Enseignement : Grandes Questions du Droit
Sciences Po, semestre automne 2013
La personnalité est certes abstraitement l’aptitude à être titulaire de droits et d’obligations, mais elle est aussi intime de l’être humain. C'est pourquoi il faut tout d'abord mesurer les enjeux à être reconnu "personne juridique". Or, classiquement, en raison de la plasticité de la notion, y prétendent non seulement les personnes civiles mais les personnes morales. Aujourd'hui, on le revendique aussi pour les animaux ou la nature. D'ailleurs, beaucoup préfère viser les "êtres humaines" et non pas les personnes civiles, ce qui renvoient aux différentes catégories d'êtres humains et fait paraître dans le droit le corps humain. Ainsi, les personnes analysées juridiquement en situation se voient reconnaitre des droits fondamentaux qui s’étendent et se multiplient et dont le cœur du système est « le droit au droit ». Mais les droits fondamentaux changent aussi de nature, en ce qu’ils se reconceptualisent à travers la catégorie des droits de l’homme altruistes.
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Dans une perspective classique, caractérisée par son abstraction, la personnalité se définit comme l’aptitude à être titulaire de droits et d’obligations, d’être engagé (responsabilité) et de s’engager (contrat). Ainsi, la personne est appréhendée à travers le droit des obligations, tandis que le droit des contrats n’est lui-même saisi que comme un mode de transmission des biens. C'est pourquoi dans la conception juridique traditionnelle, la matière-reine du droit classique est le droit des biens, avec ce paradoxe que le bien le plus évident et précieux, à savoir le corps des êtres humains y est oblitéré. C'est pourquoi le droit des biens est une branche du droit qui demeure traditionnelle, les exemples pris sont ceux des champs, des arbres et des maisons, alors que les réalités sont les produits financiers, les brevets et les contrats d'assurance-vie, biens dont le droit actuel a beaucoup de mal à rendre compte.
Mais, comme nous l’avons vu dans les prolégomènes (v. cours n°2), le droit dispose du pouvoir de créer de l’artificiel qui, du fait de la normativité du droit, en raison de sa source, devient du réel. Pourtant, il est dangereux que, par l’usage de sa normativité, le droit en vienne à dire le contraire de la réalité concrète qui lui préexiste. Ainsi, le droit peut sans doute dire que les groupements de personnes physiques sont eux-mêmes des personnes (personnes morales), mais pourrait-il dire que la nature est une personne ("Dame Nature") ?
En effet, l'on doit distinguer parmi les "prétendants" à la personnalité juridique. Puisque la "personne" est synonyme de "sujet de droit", c'est-à-dire de titularité de droits et d'obligations, la "personne" est une invention du droit : la personne est un artefact.
Si l'on en reste là, la notion est dangereuse, car c'est alors les sources légitimes du droit objectif qui ont fait entrer des phénomènes dans la qualification "personne", par exemple des êtres humains (mais par exemple uniquement à partir du moment où ils sont nés) ou par exemple des organisations (par exemple des associations, l'Etat ou des sociétés commerciales). Mais ce qui a été donné peut être repris. Ainsi, les sources légitimes du droit objectif sont, ou pourraient, tout aussi bien arrêter cette sumsomption du phénomène dans la catégorie juridique "personne" : par exemple, dire que lorsque la personne physique a un corps qui a cessé de fonctionner, parce qu'il y a un double encéphalogramme plat, alors le phénomène quitte la catégorie "personne" pour entrer dans la catégorie "chose", à savoir "cadavre". Mais l'on peut aller dans des cas plus compliqués. Par exemple, lorsque l'être humain est en état de coma dépassé et que son corps ne fonctionne que par des machines ? Lorsque l'être est en état de coma dépassé et que son corps fonctionne, même lorsque l'on débranche les machines ? Doit-on raisonner par principes ? par casuistique ?
La dispute doctrinale, puis jurisprudentielle, autour de la naturalité ou de l’artificialité de la personnalité, s’est posée calmement à propos des groupements. Elle trouve un nouvel enjeu à propos du corps humain.
En ce qui concerne les groupements de personnes, la majorité de la doctrine considérait que seules les personnes physiques membres du groupement étaient "naturellement" titulaires de la personnalité juridique, le groupement lui même ne pouvant être une personne, c’est-à-dire un sujet de droit, c’est-à-dire un titulaire de droits et d’obligations, que si et seulement si le législateur l’avait prévu.
En effet, un groupement n’ayant pas une réalité corporelle et vivante, seule la loi, par sa souveraineté normative détenue par un législateur rousseauiste, pouvait lui conférer cette personnalité. Ce courant de pensée prenait la forme de la théorie dite de « la fiction de la personnalité morale », puisque seul le législateur peut prendre distance par rapport à la réalité concrète des choses et créer des fictions. Nous l’avons vu à propos des dispenses de preuve (voir cours n°9).
Ainsi, la loi a attribué aux comités d’entreprise la personnalité morale, ce qui leur rend apte à être responsable et à exercer des droits, par exemple celui de saisir un juge. Mais le législateur n’avait rien prévu pour les comités d’établissement, plus petits que les comités d’entreprise. Dans l’affaire Comité d’établissement Saint-Chamond, ce groupement de salariés voulut agir contre un fournisseur. Celui-ci s’y opposa en évoquant l’absence de personnalité du comité d’établissement. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 18 janvier 1954, consacra pourtant la personnalité morale en estimant que celle-ci n’est pas une création de la loi mais appartient à tout groupement pourvu d’une possibilité d’expression collective. Par cet arrêt, la doctrine estime qu’a été reconnue d’une façon prétorienne, la thèse de la "réalité de la personnalité morale".
La question demeure non plus pour des entités plus petites que des entreprises mais pour des entités plus grandes que celles-ci, à savoir les groupes de société. Ces groupes sont constitués de personnes morales distinctes les unes des autres mais reliées entre elles par des participations ou des contrats. La jurisprudence refuse de voir dans les groupes des personnes morales.
Mais si la jurisprudence ne cristallise pas ces liens observés dans les groupes par cette situation de droit que serait la personnalité juridique, elle tire toute conséquence de la situation de fait que ces liens constituent néanmoins. En effet, si l’une des sociétés, le plus souvent la société-mère, par exemple la holding, contrôle complètement une filiale, le juge aura tendance à considérer qu’elle en est le gérant de fait ou qu’elle peut être responsable des dommages que sa filiale a causés. Il demeure qu’alors que le droit des sociétés organise très soigneusement le fonctionnement des sociétés à travers des organes, par exemple le conseil d’administration et l’assemblée générale, l’absence de personnalité morale des groupes, permet à ceux qui les contrôlent de fait et les manœuvrent de prendre des décisions de fait à travers par exemple des comités exécutifs (« comex »), que la législation ignore.
L’évolution du droit de la personnalité l’a conduit à dévoiler petit à petit le corps humain sous le masque de la personne. La question est évolutive parce que d’une part les techniques qui portent sur le corps humain progresse à la fois dans leur danger et dans leur bienfait et parce que d’autre part les mœurs évoluent à propos du statut du corps humain et de sa disponibilité (par exemple l’acceptation de la mort, le désir de la mort, etc.).
Pour prendre une première question débattue, à savoir celle de la « maternité de substitution », l’article 16-7 du Code civil reprend la jurisprudence en posant la nullité de toute convention de gestation pour autrui (voir cours n°4 et 7). La jurisprudence demeure très ferme puisque, après l’arrêt d’assemblée plénière du 31 mai 1991, dans un arrêt très remarqué de sa première chambre civile, la Cour de cassation, le 17 décembre 2008, a posé que le ministère public justifie d’un intérêt à agir pour faire annuler la transcription en France d’un acte d’état civil établi en Californie, quand les énonciations de cet acte établissent une telle convention. Il n’est pas acquis que les mœurs ne seront pas plus puissantes que cette fermeté législative et jurisprudentielle, recevant l’appui de l’Etat et du ministère public (voir cours n°2).
Une question également renouvelée est celle de l’identité sexuelle. Il convient de l’examiner à travers la question plus générale du rapport entre le droit et la nature, le droit et la réalité, le droit et la vérité scientifique.
Pendant longtemps et pour des raisons simples, l’identité sexuel juridique a été liée à la « nature », ce qu’elle découlait de l’apparence physique que l’être humain avait à la naissance, soit garçon, soit fille. Si un être humain portait des habits de l’autre sexe, ou était homosexuel, le droit ne remettait par autant en cause son identité sexuelle, pouvant même considérer son comportement comme contraire au droit, le travestissement étant par exemple interdit, saut le jour du carnaval.
Une première difficulté est venue des progrès de la science médicale qui a opéré une première remise en cause physique de l’identité sexuelle, identité qui s’établit non plus seulement en référence à l’apparence physique à la naissance mais encore, voire en priorité, à l’identité chromosomique. Or, les deux peuvent être dissemblables. Lorsque l’être humain né sous une apparence s’aperçoit plus tard qu’il appartient du point de vue chromosomique à l’autre sexe, peut-il demander la rectification de son état civil ?
Le droit a distingué entre le nom patronymique et le prénom. Le prénom n’est que l’appellation familière de l’individu qui l’identifiera comme une personne particulière dans le groupe familiale. En cela l’Etat est peu concerné. En revanche, le nom patronymique, dit encore « nom de famille » exprime l’appartenance au groupe familiale, ce qui concerne l’Etat, de la même façon que l’identité sexuelle concerne l’Etat car le prénom féminin ou masculin n’est qu’un mode d’identité familière donc ne relevant que de l’intérêt de l’individu alors que l’identité sexuelle interfère avec l’intérêt supérieur du groupe social, car il assigne la personne son aptitude à se marier avec d’autres individus (principe d’hétérosexualité du mariage) et d’avoir des enfants reconnus par la société.
C’est pourquoi le droit reconnaît aisément dans le cas d’une rupture entre identité sexuelle d’apparence et identité sexuelle chromosomique un changement de prénom, prononcé par le juge judiciaire car l’individu y a un « intérêt légitime », mais refus tout changement d’identité sexuelle (homme ou femme), car l’Etat est concerné.
Une seconde difficulté est venue non plus des progrès de la science neurologique mais de la science psychiatrique. En effet, celle-ci a distingué l’homosexualité alliée au travestissement et le transsexualisme : le transsexualisme correspond à un état psychologique profond et permanent par lequel une personne estime depuis toujours appartenir à l’autre sexe que celui dont elle a l’apparence physique.
Dans ce cas, à la fois particulier et rare, les personnes se soumettent assez souvent à une opération chirurgicale pour recouvrer une apparence physique correspondant à ce qu’elles estiment être leur effective identité sexuelle. Un transsexuel a saisi le juge judiciaire d’un refus opposé par l’officier d’état civil de modifier son état civil.
La première chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 21 mai 1990, a maintenu l’impossibilité de modifier la mention initiale de l’identité sexuelle car l’état des personnes est indisponible à celle-ci. La personne a saisi la Cour européenne des droits de l’homme, dans un arrêt du 25 mars 1992, a condamné la France en raison de la position que celle-ci avait prise par cette jurisprudence précitée, car elle violait le droit à l’épanouissement personnelle du transsexuel dans sa vie sociale.
Le droit national, bien que non juridiquement contraint en tint compte, puisque la Cour de cassation, par un arrêt d’assemblée plénière réunie sur premier pourvoi, en date du 11 décembre 1992, reconnut le droit pour le transsexuel de faire modifier la mention de son identité sexuelle sur son état civil, dès l’instant que les experts psychiatres avaient validé sa véritable situation.
Actuellement, les législations évoluent. Elles ne vont plus vers plus de prise en considération par le droit de la nature (apparence physique, identité chromosomique, identité psychologique) mais au contraire vers le pouvoir d’abstraction du droit (voir cours n°3). En effet, penser les personnes juridiques physiques comme étant soit des hommes, soit des femmes, c’est rendre la qualification implicitement dépendante de la nature physique du corps humain. Or, la personnalité juridique des être humains n’est pas différente de celle des personnes morales : en tant qu’il s’agit d’une titularité de droits et d’obligations conçus dans l’ordre normatif juridique, elle est artificielle (voir cours n°3).
C’est pourquoi la loi australienne du 15 septembre 2011 permet désormais aux être humains de mettre sur les passeports qu’ils sont soit un homme, soit une femme, soit X, c’est-à-dire un être humain n’entrant pas dans l’une de ces catégories. Plus encore, le Royaume-Uni envisage de supprimer la mention de l’identité sexuelle sur les passeports, le droit étant comme l’histoire (voir cours n°2) fait de balancement, l’évolution vient ici d’un recours à l’abstraction juridique : « la femme devient un homme comme un autre ».
Il n’est pas évident en politique législative que cela doive être à approuver. En effet, biologiquement le corps des femmes porte les enfants et pas celui des hommes. Le droit du travail, droit concret, tient compte de la différence physique entre les hommes et les femmes, mais il est remarquable que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui veille à l’efficacité du marché concurrentiel par une vision abstraite des biens qui s’y échangent et des personnes qui y travaillent, en a une conception abstraite. La Cour a ainsi déclaré contraire au principe d’égalité la législation protectrice prohibant le travail de nuit pour les femmes.
Mais d’une façon générale, le système juridique se détache de plus en plus d’une conception de la personnalité comme titularité de droits et d’obligations pour s’occuper directement des être humains concrets et de la situation dans laquelle elle se trouve.
C’est ce pragmatisme et ce souci concret qui a justifié l’essor des droits fondamentaux, lesquels se réfèrent à la considération pour des « personnes situées ».
Dans cette perspective, des distinctions de base du droit traditionnel sont perçues comme inadéquates. Ainsi en est-il de la séparation abrupte entre la minorité et la majorité, séparant d’un instant l’incapacité du mineur et la capacité du majeur. Le droit de plus en plus y substitue un continuum, parce que les êtres humains de 17 ans cessent d’être des enfants, ont souvent des vies d’adulte, et bien des majeurs ont perdu leur indépendance en raison d’un grand âge. Le droit des enfants, y compris dans le droit pénal qui se détache de plus en plus du principe classique de l’irresponsabilité jusqu’à 13 ans (cf. projet actuel d’un "Code pénal des mineurs") se construit sur une gradation des âges, parce que les mineurs travaillent, sont des consommateurs, vivent en concubinage, etc. A l’inverse, le droit n’arrive pas à construire un "droit des vieux", le "droit de la vieillesse" ayant été évoqué par le professeur Gérard Lyon-Caen, spécialiste du droit du travail, droit concret.
Par nature, le droit prend les personnes dans leur dimension concret lorsque leur corps devient malade. Ainsi, le droit ouvre des droits spécifiques aux malades, à travers la loi du 22 avril 2005 (lire les extraits de la loi insérée en documentation). Il commence à reconnaître des droits spécifiques pour les personnes privées de leur liberté du fait de leur maladie, les personnes aliénées. Le Conseil constitutionnel, donnant raison à Michel Foucault, 30 ans après Surveiller et punir, veille à ce que les droits des personnes internées soient préservées.
L’on peut encore se demander si, dans cette perspective concrète qui justifie la multiplication des droits, il convient de construit un "droit des femmes", alors que certaines thèses féministes affirment qu’il convient de masquer leur singularité biologique. Les règles de parité ne sont pour l’instant admises qu’en matière d’élections politiques. On y songe dans les conseils d’administration de sociétés cotées. La justification est très ambiguë : est-ce pour redresser une injustice ? est-ce parce que les femmes apportent une autre compétence ?
D’un point de vue plus générale, cette multiplication par le législateur, qui prend en considération l’être humain situé et lui offre en conséquence de très nombreux droits fondamentaux et non plus seulement des libertés dans des espaces vides et gardés par le droit, entraîne une "pulvérisation des droits subjectifs" (expression du doyen Carbonnier).
Or, si l’on reprend la question du rôle respectif du législateur et du juge, c’est au juge d’apprécier, par la casuistique, les situations concrètes des personnes particulières tandis que le législateur doit formuler des règles générales concernant des êtres abstraits que sont les sujets de droit : on voit ici qu’il y a inversion des rôles, voire des statuts, puisque le législateur est devenu sociologue, assistante sociale et thérapeute, Par un mouvement de balancier, le juge se met à émettre des principes abstraits, par des arrêts de principe, qui sont de fait des arrêts de règlement.
Le système juridique va donc évoluer dans sa construction même, en mettant en son sens les libertés publiques et les droits fondamentaux. Les libertés publiques se rattachent à l’espace politique et, en lien plus direct avec la démocratie, sont nées plus précocement. Les droits fondamentaux sont aujourd’hui en pleine expansion.
On assiste à une sorte de "distribution" à la fois jurisprudentielle et législative des droits fondamentaux. Ainsi, tous les principes objectifs sont accrochés par des "droits à...". Le principe constitutionnel de la présomption d’innocence devient "le droit à la présomption d’innocence". Le principe de dignité de la personne humaine visé par l’article 16 du Code civil est analysé comme un "droit à la dignité".
Cette subjectivité des principes objectifs transformés en droits fondamentaux (v. cours n°3) permet aux personnes de rendre les principes directement opposable aux tiers, notamment à l’Etat, à leur bénéfice. En outre, comme il s’agit de droits fondamentaux préexistant, les lois ne font que les déclarer, elles ne les établissent pas. C’est pourquoi le Conseil d’Etat, dans l’affaire dite du lancer de nains, par un arrêt du 27 octobre 1995 a déclaré ce contrat contraire à l’ordre public, alors même que le nain avait librement exprimé sa volonté de contracter, en ce que le contrat était contraire à la dignité de la personne.
La notion plus générale d’humanité n’en est pas moins concrète. Elle exprime tout d’abord l’idée, platonicienne, que tout être humain, quel qu’il soit et quelle que soit sa situation, exprime l’humanité et qu’il ne peut y être porté atteinte. C’est ce socle auquel se réfère la notion de dignité, qui caractérise la personne physique davantage que ne peut le faire désormais son opposition traditionnelle aux choses, puisque le corps de l’être humain est lui-même une chose, sécable et indéfiniment remplaçable par pièces (Jean-Pierre Baud).
En second lieu, elle exprime l’idée que l’humanité toute entière est atteinte lorsqu’il y a un traitement "inhumain" faite à une population civile (notion de génocide). Cette notion nouvelle est advenue par les crimes contre l’humanité. Comme il s’agit de comportements humains inhumains, les règles du droit s’inversent : c’est ainsi que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles, alors que le droit à l’oubli est un droit fondamental.
Malgré ce phénomène précité de pulvérisation du système juridiques en droits subjectifs, qui pourrait faire penser que le système est soumis à une force centrifuge, il est en réalité dans le même temps recentré non seulement sur un bloc de droits fondamentaux (lequel recoupe largement le bloc de constitutionnalité et le préambule de la Constitution) mais encore le premier des droits, à savoir le « droit au droit ».
En effet, si l’on considère que le système est fait pour les personnes concrètes, que, pour reprendre la formule de Portalis « la loi est faite pour les hommes, et non pas les hommes pour la loi », il faut qu’effectivement les personnes puissent bénéficier du droit objectif et revendiquer leurs droits subjectifs. Sinon, le système ne sert à rien : on ne peut même plus dire qu’il est « positif » (voir cours n°3).
Pour cela, il faut tout d’abord que toutes les personnes comprennent le droit. Nous sommes très loin du compte. Certes, depuis toujours le système juridique comprend la règle « nul n’est censé ignorer la loi » cette formule n’a jamais désigné pour le citoyen la nécessité de connaître a loi. Elle désigne une règle de procédure selon laquelle une partie ne peut pas justifier d’une violation de la loi par une méconnaissance qu’elle en aurait eue ; ainsi l’ignorance de la loi n’est pas un fait justification recevable. Cela ne signifie pas qu’il faut connaître la loi.
Pourtant des politiques publiques ont soutenu que dans une démocratie où le droit prend une place grandissante, où le citoyen a désormais l’arme juridique (revendication de son droit) à côté de l’arme politique (vote, débat, manifestation), il convient que le citoyen connaisse un peu ses droits. Cela est d’autant plus vrai que la personne est faible, par exemple qu’il s’agisse des victimes, voulant concrétiser leur droit à obtenir réparation, mais ne connaissant pas même son existence, ou lorsqu’il s’agit d’enfants, maintenant que la convention de New-York du 26 janvier 1990 leur a reconnu des droits spécifiques, convention à laquelle le juge français a donné un effet direct en droit interne.
Pour que ce droit au droit soit effectif, deux conditions doivent être remplies, l’une quant à l’objet à connaître, l’autre quant à la personne voulant y accéder. Quant à la première condition, la loi doit être accessible et intelligible. Le Conseil constitutionnel eut l’occasion de formuler cet objectif à valeur constitutionnelle dans sa décision du 16 décembre 1999, relative à la loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnance, à l’adoption de la partie législative de certains codes. L’on évoque régulièrement l’opportunité qu’il y aurait à inculquer du droit au stade de l’enseignement secondaire.
Mais nous avons vu, notamment en suivant la démonstration faite par Motulsky (voir cours n°7), que le droit est concrétisé par le juge. Dès lors, pour que le droit que la personne a au droit soit effectif, il faut qu’elle dispose corrélativement d’un « droit au juge ». Ce droit au juge a été estimé à ce point fondamental, que le Conseil constitutionnel y a vu la garantie des droits et par référence à l’article 16 de la déclaration de 1789, ce droit au recours doit exister, faute de quoi il n’y a plus de Constitution, c’est-à-dire, puisque celle-ci en est la norme fondamentale, plus de système juridique (voir cours n°7). Mais l’accès à la justice coûte cher.
C’est pourquoi, le principe de la gratuité de la justice s’impose. Celui-ci peut paraître concrètement inadéquat car les parties au procès ne sont dispensés que des coûts administratifs du procès, seule la machine juridictionnelle est gratuite, alors que les plaideurs doivent payer leurs avocats. Le système se contente donc de rendre la justice française misérable, sans moyen et inefficace, les procès étant traités avec lenteur, ce handicap s’associant à un refus au nom de valeur d’une conception plus managériale de l’institution.
Nous verrons ainsi sur quoi va déboucher la transmission qu’a opéré le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 21 septembre 2011, d’une question prioritaire de constitutionnalité concernant une disposition de la loi de finance rectificative qui a prévu que les bénéficiaires de toute aide juridictionnelle devrait désormais payer en franchise un droit de plaidoirie de 8,84 euros. Le Conseil d’Etat estime que la question d’une éventuelle contrariété de cette disposition fiscale avec le droit constitutionnel au recours est sérieuse et la renvoie donc devant le Conseil constitutionnel. Mais ce dernier posa dans une décision du 25 novembre 2011 que cette mesure était conforme à la Constitution.
La généralisation et l’ampleur de cette aide juridictionnelle est tout à la fois l’heureuse volonté de l’Etat de se soumettre effectivement à son devoir de protection juridictionnelle mais en premier lieu, il achève de le rendre incapable financièrement de rendre disponible aux justiciables une justice efficace. Les justiciables riches se tournent alors vers l’arbitrage, justice non seulement « pour riche » mais encore secrète, ce qui est certes un élément d'attractivité économique de la place de Paris mais une faiblesse politique.
En outre, la France compte désormais compte désormais plus de 50.000 avocats dont plus de la moitié exerce en région parisienne. L’on estime que la moitié tire leur ressource des aides juridictionnelles. Ils deviennent alors dépendant de l’Etat alors qu’ontologiquement les avocats ont pour fonction politique et sociale de résister à l’Etat. Ce qu’ils n’ont plus les moyens de faire. Cela pose donc un problème politique.
D’une façon plus récente encore, Les droits fondamentaux évoluent vers une nouvelle catégorie, à savoir des droits fondamentaux qui ne sont plus pour soi-même, mais pour autrui. Cela correspond à la troisième génération des droits de l’homme dans l’histoire de ceux-ci (voir cours n°2). Ce souci d’autrui que prennent spontanément des personnes ou des mouvements (pour ne prendre que le dernier exemple des Indignés) est en train de se cristalliser en droit.
En effet, des personnes peuvent très bien aller défendre des biens communs et/ou non rivaux, au sens économique de ce dernier terme, en cessant d’adhérer au principe individualiste qui s’articule à l’économie de marché et pour lequel la première génération des droits de l’homme est en harmonie.
Ces biens communs doivent être identifiés et défendus dans un système mondialisé tout à la fois par la technique et par l’économie, fonctionnant d’une façon dialectique.
De ces droits fondamentaux altruistes vont sortir ce qui peut être l’avenir du droit de l’environnement, l’avenir du droit d’ingérence, l’avenir des actions en justice pour autrui (comme à travers les class actions ; voir cours n°8).
Si les systèmes juridiques se développent de cette façon-là, intégrant la dimension mondialisée des échanges et la dématérialisation des espaces, cela conduit à reconceptualiser les droits fondamentaux. En effet, les droits de l’homme, qui furent toujours des droits certes légitimes mais égoïstes (le droit de propriété en étant le plus parfait exemple, voir en cela la décision du Constitutionnel constitutionnel, sur QPC du 30 septembre 2011, peuvent être refondés par le souci d’autrui qu’ils exprimeraient ainsi, puisque les systèmes sociaux ne supportent plus cet égoïsme.
Il est remarquable qu’Aristote définisse la vertu de justice que pouvait incarner une personne par le souci que celle-ci avait d’autrui. Dès lors, si une société marchande, donc complètement atomisée, souffre de l’égoïsme corrélé à un tel modèle, des droits fondamentaux altruistes pourraient combler cette lacune ontologique qui rend la société incapable de perdurer, faute de lien social.
L’enjeu suivant devient le choix entre les « prétendants » susceptibles d’incarner ce souci d’autrui. Celui qui pourra exprimer le mieux le souci d’autrui deviendrait légitime à exercer le pouvoir.
L’on peut distinguer deux groupes. En premier lieu, parmi les prétendants non juridiques, se présentent l’Etat, les parents (et les membres de la même famille) et l’entreprise. Dans un second lieu, parmi les prétendants juridiques à exprimer le souci d’autrui, se présentent le législateur et le juge.
Document disponible ex ante
Doctrine
Textes
Article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789
Code civil :
Article 16
Article 16-7
Article 544
Code pénal :
Article 521-1
Ordonnance du 2 février 1945, relative à l'enfance délinquante
Loi du 4 mars 2002, relative au droit des malades et la qualité du système de santé
Loi du 22 juillet 2004, relative à la bioéthique
Loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie (extraits)
Loi du 7 mai 2007, portant réforme de la protection juridique des majeurs
Loi du 17 mai 2013, ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe
Jurisprudence
- Civ. 1ère, 21 mai 1990
- CJUE, 18 octobre 2011, Brüstle c/ Greenpeace
- Civ. 1ère, 7 juin 2012, Axel X
Documentation disponible ex post
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En raison de l'actualité, le plan du cours n'ayant pu être modifié en cours de semestre et des apports documentaires en notes de bas de page insérées, vous allez disposer demain d'un plan rétrospectif de la matière, fidèle à la façon dont elle a été exactement enseigné en cours magistral. Ce plan est destiné à faciliter vos révisions, il sera téléchargé dans un document distinct sur le site MAFR.
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