SUPIOT, Alain
Référence complète : [SUPIOT, Alain, Les deux visages de la contractualisation : déconstruction du Droit et renaissance féodale, in Sandrine Chassagnard-Pinet et David Hiez (dir.), Approche critique de la contractualisation, coll. "Droit et Société", N°16, LGDJ, 2007, pp.19-44.
La contribution d'Alain Supiot s'inscrit dans un ouvrage dont la totalité est globalement hostile au mouvement de "contractualisation".
L'auteur souligne tout d'abord que le contrat, comme signe de modernité, est lié à une philosophie de l'histoire qui conçoit le statut comme signe de civilisation arriérée et le contrat comme marque de l'homme libre, se mouvant dans la civilisation occidentale avancée. Même si le statut a un temps repris le dessus après la chute des totalitarisme, le contrat revient aujourd'hui triomphant.
Alain Supiot consacre la première partie de son article à montre que le contractualisme a déconstruit le Droit. Selon lui, la distinction forte entre le droit objectif et les droits subjectifs, ceux-ci n'existant que dans le cadre ferme du premier, est en train de s'estomper au profit des seconds, les droits subjectifs s'harmonisant entre eux par la "gouvernance".
Dans cette abolition des différences, la distinction entre la chose et la personne est emportée. Comme la seule distinction que connaît le contrat est celle issue de la richesse, la distinction précédente ne vaut pas, puisque l'étalon monétaire s'applique aussi bien à la chose qu'à la personne, puisque la mesure est simplement quantitative. Sous le prétexte de l'égalité juridique, le monde marchand établit une égalité mathématique entre les personnes qui sont de ce fait traitées comme des choses et qu'on ne distingue plus entre les personnes, par exemple entre les hommes et les femmse.
La distinction entre les choses est également abolie, puisque toutes les choses deviennent objet du contrat, celui-ci métamorphosant le monde en choses échangeables : "le libre échange étend le champ contractuel". Le droit de la concurrence y a beaucoup aidé, engloutissant les services publics et les mécanismes de solidarité. Apparait ainsi l'idée de mesurer la "performance" des services publics, plutôt que leurs bienfaits.
Certes, l'histoire a déjà connu cela, lorsque le droit organisait l'esclavage, mais le christianisme avait, selon l'expression de Saint-Paul, élevé un "mur" entre les personnes et les choses. Il est aujourd'hui oublié, on en revient au "matériel humain" et au "capital humain". On cherche à reconstruire le mur en sacralisant le corps, mais l'on est tenté de concevoir plutôt le corps comme un machine et c'est la cybernétique qui irrigue la pensée moderne. Le droit du travail, qui fait en équivalence le travailleur et la marchandise, l'illustre. Plus encore, le droit de la propriété intellectuelle rend brevetable des éléments de l'être humain, finissant de pulvériser le mur entre la chose et la personne. Ainsi, "le principe de dignité se mesure à l'aune des nécessités commerciales".
Le mouvement va continuer car lorsque l'on estime que la personne est "propriétaire" de son corps", l'on conçoit aussi que celui-ci soit mis sur un marché : "le mur dogmatique que dix-neuf siècles de christianismie avaient édifié entre les hommes et les choses n'en finit pas de croûler tandis que ressurgit sous nos yeux l'indifférenciation des hommes et des choses, caractéristique du droit romain et des sociétés esclavagistes.". Au marché des esclaves, s'est substitué le marché mondial des organes (dominé par la Chine).
Puis Alain Supiot expose, dans cette première partie de son article, ce qu'il désigne comme "l'abolition des limites". En effet, selon lui, il y a tout d'abord un démantèlement des statuts, au nom de la "flexibilité". Ainsi, le statut protecteur du travail a reculé grâce à la souplesse contractuelle. Le statut de l'état civil a été atteint, voire est devenu disponible et les filiations sont devenues instables, le statut de père et de mère faisant place à la possibilité pour deux personnes de même sexe d'établir une filiation d'un enfant à leur égard par adoption. Il y a ensuite une "privatisation des normes". Ainsi "chacun doit pouvoir choisir la loi qui lui convient (avoir la loi pour soi) et devenir son propre législateur (avoir soi pour lui)". Est venu le temps du "seft service normatif", comme l'a démontré Pierre Legendre.
"Soi pour lui" est la devise même du contractualisme, puisque le consentement est la condition nécessaire et suffisante de toute obligation. Alain Supiot fait le lien avec Göring qui définissait le Droit comme "notre bon plaisir". Aujourd'hui, le nazisme a été vaincu, mais le contractualisme prospère. Ainsi, dans une dégradation de l'Occident en une divisation du sujet, on en revient à "l'idiotie" des origines, c'est-à-dire à un monde réduite à soi-même, sans contact avec le réel, dans l'incapacité à s'inscrire dans un sens partage avec autrui. Montent alors des violences anomiques.
La seconde partie de l'article a pour objet de montrer que la constractualisation fait le chemin à une structure sociale féodale. Alain Supiot rappelle que l'histoire n'est pas linéaire, mais que les époques constituent des "réservoirs de sens" qui peuvent resurgir par la suite. Ainsi, le droit est un système dogmatique qui se situe dans un "temps séquentiel où la loi nouvelle vient tout à la fois réintérer un Discours fondateur et engendrer de nouvelles ressources cognitives.".
Dans un système de gouvernement par les lois, la Loi incarne la parole d'un souverain. Elle s'impose à tous. Un Tiers est garant de la loi : c'est l'Etat. Il existe deux plans : celui des règles de la Loi, qui échappent au calcul et relèvent de la délibération ; celui du calcul d'utilité et relève du contrat. La différence entre les deux plan est qualitative.
Dans un système de gouvernement par les hommes (et non plus par les lois), les comportements des hommes s'insèrent dans un dépendance par rapport à un homme. Le tiers est un homme, garant des liens de dépendance, appréciés dans le domaine du calculable. La loi est engloutie et devient calculable, dépendante, soumise à un homme, à un groupe d'homme.
La Chine impériale a hybridé les deux modèles. Le plus souvent, on a oscillé vers l'un ou l'autre. La féodalité a plutôt été vers le second système, de gouvernement par les homme. La trame du lien social est la vassalité, qui est un contrat, construit par intérêt personnel et réel. On en retrouve la base dans le système contemporain.
En effet, selon l'auteur, il y a aujourd'hui "inféodation des personnes". Les réseaux établissent des liens entres les personnes. Or, la féodalité est la matrice des réseaux. Ce déplacement de la loi au lien engendre une multiplication des contrats. Ils ont pour objet de modeler l'état professionnel des personnes et la notion naïve de "solidarisme contractuel" marque mal qu'il s'agit plutôt de mettre la personne dans des liens de dépendance , permettant à la personne inféodée d'exercer une activité économique en échange de sa soumission.
La fabrication contractuelle du lien social dépasse le monde du travail et s'étend à la famille avec le Pacs, ramenant le rapport dans le couple à la conception antérieur au Concile de Trente, la revendication d'une reconnaissance juridique d'un lien homosexuel étant l'achèvement de l'affirmation de "l'entre-soi". Par ailleurs, à l'autorité parentale, on substitue des "contrats de responsabilité parentale", dont l'objet est dérisoire, puisqu'il s'agit d'exercer l'autorité parentale, c'est-à-dire de prendre soin des enfants, c'est-à-dire d'être parents.
Le phénomène s'étend puisque l'accord des étrangers par la République se ferait désormais par un "contrat d'accueil et d'intégration", technique d'allégeance contractuelle.
On passe en outre "du souverain au suzerain". Alors que le souverain "est titulaie d'un pouvoir suprême, qui se pose lui-même, est cause de soi, et peut s'exercer directement sur tous ses sujets, le suzerain n'a de prise directe que sur ses propres vasseaux et non pas sur les vassaux de ses vassaux".
C'est ce que l'on observe dans la contractualisation de l'action publique, allégeant ainsi les charges sous lesquelles succombe l'Etat-providence. Ce que certains appellent un "droit de la régulation" n'est qu'un retour au suzerain, ne faisant plus de distinction entre le pouvoir et l'autorité. L'ordre juridique de l'Union européenne est également construit sur une puissance non pas souveraine mais une puissance de suzerain et les arrêts de la Cour de justice sont des arrêts de réglement comme sous l'Ancien Régime.
Dans la dernière sous-partie de son article, Alain Supiot cherche à établir que le droit s'est reféodalisé non seulement par l'inféodalisation des personnes mais encore par la concession des choses.
Dans le système médiéval, imprégné de pensée religieuse, la terre appartient à Dieu, et l'homme, créature, en est le simple tenancier. Cela explique la distinction de base entre le domaine éminent et le domaine utile, lequel est conféré par le tenancier. Ainsi les liens personnels de vassalités sont toujours doublés de liens de droits réels. Louis Dumont a montré que les relations entre les hommes sont subordonnés aux relations entre les hommes et les choses. C'est pourquoi le Code civil conçoit le contrat comme une façon de transférer la propriété.
Si l'on reprend la propriété intellectuelle et les accords TRIPS, on constate que l'obligation de respecter l'esprit qui suit la chose circulant dans le monde est une résurgence de la présence du propriétaire éminent dans la propriété utile. On retrouve encore une telle résurgence dans la jurisprudence française de la responsabilité du fait des choses et la définition du gardien par rapport au propriétaire.
______
Les étudiants inscrits à l'e-cours peuvent accéder à l'article.
votre commentaire