Sept. 21, 2014

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Une question sur le Droit

Le droit constitutionnel appartient-il au droit public ?

by Marie-Anne Frison-Roche

Spontanément, on répond "oui".

Car quand on regarde sa bibliothèque de droit, composée en grande partie de livres à couverture rouge et de livres à couverture bleue, ceux que l'on manie quand on est étudiant, ce qui forme notre esprit. Or, le Droit constitutionnel est un livre à couverture bleue (collection "Droit public" de Dalloz). Alors, n'allons pas chercher plus loin : le droit constitutionnel appartient au droit public.

Nous avons un autre indice, tout aussi solide. L'Université se compose de professeurs de droit public et de professeur de droit privé. A l'agrégation de droit public, le droit constitutionnel est au programme. A l'agrégation de droit privé et de sciences criminelles, il ne l'est pas.

Ainsi, pourquoi même poser la question ?

C'est pour ne pas l'avoir posée que le droit français, aveugle sur lui-même, est malhabile à percevoir et à manier le fait que le droit constitutionnel dépasse aujourd'hui très largement le droit public. Parce qu'il a aussi pour objet, peut-être pour coeur, les droits fondamentaux. Par exemple en matière de procédure, notamment de procédure pénale.

Mais celle-ci relève de l'agrégation de droit privé. Pourquoi l'on croyait que le droit constitutionnel était inséré dans le droit public, dont il constituerait une branche.

Ciel ! Faudrait-il recommencer nos études ?

© mafr

Comme souvent, pour être en mesure de répondre à une question, de la déployer, l'on songe à définir les termes de la question.

Ici, les trois termes pertinents sont "droit constitutionnel", "droit public" et le lien qui a vocation à les rattacher ou à ne pas les rattacher : "l'appartenance".

 

1. La définition du droit constitutionnel

Mais cette façon rationnelle de faire aboutit rapidement à une aporie. En effet, le "droit public" apparaît comme un empilement de matières, comme le droit administratif, le contentieux administratif, ... et le droit constitutionnel.

On se tourne alors vers une vision "organistique" du droit, c'est-à-dire du droit conçu comme un système, composé de branches du droit, le "droit constitutionnel" constituant lui-même une "branche du droit". La "branche du droit" est elle-même une construction, car elle renvoie à un ensemble de règles, certaines procédurales (le procès constitutionnel), certaines substantielles qui forment le coeur de la matière (le droit constitutionnel pur, qui régit le "droit des institutions politiques")  ou qui s'agrippent à d'autres matières (le droit constitutionnel des biens ; le droit constitutionnel de l'assurance, etc.).

Mais la "branche du droit" est une notion qui relève davantage de la théorie du droit, dans son travail de classement du droit positif, ou de la méthode pédagogique, puisqu'il faut scinder la matière juridique par tronçons, par exemple en enseignant le "droit constitutionnel" en première année dans les Facultés de droit.

Ainsi, si l'on se tourne alors vers ce qui pourrait être un critère véritablement substantiellement, l'on dirait que le "droit constitutionnel", c'est "le droit de la Constitution". Ainsi, tout ce qui est dans la Constitution est dans le droit constitutionnel et tout ce qui est en dehors de la Constitution n'appartient pas au droit constitutionnel.

Cela paraît évident. Mais à la lecture de la doctrine, l'on s'aperçoit que cette définition proprement "littérale" (le droit "constitutionnel" est le droit de la "Constitution") est peu souvent utilisée. On préfère renvoyer à l'idée d'État, de norme fondamentale, d'organisation des pouvoirs, de libertés publiques, de droit du Politique.

S'il en est ainsi, l'on s'aperçoit que cette dernière définition renvoie plutôt au droit public, dans la proximité de celui-ci avec l'État. Alors que la première définition du droit constitutionnel comme "le droit de la Constitution" n'y renvoie pas. Par exemple, l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui fait partie du bloc de constitutionnalité, pose le principe constitutionnel de la légalité des délits et des peines, ce qui relève du droit pénal, lequel n'est pas dans le droit public.

Certes, certains expliquent que c'est par mégarde que l'on classe le droit pénal dans le droit privé, sous la mauvaise raison qu'il est concrétisé par des tribunaux judiciaires (et non des tribunaux de l'ordre des juridictions administratives) et parce qu'il est enseigné par des professeurs dits "privatistes", alors qu'il faudrait dire que le droit pénal relève du droit public, puisqu'il manifeste le "monopole de la violence légitime de l'État", selon l'expression de Max Weber.

C'est vrai, mais cela ne fait que pointer la difficulté que nous avons à cerner nettement le droit public. Techniquement, l'on aura tendance à dire qu'une situation est régie par le droit public si elle concerne au moins une personne de droit public. Cette conception personnaliste, qui exprime une définition par la vision contentieuse du droit, vient du fait que le droit administratif, coeur du droit public, est né par l'activité contentieuse du Conseil d'État, grâce au juge naturel que l'arrêt Blanco offrît à l'administration.

Mais l'on constate que le droit public prend surtout sa source sur l'idée forte, exprimée par les lois des 17 et 24 août 1790, que l'État est une personne incommensurable qui garde et exprime l'intérêt général, qui ne peut se définir comme la seule addition des intérêts particuliers. Dès lors, le droit public serait avant tout le droit des personnes publiques, le droit des personnes en charge des services publics, le droit des intérêts publics, en droit interne et international.

 

2. Le droit constitutionnel est plus vaste que le droit public : il ne peut donc y appartenir

Si l'on admet cette définition du droit public, alors le droit constitutionnel, si l'on doit admet que celui-ci est "le droit de la Constitution", ne "rentre" pas dans la catégorie du droit public, dans le sens où il est trop vaste pour en constituer un sous-ensemble, une branche.

En effet, dans bien des cas, le droit constitutionnel a pour objet l'équilibre des pouvoirs, le fonctionnement des pouvoirs, l'établissement des pouvoirs, la passation des pouvoirs, ce qui correspond à la définition à la fois littérale, fonctionnelle et politique du droit public.

Mais lorsque le Conseil constitutionnel, par exemple dans sa décision du 17 mai 2013 relative à l'ouverture du mariage au couple de personnes de même sexe, affirme des règles concernant la filiation, il est acquis que les règles de la filiation constitue le coeur du droit de la famille, lequel constitue du droit civil spécial.

D'une façon plus générale, et d'une façon plus marquée depuis l'insertion en 2008, de la Q.P.C. par l'article 61-1 de la Constitution, le droit constitutionnel est le gardien actif des libertés et droits fondamentaux. Parmi les libertés, il est aujourd'hui difficile de distinguer les libertés publiques et les libertés privées. Est-ce même utile en raison du continuum entre les deux ? Quant aux droits fondamentaux, ils sont si divers qu'on en croise dans toutes les branches du droit, jusque dans le droit des sociétés cotées, l'évaluation des titres ayant pu donner lieu à Q.P.C.

 

3. La question de l'appartenance du droit constitutionnel au droit public est en train de perdre son sens

Dès lors, c'est la question même qui perd son sens.

En effet, le droit constitutionnel mêle aujourd'hui des questions de droit public et des questions de droit privé, sans même se soucier de les répartir dans la summa divisio du droit privé et du droit public ....

Le droit constitutionnel serait-il alors devenu le signe d'un grand désordre du système juridique français, dans lequel le classement le plus élémentaire ne serait plus possible ? On peut le soupçonner, lorsqu'on observe les solutions adoptées par le Conseil en matière de procédure répressive suivant qu'elles se développent dans le droit pénal ou dans le droit administratif répressif.

Mais en réalité, cette non-appartenance du droit constitutionnel au droit public, cette situation du droit constitutionnel à l'intersection du droit public (sur lequel il a prise) et du droit privé (sur lequel il a également prise), montre que le droit constitutionnel est au coeur de l'ensemble du système juridique et qu'il irradie l'ensemble du système, reflétant par ailleurs bien des solutions internationalement reconnues.

 

Mais dès lors, la crainte initialement exprimée se confirme : il faudrait recommencer nos études et, tel le Mic-Mac, demander double-dose ...

 

 

 

 

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