Les fables de La Fontaine sont source inépuisable pour aborder puis approfondir le Droit.
Prenons une Fable moins connue que d'autres : Les oreilles du lièvre. (les expressions plus particulièrement mises en rouge le sont par nos soins, anticipant la pertinence qu'elles présentent dans une perspective plus juridique),
Un animal cornu blessa de quelques coups Le lion, qui plein de courroux, Pour ne plus tomber en la peine, Bannit des lieux de son domaine Toute bête portant des cornes à son front. Chèvres, Béliers, Taureaux aussitôt délogèrent, Daims et Cerfs de climat changèrent ; Chacun à s'en aller fut prompt. Un lièvre, apercevant l'ombre de ses oreilles, Craignit que quelque Inquisiteur N'allât interpréter à cornes leur longueur, Ne les soutînt en tout à des cornes pareilles. Adieu, voisin grillon, dit-il, je pars d'ici. Mes oreilles enfin seraient cornes aussi ; Et quand je les aurais plus courtes qu'une Autruche, Je craindrais même encor. Le Grillon repartit : Cornes cela ? Vous me prenez pour cruche ; Ce sont oreilles que Dieu fit. On les fera passer pour cornes, Dit l'animal craintif, et cornes de Licornes J'aurai beau protester ; mon dire et mes raisons Iront aux Petites-Maisons. |
II. LA DIFFICULTE DU CAS, POURTANT A PREMIERE VUE SIMPLE : LE LIEVRE DEVRAIT POUVOIR DORMIR SUR SES DEUX OREILLES
Le cas ne devrait pas poser difficulté.
La règle est claire : sont objet de sanction les animaux à corne. Et le lièvre n'a pas de corne.
Ainsi, en application de l'article 5 du Code civil qui exprime un principe général, lorsque la règle posée par le Législateur, ici visé par le "Lion", et qu'elle n'ait ni obscure, contradictoie ou incomplète, ce qui obligerait à la compléter pour l'appliquer d'une façon particulière (article 4 du Code civil), le lièvre n'est pas concerné par une telle règle.
Plus encore, il s'agit d'une règle de sanction, puisque celui qui est visé par elle est "banni" : nous sommes donc en "matière pénale". Ainsi, la méthode de l'interprétation restrictive, et selon un principe constitutionnel applicable, un cas qui n'est pas prévu par le texte d'incrimination ne peut pas être sanctionné. Ainsi si les "animaux cornus" sont visés, comme un lièvre n'a pas de corne, alors comme il est clair qu'il n'a pas de corne, il n'est pas concerné.
Cela est clair, puisque "Dieu", c'est-à-dire à la fois la nature même et la Raison, le montre.
Il n'y a pas d'ambiguité.
Et les voisins le disent au lièvre, qui ne devrait donc pas modifier son comportement, du fait d'un texte qui ne saurait le concerner.
III. MAIS IL Y A DEUX OMBRES : L'OMBRE DE L'INQUISITEUR ET L'OMBRE DE L'OREILLE PROJETEE
La première ombre est que si c'est le "Lion" qui a pris la nouvelle règle, c'est "l'Inquisiteur" qui la mettra en oeuvre.
Certes, le Lion fût sans doute excessif pour réagir à un cas particulier qui l'a meurtri lui, mais enfin c'est Lui, et donc à partir de sa blessure propre, il tire une règle générale et abstraite qui frappe toutes les "bêtes cornues", dont il est aisé, dans une dialectique montante puis descendante de faire une énumération non limitative.
Puisqu'on connait la définition de la "corne". Et qu'il s'agit d'un "animal".
Mais ce n'est pas l'hubris ou la colère du Politique qui pose la règle qu'il faut craindre, c'est le "raisonnement" de l"Inquisiteur, c'est son "raisonnement" qui balayera toutes les "raisons" du liévre, ce que celui-ci sait par avance.
En effet, l'Inquisiteur est un personnage sans pouvoir directement légitme, il n'est pas Roi. Il tire son pouvoir du texte général et abstrait du bannisement. Mais il va utiliser celui-ci pour frapper qui il veut, par exemple un lièvre, s'il en a envie, s'il n'aime pas celui-là, ou s'il n'aime aucun lièvre (et l'on se soucie de la fabre Le loup et l'agneau : "si ce n'est toi, c'est donc quelqu'un des tiens").
Comment pourrait-il le faire sans dévoiler sa partialité ? son excès de pouvoir (roitelet caché sous le costume de l'exécutant) ?
Il va le faire par "l'interprétation".
Pour cela, et l'on retrouve ici l'article 4 du Code civil, il faut trouver une "ombre", cette ombre qui obscursit le texte à appliquer et "oblige" alors l'exécutant à exercer du pouvoir.
Et justement, comme nous le dit la Fable, les oreilles font une ombre ! et cette ombre ont la forme d'une corne ! A ce compte-là, il suffit de quitter le soleil, de tourner son regard vers l'ombre, vers le côté obscur de l'interprétation, et l'on voit alors se dessiner une corne. Ainsi, le lièvre se met à entrer dans la catégorie du texte.
Par le jeu de la technique de la qualification, il est qualifié d'animal cornu, puisque les animaux concrets cités ne l'étaient qu'à titre d'exemples, la liste n'était pas close. Et peu importe la longueur, comme le précise le déjà saisi par la Justice, même aussi courtes que les oreilles d'une autruche, l'ombre sera encore là.
D'analogie en analogie, le texte étend son emprises et l'Inquisiteur son pouvoir. Sous couvert d'interprétation.
La réalité n'est pas un obstacle, si la forme de la corne est retrouvée. Ainsi, le texte visant "toute bête portant des cornes", ce que l'ombre valide pour le lièvre, à n'en pas douter, n'exige pas qu'il s'agisse d'un animal réel et véridique et la licorne fera aussi l'affaire, l'imaginaire n'étant plus soustrait à l'imperium de l'Inquisiteur.
C'est ainsi que le raisonnement analogique fait suivre le lièvre parce que face à la souplesse du raisonnement juridique manié par celui qui veut exercer le pouvoir que le Droit offre, même à celui qui n'est pas le Lion, aucune justification ne peut plus tenir car le résultat du procès est déjà contenu dans la qualification.
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L'on mesure ici que, pour le meilleur et ici pour le pire, l'art et la puissance du Droit tient dans la qualification du réel.
En Droit, les lions ne sont pas irascibles, les objets ne sont pas saisis par leur ombre et les inquisiteurs ne jugent pas avant d'interpréter textes et faits pour y voir des licornes ; ils retiennent leurs pouvoirs pour respecter l'Etat de Droit et la liberté des lièvres.
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