Feb. 18, 2014

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Document de travail

🚧 Les décisions des juges et des régulateurs favorisent-elles la compétitivité des entreprises françaises ?

by Marie-Anne Frison-Roche

â–ş RĂ©fĂ©rence gĂ©nĂ©rale : Frison-Roche, M.-A., Les dĂ©cisions des juges et des rĂ©gulateurs favorisent-elles la compĂ©titivitĂ© des entreprises françaises ?,  document de travail, fĂ©vrier 2014.

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Ce working paper a servi de base Ă  un article publiĂ© dans la Revue Droit & Affaire

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►Résumé du document de travail : Les agents économiques sont autant soucieux des régulateurs que des juges. Il est très difficile de mesurer la compétitivité des décisions de ceux-ci, en dehors des formules générales que l’on assène aisément sur la nécessité de rapidité, de prévisibilité et de sécurité. Mais ce sont des qualités que l’on demande à toute source de contrainte. En outre, concernant les décisions des juges et des régulateurs, la difficulté tient au fait qu’il est difficile de scinder une décision de la procédure qui la précède. Quand on interroge les économistes, ils disent que l’essentiel est que l’agent sache à quoi s’en tenir, pour maîtriser ensuite ses coûts. Pour cela, il faut précisément que ces décisions, quelle que soit leur nature juridique, constituent une « jurisprudence ».

Mais, en premier lieu, si l’on aborde la question d’une façon générale, pour que l’on puisse parler de « jurisprudence », il faut qu’il y ait un corps de « doctrine ». Ainsi, paradoxalement, les régulateurs ont davantage une jurisprudence que n’en produit le monde judiciaire, plus disparate. En second lieu, on ne peut avoir une vision si globale. Il convient de partir des cas. Ainsi, la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation est-elle « compétitive » ? Son dogmatisme, qui la rend coûteuse, ne la rendait-elle pas prévisible ?

Plus encore, un arrêt récent de la première chambre civile de la Cour de cassation qui récuse l’analyse économique du droit, revendiquant l’imperméabilité normative entre les deux ordres que sont l’économie et le droit, est-il compétitif ? Allant de plus en plus finement, puisque le droit devient de plus en plus casuistique, c’est une à une qu’il faut prendre les décisions. On peut, à titre d’exemples, prendre quatre décisions récentes du second semestre 2013, de la Cour de cassation, du Conseil d’État et de l’Autorité des Marchés Financiers.

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Lire les développements du document de travail ⤵️

 

1.   Les discours gĂ©nĂ©raux que l'on tient sur les dĂ©cisions de justice, pour affirmer qu'elles doivent ĂŞtre prĂ©visibles, comprĂ©hensibles et empreintes de sĂ©curitĂ©, etc., expriment des exigences qui ne sont en rien propres Ă  ces dĂ©cisions. Cela est vrai de toutes les dĂ©cisions prises par des autoritĂ©s et que subissent les entreprises. Cela fait partie du « contexte Â» de leur action. Ainsi, pour un Ă©conomiste qui calcule les coĂ»ts d’une entreprise, une « norme Â» est aussi bien une loi, un contrat ou une dĂ©cision de justice.

 

2.   C’est pourquoi les rapports Doing Business, si dĂ©criĂ©s mais si logiques[1], d’une part ne distinguent pas selon les diffĂ©rentes sources du droit, car le critère est inopĂ©rant, et d’autre part affectent Ă  chaque disposition (contractuelle, de jurisprudence et de lĂ©gislation) le coĂ»t qui lui est attachĂ©.

 

3.   En outre, c'est la marque du droit en gĂ©nĂ©ral que de devoir ĂŞtre le plus prĂ©visible possible au regard de la nouveautĂ© que contient par nature le futur. Pourtant, les principes n'existent jamais d'une façon absolue, et le droit adoptĂ© aujourd'hui ne peut "geler" le futur pour mieux sĂ©curiser l'action des entreprises. Seul le contrat, "petite loi", a ce pouvoir normatif d'ignorer la rĂ©alitĂ© qui l'entoure et d'offrir aux parties cette sĂ©curitĂ©.

L'on ne peut demander aux dĂ©cisions des juges et des rĂ©gulateurs que d'ĂŞtre "prĂ©visibles", dans la mesure oĂą l'on pouvait prĂ©voir les Ă©lĂ©ments nouveaux qui sont intervenus entre le moment oĂą la loi a Ă©tĂ© adoptĂ©e,  le moment oĂą le juge a Ă©tĂ© saisi, le moment oĂą d'autres lois ont Ă©tĂ© adoptĂ©es, le moment oĂą d'autres cas ont Ă©tĂ© tranchĂ©s, etc. Autant de nouveautĂ©s qui engendrent de l'imprĂ©visibilitĂ© irrĂ©ductible.
Mais autant que cela est possible, malgré cette complexité, c'est-à-dire ces interactions et ces nouveautés, ces éléments apparaissant successivement dans le temps, il faut que l'agent, qui subit la contrainte, puisse, avant que ces interactions engendrent des éléments nouveaux qu'il ne connaît pas, être néanmoins en mesure de déduire lui-même la solution qui lui sera appliquée.

 

4.   Les opĂ©rateurs Ă©conomiques l'exigent des dĂ©cisions des juges et des rĂ©gulateurs. La revendication est lĂ©gitime mais elle peut ĂŞtre formulĂ©e pour  tout le droit. Cela a toujours Ă©tĂ© vrai. Cela n'est pas le propre des jugements. Ce qui est propre Ă  ces dĂ©cisions, lorsqu’elles sont prises en ex post  et non en ex ante, ce qui est normalement le propre des dĂ©cisions de justice et les distingue des actes des rĂ©gulateurs qui sont parfois des dĂ©cisions ex post lorsque les opĂ©rateurs opèrent des règlements des diffĂ©rends et prononcent des sanctions, et qui sont parfois des dĂ©cisions ex ante lorsque les rĂ©gulateurs accordent des agrĂ©ments, des licences, etc., c’est que les dĂ©cisions ex post, en ce qu’elles s’appliquent immĂ©diatement Ă  des situations Ă©tablies antĂ©rieurement, ont de fait un effet rĂ©troactif. Ainsi, c'est le caractère rĂ©troactif de la surprise, que Christian Mouly mit pour la première fois en lumière[2], qui peut poser problème aux entreprises, en ce que le calcul des coĂ»ts auquel elles avaient procĂ©dĂ© s'en trouvent faussĂ©.

 

5.   Il est vrai que la doctrine a beaucoup insistĂ© sur les revirements de jurisprudence, en soulignant que cela trahit les reprĂ©sentations que les agents Ă©conomiques s’étaient faits de leurs droits, c’est-Ă -dire de leurs coĂ»ts, lorsqu’ils ont dĂ©cidĂ© de constituer une situation juridique, forme neutre d’une dĂ©cision Ă©conomique. Mais la problĂ©matique est la mĂŞme pour l’application immĂ©diate de la loi. Ainsi, la loi fiscale s’applique immĂ©diatement Ă  une situation Ă©conomique antĂ©rieurement constituĂ©e d'une façon dĂ©finitive, Ă  savoir la situation dĂ©clarĂ©e par l’assujetti - situation constituĂ©e lors de l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente - et personne semble-t-il n’y trouve Ă  redire, tant qu’un "nouveau Christian Mouly" n’aura pas pointĂ© le phĂ©nomène du doigt. Pourtant, le système juridique fait que la loi fiscale contenue dans la loi de finances s’applique immĂ©diatement Ă  des revenus et Ă  des placements, des cessions, etc., opĂ©rĂ©s l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente. C’est le principe mĂŞme de l’impĂ´t que d’appliquer immĂ©diatement une règle Ă  des opĂ©rations Ă©conomiques et juridiques de l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, lesquelles seront dĂ©clarĂ©es dans l’annĂ©e oĂą l’impĂ´t sera payĂ© mais au regard de situations juridiques antĂ©rieures. La problĂ©matique de ce qu’il est dĂ©sormais convenu d’appeler la « rĂ©troactivitĂ© des revirements de jurisprudence Â» est la mĂŞme que pour ce qui est des changements de lĂ©gislations, notamment fiscales, pour lesquelles le contrat ne peut demeurer sous l’empire de la loi ancienne.

 

6.   De la mĂŞme façon, la simplicitĂ© est un autre principe qui n'est pas le propre de la jurisprudence. Elle n'est pas plus un principe qui vaut en lui-mĂŞme. Elle est un principe relatif. Il convient que la norme soit aussi simple que cela est possible. Mais la complexitĂ© du rĂ©el, du cas soumis, de la situation rĂ©gie par la loi, du but Ă  atteindre, oblige Ă  des dispositifs complexes, Ă  des raisonnements complexes. Ainsi, il faut autant de complexitĂ© qu'il est nĂ©cessaire : pas plus qu'il est nĂ©cessaire, mais autant qu'il est nĂ©cessaire. C'est  l'esprit du principe europĂ©en de proportionnalitĂ©, dont la pertinence imprègne aujourd'hui tout le droit Ă©conomique et qui a remplacĂ© la notion de la RĂ©volution Française de "nĂ©cessitĂ© de la loi". Le principe vaut aussi bien pour la loi que pour la jurisprudence. Et pour l'un et pour l'autre, la simplicitĂ© n'est pas un but en soi. Et pour l'un et pour l'autre, les personnes requièrent un droit aussi simple que possible pour concrĂ©tiser les droits et les buts.

 

7.   Quant Ă  la sĂ©curitĂ© juridique, laquelle devient un "droit Ă  la sĂ©curitĂ© juridique", dans le mouvement de terrain que constitue la subjectivisation gĂ©nĂ©rale du système juridique, elle est la dĂ©finition mĂŞme du droit. Si le droit n'est que l'expression d'une puissance lĂ©gitime Ă  contraindre, alors il se confond avec l'Etat, sauf Ă  passer d'un ordre Ă  un autre, par exemple l'ordre religieux. Parce que nous sommes dans l'ordre du droit, les sujets de droit sont protĂ©gĂ©s par le droit d’une façon tautologique. Tant que les sujets de droit peuvent atteindre un juge pour que leurs prĂ©rogatives soient dĂ©fendues, alors le système juridique existe, l’accès au juge Ă©tant Ă  la fois le synonyme de l’idĂ©e de Constitution[3] et la garantie d’un Etat dĂ©mocratique[4].

 

8.   Si l’on veut donner un tour plus concret Ă  ce truisme, alors l’on revient aux thèmes prĂ©cĂ©dents de la simplicitĂ©, de l’accessibilitĂ©, de la non-rĂ©troactivitĂ©, principes-pivots mais qui ne sont pas propres aux dĂ©cisions de justice et aux dĂ©cisions des rĂ©gulateurs.

 

9.   Ainsi, il est difficile d’isoler des critères, des approbations ou des reproches liĂ©s Ă  la compĂ©titivitĂ© qui soient propres aux dĂ©cisions des juges et des rĂ©gulateurs et qui ne visent pas en rĂ©alitĂ© l’ensemble du droit.

 

10. Prenons un exemple, Ă  travers le reproche rĂ©cemment formulĂ© de « l’inculture Ă©conomique Â» des juges. Dans un Ă©crit cinglant[5], le Professeur d’économie Pierre Cahuc a soutenu que si la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation en matière de licenciement Ă©tait si "lamentable" et destructrice d’emploi, parce que contraire aux intĂ©rĂŞts des entreprises françaises ainsi plombĂ©es, cela tenait au fait que les juges n’apprenaient que du droit et que leur mĂ©connaissance de la thĂ©orie micro-Ă©conomique les rendaient incapables de prendre en considĂ©ration les effets de leurs arrĂŞts sur les opĂ©rateurs français en compĂ©tition sur le marchĂ©.

 

11. C’est un reproche très rĂ©current fait au juge « enfermĂ© dans sa tour d’ivoire Â» (je cite ici Pierre Cahuc) et nous trouvons ainsi une sĂ©rie de rapports, le rapport Prada Ă©tant le plus notable[6] pour expliquer qu’un droit moins complexe, plus prĂ©visible et maniĂ© par des personnes plus sensibles au contexte Ă©conomique gĂ©nĂ©ral dans lequel Ă©volue l’agent auquel elles ont affaire, par exemple le juge Ă  l’égard de l’entreprise justiciable, engendrerait un « outil juridique plus performant Â».

 

12. Cela n’est pas faux mais cela n’est en rien propre aux dĂ©cisions des juges et des rĂ©gulateurs. Ainsi, si l’on pense qu’un peu de culture Ă©conomique serait bienvenue, si l’on estime que la porositĂ© entre l’ordre juridique et l’ordre Ă©conomique peut produire des fruits heureux, cela vaut pour toutes les sources du droit. Ainsi, le ton du rapport publiĂ© par le Conseil d’Analyse Économique (CAE) auprès du Premier Ministre Ă  propos du projet de loi pour l’accès au logement et un urbanisme rĂ©novĂ© (ALUR), dit « projet de loi Duflot Â», actuellement en navette au Parlement, est approbateur sur certains points mais très critique sur d’autres, en tant que le lĂ©gislateur mĂ©connaĂ®trait les bases de l'Ă©conomie du logement[7].

 

13. Ce rapport n’est ainsi guère plus aimable pour cet apprenti-lĂ©gislateur qu’est un ministre que ne l’était le professeur d’économie pour ces apprentis-juges que sont les auditeurs de l’Ecole Nationale de la Magistrature.

 

14. Tout Ă  l’inverse et en second lieu, si l’on se limite cette fois Ă  ce qui caractĂ©rise les dĂ©cisions des juges et certaines dĂ©cisions des rĂ©gulateurs, Ă  savoir les dĂ©cisions ex post, lesquelles attachent Ă  une situation particulière et concrète un effet particulier et concret (annulation, emprisonnement, obligation de verser de l’argent, attribution ou privation de prĂ©rogatives, de libertĂ©s ou de pouvoir), une difficultĂ© spĂ©cifique apparaĂ®t.

 

15. En effet, les dĂ©cisions de ce type sont très difficiles Ă  dissocier de la procĂ©dure qui les prĂ©cède. Par exemple, le fait de pouvoir procĂ©duralement Ă©viter une dĂ©cision d’un juge ou d’un rĂ©gulateur, par composition administrative ou par settlement, est souvent prĂ©sentĂ© comme un atout pour les entreprises qui Ă©voluent dans un système juridique[8] qui le permet, parce qu’un parfum d’accusatoire y règne.

 

16. C’est d’ailleurs par la procĂ©dure que les rĂ©gulateurs, qui prirent dans un premier temps la figure d’un administrateur, adoptèrent dans un second temps la figure du juge parce que leur organisation a Ă©tĂ© modifiĂ©e par l'obligation de respecter les droits de la dĂ©fense et le contradictoire[9]. Le rĂ©gulateur, indĂ©pendant comme un juge, est aussi contraint que celui-ci par la façon dont il aboutit Ă  sa dĂ©cision, c’est-Ă -dire la procĂ©dure.

 

17. Ainsi, en droit Ă©conomique, le système probatoire assez peu affinĂ© en droit français, alors qu’il est l’objet de tous les soins du droit technocratique des marchĂ©s aux États-Unis et au Royaume-Uni, permet aux avocats de mieux faire valoir des arguments de tous types. Or, il est impossible de dĂ©terminer si la preuve est une question de procĂ©dure ou relève du fond, puisqu’elle est Ă  la fois ce par quoi se construit le procès (procĂ©dure) et ce sur quoi s’élabore le jugement (dĂ©cision). Ainsi, il serait logique d’insĂ©rer ici les Ă©tudes menĂ©es sur l’apport des types de procĂ©dures et des techniques procĂ©durales dans l’étude des dĂ©cisions des juges et des rĂ©gulateurs comme voie ou obstacle Ă  la compĂ©titivitĂ© des entreprises françaises.

 

18. Mais il y a du dĂ©coupage dans tout sujet, la construction d’un thème gĂ©nĂ©ral obligeant Ă  le sĂ©parer comme un gâteau en autant de parts. Je laisserai donc la part de la procĂ©dure Ă  un autre auteur, puisque nous sommes sĂ©parĂ©s par le couteau de la table des matières, pour m'en tenir strictement aux dĂ©cisions prises par les juges et les rĂ©gulateurs.

 

19. Dès lors, si l’on concentre son attention sur les dĂ©cisions des juges et des rĂ©gulateurs, en ce qu’elles sont spĂ©cifiques des autres phĂ©nomènes juridiques et qu’il ne suffit pas qu’elles soient le plus prĂ©visible possible, le plus simple possible, le plus sĂ»re possible, sans par ailleurs que l’on y mĂŞle davantage des questions plus procĂ©durales en feignant d’ignorer l’imprĂ©gnation procĂ©durale d’oĂą pourtant rĂ©sultent ces dĂ©cisions, on en arrive Ă  faire deux observations.

 

20. Tout d’abord, les opĂ©rateurs Ă©conomiques attendent des juges et des rĂ©gulateurs une absence d’arbitraire. Pour limiter le pouvoir discrĂ©tionnaire, pour emprunter au vocabulaire des Ă©conomistes « pour Ă©viter la discrĂ©tion du rĂ©gulateur Â», il faut que des limites de manĹ“uvres lui soient imposĂ©es dans les mĂ©thodes qu’il  utilise. Pour cela, les Ă©conomistes demandent qu’un pouvoir normatif plus puissant, pouvoir que les juristes appelleraient « le lĂ©gislateur Â», assignent Ă  ces juges et Ă  ces rĂ©gulateurs une seule fonction. C’est la seule vraie solution. Or, cela n’est jamais fait, ni pour le juge ni pour le rĂ©gulateur. Dès lors, le juge et le rĂ©gulateur doivent en quelque sorte s’emprisonner eux-mĂŞmes dans leur propre rationalitĂ© : c’est la dĂ©finition que l’on donne Ă  la « jurisprudence Â» (I).

 

21. Par ailleurs, cette jurisprudence, qu’il faut alors prendre au sens anglo-nord-amĂ©ricain du terme, c’est-Ă -dire de doctrine auto-contraignante (les administrations ont une jurisprudence dans leurs dĂ©cisions administratives, les rĂ©gulateurs ont une jurisprudence dans leurs dĂ©cisions ex ante), est la limite dans laquelle sont prises des dĂ©cisions particulières, dont on peut apprĂ©cier, au cas par cas, si elles sont favorables ou non Ă  la compĂ©titivitĂ© des entreprises françaises, c’est-Ă -dire si ces solutions particulières les incitent concrètement Ă  faire en sorte d’être soumises au droit français pour se dĂ©velopper Ă©conomiquement (II).

 

 

    I. LA NÉCESSITÉ DE LIMITER LA DISCRÉTION DES JUGES ET DES RÉGULATEURS PAR LA CONSTRUCTION D’UNE DOCTRINE JURISPRUDENTIELLE

 

22. Les Ă©conomistes français cherchent Ă  montrer que le droit français est plus compĂ©titif que le droit de Common Law car il est construit sur l’ex ante et non pas sur l’ex post. Dès lors, les rĂ©gulateurs « Ă  la française Â», qui sont des autoritĂ©s administratives, demeurant dans l’ordre Ă©tatique, dotĂ©s par dĂ©lĂ©gation de pouvoir normatif, s'exerçant gĂ©nĂ©ralement d’une façon supplĂ©tive, participent de cet ex ante sĂ©curisant, tandis que ce monde de Common Law habitĂ© par les juges serait plus empli d’insĂ©curitĂ©.

 

23. L’affirmation est bien incertaine. En effet, l’ex post, c’est-Ă -dire une dĂ©cision de règlement des diffĂ©rends ou de sanction, est un « signal Â» pour les tiers et le marchĂ©. Le signal est constituĂ© par la dĂ©cision mĂŞme mais Ă©galement par les principes qui peuvent ĂŞtre Ă©mis Ă  cette occasion. Les juristes connaissent bien cela, puisque Carbonnier a qualifiĂ© le juge de « lĂ©gislateur particulier Â». D’une façon plus Ă©conomique, l’on peut dire que l’ex post est un ex ante cognitif[10], c’est-Ă -dire que c’est ce par quoi les autres apprennent comme il faudrait se comporter Ă  l’avenir pour que le juge ou le rĂ©gulateur rĂ©agit dĂ©sormais d'une façon bĂ©nĂ©fique Ă  leur Ă©gard.

 

24. C’est pourquoi, la motivation a parmi ses multiples fonctions[11] celle d’informer les entreprises de ce qu’il adviendra par la suite dans des cas analogues Ă  celui qui vient de recevoir la solution particulière. Cela est net lorsque nous sommes en droit Ă©conomique, dans des secteurs très « auto-observĂ©s Â», par exemple en matière boursière ou Ă©nergĂ©tique, dans lesquels chaque dĂ©cision est examinĂ©e minutieusement par l’ensemble du secteur.

 

25. Plus encore, il y a alors un continuum du discours du rĂ©gulateur, qu’il parle en ex ante ou en ex post, qu’il parle en droit ou prenne le micro dans des colloques, etc. Mais je ne veux pas ici dĂ©velopper le thème de la soft Law, abordĂ© par un autre article dans ce numĂ©ro collectif, thème pourtant essentiel car maniĂ© par les rĂ©gulateurs et par les juges dĂ©sormais amateurs de "droit souple", puisque le sujet est traitĂ© par ailleurs[12].

 

26. Le juge, qui a exactement le mĂŞme statut qu’un rĂ©gulateur pour l’entreprise, doit avoir la mĂŞme position. Il doit « donner Ă  voir Â», Ă  travers le cas qu’il rĂ©sout, la façon dont il rĂ©soudra les autres, notamment en expliquant pourquoi il n’a pas retenu une circonstance cette fois-ci non dĂ©terminante mais qui une fois prochaine le sera peut-ĂŞtre. C’est pourquoi la prĂ©sentation syllogistique est tout Ă  fait regrettable, car non seulement elle est fausse (nous savons bien que les juges ne construisent pas ainsi leur jugement) mais elle n’instruit pas le lecteur, pourtant si attentif. A ce titre, le rapport du Conseil d’Etat sur l’évolution de la rĂ©daction des jugements administratifs[13] est très dĂ©cevant, car il ne propose que quelques allĂ©gements formels et prĂ©conise de conserver le syllogisme juridictionnel.

 

27. En outre, il n’est toujours pas question d’exprimer, mĂŞme par obiter dictum, une opinion dissidente, ce qui aurait pu ĂŞtre le sens de la dĂ©cision. Il est vrai que les Ă©volutions jurisprudentielles sont souvent de subtils signes avant-coureurs[14], mais cela n’équivaut en rien Ă  ce qui serait une reprise dans la dĂ©cision du dĂ©bat dans sa globalitĂ©, dĂ©bat Ă  partir duquel le rĂ©gulateur ou le juge exprimerait une doctrine.

 

28. Or, on en revient Ă  une question de base : qu’est-ce que la jurisprudence ? Ce n’est certainement pas l’accumulation de toutes les dĂ©cisions rendues par les juges. Les Ă©conomistes seraient très Ă©tonnĂ©s d’entendre une telle dĂ©finition, car ils sont persuadĂ©s que les administrations Ă©mettent des jurisprudences. Pour eux, une « jurisprudence Â» renvoie Ă  un corps de principes fixes et gĂ©nĂ©raux auquel chaque organe - par exemple l’exĂ©cutif, le rĂ©gulateur, la banque centrale, etc.- se rĂ©fère pour prendre une dĂ©cision, cette jurisprudence Ă©tablie le contraignant et limitant de ce fait sa « marge de discrĂ©tion Â».

 

29. Ainsi, la jurisprudence, c’est la doctrine. LĂ  encore, rien de rĂ©volutionnaire. Carbonnier l’a Ă©crit : « La jurisprudence est une autoritĂ© Â». En cela, elle impressionne et elle se tient elle-mĂŞme. Les rĂ©gulateurs l’ont compris depuis longtemps car les entreprises exigent de disposer d’une doctrine, par exemple de la part des banquiers centraux et les Ă©conomistes parlent de « jurisprudence Â» les concernant. Pour les juges, paradoxalement, cela est plus difficile car ils sont dissĂ©minĂ©s et les entreprises risquent d'ĂŞtre confrontĂ©es Ă  autant de jurisprudences qu’il y a de juges.

 

30. C’est lĂ  oĂą interviennent les Hautes juridictions. Mais souvenons-nous. Lorsque Guy Canivet montra, dans des articles et plus encore Ă  travers sa propre pratique, que par sa puissance doctrinale, la Cour de cassation par sa jurisprudence a une portĂ©e normative. Les propos du Premier PrĂ©sident n’ont rien de rĂ©volutionnaires mais dĂ©crivent simplement la rĂ©alitĂ©, rĂ©alitĂ© qu’il connaĂ®t bien en tant que spĂ©cialiste du droit Ă©conomique. On lui chercha pourtant querelle car, de la mĂŞme façon que certains soutiennent Ă©trangement que la jurisprudence n’appartient qu’aux juges, d’autres soutiennent pareillement que la doctrine n’appartient qu’aux professeurs.

 

31. Or, si la Cour suprĂŞme des États-Unis est considĂ©rĂ©e comme Ă©tant si adĂ©quate aux entreprises, ce n’est pas spĂ©cialement par une tendance politique libĂ©rale[15], mais c’est plutĂ´t en raison de son autoritĂ© extrĂŞme, de la recevabilitĂ© devant elle Ă  Ă©mettre des raisonnements de toutes natures, d’une rĂ©daction qui fait la balance entre tous les arguments, d’un soin tout particulier pour expliquer pourquoi un raisonnement est rejetĂ© plus encore que pour justifier qu’un autre est accueilli.

 

32. On a pu en observer des exemples rĂ©cents en propriĂ©tĂ© intellectuelle, enjeu majeur pour les entreprises, Ă  propos de laquelle la Cour suprĂŞme a mis expressĂ©ment en balance la thĂ©orie Ă©conomique de l’innovation et la thĂ©orie sociale de la protection du travail. Une fois que le choix est fait, la doctrine est fixĂ©e et les entreprises peuvent alors faire leur propre choix, par exemple d’investissement en matière de recherche et dĂ©veloppement.

 

33. On peut ainsi se rĂ©fĂ©rer Ă  l’arrĂŞt Monsanto du 22 mai 2013[16], par lequel la Cour suprĂŞme fait certes prĂ©valoir le droit des brevets Ă  propos de semences que l’on pourrait considĂ©rer comme nouvelles, puisque l’agriculteur les avait obtenues en faisant un croisement entre des semences sous brevets et des graines non protĂ©gĂ©es par un droit monopolistique. Mais en premier lieu ce fĂ»t au terme d’une procĂ©dure publique de plusieurs mois durant laquelle de nombreux amici curiae furent entendus[17].
En second lieu, sa décision examina chacun des fondements possibles avant de construire sa préférence pour la prévalence du droit des brevets sur la théorie économique de l’incitation, ici à l’investissement dans la recherche. On peut l’expliquer par le fait que le secteur agricole est aux États-Unis largement subventionné et que ces subventions viennent compenser les royalties que les agriculteurs doivent reverser aux laboratoires. C’est donc un circuit économique que la Cour suprême valide, d’une façon cohérente puisque l’input en faveur des agriculteurs (subventions) et l’output en leur défaveur (redevance de brevet) se traduisent par une politique incitative à la recherche et à l’innovation. La solution choisie par les juges s'opère au détriment du mécanisme concurrentiel, puisque l'agriculteur voit sa liberté d'action limitée par un droit des brevets largement interprété et également parce que le raisonnement ne tient que par la considération implicite des subventions agricoles, aides d'Etat qui faussent le marché[18].

Certes, les aides d'Etats ne sont pas prohibées par le droit nord-américain alors que leur interdiction est un pilier du droit communautaire, ce qui déséquilibre toute l'industrie européenne par rapport à l'industrie nord-américaine, mais cela est une autre histoire...

 

34. Dès lors, si l’on prend comme critère d’apprĂ©ciation la cohĂ©rence de ce qu’affirme dans la durĂ©e l’organisme qui apprĂ©cie les situations particulières, qu’il soit juge ou rĂ©gulateur, peu importe qu’il soit sĂ©vère ou clĂ©ment pour l’entreprise. L’essentiel est sa cohĂ©rence, sa constance, sa fidĂ©litĂ© Ă  lui-mĂŞme. Par exemple, l’on critique très souvent la chambre sociale de la Cour de cassation, en disant que ces arrĂŞts sont calamiteux pour les entreprises françaises.

 

35. L’on se prĂ©vaut notamment de la proposition par laquelle les Ă©conomistes Oliviers Blanchard et Jean Tirole ont affirmĂ© qu’il convenait d’éliminer le juge, dĂ©signĂ© comme la source de tous les maux, pour le remplacer, dans tout le système français de contestation possible devant un juge des licenciements dĂ©cidĂ©s par l’entreprise, par une taxe que celle-ci devrait payer sans que sa dĂ©cision puisse ĂŞtre contestĂ©e par personne, ni devant personne[19]. Cette proposition ne signifie pas que les entreprises devraient jeter Ă  la rue les salariĂ©s sans contrepartie et que le système de protection sociale devrait s’effondrer. En effet, selon Jean Tirole, si une entreprise veut licencier une personne, si la France veut maintenir son choix politique de protection sociale qui se rĂ©percute dans les coĂ»ts de l’entreprise, alors il faudrait plus directement taxer l’entreprise qui veut licencier. L’argent rapportĂ© par la taxe, celle-ci devant ĂŞtre affectĂ©e au financement des ASSEDIC, fonctionnement de PĂ´le Emploi et autres mĂ©canismes, permettrait de financer la protection sociale sans atteindre la libertĂ© de licencier, laquelle est un frein Ă  l’embauche et un frein Ă  la compĂ©titivitĂ©.

 

36. Cette proposition de Jean Tirole a Ă©tĂ© très critiquĂ©e et ce professeur français de renommĂ©e mondiale a Ă©tĂ© immĂ©diatement qualifiĂ© « d’ultra-libĂ©ralisme Â». On monte au bĂ»cher pour moins que cela. Pourtant, ce qu’il critiquait avant tout, car - comme cela est frĂ©quent - ceux qui le critiquaient n’avaient pas lu son rapport, n’était pas tant la difficultĂ© pour les entreprises françaises de licencier et sa proposition ne consistait pas Ă  permettre aux entreprises de licencier sans contrepartie : ce dont il voulait que les entreprises françaises soient protĂ©gĂ©es, c’était de l’alĂ©a juridictionnel, qui rĂ©side dans les conseils de prud’hommes, alĂ©a qui Ă©puise et exaspère les entreprises françaises. Le poids financier du licenciement restait le mĂŞme, puisqu'il y avait une taxe Ă  verser et que celle-ci devait ĂŞtre affectĂ©e Ă  la protection sociale, qui pouvait ĂŞtre accrue au bĂ©nĂ©fice des personnes licenciĂ©es.

 

37. Sa critique est donc celle de l'alĂ©a juridictionnel en matière de licenciement. Mais est-elle fondĂ©e ? En effet, si nous revenons Ă  la chambre sociale de la Cour de cassation, dans ces dernières annĂ©es, elle Ă©tait certes très favorable Ă  l’employĂ©, mais elle avait une doctrine. L’entreprise française savait qu’elle allait avoir des difficultĂ©s Ă  gagner et allait devoir faire des efforts pour emporter la conviction d’autres acteurs du droit, en agissant par exemple sur le lĂ©gislateur pour briser une jurisprudence, ou bien tabler sur la Cour de justice de l'Union europĂ©enne, dont la doctrine est très libĂ©rale[20]. Dès lors, chacun sait Ă  quoi s’en tenir, et l’entreprise peut calculer ses coĂ»ts stabilisĂ©s dans le temps.

 

38. Ainsi, l’entreprise peut s’appuyer sur une doctrine qui est celle de la Cour, doctrine qui reprĂ©sente un coĂ»t et qu’elle va calculer comme les autres coĂ»ts de transaction. L’essentiel est de pouvoir calculer les coĂ»ts. C’est pourquoi le juge et le rĂ©gulateur doivent ĂŞtre impartiaux car la partialitĂ© rend les coĂ»ts très difficiles Ă  calculer[21]. Or, on peut tout Ă  fait soutenir que la chambre sociale de la Cour de cassation est « dogmatique Â», mais l'on ne saurait dire qu'elle est corrompue. Ainsi, son impartialitĂ© la rend fiable. C'est le caractère doctrinal, l'existence de principes gĂ©nĂ©raux, le caractère non excessivement casuistique du fil de ses arrĂŞts successifs qui en font un juge sĂ»r.

 

39. Ce sont des dĂ©bats doctrinaux qui ont lieu, qui sont suivis par tous. A l’heure oĂą l’on se demande Ă  l’envie si nous sommes en train d’avoir ou non une Cour suprĂŞme en France, c’est bien plutĂ´t dans la façon d’accueillir les dĂ©bats et d’y rĂ©pondre d’une façon doctrinale, c’est-Ă -dire d’avoir une jurisprudence, c’est-Ă -dire d’avoir une autoritĂ©, que l’on pourra le mesurer. Le fait de rendre public via un site Internet les audiences des QPC est dĂ©jĂ  un signe.

 

40. Une fois posĂ©e la règle gĂ©nĂ©rale prĂ©cĂ©demment dĂ©crite, selon laquelle les entreprises doivent pouvoir tabler sur des « jurisprudences Â» au sens oĂą les Ă©conomistes l’entendent, c’est-Ă -dire des doctrines stables qui encadrent les dĂ©cisions particulières des juges, des rĂ©gulateurs et des administrations et restreignent leur marge de discrĂ©tion, il convient dans un second temps de prendre quelques exemples au cas par cas.

 

41. En effet, ceci Ă©tabli d’une façon gĂ©nĂ©rale, il convient d’adopter une approche casuistique pour dĂ©terminer si la façon dont les juges ou les rĂ©gulateurs ont apportĂ© une solution Ă  la difficultĂ© qui leur Ă©tait soumise, affectant ainsi la situation juridique qu’ils ont eu Ă  connaĂ®tre, Ă©tait favorable Ă  ce dont a besoin une entreprise dans un système de droit.

 

42. Le plus simple est de piocher dans les mois les plus rĂ©cents de 2013 et de prendre presque au hasard et dans diverses juridictions ou autoritĂ©s de rĂ©gulation des dĂ©cisions particulières pour les Ă©tudier concrètement.

 

 

   II. L'ADÉQUATION DES DÉCISIONS DES JUGES ET DES RÉGULATEURS FRANÇAIS AUX ENTREPRISES, ANALYSÉES AU CAS PAR CAS

 

43. Le plus simple est de prendre presque au hasard par exemple quatre dĂ©cisions adoptĂ©es dans la seconde partie de l'annĂ©e 2013. On les analysera dans l’ordre chronologique, en commençant par les arrĂŞts rendus par la chambre mixte de la Cour de cassation le 17 mai 2013, en poursuivant par l’arrĂŞt rendu par le Conseil d’Etat le 24 juin 2013, SociĂ©tĂ© Colruyt, pour aller ensuite vers l’arrĂŞt de la première chambre civile de la Cour de Cassation du 13 juillet 2013 et finir par la dĂ©cision adoptĂ©e par la commission des sanctions de l'AutoritĂ© des MarchĂ©s Financiers (A.M.F.) le 4 novembre 2013.

 

44. Ainsi, dĂ©butons par les deux arrĂŞts, dĂ©jĂ  très commentĂ©s[22], rendus par la chambre mixte de la Cour de cassation, le 17 mai 2013, et plus particulièrement le second, SociĂ©tĂ© Bar le Paris c/SociĂ©tĂ© Siemens Lease.

 

45. Dans cette affaire, selon un montage assez courant, une petite sociĂ©tĂ© qui tient un bar entre en contact avec une sociĂ©tĂ© qui la rĂ©munère pour passer du contenu, notamment publicitaire, dans des tĂ©lĂ©visions installĂ©es dans son local. Cela donne lieu Ă  un contrat de prestation de service. Ces tĂ©lĂ©visions sont louĂ©es par le commerçant Ă  une sociĂ©tĂ© de leasing, qui contracte avec lui un contrat de crĂ©dit-bail. Les parties contractantes, qui sont commerçantes, stipulent expressĂ©ment que les deux contrats « sont indĂ©pendants l’un de l’autre Â». On observe ici que les entreprises puissantes de leasing ont retenu la leçon de la jurisprudence, ancienne mais dans l’esprit de tous, qui avait considĂ©rĂ© que le caractère inutilisable d’écrans installĂ©s dans des pharmacies, du fait de la faillite du prestataire de service, avait privĂ© de cause les contrats de location des tĂ©lĂ©viseurs aux pharmaciens.

Dans le cas présent, bis repetita, la machine ne fonctionne pas. Le commerçant n’en ayant pas l’usage, refuse de payer les loyers. Cette fois-ci, la société de leasing se prévaut de la stipulation expresse lorsqu'elle agit devant les juges, en exécution forcée contre son cocontractant locataire du matériel.

 

46. Mais la Cour d’appel de Paris, dans un arrĂŞt du 6 avril 2011, la dĂ©boute. On comprend aisĂ©ment qu’un pourvoi ait Ă©tĂ© formĂ©. Tout juriste, fort de l'autonomie de la volontĂ© apprise Ă  l'UniversitĂ©, l'aurait conseillĂ© au crĂ©dit-bailleur dont la prĂ©tention est ainsi rejetĂ©e. Le pourvoi affirme que seule la loi peut Ă©carter une stipulation expresse qui exprime la volontĂ© des parties contractantes, qu’il ne peut exister d’indivisibilitĂ© contractuelle pouvant effacer l’efficacitĂ© de cette volontĂ© que de par une volontĂ© lĂ©gislative et que c’est mĂ©connaĂ®tre la force obligatoire des contrats que de statuer autrement. En raison du poids de la jurisprudence prĂ©cĂ©dente, de l’enjeu politique des montages, ainsi que du caractère absurde et paradoxal de la situation (payer un loyer pour un matĂ©riel inutilisable versus ne pas respecter Ă  la lettre mĂŞme du contrat), une chambre mixte est rĂ©unie au sein de la Cour de cassation pour trouver la solution la plus adĂ©quate.

 

47.  L’essentiel est dans la motivation. En effet, le pourvoi est rejetĂ©. Mais surtout, la Cour de cassation affirme que « les contrats concomitants ou successifs qui s’inscrivent dans une opĂ©ration incluant une location financière, sont interdĂ©pendants ; … sont rĂ©putĂ©es non Ă©crites les clauses des contrats inconciliables avec cette interdĂ©pendance Â».

 

48. Cet arrĂŞt, et son frère jumeau avec lui, est Ă  approuver car il met en transparence le contrat sur l’opĂ©ration Ă©conomique. Le contrat y reçoit sa dĂ©finition objective, qui est d’engager Ă  exĂ©cuter des obligations, ce qui renvoie Ă  sa dĂ©finition Ă©conomique d’être l’instrument neutre et prĂ©alable d’une opĂ©ration Ă©conomique[23]. Ainsi, le message Ă©mis par l’arrĂŞt est simple et net : il faut que les entreprises sachent ce qu’elles vont faire avant de savoir ce qu’elles vont Ă©crire.
Cela est conforme au Code civil, qui pose que l’écrit n’est pour le contrat qu’une condition de preuve et pas plus. Si la stipulation  insĂ©rĂ©e par les parties contredit l’opĂ©ration Ă©conomique elle-mĂŞme, alors le seul fait d’être « inconciliable Â», qualificatif exact et nouveau dans le droit des contrats, fige le pouvoir de la volontĂ© : une partie au contrat n’a pas le "droit" de vouloir une opĂ©ration Ă©conomique insensĂ©e.

L'irrationalité économique d'un tel comportement économique conduit le juge à rayer la clause qui n'est pas "possible", parce que les parties n'ont pas pu vouloir quelque chose qui n'a pas de sens dans un projet économique : ici payer un loyer pour une chose qui ne marche pas, par l'insertion d'une clause dont le seul but est de contraindre la partie à payer un loyer dans l'hypothèse où l'objet loué ne marche pas.

Si la clause avait été rédigée différemment, par exemple si elle avait été une clause de risque, stipulant que le risque du dysfonctionnement de l'appareil telle que soit l'origine de celui-ci, repose sur le locataire du téléviseur, alors sans doute la clause eut été admissible, car la répartition du risque peut faire partie d'un projet économique. Mais ce n'est pas ainsi que la volonté des parties s'est exprimée. Ici, elle s'était exprimée dans un non-sens économique : dès lors, la Cour de cassation l'a effacée comme on le fait d'un trait de craie sur l'ardoise de l'élève.

 

49. Un deuxième exemple peut ĂŞtre pris dans l’arrĂŞt rendu par le Conseil d’Etat le 24 juin 2013, SociĂ©tĂ© Colruyt[24]. Il concerne le contrĂ´le des concentrations. L’article L.430-3 du Code de commerce oblige les personnes qui acquièrent le contrĂ´le d’une entreprise Ă  procĂ©der Ă  la notification de cette concentration auprès de l’AutoritĂ© de la concurrence, si certains seuils sont atteints. Or, la filiale française dĂ©tenue Ă  100% par une sociĂ©tĂ©-mère belge avertit l’AutoritĂ© de concurrence que celle-ci aurait procĂ©dĂ© Ă  trois concentrations sans les notifier. Après enquĂŞte, l’AutoritĂ© estime que les faits sont prescrits pour les deux premières opĂ©rations mais ouvre une procĂ©dure de sanction contre la sociĂ©tĂ©-mère Ă  propos de la troisième. Par une dĂ©cision du 6 mai 2011, l’AutoritĂ© de concurrence sanctionne l’entreprise en prononçant Ă  son encontre une amende. Celle-ci saisit le Conseil d’Etat d’une requĂŞte.

 

50. La requĂŞte articule deux griefs Ă  l’endroit de la dĂ©cision de l’AutoritĂ©. En premier lieu, les requĂ©rants estiment qu’en se saisissant d’office, ce qui suppose que l’AutoritĂ© ait considĂ©rĂ© que des Ă©lĂ©ments d’imputation du manquement soient dĂ©jĂ  constituĂ©s, c’est-Ă -dire en prĂ©jugeant, puis en statuant au fond, l’AutoritĂ© a Ă©tĂ© Ă  la fois partie (puisqu’elle a exercĂ© le droit d’action) et juge, ce qui est incompatible avec le principe lĂ©gal d’impartialitĂ©, lequel interdit d’être juge et partie. Les requĂ©rants avaient d’ailleurs Ă©galement en cours de procĂ©dure formĂ© une QPC sur le mĂŞme raisonnement, mais par un arrĂŞt du 14 dĂ©cembre 2012, le Conseil d’Etat avait refusĂ© de transmettre cette QPC au Conseil constitutionnel.

 

51. Dans sa dĂ©cision au fond et sur cette question, le Conseil d’Etat estime que « la possibilitĂ© confĂ©rĂ©e Ă  une autoritĂ© administrative indĂ©pendante dotĂ©e d’un pouvoir de sanction de se saisir de son propre mouvement d’affaires qui entrent dans le domaine de compĂ©tence qui lui est attribuĂ© n’est pas, en soi, contraire Ă  l’exigence d’équitĂ© dans le procès Â». Mais, une fois le principe posĂ©, le Conseil d’Etat amĂ©nage la règle d’autorisation du cumul des pouvoirs[25]. En effet, l’arrĂŞt poursuit : « que toutefois, ce pouvoir doit ĂŞtre suffisamment encadrĂ© pour ne pas donner Ă  penser que les membres de la formation appelĂ©s Ă  statuer sur la sanction tiennent les faits visĂ©s par la dĂ©cision d’ouverture de la procĂ©dure comme d’ores et dĂ©jĂ  Ă©tablis ou leur caractère rĂ©prĂ©hensible au regard des règles ou principes Ă  appliquer comme d’ores et dĂ©jĂ  reconnu, en mĂ©connaissance du principe d’impartialit酠».

 

52. La construction de la rĂ©ponse est donc très fine. En premier lieu, le grief formulĂ© par la requĂŞte est rejetĂ© par une règle nĂ©gative : le cumul pouvoir d’action/pouvoir de jugement n’est pas contraire au droit. En deuxième lieu, ce principe nĂ©gatif est non seulement tempĂ©rĂ© mais le Conseil d’Etat y substitue une règle positive : les juges « ne doivent pas laisser Ă  penser Â» qu’ils prennent les faits visĂ©s par l’acte d’ouverture de la procĂ©dure ni pour acquis ni comme rĂ©prĂ©hensibles. En troisième lieu et en quelque sorte pour l’exemple, le Conseil d’Etat applique la règle que l’on peut dire « en ciseaux Â» (règle nĂ©gative + règle positive) aux faits de l’espèce : ici, la dĂ©cision d’ouverture a visĂ© les faits sans les qualifier ni les apprĂ©cier, ce qui conduit le Conseil d’Etat Ă  affirmer que la lecture de cet acte qui ouvre la procĂ©dure « ne saurait objectivement donner Ă  penser Â» que l’AutoritĂ© Ă©tait partiale.

 

53. Que penser d’un tel arrĂŞt, qui est dans la mĂŞme ligne que l’arrĂŞt Habib Bank[26] ? Vu des entreprises, l’on peut ĂŞtre critique. En effet, lorsque l’on utilise la thĂ©orie de « l’impartialitĂ© apparente Â»[27], on se rĂ©fère Ă  l’obligation pour l’organisme de « donner Ă  voir Â» son impartialitĂ© Ă  la partie qui sera sanctionnĂ©e et aux tiers qui regardent la sanction prononcĂ©e. En dĂ©pend la confiance que les entreprises ont dans les AutoritĂ©s de rĂ©gulation.

Or, l’arrĂŞt du 24 juin 2013 fait comme si le destinataire de cette impartialitĂ© qui se donne Ă  voir n’était pas l’entreprise mais le juge du contrĂ´le, c’est-Ă -dire le Conseil d’Etat lui-mĂŞme. Qui ne trouve rien Ă  redire. Dès lors, n’aurait-il mieux pas fallu en rester simplement Ă  la première affirmation selon laquelle, pour le Conseil d’Etat, avoir Ă  la fois le pouvoir d’action et le pouvoir de juger ne posent pas problème ? Il est vrai que la dĂ©cision du Conseil constitutionnel du 7 dĂ©cembre 2011[28] qui dĂ©clare anticonstitutionnelle ce cumul concernant les tribunaux de commerce rend plus difficile une affirmation aussi tranchĂ©e.

 

54. L’arrĂŞt du 24 juin du Conseil d’Etat est encore plus troublant concernant le second grief que la requĂŞte articulait Ă  l’égard de la dĂ©cision de l’AutoritĂ© de concurrence. En effet, toute prise de contrĂ´le donne lieu Ă  une notification obligatoire et l’absence de celle-ci est sanctionnĂ©e par une amende. Mais il est parfois très difficile de savoir s’il y a ou non « prise de contrĂ´le Â», puisqu’il est possible que celle-ci s’opère par des modes non-capitalistiques, par une "influence dĂ©terminante sur la direction de l’entreprise", et d’une façon indirecte. Ainsi, il n’est pas exclu que l’entreprise ne mesure pas elle-mĂŞme qu’elle ait pris le contrĂ´le d’une autre. Dans ces conditions, l’AutoritĂ© dispose de « marges de discrĂ©tion Â» très Ă©levĂ©es, fournies par une notion si variable de l’« influence dĂ©terminante par des moyens indirects Â» sur la direction de l'entreprise.

Ce caractère très souple du standard de référence est d'autant plus préoccupant que l’entreprise encourt des sanctions si elle demeure inactive.

 

55. C’est pourquoi, la requĂŞte en appelait au principe de la lĂ©galitĂ© des dĂ©lits et des peines. Ce fut peine perdue. En effet, tout d’abord, par principe, le Conseil d’Etat rappelle que « le principe de lĂ©galitĂ© des dĂ©lits et des peines… ne fait pas obstacle Ă  ce que des infractions soient dĂ©finies par rĂ©fĂ©rence aux obligations auxquelles est soumise une personne en raison de l’activitĂ© qu’elle exerce, de la profession Ă  laquelle elle appartient ou de l’institution dont elle relève Â». En outre, la loi peut dĂ©finir pour dĂ©clencher l’obligation de notifier (dont l’absence engendrera Ă  son tour la qualification de manquement) la prise de contrĂ´le par rĂ©fĂ©rence Ă  l’influence dĂ©terminante et viser aussi bien le contrĂ´le indirect que le contrĂ´le direct.

 

56. Rien n’est donc retenu de la requĂŞte. Cela est regrettable. En effet, en premier lieu, il faut sanctionner les entreprises et plus un système Ă©conomique est libĂ©ral, plus il fait place au droit pĂ©nal[29]. Mais il faut que les entreprises soient en mesure de comprendre qu’elles sont en situation de manquement. Ici, c’est particulièrement difficile, puisque la sanction s’attache Ă  une obligation de faire, contrairement au droit pĂ©nal classique qui sanctionnait les actes positifs de violation d'une interdiction de faire[30]. Ainsi, en ne faisant rien, l’entreprise ne sait pas si elle est en situation de manquement ou si elle est en situation de conformitĂ©.

 

57. Plus encore, la notion de « contrĂ´le Â» d’une sociĂ©tĂ© est très fluctuante, ne serait-ce que parce que les titres financiers Ă©mis par les sociĂ©tĂ©s sont aujourd’hui sophistiquĂ©s. Ainsi, c’est parfois mĂ©caniquement que les franchissements de seuil s’opèrent, par la transformation des titres financiers. Dès lors, l’entreprise ne sait pas nĂ©cessairement si elle prend le contrĂ´le d’une autre. En outre, quand on lit les textes relatifs Ă  cette obligation de notification Ă  l’AutoritĂ© de concurrence, obligation positive dont la seule absence de rĂ©alisation constitue le manquement sanctionnĂ©[31], le contrĂ´le est « dĂ©fini Â» comme le fait d’avoir une influence dĂ©terminante sur la direction d’une sociĂ©tĂ© et cela peut ĂŞtre indirecte. Cette dĂ©finition correspond certes Ă  l’évolution du droit des sociĂ©tĂ©s et Ă  la notion de contrĂ´le[32] et elle est difficile pour l’entreprise elle-mĂŞme Ă  manier ex ante. En revanche, du fait de ses contours qui se dessinent au cas par cas, elle ouvre Ă  l’AutoritĂ© une marge de manĹ“uvre importante, alors mĂŞme que nous sommes ici en matière de sanction.

 

58. En outre, l’AutoritĂ© utilise ici  son pouvoir, prudemment dĂ©signĂ© ici par le terme neutre de « possibilitĂ© Â»,  d’ouvrir elle-mĂŞme la procĂ©dure ; autant dire qu’elle a utilisĂ© ses marges d’une façon maximale. Mais elle aurait tout aussi bien, soit ne pas considĂ©rer qu’il y avait contrĂ´le, puisque c’est une notion plastique, soit ne pas ouvrir la procĂ©dure, puisqu’elle tient Ă  la fois le pouvoir de juger et le pouvoir de dĂ©clencher.

Que de pouvoirs dans lesquels se glisse de la « discrĂ©tion Â» ! Or, dans une perspective Ă©conomique, l’on recherche des autoritĂ©s de rĂ©gulation qui soient les plus puissantes possibles mais aussi les moins discrĂ©tionnaires possibles.

 

59. Ici, le Conseil d’Etat, dans son arrĂŞt du 24 juin 2013, a encouragĂ© la discrĂ©tion du rĂ©gulateur en matière de rĂ©pression, ce qui paraĂ®t regrettable, car il y a une opposition Ă  ĂŞtre très puissant de droit, ce qu’il convient pour une AutoritĂ© sur un marchĂ©, et ĂŞtre puissant avec des marges de discrĂ©tionnaire et sur le fond et sur la procĂ©dure, ce qu’il ne convient pas pour une AutoritĂ© sur un marchĂ©.

 

60. Un troisième exemple peut ĂŞtre pris par deux arrĂŞts rendus par la première chambre civile de la Cour de cassation le 10 juillet 2013[33]. Un vaccin contre l’hĂ©patite B avait Ă©tĂ© inoculĂ© Ă  une personne Ă  plusieurs reprises. Celle-ci prĂ©senta quelques mois plus tard les symptĂ´mes de la sclĂ©rose en plaque. Elle saisit les tribunaux contre le laboratoire pharmaceutique pour obtenir rĂ©paration. Le cas se règle sous l’empire du rĂ©gime spĂ©cial de la responsabilitĂ© du fait des produits dĂ©fectueux[34].

 

61. La Cour d’appel de Versailles, par un arrĂŞt du 5 avril 2012, pose en premier lieu que l’implication du vaccin est Ă©tablie et qu’ainsi la victime a satisfait Ă  sa charge de prouver le fait gĂ©nĂ©rateur du vaccin dans la survenance de la maladie. Mais en second lieu, la Cour pose que, dans la mesure oĂą ce vaccin a sauvĂ© par ailleurs des milliers de vie, l’on pouvait concevoir qu’il engendre quelques risques de maladies pour quelques personnes. C’est sur cette seconde base que la demande de la victime est rejetĂ©e. Un pourvoi est formĂ©.

 

62. La Cour de cassation casse l’arrĂŞt entrepris sur la base d’un manque de base lĂ©gale. La Cour estime que, dès l’instant que le fait gĂ©nĂ©rateur et l’implication ont Ă©tĂ© estimĂ©s par les juges du fond comme Ă©tant Ă©tablis, elle devait en tirer comme consĂ©quence la responsabilitĂ© du laboratoire[35]. En effet, selon la Cour de cassation, les juges du fond ne peuvent fonder par ailleurs leur dĂ©cision en recourant d’une façon gĂ©nĂ©rale Ă  un calcul coĂ»t/bĂ©nĂ©fice.

 

63. Et voilĂ  comment est balayĂ©e d’un revers de main l’analyse Ă©conomique du droit. L’on peut approuver que la Cour de cassation ait Ă©tĂ© ainsi contrainte par la Cour d’appel de Versailles Ă  Ă©crire noir sur blanc ce qu’elle Ă©crivait jusqu’ici Ă  l’encre sympathique.

 

64. En effet, d’ordinaire tous ces calculs Ă©conomiques de coĂ»t/bĂ©nĂ©fice Ă©taient faits, et par les entreprises pharmaceutiques et par les compagnies d’assurance, et par l’Etat dans sa politique de santĂ©. Les juges faisaient semblant de trancher les litiges comme s’il s’agissait de cas particuliers, tout en sachant qu’ils constituent dans cette matière des signaux perçus comme tels par les agents prĂ©citĂ©s. En s’exprimant en termes gĂ©nĂ©raux de calcul coĂ»t/bĂ©nĂ©fice, la Cour d’appel de Versailles a obligĂ© la Cour de cassation Ă  formuler sa position.

 

65. La position de la Cour de cassation est claire : quel que soit le coĂ»t, dès l’instant qu’une victime pourra avoir le bĂ©nĂ©fice d’une indemnisation, il faudra la lui attribuer. Ainsi, la Cour prĂ©fère l’ex post, Ă  savoir l’indemnisation d’une victime atteinte d’une maladie consĂ©cutive Ă  un vaccin, plutĂ´t que l’ex ante, Ă  savoir la protection d'un maximum de personnes en amont par la politique de vaccination. Le juge estime que les politiques publiques de vaccination, les incitations produites sur les laboratoires pharmaceutiques pour produire les vaccins et les rendre accessibles, soucis d'ex ante, soucis de l'Etat, ne sont pas les siens : la Haute Juridiction, juge du droit, n'est pas une Cour politique. Qu'on se le dise.

 

66. Puisque nous sommes ici dans un cas pur de « coĂ»t social du droit Â»[36], la consĂ©quence Ă©conomique d’un tel arrĂŞt est la suivante : se produira mĂ©caniquement l’accroissement des primes d’assurance payĂ©es par les laboratoires pharmaceutiques, puisque la Cour favorise l'indemnisation de la victime, ce qui est une forme de mutualisation privĂ©e du risque, les compagnies d’assurance calculant les primes par probabilitĂ© et rĂ©partition sur les agents. Ainsi, les entreprises retraitant l’information constituĂ©e par une dĂ©cision ex post en une dĂ©cision ex ante, elles procèdent Ă  l’amplification de l’assurance, laquelle est la courroie d’ajustement du marchĂ© de la responsabilitĂ©. L’arrĂŞt du 13 juillet 2013 a donc dĂ©sincitĂ© l’opĂ©rateur privĂ© Ă  la recherche en mĂŞme temps qu’il a socialisĂ© le risque mĂ©dical. Son effet est donc hautement politique. On ne sait s'il a Ă©tĂ© voulu ou non.

 

 

67. Examinons enfin la dĂ©cision de sanction prononcĂ©e par la Commission des sanctions de l’AutoritĂ© des MarchĂ©s Financiers (A.M.F.) le 4 novembre 2013. Dans cette affaire, un ancien professeur d’universitĂ©, spĂ©cialisĂ© en finance, tient un blog qui porte expressĂ©ment sur les problèmes financiers. En juillet 2011, il publie en français sur son blog un article sur « Les mĂ©canos de la GĂ©nĂ©rale Â». Il y soutient que cette banque prĂ©tend respecter les normes de Bâle III mais qu’il n’en est rien et qu’elle devrait pour y parvenir accroĂ®tre ses fonds propres de 90 milliards d’euros. L’auteur du blog rĂ©itère ses propos dans un second billet dans le mois, dans des termes plus prĂ©cis et plus accusateurs. Il publie un nouveau billet dĂ©but aoĂ»t en langue anglaise. Celui-ci est repris par un blogueur anglais, gestionnaire de fonds. Dans le mĂŞme calendrier, le titre de la SociĂ©tĂ© GĂ©nĂ©rale dĂ©croche en bourse. Le jour de la publication du dernier billet, le titre perd 20% dans la journĂ©e. L’AutoritĂ© des MarchĂ©s Financiers suspend la cotation et ouvre une enquĂŞte sur le titre.

 

68. Une procĂ©dure est par la suite ouverte contre les deux blogueurs pour diffusion d’informations inexactes sur le marchĂ©. Les deux intĂ©ressĂ©s ne daignent pas participer Ă  la procĂ©dure qui se dĂ©roule Ă  leur encontre. In extremis, le blogueur anglais se manifeste pour faire valoir qu’il s’est contentĂ© de recopier les Ă©crits du premier blogueur, et qu’on ne peut donc incriminer ses propos.

 

69. La Commission des sanctions de l’A.M.F prononce une sanction, en soulignant que les deux blogs sont tenus par deux « professionnels de la finance Â», qui se prĂ©sentent eux-mĂŞmes sur leur site comme des experts. A ce titre, la Commission estime qu'on peut particulièrement leur reprocher l’inexactitude technique de leurs Ă©crits. Ainsi, la dĂ©fense consistant Ă  soutenir que l’auteur s’est contentĂ© de recopier est - souligne la dĂ©cision de la Commission - particulièrement malvenue de la part de quelqu’un qui se veut un expert reconnu.

 

70. Cette dĂ©cision est particulièrement heureuse, non pas tant par ce qu’elle dit expressĂ©ment mais parce qu’elle sous-entend.

 

71. En effet, en premier lieu, la Commission des sanctions prend directement l’information lĂ  oĂą elle est Ă©mise, voyant en transparence[37]. Dès lors, affirmer que les agissements sur Internet ne peuvent ĂŞtre atteints, comme si Internet formait un « autre monde Â» ou une sorte de « mur d’immunitĂ© Â» est faux. Il suffit que le juge de l’AutoritĂ©, ici la Commission des sanctions, plonge le bras et se saisisse de ce qui se passe sur les blogs.

 

72. En second lieu, la Commission des sanctions utilise implicitement la thĂ©orie Ă©conomique de la notoriĂ©tĂ©. En effet, l’on pourrait soutenir que l’émission d’une opinion ne peut constituer un manquement et l’on pourrait se demander si aux Etats-Unis, Ă  l’ombre du Premier Amendement, une telle sanction serait admissible, alors qu’on a le droit de « tout dire Â». Mais l’un et l’autre des blogueurs, et c’est l’argument principal de la Commission, sont des « experts Â» : l’un est professeur d’universitĂ© en finance, l’autre est gestionnaire de fonds. Ils veulent que le marchĂ© les accrĂ©dite comme des experts, qu’ils acquièrent de la notoriĂ©tĂ© Ă  ce titre, et la puissance qui s’y attache. Cela explique par exemple qu’à partir d’un certain moment les billets sont Ă©crits en anglais et non plus en français.

 

73. Mais si l’on joue Ă  l’expert, alors l’on se doit de ne pas Ă©crire comme un journaliste. Le titre mĂŞme du billet, un billet valant aujourd’hui parfois davantage qu’un article sauf si celui-ci paraĂ®t dans le F.T., qui est le J.O. de la finance, Ă  savoir « les mĂ©canos de la GĂ©nĂ©rale Â», montre dĂ©jĂ  le dĂ©calage entre celui qui se prĂ©vaut expressĂ©ment du sĂ©rieux de ses titres (professeur, gestionnaire de fonds) et du caractère accrocheur du billet.

 

74. Il est d’ailleurs remarquable que si la sanction est faible, alors mĂŞme que le prĂ©judice subi par la banque a Ă©tĂ© considĂ©rable, la Commission des sanctions frappe lĂ  oĂą cela fait mal. Tout d’abord, elle laisse les noms propres des deux intĂ©ressĂ©s intĂ©gralement reproduits dans sa dĂ©cision et ne les couvre pas de l’anonymat d’une initiale. Ensuite, elle produit un communiquĂ© de presse pour que cette dĂ©cision soit connue de tous. Message aux professeurs d’universitĂ© blogueurs…

 

75. Cette dĂ©cision est donc parfaitement adĂ©quate, au regard des besoins des marchĂ©s et des entreprises, dans l’application des textes, dans l’indiffĂ©rence de cette spĂ©cificitĂ© d’Internet que l’on brandit souvent, dans le choix de la sanction.

 

76. En conclusion, il apparaĂ®t de ce tour rapide qu’il ne faut jamais se contenter de propos gĂ©nĂ©raux. Il conviendrait certes de demander Ă  tous les organismes qui ont le pouvoir d’engendrer des contraintes, dont l'exercice entre dans le calcul par les entreprises de leurs coĂ»ts, d’avoir une « jurisprudence Â», c’est-Ă -dire une doctrine, car l’essentiel pour l’entreprise est de pouvoir faire ce calcul, pas d’avoir du droit le moins cher possible. Mais il convient aussi de prendre les dĂ©cisions une Ă  une, quelle que soit leur source, quelle que soit leur solution, pour en apprĂ©cier concrètement leur pertinence Ă©conomique et leur cohĂ©rence au regard de la doctrine. Dans un monde idĂ©al, il faudrait que toutes les dĂ©cisions soient pertinentes en elles-mĂŞmes et cohĂ©rentes avec une doctrine de l’organe qui les adopte, et que toutes les doctrines des organes convergent elles-mĂŞmes dans une doctrine gĂ©nĂ©rale. Mais cela, c’est une visĂ©e idĂ©ale. En tout cas, elle ne correspond en rien Ă  un droit moins sĂ©vère ou moins cher. En tout cas, penser de cette façon permettrait aux juridictions et aux autoritĂ©s, si elles y procĂ©daient, de disposer d’une sorte de « tableau de bord Â».

 

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[1] G. Canivet, M. Klein, M.-A. Frison-Roche (dir.), Mesurer l’efficacitĂ© Ă©conomique du droit, coll « Droit et Economie Â», LGDJ, 2005, 148 p.

[2] Ch. Mouly, Le revirement pour l’avenir, J.C.P., 1994, I, 3776. Depuis les juges adoptent des dispositifs pour limiter les effets de leurs dĂ©cisions Ă  l'avenir, prenant acte du fait qu'ils produisent une "jurisprudence", par un mouvement normatif. Sur une comparaison de la Civil Law et de la Common Law en la matière, essentiellement appuyĂ©e sur la jurisprudence de la Cour de cassation italienne, v. E. Calzolajo, Le rĂ´le de la jurisprudence dans la comparaison Civil Law - Common Law, Petites Affiches, 27 fĂ©vrier 2014, p.7-15.

[3] W. Baranès et M.-A. Frison-Roche, Le principe constitutionnel de l’accessibilitĂ© et d’intelligibilitĂ© de la loiD2000, chron., p.361-368.

[4] CEDH 31 mars 2005, Matheus c/France, N°63740/00.

[5] P. Cahuc, Les juges et l’économie : une dĂ©fiance française, Institut Montaigne, dĂ©cembre 2012.

[6] M. Prada, Rapport sur certains facteurs de renforcement de la compĂ©titivitĂ© juridique de la place de Paris, Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie et Ministère de la Justice, mars 2011.

[7] E. Wasmer, A. Trannoy, La politique du logement locatif, note n°10, octobre 2013.

[8] V. par ex. l’ouvrage dirigĂ© par Dany Cohen, comprenant des contributions aussi bien d’économistes que de juristes, Droit et Economie du procèscoll. « Droit et Economie Â», LGDJ, 2010, 268 p.

[9] V., par ex. V. SĂ©linsky, La conquĂŞte des droits de la dĂ©fense dans le cadre des poursuites pour pratiques anticoncurrentielles, in Etudes Ă  la mĂ©moire de Fernand-Charles Jeantet, LexisNexis, 2010, p.439-449.

[10] M.-A. Frison-Roche, Le couple Ex Ante - Ex Post, justificatif d’un droit spĂ©cifique et propre de, la rĂ©gulationin M.-A. Frison-Roche (dir.), Les engagements dans les systèmes de rĂ©gulations, coll. « Droit et Economie de la RĂ©gulation Â», vol.4, Presses de Sciences Po / Dalloz, 2006, p.33-48.

[11] Travaux de l’Association Henri Capitant, JournĂ©e Nationale, tome III, Limoges, 1998, LGDJ, 121 p.

[12] V. V. Magnier, La gouvernance des grandes sociĂ©tĂ©s : la règle de droit Ă©tatique dĂ©passĂ©e par la soft law ?, ce volume.

[13] Rapport du Conseil d’Etat sous la direction de Philippe Martin sur la rĂ©daction des dĂ©cisions de la juridiction administrative, mai 2012.

[14] F. TerrĂ©, Introduction gĂ©nĂ©rale au droit, 9ième Ă©d., PrĂ©cis Dalloz, 2012, n°531, p.456.

[15] R. Posner, How judges think, Harvard University Press, 2008,377 p., spĂ©c. le chapitre consacrĂ© Ă  la Cour supreme : “The Suprem Court Is a Political Court”, p.269-323.

[16] Monsanto Co. v/ Geertson Seed FarmsDe nouveau, en septembre 2013, des fermiers ont portĂ© un cas devant la Cour suprĂŞme pour contester cette fois-ci les brevets mĂŞmes dĂ©tenus par Monsanto (dĂ©pĂŞche Reuters du 5 septembre 2013).

[17] Sur l’opportunitĂ© qu’il y aurait Ă  adopter cette technique procĂ©durale en France et les timides avancĂ©es, soit par les textes devant les juridictions administratives, soit Ă  l’initiative des juridictions dans les autres cas, v. Experts et procĂ©dure : l’amicus curiaeRevue de droit d’Assas, octobre 2012.

[18] Sur l’ensemble de ces questions Ă  propos desquelles les entreprises ont besoin d’une doctrine cohĂ©rente de la part des juridictions, v. Experts et procĂ©dure : l’amicus curiaeprĂ©c.

[19]O. Blanchard et J. Tirole, Protection de l’emploi et procĂ©dure de licenciement, rapport du Conseil d’Analyse Economique auprès du Premier Ministre, octobre 2003, rapport n°44.

[20] Le droit aussi est un jeu, et les entreprises sont manĹ“uvrières. Sur la description de celui, v. Carbonnier, la quatrième partie de la collection de ses articles, Ă  savoir Flexible droit, partie qu’il a intitulĂ©e « Jeux de droit Â» (p.413 s.). On pourra lire plus particulièrement « Caractères juridiques Â» (p.415-433)

[21] Les risk managers ont l’habitude de calculer la corruption, notamment pour faire des investissements Ă  long terme dans certains pays, mais Ă  partir d’un certain niveau, cela n’est plus calculable.

[22] V., par ex., N. Guerrero, InterdĂ©pendance contractuelle : la commune intention des parties est Ă©cartĂ©e, Gaz. Pal., 13 juin 2013 ; L. Le Mesle, L’interdĂ©pendance des contrats, Revue des Contrats, 1er juillet 2013 ; S. Chassagnard, InterdĂ©pendance contractuelle et clause de divisibilitĂ©, Petites Affiches, 25 octobre 2013 ; J. Attard, Mise en Ă©chec d’une clause de divisibilitĂ© dans un ensemble contractuel comportant une location financière : la bonne solution ?, Les Petites Affiches, 14 novembre 2013.

[23] P. Didier, Brèves notes sur le contrat-organisation, in MĂ©langes en l’honneur de François TerrĂ©,L’avenir du droit, Dalloz - PUF - Editions du Juris-classeur, 1999, p.635-642.

[24] ArrĂŞt rendu par la 9ème et 10ème sous-section rĂ©unies, SociĂ©tĂ© Colruyt France, N°360949, publiĂ© au Bulletin

[25] Les juges ont utilisĂ© le terme « possibilitĂ© Â», ce qui leur Ă©vite d’une part d’entrer dans la querelle de savoir si l’action en justice est un droit ou un pouvoir, et leur permet d’autre part de ne pas avoir Ă  affirmer qu’un mĂŞme organisme cumule un droit (ce qu’est dĂ©sormais l’action en justice) et un pouvoir (ce que demeurer l’office de statuer sur la prĂ©tention). Ainsi, en utilisant le terme imprĂ©cis de « possibilitĂ© Â» et en faisant l’économie des qualifications juridiques, le Conseil d’Etat n’entre pas dans davantage de difficultĂ©s Ă  justifier sa position.

[26] C.E., 20 octobre 2000, Habib Bank, JCP 2000, II, 142, concl. F. Lamy.

[27] A propos des rĂ©gulateurs et notamment Ă  propos du droit d’action, v. M.-A. Frison-Roche, QPC, autoritĂ©s de concurrence, autoritĂ©s de rĂ©gulation Ă©conomique et financières : perspectives institutionnellesin M. Roussille (dir.), QPC et droit des affaires : premiers regards, Petites Affiches, n° spĂ©c., n°194, 29 sept. 2011, p.25-35.

[28] M.-A. Frison-Roche, Principe d’impartialitĂ© et droit d’auto-saisine de celui qui juge, D.2013, chron., p.28-33.

[29] Ch. Fried, LibĂ©ralisme et droit pĂ©nal, in Les enjeux de la pĂ©nalisation de la vie Ă©conomique, coll. « Thèmes et Commentaires Â», Dalloz, 1997, p.101-108.

[30] J.-H. Robert, La pĂ©nalisation des matières juridiques techniques : l’exemple du droit de l’environnement, in Les enjeux de la pĂ©nalisation de la vie Ă©conomique, prĂ©c., p.57-60.

[31] Sur le caractère peu conforme au droit pĂ©nal classique d’assortir d’une sanction une obligation positive, v. supra. Mais cela est courant en droit Ă©conomique, dans lequel l’on utilise la rĂ©pression comme un outil d’enforcement.

[32] V. par ex. F. Ledentu, Système de gouvernance d’entreprise et prĂ©sence d’actionnaires de contrĂ´le : le cas suisse, UniversitĂ© de Fribourg, 2008. La thèse de rĂ©fĂ©rence est celle de Marie-Pierre Blin-Franchomme, Essai sur la notion de contrĂ´le en droit des affaires (droit interne - droit communautaire), UniversitĂ© des sciences sociales de Toulouse, 1998, 576 p.

[33] Mme X., pourvoi n°12-21314.

[34] Article 1386-1 et s. du Code civil.

[35] On sait que le manque de base lĂ©gale sanctionne une erreur des juges du fond dans le raisonnement probatoire cf. H. Motusky, Le « manque de base lĂ©gale Â», pierre de touche de la technique juridique, JCP 1948, I, 775, reprint in Ecrits, tome 1, Etudes et notes de procĂ©dure civile, Dalloz, 1973, p.31-37.

[36] R. Coase, The Problem of Social Cost, Journal of Law and Economics, University of Viriginia, Vol.3, oct. 1960, p.1-44.

[37] Comme la chambre mixte de la Cour de cassation vit en transparence des Ă©crits l’indivisibilitĂ© contractuelle (v. supra).

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