Oct. 29, 2014

Teachings : Grandes Questions du Droit, Semestre d'Automne 2014

Problématique de la huitième leçon : le contrat comme modèle

by Marie-Anne Frison-Roche

Comme la responsabilité, le contrat est avant tout une idée.

L'Occident s'est construit sur l'idée d'engagement, que celui-ci naisse de l'acte dont on rend compte (responsabilité) ou de l'acte de volonté qui en rencontre un autre (contrat). Cela tient au fait que l'Occident a inventé le "sujet", la personne.

C'est en tant qu'existe la personne, laquelle est elle-même une "invention", et plus encore une invention juridique - la personne étant un sujet de droit, un titulaire de droits et d'obligation, un sujet actif et passif d'obligations -, que la personne inscrit sa liberté par une action qui la rend responsable et qu'elle construit son action en entrant en relation avec d'autres personnes, cette rencontre des volontés prenant la forme première du contrat.

Ces idées premières, à la fois philosophiques et politiques, sont la base du droit occidental, de son économie.

Elles sont la base d'un "individualisme juridique" que le droit des contrats exprime. C'est pourquoi le droit des contrats est si développé dans les systèmes de Common Law , c'est pourquoi il est moins développé en droit public.

Les évolutions politiques et économiques expliquent, suscitent et accompagnent les évolutions techniques du droit des contrats.

Aujourd'hui, le contrat semble être devenu le "modèle" de l'organisation juste, heureuse et pérenne.

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Le contrat a été conçu par le Code civil de 1804, "Code des propriétaires", comme un mode de transmission de la propriété, ce qui est une conception d’intendance du procédé, renvoyant à une conception objective de celui-ci. C’est la doctrine et la jurisprudence qui y superposa par l’interprétation une conception subjective. En effet,  l’interprétation des textes conduit à les réécrire en en dégageant un sens nouveau.


Ainsi, la jurisprudence donna avant tout une définition subjective du contrat, à travers l’article 1101 du Code civil, qui le vise comme une sorte de convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose. Par l’interprétation que la jurisprudence et la doctrine donnent de ce texte, c’est la rencontre des volontés autonome qui engagent celles-ci, la liberté des personnes leur permettant de s’aliéner ainsi. Cette conception subjective du contrat va façonner tout le droit classique du contrat, comme elle avait façonné, à travers la notion d’intention (fautive) le droit de la responsabilité.


Ainsi, la théorie, inspirée par Kant, de "l’autonomie de la volonté" repose principalement sur le fait que nous sommes libres de ne pas contracter. C’est pourquoi nous ne contractons que si les termes proposés par l’autre nous conviennent : c’est cette liberté négative qui assure l’équilibre objectif du negotium, lequel n’a donc pas besoin d’être protégé en tant que tel : "qui dit contractuel, dit juste".

C’est pourquoi ce que les parties ont voulu doit demeurer d’une façon intangible, quelle que soit l’évolution du contexte économique et social du contrat. Ainsi, l’arrêt de principe rendu par la chambre civile de la Cour de cassation du 6 mars 1876 dans l’affaire dite du Canal de Carponne  interdit formellement au juge de modifier le contrat, même si le temps l’a rendu déséquilibré : la théorie de l’imprévision n’a pas droit de cité en droit civil.


Lorsqu’en 1970, sous l’influence du consumérisme, le droit civil sera infléchi pour insérer des obligations à la charge des professionnels d’informer, de donner des délais de réflexions, le consommateur bénéficiant de par la loi du 10 janvier 1978 d’un délai de rétractation alors même que le contrat a été conclu s’il y a eu démarchage, cela n’invalide pas le principe. Cela ne rend simplement plus concret. En effet, le droit de la consommation se contente d’affirmer que le consommateur n’avait pas les moyens concrets de savoir qu’il pouvait ne pas contracter, ou ne pas contracter à ses conditions-là (théorie économique de l’asymétrie d’information). Il faut mais il suffit de l’informer et l’équilibre contractuel est de nouveau restauré.


A partir de l’autonomie de la volonté, qui suppose donc que l’être humain est rationnel et autonome, on suppose qu’il dispose de la liberté non seulement de ne pas contracter, mais encore de la liberté de contracter. Avec la constitutionnalisation du droit des contrats (v. supra), cette liberté contractuelle est montée en puissance.


En outre, les deux parties sont libres de choisir leur cocontractant, et de choisir, par des clauses, ce à quoi elles s’engagent (les obligations) : ainsi, si le contrat est non seulement bilatéral mais que chacune des parties endosse des obligations à l’égard de l’autre (contrat synallagmatique), l’objet de l’obligation de l’un est la cause de l’autre de l’autre.


Dans une telle conception, idéale, le contrat est une sorte d’îlot normatif, une "petite loi" ainsi que la qualifia le doyen Carbonnier. C’est pourquoi, parce que les parties sont parfaitement libres, elles sont aussi totalement aliénées : c’est la puissance de la liberté que de pouvoir de lier. Ainsi, dès l’instant que le consentement est libre est éclairé, le contrat a une force obligatoire sur les parties, selon l’article 1134 du Code civil. Tout aussi logiquement, le contrat ne peut pas développer d’effet contraignant sur des tiers, puisque ceux-ci n’ont pas exprimé de volonté de s’engager dans cette petite loi. Cela est exprimé par la règle de l’effet relatif des contrats, rappelé par l’article 1165 du Code civil.


Ainsi, il faudra mais il suffira de s’assurer de la qualité du consentement des parties lorsque leurs volontés se rencontrent, pour que le contrat soit parfait, équilibré, juste, et exécuté à la satisfaction des parties, les tiers n’étant pas concernés.


Cette conception parfaitement logique, parfaite, repose sur des prémisses philosophiques qui ne sont pas indiscutables parce qu’elle suppose que les personnes qui s’engagent soient d’égale puissance et que les tiers ne soient jamais concernés par un contrat, ce qui n’est pas exact.


La jurisprudence se développa pourtant sur ses bases et, notamment parce que le droit civil français demeure peu influencé par l’économie, reste assez fidèle à cette conception d’ensemble.


Ainsi, le droit continue de se focaliser sur l’échange des consentements, le processus par lequel l’offre et l’acceptation se rencontrent, même si la technologie a obligé, par exemple en raison du e-commerce, à adopter des textes sur la vente à distance.


D’une façon plus générale, le droit tant législatif que jurisprudentiel, accorde davantage d’importance à la formation du contrat qu’à son exécution, puisque c’est au stade de la formation que les consentements, trace de la volonté, se cristallisent.


En outre, l’essentiel étant que le consentement de chaque partie soit libre et éclairée, pour que la référence à la volonté puisse s’opérer comme source légitime d’obligation, la jurisprudence va hypertrophier les cas d’ouverture à annulation du contrat pour vice du consentement (erreur, dol, violence), sans donner guère de place à ce qui aurait pu être des vices objectifs, comme le déséquilibre significatif entre les prestations.


Le contrat, parce qu’il repose ainsi sur les libertés de chacun, le consentement, l’acceptation, va servir de modèle. Indépendamment du Contrat social, les vertus du contrat vont être redécouvertes dans des espaces du droit qui étaient antérieurement régis d’une autre façon.


Ainsi, la famille, qui n’est normalement pas le lieu de l’individu isolé, libre et disposant de lui-même à chaque instant, va se contractualiser. De la même façon, les relations du travail, qui étaient assumées comme étant construites sur un rapport de force (la lutte des classes) et institutionnalisées en tant que telles (patronat/syndicat) vont se contractualiser de nouveau, selon ce que Gérard Lyon-Caen va désigner comme la "réversibilité du droit du travail", Alain Supiot montrant que le contrat permet à l’entreprise de tenir à son entière disposition le travail dans un emploi précaire en le transformant en travailleur indépendant. Le contrat a restauré une société féodale


Plus encore, l’État, parce qu’il recherche plus efficacement dans son action, va "contractualiser" celle-ci, en transformant les assujettis en sorte de contractant, dans une sorte de rapport "participatif", afin que la population concernée par la mesure administrative soit d’autant plus incline à la suivre. La notion d’État, par nature unilatérale, en est remise en cause.


Pourtant, dans le même temps, à cette conception subjective du contrat, s’articule une conception objective. Elle n’a jamais été absente du Code civil, car l’article 1128 et s. ont trait à l’objet du contrat et l’article 1131 développe les exigences légales concernant l’existence d’une cause licite, dont l’absence est un vice objectif du contrat, entraînant sa nullité absolue.


Mais c’est avant tout une perspective économique qui met en lumière cette conception objective. En effet, une économie libérale ne peut fonctionner que si les personnes s’engagent, ces engagements pouvant eux-mêmes constituer des biens. Ainsi, les options, qui sont des mécanismes contractuels, constituent des marchés financiers. En outre, le contrat est un acte de prévision. En cela, le contrat est un acte normatif par lequel les parties disposent objectivement du futur, soustraient l’opération économique des aléas du temps futur ou l’intègre par différentes clauses d’adaptations (indexation,hardship). Ainsi, les contrats sont les instruments neutres et préalables à tout échange économique, sans lesquels aucun marché ne pourrait fonctionner.


En outre, non seulement le contrat est indispensable pour les échanges, mais encore il peut être le matériau adéquat pour bâtir des organisations. Paul Didier le démontra. Il en est ainsi du contrat de société, comme s’il est vrai que les pactes d’actionnaires qui se superposent sur celui-ci montrent que le droit spécial et le droit commun permettent alors l’usage du contrat non pour seulement bâtir mais pour parfois capturer le pouvoir dans une société. La théorie de la firme de Ronald Coase, en 1937, montra que l’entreprise, construite par un contrat de société, est alors une alternative à des échanges économiques sur les marchés.


Le droit, qui n’exige pas en tant que tel l’équilibre économique du contrat, puisqu’il est censé être atteinte par la seule qualité des consentements (v. supra) prend parfois en considération "l’économie du contra". La jurisprudence le fît par un arrêt de la chambre commerciale du 15 février 2000. Mais le juge n’opère pas de contrôle du prix par rapport à la valeur des choses objet de l’opération économique (negotium). Cela est sans doute sage car on voit mal comment le juge connaîtrait la valeur des choses.


Pourtant, du fait du droit économique, qui fait place au contrat comme instrument du marché, le contrat est en train, selon l’expression du doyen Carbonnier, de voir son "centre de gravité se déplacer de la formation à l’exécution". En effet, les parties à une opération économique sont avant tout soucieuse d’une bonne exécution, ou bien d’une bonne résolution d’une inexécution (résolution du contrat ou/et engagement de responsabilité contractuelle). C’est pourquoi les projets de textes européens organisent avant tout l’exécution des contrats conclus à travers les territoires des États-membres et envisagent l’hypothèse d’inexécution (ne serait-ce que pour inciter les parties à exécuter).



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