un intérêt collectif".
p.40 : "dans notre esprit, il ne s'agit pas pour l'entreprise de définir et de poursuivre l'intérêt général, ni d'entreprendre une mission de service public, c'est-à-dire au nom de la puissance publique et selon un cadre fixé par elle. ".
Par exemple : "c'est l'objet de ce rapport de proposer une vision et une responsabilité de l'entreprise qui ne sont pas exclusivement orientée par la valeur de court terme pour l'actionnaire, qui ne considère plus le dirigeant comme l'agent des acionnaire et qui porpose une autre vision de l'entreprise que celle d'un noeud de contrats, d'une rencontre entre offre et demande de capital et de travail."
p.40 : "dans notre esprit, il ne s'agit pas pour l'entreprise de définir et de poursuivre l'intérêt général, ni d'entreprendre une mission de service public, c'est-à-dire au nom de la puissance publique et selon un cadre fixé par elle. ".
Cela correspondrait donc assez bien à ce que vise le projet de loi réformant la justice, à travers la nouvelle catégorie optionnelle d' "entreprise de mission", ici proposée, très bonne idée que le projet de "loi PACTE" aurait vocation à reprendre.
les commentaires sont désactivés pour cette fiche