Updated: Sept. 5, 2011 (Initial publication: Nov. 16, 2010)

Teachings : Les Grandes Questions du Droit, semestre 2010

Neuvième cours Grandes Questions du Droit

by Marie-Anne Frison-Roche

Nous avons examiné le juge dans sa fonction politique et sociale. D’une façon plus technique, nous étudions ici le mode de réalisation du droit par le juge à travers le procès. On opposait traditionnellement conceptions accusatoire et inquisitoire mais désormais le droit processuel a unifié autour de l'article 6 de la CEDH l'idée d'un juge puissant et de parties actives dans un débat organisé. En cela, le procès ressemble à un contrat. Mais il continue d'être aussi une voie vers la vérité, ce qui explique la place qu'y prennent les experts. La procédure se construit sur le droit au juge, le procès équitable, un délai raisonnable pour que l'organisme qui statue en matière civile ou pénale, et dés lors mérite la qualification de "tribunal", statue d'une façon impartiale par un jugement qui doit être exécuté. La procédure est également l'espace où se jouent les preuves, leur charge, leurs objets, leurs moyens et leur recevabilité. Garanties de procédure et techniques probatoires sont aujourd'hui deux enjeux démocratiques majeurs.

Le juge "réalise le droit", pour reprendre la terminologie d'Henri Motulsky, à travers le procès. Il convient d'examiner tout d'abord les conceptions du procès, puis la marche du procès elle-même, c'est-à-dire la procédure.

Il est usuel d'opposer une conception accusatoire du procès, souvent associée au procès civil, à une conception inquisitoire du procès, souvent associée aux procès pénal et administratif.

Cela a un impact direct sur ce qui ouvre le procès, le pouvoir de l'engendrer : le "droit d'agir en justice". Là où le droit classique n'y voyait qu'un pouvoir, Henri Motulsky y conçut un droit subjectif, cristallisé dans l'article 30 du Code de procédure civile.  Le pouvoir de mener le procès peut appartenir aux parties, lorsque la "matière contentieuse" est laissée à leur disposition (principe dispositif) ou bien ce pouvoir est l'apanage du juge : de plus en plus, ce sont les juges qui mènent les procès, notamment dans le domaine de la preuve, car l'expertise a une place grandissante et c'est au juge que l'expert se réfère. En revanche, le pouvoir de clore le procès, lorsque l'instance ne s'éteint pas par l'adoption d'un acte juridictionnel, appartient aux parties, qui peuvent par exemple se désister ou transiger.

A ces conceptions classiques, qui lient toujours le procès à la matière contentieuse qui est en cause à travers lui (le droit d'action n'étant que "le droit substantiel à l'état de guerre"), s'est substituée une conception moderne qui appréhende le procès en soi, comme un espace autonome et unifé : c'est l'idée même du "droit processuel", indépendant des matières et unifiée autour des grands principes d'organisation et des garanties fondamentales de procédures. Pour Motulsky, le procès idéal était l'articulation entre un juge procéduralement puissant (principe inquisitoire) et des parties toujours invitées à faire valoir leurs arguments (principe du contradictoire). Les trois contentieux, civil, pénal et surtout administratif, sont allés techniquement dans ce sens.

Ainsi, l'article 15 du Code de procédure civile oblige les parties à se faire connaître en temps utile les moyens de fait et les éléments de preuve et de droit qu'elles versent au débats, afin de mettre l'autre en mesure de préparer sa défense. Plus encore, l'article 16 du même Code oblige le juge à surveiller ce respect par les parties du principe du contradictoire et à le respecter lui-même lorsqu'il soulève d'office une règle de droit.

Mais cette nouvelle unité née du droit processuel, lui-même renforcé par le droit européen et l'article 6 de la CEDH, a ouvert d'autres questions. Ainsi, la notion de procès oscille entre celles de contrat et de vérité. En effet, si le procès est la façon pour deux personnes de s'affronter et de faire trancher leur querelle, la société trouvant par le mécanisme juridictionnel un moyen d'apaisement des conflits, alors le contrat est la figure de référence adéquate car il est le moyen d'ajustement des intérêts particuliers des personnes.

Cette contractualisation des procès, que certains ont dénoncé parce qu'elle désinstitutionnalise corrélativement la justice, se retrouve dans des mécanismes comme l'arbitrage, la médiation, le principe dispositif ou la transaction. La transaction est un véritable contrat spécial, visé par l'article 2044 du Code civil, qui met fin au procès.

Mais le procès peut aussi être défini comme un mode d'accès à la vérité des faits : c'est à priori la fonction du procès pénal. C'est alors la science qui devient son modèle et les experts qui prennent place. Ainsi, plus l'économie sera perçue comme une science et plus les contentieux économique seront peuplés d'experts qui prétendront imposer leur vérité. La technicité des contentieux s'impose alors et l'institution judictionnelle est restructurée en autant de "pôles de compétence". Cela pose des difficultés lorsque les juges n'ont pas de capacités techniques, ce qui ouvre la question de la légitimité à juger des jurés. Le système nord-américain, qui conçoit le procès sur le modèle du contrat, y compris le procès pénal, a montré ses limites, par exemple avec le procès d'O.J. Simpson.

En toutes hypothèses, et d'une façon contre-intuitive, le procès n'est pas un mécanisme d'efficacité : il est un ensemble de règles qui entrave la répression et limite donc l'efficacité de celle-ci. Comme le montre parfaitement Alain Supiot, l'Etat de droit s'oppose à l'Etat de répression. Les droits de la défense, qui sont offerts même à celui qui peut être coupable, l'attestent. En cela, le procès exprime une morale collective d'une Nation démocratique.

Nous vivons actuellement une tension entre le critère d'efficacité et la tradition démocratique d'inefficacité des procès. On en trouve la marque dans le recul des secrets professionnels, ou dans une primauté du management appliqué à la justice.

En ce qui concerne non plus la notion même du procès, mais le déroulement de celui-ci, c'est-à-dire la procèdure, il faut concevoir celle-ci comme une histoire. Elle débute par l'action en justice, se déploie par les garanties fondamentales de bonne justice et s'achève dans un jugement exécuté, le jugement étant tout à la fois un acte intellectuel et un acte de puissance juridique : il évalue et il ordonne.

L'article 6 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme a bouleversé la conception traditionnelle de la procèdure. Tout d'abord, elle a imposé la dichotomie de la "matière civile" et de la "matière pénale". Ensuite, elle a imposé un "délai raisonnable", exigence qui fît chuter bien des fois la France ... Elle imposa surtout aux tribunal d'être "impartiaux", offrant à chacun un "droit au juge".

La Cour Européenne des Droits de l'Homme a affirmé que, faute de droit au juge effectif, il n'y avait plus de société démocratique, car régnerait la justice privée, tandis que le Conseil constitutionnel affirma que sans droit de recours à un juge, il n'y a plus de "Constitution". Ainsi, sans un juge effectivement accessible, il n'y a plus de système juridique !

Une fois le tribunal saisi, ce tribunal étant défini non par sa forme mais par sa fonction, ce qui permit d'englober les Autorités administratives indépendantes, le procès doit être "équitable", ce qui, aus sens européen, suppose l'égalité des armes entre les parties, donc le droit à un traducteur, l'aide juridictionnel, etc. Le pragmatisme européen inverse le raisonnement : l'essentiel réside désormais dans l'exécution des décisions de justice, seul gage de leur effectivité.

En ce qui concerne les preuves, le systèm probatoire repose sur 4 piliers : la charge de preuve, l'objet de preuve, le type de preuve recevable, le moyen de preuve.

La charge de preuve est régie par l'article 1315 du Code civil, qui ne la dégage guière du droit des obligations. D'une façon plus fine, les processualiste l'ont rattaché non plus tant au demande à l'instance mais au demandeur à l'allégation. En outre, parce que les procès sont devenus inquisitoires, le juge est désormais actif dans la recherche et c'est désormais en terme de "risque de preuve" qu'il faut concevoir le jeu probatoire.

L'objet de preuve est le fait pertinent, c'est-à-dire celui qui aura une influence sur l'issue du procès. En principe, le droit n'est pas objet de preuve, car "la Cour connaît le droit"... Hélas, la jurisprudence, qui confère au juge le pouvoir de relever d'office la règle de droit applicable, ne lui en donne pas l'obligation, ce qui handicape de fait les justiciables les plus faibles. L'objet de preuve peut être "déplacé" grâce au raisonnement probatoire que constitue la présomption dite "du fait de l'homme", que vise l'article 1353 du Code civil.

Les moyens de preuves doivent être obtenus loyalement, mais la jurisprudence est assez tolérante en la matière, comme le montre l'arrêt de la première Chambre civile du 17 juin 2009 à propos des SMS, recevables pour démontrer l'existence d'un adultère. En outre, il y a une restriction au principe de la preuve libre, si nous entrons dans le système de "la preuve légale", qui vise les actes juridiques civils pour une valeur économique assez élevée. Mais, dans le mécanisme d'écrit préconstitué, il s'agit davantage de sécurité juridique que de preuve au sens strict du terme.

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