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Le droit a déjà et va plus encore avoir un statut et un rôle majeurs dans le secteur bancaire et financier. Cette importance accrue ne peut qu’être saluée mais la façon même dont ce nouveau droit est conçu paraît critiquable, même de la part de ceux qui approuvent cette plus grande considération du droit et cette plus large part faite à celui-ci.
En effet, le choc des crises financières successives depuis 2008 a mis le droit en pleine lumière et lui a ouvert grand les portes. C’est presque le pont-levis des mondes bancaire et financier qui s’est baissé devant le droit. On semble passer d’une finance fonctionnant sans que le droit soit requis, la maîtrise des mathématiques et de la théorie des jeux suffisant au bonheur de tous et au déploiement du marché, à un moment d’effroi devant un système dévasté, effondré, dans lequel un vide sidéral devrait être comblé par toujours plus de lois, toujours plus de réglementations, toujours plus de sanctions largement distribuées par des régulateurs eux-mêmes multipliés. Les sanctions sont applaudies comme autant de succès, exemples de cette panacée qu’est désormais la « régulation », une régulation tenue à bout de bras par le droit.
Le « droit de la régulation », nouveau-né dans le système juridique!footnote-9, dont la conception étonna et qui est aujourd’hui en vogue, ne semble pourtant satisfaire personne. L’on lit des tribunes des avocats se plaignant du peu de prévenance des régulateurs pour les droits de la défense. L’on écoute les opérateurs qui déclarent souffrir du coût financier de cette régulation accrue et de leur incapacité technique à la satisfaire. L’on entend les régulateurs souligner qu’ils ne parviennent pas à obtenir des opérateurs les comportements adéquats pour prévenir la prochaine crise. L’on assiste aux mises en garde faites par les banquiers centraux, affirmant que les textes en préparation vont détruire certaines structures bancaires nationales.
Ainsi, tout a changé en droit de la régulation bancaire et financière depuis la crise et l’on évoque à juste titre une « régulation post-crise »!footnote-10, plus lourde, plus sévère. Nous n’en sommes qu’au début. La loi Dodd-Frank fait plus de 2000 pages, les exceptions à la Volker rule en occupent 800, les paquets de règlements et directives communautaires en cours de vote ou à l’écriture, relatifs à l’Union bancaire, aux normes comptables, à l’audit, aux produits financiers, aux agences de notations, etc., font des milliers de pages.
Pourquoi pas ? Le secteur doit pouvoir endurer ce droit dans les années qui viennent, en payer le prix, admettre la puissance des juges et leurs exigences, le contrôle permanent des régulateurs. Le secteur le doit si la lourdeur et la complication correspondent à la complexité nouvelle des situations et si la sévérité d’un système qui place les sanctions au cœur du mécanisme global et non plus en périphérie comme l’était le droit pénal classique, est requise.
Plus encore, la régulation est devenue une telle obsession qu’on en exige un respect absolu par les opérateurs, quitte à « dealer » ensuite la violation!footnote-11, parce qu’on semble tout attendre du droit de la régulation. C’est désormais au droit de nous protéger des crises, de les résoudre, notamment à travers le bien-nommé mécanisme de « résolution bancaire », lequel constitue une révolution juridique. On imagine même que ce serait au droit de restaurer la compétitivité!footnote-12, voire la prospérité.
Cette vision d’un droit qui « peut tout » est prométhéenne. Il suffirait de produire un droit monumental et qui s’infiltre partout, demandant des comptes à chacun, pour que tout s’agence à la volonté de celui qui manie le droit, l’avenir lui-même se construisant comme l’aura dit le texte ou la décision. Le jeu de l’avenir, que seul les Dieux tiennent entre les mains, serait maintenant entre celles des régulateurs et des « réglementateurs », aidés par la foudre qui tombe à leur volonté sur les opérateurs, car l’avenir prendra la forme que les textes ont dessinée grâce au pouvoir juridique normatif, les pouvoirs de sanction assurant l’effectivité de l’ensemble.
Cette vision prométhéenne du droit est nouvelle. On la voit se manifester si fortement en matière bancaire et financière aujourd’hui qu’on peut l’attribuer en premier lieu à l’affolement engendré par la crise, le droit servant alors de radeau puisque la puissance publique semblait défaillante. En second lieu, dans une perspective plus sociologique, c’est sans doute parce que les textes ne sont guère conçus par des juristes que, dans l’oubli de l’idéal d’un « droit modeste » comme le concevait le Doyen Carbonnier au XXième siècle et sans une pensée pour Portalis, l’un des auteurs du Code civil, qui conseillait au Législateur de n’écrire les textes que « d’une plume tremblante!footnote-13 », on semble aujourd’hui tout attendre de cette avalanche juridique.
En même temps qu’un déluge de droit de la régulation bancaire et financière constitue la réaction à la crise financière, les banques étant dans l’œil du cyclone, l’on attend beaucoup de cet amoncellement de normes, de ces lois occupant plusieurs centaines de pages chacune, modifiées alors que l’encre n’est pas sèche et que leurs décrets d’application ne sont pas encore tous pris. On se met à rêver que, de cette sorte d’humus normatif, va sortir un droit performant, compétitif, effectif et efficace, qualificatifs obligés puisque le droit se mesure comme s’il était un simple outil de gestion des systèmes. On semble décidément croire à la toute-puissance du droit.
Ainsi, moins on connaît le droit, le fonctionnement des systèmes juridiques et l’art législatif, et plus on pense que le droit est tout-puissant. On semble croire que tant de textes, tant de nouveaux régulateurs juridictionnalisés et tant de décisions spectaculaires de sanction, de contrôle ou de transaction vont ramener le calme sur les marchés, la raison dans les rémunérations et éloigner le risque systémique tandis que les intérêts des investisseurs, voire de « l’économie réelle » seront mis au premier plan. Tout cela grâce au droit, puisque l’on adopte des lois qui ont expressément cet objet!footnote-14. Cela montre que l’on croit à la capacité du droit d’écarter la crise prochaine.
Comme nous sommes loin d’un « droit modeste », tel que pensé par les classiques…
Le droit bancaire et financier exprime au plus fort la surréaction à la crise et cela ne fait que croître. Mais c’est prêter au droit une puissance qu’il n’a pas. Cet hubris juridique semble animer ceux qui manient la force juridique, qui conçoivent les normes nouvelles, toujours plus détaillées, plus besogneuses, toujours plus encombrées de sigles, toujours plus indifférentes aux normes prises juste à côté d’elles, tandis que les régulateurs toujours plus puissants et dotés de pouvoirs plus divers, prennent des décisions de plus en plus violentes.
Voilà l’avenir du droit : c’est d’être partout.
Est-ce son triomphe ?
On peut en douter.
L’objet de cet article est d’essayer de mesurer ce qu’est en train de devenir la régulation bancaire et financière, la place qu’y prend désormais le droit, la forme de celui-ci. On s’accorde à dire que le droit est monté en puissance, pour se féliciter du phénomène ou non. Mais de quelle « puissance » s’agit-il ? Il semble que l’on n’ait utilisé le droit que pour renforcer ses faiblesses…
Ainsi, en même temps que le droit est en train d’envahir la régulation bancaire et financière, que les avocats s’installent à demeure dans le bureau proche de ceux des dirigeants, le droit paraît bien misérable au regard de sa nature profonde, puisqu’on se contente pour l’instant et sans doute à l’avenir d’accumuler des réglementations et d’asséner des sanctions, dont on ne mesure guère l’effet.
N’oublions pas que le droit est une histoire et ne s’écrit jamais sur feuille blanche. L’histoire est « vivante » dans le droit présent, y compris ce contre ce quoi il réagit. C’est pourquoi, à juste titre, les Etats ont cherché à tirer les « leçons » des crises financières qui se sont déclenchées à partir de 2008, afin de mieux bâtir le droit comme socle des prochaines régulations.
Le droit nouveau est donc un droit « réactif ». L’imagination qui a mobilisé est une « imagination négative », puisqu’il s’agit de mesurer les failles du droit précédent, révélées par la crise, l’information ainsi produite étant l’effet heureux de celle-ci, pour améliorer le droit et faire en sorte qu’une crise analogue ne puisse se reproduire. La répétition de la crise serait exclue, se heurtant aux nouveaux dispositifs, mis en place et dont l’inexistence précédente avait permis la crise observée.
Certes, on reproche souvent aux nouveaux textes de s’armer contre la crise précédente, alors qu’il faudrait se blinder contre la crise suivante, c’est-à-dire faire preuve d’ « imagination positive ». Les critiques pleuvent contre ce droit de la Ligne Maginot, mais c’est déjà méritoire que d’éviter la répétition des crises.
En effet, demander au droit d’imaginer des faits qui ne sont pas encore arrivés, de lutter contre la crise prochaine issue de failles non encore révélées, c’est lui demander une prouesse qu’il ne peut faire, et confondre le droit et la science, l’expert juridique et le technicien. Le droit ne peut savoir ce que seront les techniques financières de demain et ne peut les inventer lui-même. Le droit organise l’espace dans lequel se meuvent les opérateurs, il ne se substitue pas à eux.
Ainsi, s’il s’avère qu’un instrument juridique a été défaillant, il convient que le droit le constate et le modifie ou l’écarte pour en privilégier d’autres. Ce n’est que cela, mais c’est déjà considérable et de bonne méthode.
Or, ce n’est pas ce qui arrive. Au contraire, par cette « surréaction », mais que l’on peut décrire d’une façon plus imagée comme un enfant qui trépigne, le droit qui constate que son pouvoir de sanctionner les opérateurs n’a pas du tout dissuadé ceux-ci de se jouer des normes, au lieu d’abandonner la technique de la sanction, va amplifier les punitions. Ces sanctions démultipliées, au prix parfois des principes classiques, sont dans le même temps réduites à n’être que des moyens d’effectivités de prescriptions qui par centaines jalonnent le fonctionnement quotidien des entreprises. Le droit pénal, épigone du droit de la répression, a perdu de sa majesté, pour devenir l’accessoire de toutes les obligations comportementales prévues par les normes (I).
Ce nivellement est noyé dans un océan de normes, dont la multiplicité avait pourtant déjà permis à des spéculateurs de faire des opérations risquées avant 2008-2009. Plutôt que de réduire le nombre de dispositions, de remettre de l’ordre, de la clarté et de la cohérence, les Législateurs et les Régulateurs, par une sorte d’acharnement, multiplient les textes, sans mesurer que plus un texte est bavard, plus il présente de contradictions, d’ambiguïtés, voire de silences, offrant ainsi des opportunités pour des comportements non visés par les textes et compromettant le système. L’art d’écrire les textes juridiques est désormais dans un triste état et la régulation va en payer le prix (II).
I . UNE ÉVOLUTION DE LA RÉGULATION BANCAIRE ET FINANCIÈRE CONSISTANT A ACCROÎTRE LES SANCTIONS POUR LES RÉDUIRE AU RANG D’ACCESSOIRES DES PRESCRIPTIONS ORDINAIRES
L’on écrit partout que l’avenir de la régulation est « évidemment » dans l’accroissement des sanctions. On comprend aisément le dispositif répressif pour lutter contre la criminalité financière, laquelle est souvent connectée à des criminalités plus classiques, tel le blanchiment d’argent et le trafic de stupéfiants!footnote-15. Mais la répression devient l’ordinaire de la régulation. Cela est surprenant, puisque le dispositif des sanctions était déjà disponible avant la crise et n’a pas été efficace. Le législateur n’a pas tiré la conséquence d’aller plutôt vers d’autres méthodes, celle des incitations par exemple. Les nouveaux textes démultiplient les types de sanctions, leurs montants, leurs cumuls, les titulaires du pouvoir de les infliger!footnote-16 et les personnes aptes à les subir.
Pourtant, quand on songe au droit pénal, le succès de celui-ci est de ne pas s’appliquer. En effet, le droit pénal classique est dormant, puisqu’il interdit des comportements et c’est d’une façon que l’on dit « pathologique » qu’il s’éveille à travers un procès. En effet, plus le droit pénal s’applique à travers des mises en accusation et des peines prononcées, et plus il signale que les personnes méconnaissent les prescriptions qu’il a édictées.
Or, le droit qui se met en place affirme que les sanctions sont « au centre » du système!footnote-17 et que plus il y aura de sanctions, plus le droit montrera son efficacité. Mais c’est comme dire que l’efficacité de la prohibition du meurtre se mesure dans la multiplicité des assassinats et dans la mise à mort de ceux qui en sont soupçonnés. Le thème de l’exemplarité date du droit médiéval et du XIXième siècle : l’on a depuis longtemps montré qu’il accroissait plutôt l’éducation criminelle.
En outre, on lit souvent qu’il faut faire en sorte que les sanctions tombent de tous les côtés et qu’il convient que les opérateurs répondent non seulement devant le juge pénal mais encore devant les autorités de régulation des « abus de marchés ». Pourtant, ce cumul des sanctions est peu conforme aux principes car l’opérateur est sanctionné deux fois par un même fait et malgré une jurisprudence favorable à ce feu croisé!footnote-18, ce système est juridiquement fragile et contesté!footnote-19. Dès lors, les opérateurs ne demandent pas tant une diminution de la répression qu’un retour aux sources, notamment par la constitution d’un « tribunal financier »!footnote-20.
Le droit devrait donc laisser de côté ce qui n’a pas marché, à savoir les sanctions, alors qu’il fait l’inverse en les rendant omniprésentes.
Comment expliquer cette évolution ?
Cela tient au fait que nous avons désormais une conception des sanctions, non plus comme corps autonome de règles juridiques, mais comme des outils de régulation parmi d’autres, interchangeables, que l’on peut d’ailleurs contractualiser par une composition administrative. Ainsi, quand un comportement est prescrit par une disposition à un opérateur, pour être sûr qu’il l’exécute, on y associe une sanction en cas d’inobservation : la sanction n’est plus qu’une voie d’exécution de toutes les règles de comportement qu’édicte la régulation.
Quel aveu de faiblesse !
En effet, le droit se perd dans des dizaines de prescription de comportement mais, comme il n’est pas sûr d’être obéi, il y associe une sanction. C’est de cette façon que le droit pénal et la répression administrative, qui ont cessé d’exprimer des interdictions d’agir (ne pas tuer, ne pas voler, etc.) pour devenir des outils d’efficacité des prescriptions de comportements positifs édictées par centaines, migrent au centre du système de régulation, dans le même temps que, dénaturés, ils perdent la grande valeur qu’ils avaient lorsqu’ils étaient situés à la périphérie des autres branches du droit et étaient autonomes de celles-ci.
Il n’y a pas de contradiction, même si l’affirmation peut paraître paradoxale, de dire qu’en même temps que le droit sous sa forme la plus violente se déplaçait au centre du système de régulation bancaire et financière, il se transformait dans une nature très affaiblie de voie d’exécution de prescriptions ordinaires.
Dès lors, les opérateurs vont accroître leur compétence pour échapper de plus en plus à toutes ces exigences et aux sanctions qui sont le prolongement perverti de chacune. Les opérateurs vont sans doute arriver à se faire entendre des juges, contre la volonté des auteurs des textes et des nouvelles régulations. En effet, les juges demeurent attachés à la conception traditionnelle du droit pénal, qui repose sur la présomption d’innocence, sur la preuve de l’intentionnalité, etc. Les juges renâclent aux multiples punitions pour un même fait!footnote-21, mettent au cœur les droits de la défense, ne supportent pas les renversements de charge de preuve, etc.
Ainsi, plus cela va aller et plus les opérateurs vont jouer les juges contre les législateurs et les auteurs de règlements. Or, l’expérience montre qu’à la fin, ce sont les juges, par exemple lorsqu’ils sont les gardiens de la Constitution ou des Traités européens, qui imposent leur conception.
Dès lors, les juges vont accroître la place de ces principes classiques et, par exemple, les questions prioritaires de constitutionnalité (Q.P.C.) ne font que commencer dans le jeu de la régulation bancaire et financière. Certes, ces vieux principes, par exemple l’impartialité ou les droits de la défense, entravent l’efficacité des sanctions, mais nos démocraties y restent attachées.
Il faut que les auteurs de la régulation bancaire et financière anticipent que l’attribution de tant de puissance à un droit en réalité affaibli va aboutir à des conflits avec les juges. Or, en droit, les juges ont toujours le dernier mot.
Les juges seront d’autant plus puissants à l’avenir que ce qui apparaît pour l’instant un triomphe du droit n’est en réalité qu’une mise en pièce de celui-ci. Il en est ainsi en raison de la seconde erreur fondamentale du droit « post-crise », qui tient dans la façon même de rédiger les nouveaux textes, consistant à « repriser » le droit.
II. UNE ÉVOLUTION DE LA RÉGULATION BANCAIRE ET FINANCIÈRE CONSISTANT A MULTIPLIER LES NORMES POUR REPRISER LE TISSU JURIDIQUE, ACCROISSANT SON CARACTÈRE LACUNAIRE
Il a été démontré que bien des comportements qui ont déclenché la crise se sont développés en s’appuyant sur les « trous » du tissu réglementaire (loopholes), le financier astucieux profitant d’une faille du système de contrôle ex ante pour faire fortune, ruiner les investisseurs, mettre en danger le système et faire payer les contribuables.
Dès lors, les Législateurs et les Régulateurs, tels la repriseuse, ont entrepris par une multitude de disposition, de repérer tous ces accrocs pour repriser tous les trous, ceux de la titrisation, ceux du shadow banking, aujourd’hui sans doute de la shadow money et des shadow activities!footnote-22. A chaque maille du tricot, une petite pièce a été apportée par une disposition nouvelle ad hoc pour que le tissu soit réparé et qu’à l’avenir tout soit désormais prévu. Cette sorte de « mite astucieuse » à laquelle on peut réduire le financier dévastateur est ainsi neutralisée.
Le droit de la régulation, tel qu’il est actuellement construit, devient de ce fait une masse considérable de textes, de guidelines, de décisions, etc., puisqu’à tout ce qui a pu arriver, l’on colle une disposition spécifique : l’addition de ces multitudes de pastilles finit par s’appeler « loi ». Chaque observateur anticipant, l’on peut considérer que les textes en préparation sont déjà appliqués, que les prises de position émises par les Autorités valent loi, et le corpus doctrinal conçu par le Comité joint de l’EBA (European Banking Authority), l’ESMA (European Securities Markets Authority) et l’OIEPA (European Insurance and Occupational Pensions Authority) fournit lui-même un volume important de textes, tandis que le Comité de Bâle, qui ose se présenter comme un « forum informel », travaille à la convergence des normes et que tous les régulateurs nord-américains s’ajustent dans des textes nouveaux.
Pourquoi pas ? Qu’à ces « mites astucieuses » que sont les financiers, il convienne que répondent les « abeilles normatives » qui à chaque fois fournissent un travail de réparation et de complément pour combler le trou du tissu réglementaire dans lequel le financier s’était glissé pour échapper à la contrainte régulatoire.
Mais lorsque les crises se sont déclenchées à partir de 2008, le système réglementaire était déjà très compliqué. C’était notamment le cas aux Etats-Unis, puisque dans ce droit fédéral, la première question est celle de la compétence et que la régulation bancaire est de la compétence des Etats tandis que la régulation financière est de compétence fédérale. Les deux dimensions étant présentes dans bien des cas, il faut d’abord déterminer la compétence rationae materiae, sans évoquer même l’hypothèse des produits financiers ayant des sous-jacents énergétiques ou autre, dont la régulation propre revient à d’autres entités.
Si les opérateurs ont pu ainsi se jouer de la régulation, c’est en raison du caractère trop prolifique de celle-ci. En effet, plus une législation est bavarde et plus elle est silencieuse : dans tant de dispositions pointilleuses, il y aura toujours une situation non prévue, un « silence » dans tant de « bruit », et l’opérateur se glissera dans cet « espace non-régulé ».
Ainsi, l’on a pu dire que la crise financière a été marquée par la « faillite de la régulation », notamment de l’incapacité des textes à prévoir les situations que les financiers inventifs allaient constituer (par exemple les titrisations complexes).
Dans un droit réactif de bon aloi, il convenait donc d’identifier le problème, issu de ce droit réduit à être un catalogue énorme de centaines de cas pour lesquels une solution particulière était prévue au coup par coup. L’art de rédiger était forcément défaillant puisqu’il suffisait à l’opérateur de se constituer une situation « imprévue » pour affirmer être dans un espace de liberté, dans la mesure où nous sommes dans un système économique libéral.
Qu’a fait le Législateur ?
Il a bégayé et accru le vice du système. Il n’avait prévu que 100 situations ? Et bien, il est en train d’en prévoir 300 et on va voir ce que l’on va voir !
Cela ne s’appelle en rien se « réformer », cela revient à conserver le défaut essentiel qui a fait chuter le système pour le démultiplier.
Certes, le droit s’est en apparence renforcé puisqu’il semble ne pas y avoir de situation qui ne soit visée. Mais rien n’est plus faux. En effet, lorsqu’on lit les textes, par exemple la Loi Dodd-Frank du 21 juillet 2010 et les premiers décrets, la SEC (Securities and Exchange Commission) et la CFTC (Commodity Futures Trading Commission) ayant conçu des tableaux de bord pour arriver à suivre l’élaboration de ceux-ci, la corrélation par rapport à la Loi, et l’articulation avec leur propre production normative, il apparaît qu’il n’y a pas de véritables définitions, pas de qualifications ou de régimes juridiques cohérents. Le texte est pulvérisé par des dizaines de renvois à d’autres textes. Le seul élément de clarté paraît être le titre même de la Loi Dodd-Frank : Wall Street Reform and Consumer Protection. An Act to promote the financial stability of the United States by improving accountability and transparency in the financial system, to end « too big to fail », to protect the American taxpayer by ending bailouts, to protect consumers form abusive financial services practices, and for other purposes.
Le droit communautaire en cours d’élaboration paraît plus ordonné, moins bavard et plus clair. Même si l’on peut ne pas approuver les directions prises, le droit communautaire est moins compliqué et repose sur quelques principes, notamment la primauté de la prévention du risque systémique sur d’autres considérations, clarté que l’on ne retrouve pas dans le droit français puisque la loi du 26 juillet 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires confère à la régulation de nombreux objectifs, notamment le financement de l’économie, ce qui engendre de la confusion.
Pourtant, l’obscurité règne dans un droit qui est devenu extrêmement compliqué, ce qui permet aux opérateurs, grâce à des recrutements massifs dans les services de compliance et à la résignation d’être désormais entourés d’avocats, d’échapper au corpus régulatoire.
Cela a engendré une seconde perversion du système, puisqu’au lieu de rendre celui-ci plus lisible, d’y insérer des principes, des définitions et des objectifs clairs, on a accru son caractère compliqué - en le masquant par le vocable de « complexité » -, et l’on a cherché à imaginer toutes les situations possibles, ce qui est un conception prométhéenne, car seuls les Dieux connaissent tous les possibles.
Pour pallier cela, on a démultiplié la soft Law et le Conseil d’Etat lui-même a montré par son dernier rapport annuel toute l’approbation qu’il émettait sur ce « droit souple »!footnote-23, consistant à construire avec les opérateurs, dans une franche, ouverte et aimable discussion avec les opérateurs, le droit de demain.
Les opérateurs sont sensés réjouir de cette nouvelle façon d’élaborer le droit, tout en souplesse et pratiquée à grand échelle en matière bancaire et financière, puisqu’ils peuvent développer leurs arguments, tandis que les Régulateurs comblent l’asymétrie d’information dont ils sont victimes, s’assurent du respect des règles à l’élaboration desquelles les assujettis ont participé. Est ainsi élaboré effectivement un droit adéquat aux réalités de demain, celles qui sont dans la tête des opérateurs - tête devenue transparente -. Les opérateurs obtiennent ainsi la sécurisation juridique de leurs projets.
Tout est beau au pays de la soft Law !
Pourtant, les opérateurs bancaires et financiers manifestent leur mécontentement. En effet, la soft Law n’a pas de portée normative, mais elle est maniée par des institutions qui ont par ailleurs des pouvoirs juridiques contraignants. Ainsi, lorsqu’un Régulateur émet une « opinion », une « position », comme c’est désormais le lot quotidien, l’opérateur ne peut ni s’en prévaloir, ni le contester car cela n’est pas obligatoire. C’est juste pour parler, pour échanger, pour créer une atmosphère de dialogue, pour mieux se faire comprendre.
Lorsque plus tard, le même Régulateur prend la forme plus rigide que lui confère la loi, par exemple pour infliger une sanction, ce Régulateur peut avoir de la mémoire et s’appuyer alors sur ces lignes directrices contre lesquelles à l’époque l’opérateur ne s’était pas battu. Le Régulateur peut aussi ne pas avoir de souvenir et se contredire, sanctionner une pratique qu’il n’avait pas critiquée en solf Law, il ne saurait être lui-même contraint par un discours qui ne lie pas les tiers. Des auteurs ont pu évoquer à ce titre une montée de l’arbitraire dans l’évolution de la régulation!footnote-24, l’arbitraire étant comme on le sait l’opposé absolu du droit.
C’est pourquoi les opérateurs demandent à ce que la soft Law devienne du hard Law, car le droit ne peut, par faiblesse, répandre des sanctions partout tout en se mettant à grande distance des principes classiques du droit pénal, tandis que le droit, par effondrement de l’art législatif, multiplie les normes, envahissantes et incompréhensibles, dans une insécurité que le « droit souple » achève.
Ainsi, à voir le tour que prend la régulation bancaire et financière « post-crise », le droit y est partout. Si l’on accorde de l’importance au droit, l’on devrait s’en réjouir. Mais précisément parce que le droit est central dans une société, dans ces secteurs de la banque et de la finance comme ailleurs, le droit n’aurait pas dû et ne devrait pas oublier qu’il doit rester modeste.
Aujourd’hui, ceux qui conçoivent l’évolution de la régulation prêtent une puissance flamboyante et olympienne à un droit qui est pourtant aujourd’hui techniquement bien misérable. Il s’écroule sous le poids de ses propres textes, sous la déferlante de ses réformes au rythme endiablé. Il agite le chiffon de ses sanctions mais celles-ci ne sont plus que les voies d’exécution de multitudes prescriptions de comportements, ce qui ne place les sanctions au centre du système qu’au titre dégradé d’accessoire. Il produit des milliers de normes, mais l’épaisseur des textes ne fait pas leur autorité. Ce sont leur construction et leur point d’ancrage, que sont les définitions, les principes et les qualifications, qui en donnent l’autorité.
Or, tous les nouveaux textes manquent de ces points de repères, offrant de ce fait tout le pouvoir aux juges. Sont-ils formés pour cela ? Sont-ils légitimes à exercer un tel pouvoir ? Quel en sera le coût ?
Ainsi, le droit est peut-être l’avenir de la régulation bancaire et financière, celle-ci est certainement un superbe terrain de jeu pour les avocats et les juges siffleront les fins de partie. Mais pour l’instant, des réglementations s’entassent et s’adoptent dans le vacarme et la bousculade Le droit qu’elle instaure comme tout puissant et omniprésent est mal-conçu pour tenir les opérateurs et protéger le marché et les investisseurs.
Certes, la critique est aisée et l’art est difficile. Mais les temps d’avant étaient aussi complexes et le Code civil fût écrit. L’on nous dit qu’il n’est plus possible de rédiger d’une façon claire, ordonnée et cohérente, mais les réformes écrites par le Doyen Carbonnier ou par Motulsky ne datent que de 1960 ou 1970. Il est tout à fait possible de se souvenir que le droit civil est non seulement pertinent en matière bancaire et financière, construite sur des contrats et bordée par la responsabilité, mais qu’il constitue le droit commun de l’art d’écrire le droit, dont les « normes » ne sont qu’une nouvelle appellation. Un « art réglementaire » est à notre portée!footnote-25, si nous voulons bien admettre que le droit est un art pratique, qui doit être compris pour être manié, notamment et avant tout par ceux qui y sont assujettis.
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