7 octobre 2014

Enseignements : Grandes Questions du Droit, Semestre d'Automne 2014

Problématique de la sixième leçon : le juge

par Marie-Anne Frison-Roche

Le juge doit être compris par un "regard extérieur", c'est-à-dire à travers sa fonction politique et sociale, celui-ci apparaît tout d’abord comme un instrument de rappel à la légalité. En cela, il est un instrument de réalisation de la loi, d’autant plus s’il s’agit d’un juge pénal ou administratif, où l’intérêt général et l’ordre public interviennent. L’autre fonction du juge est de mettre fin au litige entre les personnes, ce qui est l’office traditionnel du juge civil. Mais l’intérêt général est également présent dans le droit privé et l’on cherche aujourd’hui en toute matière à développer les modes alternatifs de règlement des litiges.

Mais il faut aussi  parler du procès et du jugement. Il existe plusieurs conceptions du procès, les modèles accusatoires et inquisitoires étant dépassés par le droit processuel. Le modèle du procès évolue aussi suivant les rapports qu’il entretient d’une part avec le contrat et la vérité, d’autre part avec la morale et l’efficacité. Dans un second temps, la marche du procès proprement dite, est étudiée, à savoir la procédure. La procédure est, pour mémoire, une histoire désormais gouvernée par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et les principes majeurs d’impartialité et de procès équitable. Il en résulte un jugement, qui traduit ces valeurs procédurales et dont le système juridique essaie aujourd'hui de trouver des règles pour organiser la portée effective, notamment la rétroactivité de fait de la jurisprudence ou l'insertion en droit du différé d'application de l'entrée en application de la décision. De la même façon, vient le temps d'organiser la responsabilité des magistrats, mise en balance de leur indépendance.

Dans une première appréhension de la problématique, dans une perspective politique et sociale, dans le rapport que le pouvoir que détient le juge s'exerce par rapport à d'autres pouvoirs ou à d'autres forces, il s’agit d'examiner dans un premier temps, comme de l'extérieur, ce pour quoi est fait un juge, ce pour quoi lui est conféré un tel pouvoir, bref  son "office".
Il peut être soit l’instrument de rappel à la légalité, ce par quoi la loi est effective, soit celui qui tranche les litiges entre deux personnes. L’office du juge présente toujours ces deux faces, la première (objective) étant parfois plus en lumière que la seconde (intersubjective) ou l’inverse.
Lorsque le juge intervient comme instrument de rappel des personnes à la légalité, il "réalise" la loi, c’est-à-dire que, comme l’administrateur ou le contractant, il la fait vivre à l’encontre d’une personne qui l’a méconnue : le droit positif est le droit appliqué. Lorsque le droit objectif posé est contesté, la contestabilité d’une situation faisant sa juridicité, c’est le juge qui, par son jugement, réalise le droit objectif.

Cela fût la démonstration menée par Henri Motulsky, grand juriste d’origine allemande, dans sa thèse de 1948, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé. Or, cet auteur fût en outre le principe auteur du nouveau Code de procédure civile de 1972, imprégné de ses idées. Il était légaliste, mais pensait que la loi, première, ne se "réalise" que par l’application qu’en fait le juge, dans le syllogisme judiciaire (v. infra).

Pour Motulsky, le juge, en faisant application de la loi, qu’il réalise par le jugement, par exemple en appliquant l’article 544 du Code civil qui prend ainsi vie grâce à lui, "engendre les droits subjectifs", ici le droit de propriété du demandeur qui est venu se plaindre auprès de lui, par exemple de la violation que son voisin en avait faite en s’installant dans son jardin sans son autorisation. Ainsi, cet auteur légaliste met pourtant au coeur du système juridique le juge, puisque c’est par l’acte de celui-ci que vont naître concrètement les droits subjectifs des personnes.

Cette pensée, d’un auteur qui veut tout à la fois préserver la préséance de la loi tout en protégeant les prérogatives des personnes en les confiant à un autre que le législateur (car Motulsky avait fui les persécutions nazies), est annonciatrice de toute l’évolution du droit ultérieur.

En effet, ce juge, médiateur nécessaire entre la loi posée qu’il concrétise et les droits subjectifs que son jugement engendre, est le socle paradoxal d’un système légaliste renouvelé.

Cette conception est celle des systèmes constitutionnels modernes : le juge constitutionnel "réalise" la Constitution en posant le "droit au recours" comme premier droit "sans lequel il n’y a point de Constitution", par la décision du 9 avril 1996 (voir cours n°4). Le Conseil constitutionnel, du fait notamment de la QPC, se pose avant tout comme le gardien, voire la source, des droits subjectifs constitutionnels.

Mais si l’on revient en arrière, avant Motulsy, dans une conception moins dialectique du légalisme, l’office du juge (perspective processuelle) est le reflet des distinctions du droit à travers ses branches (perspectives substantiels).

En effet, au droit civil correspond le juge civil, au commercial le juge commercial, au droit public le juge administratif, au droit constitutionnel le juge constitutionnel, au droit pénal le juge pénal, etc. Comme on le dit classiquement, le procès n’est que le droit subjectif violé "en état de guerre".

Techniquement, puisque le système juridique français est construit sur la summa divisio du droit privé et du droit public, l’intimité du lien entre le substantiel et le processuel va engendrer le principe de dualité des ordres de juridictions par les lois de 1790. Par l’arrêt du 8 février 1873, Blanco (v. cours n°3), nous avons vu que le Tribunal des conflits lie compétence juridictionnelle du juge administratif et application d’un droit administratif devenu autonome : les deux sont liés.

Ce lien, voire cet amalgame, entre le fond et le juge (le "juge naturel" d’une matière), sera attaqué par la suite. Ainsi, des décisions d’organismes administratifs, comme de nombreuses autorités administratives indépendantes (par exemple l’Autorité de la concurrence), feront l’objet d’un recours devant le juge judiciaire (parce que celui-ci serait plus naturellement le juge du marché).

Cette dissociation entre le substantiel et le processuel sera critiquée par certains. Elle sera au contraire louée par ceux qui approuvent l’autonomie de l’office du juge, qui possède une unicité (réaliser la loi), quelque soit le droit substantiel dont il s’agit (civil, pénal ou administratif).

Va aller émerger une conception du juge comme autonome de la matière substantielle dont il a à connaître : le "droit au juge" devient la référence, non seulement par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme, mais et surtout à travers l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (v. cours n°5). En effet, le droit à un tribunal impartial devient un droit autonome, majeur, préalable et processuel.

La conception européenne de l’office juridictionnel, le juge étant le personnage sans lequel l’État de droit n’est rien, prévaut. La branche du droit autonome du "droit processuel" naît. Henri Motulsky y avait consacré un cours, publié d'une façon posthume en 1973.

Par un choc en retour ou un effet de miroir, le système juridique substantiel lui-aussi se reconstruit. Comme nous l’avons vu dans le cours n°3, la distinction entre juge judiciaire et juge administratif s’efface et l’un comme l’autre sont désormais garants des libertés et droits fondamentaux.

Cette évolution va aussi avec des effets sur le rapport que les différents juges entretiennent avec les matières dont ils sont saisis.

En effet, il est traditionnel de soutenir que le juge civil et commercial n’est chargé que des contentieux mettant en cause des intérêts privés, tandis que le droit public et le droit pénal, qui concernent l’intérêt général, donnent lieu à des contentieux qui sont confiés à des juges particuliers, le juge administratif et le juge pénal.

Comme nous le verrons dans le prochain cours, cette distinction en reflet se répercute sur la procédure, puisqu’on soutient traditionnellement en France que les procès civils sont "disponibles" aux parties en litige et sont construits sur le mode accusatoire, alors que les procès administratifs et répressifs sont conduits par le juge, sur le modèle inquisitoire (voir cours n°8).

Mais sur le fond aussi, la répercussion est également perceptible. En effet, traditionnellement, le juge civil ou commercial, sera plus sensible au conflit qui oppose les parties (relation bilatérale) et au moyen d’y mettre fin (en le tranchant, ou en réconciliant les parties). Le juge qui connaît d’une question d’intérêt général (juge administratif saisi d’une question de légalité par un recours pour excès de pouvoir, ou juge pénal à qui le Ministère public demande la restauration de la loi pénale violée par le délinquant qu’il s’agit de sanctionner) fera prévaloir le souci de l’ordre public et la prévalence de la loi générale.

Aujourd’hui, l’on doute de ces couplages entre l’office du juge et les droits substantiels appliqués ainsi que la distinction entre intérêts particuliers et intérêt général qui s’y retrouverait. Pour prendre un exemple, lorsque le droit substantiel de la concurrence s'applique, s'agit-il de protéger l'organisation générale du marché (ce qui relève de l'ordre public) ou bien de protéger les éventuelles victimes de comportement anticoncurrentiel ? De la même façon, si l'on sanctionne des délits d'initiés, est-ce pour protéger le bon fonctionnement du marché financier ou pour sauvegarder l'intérêt particulier des investisseurs, lesquels peuvent être assimilés à des consommateurs de produits financiers ? La tendance actuelle, aussi bien du droit de la concurrence que du droit financier, est de mêler étroitement ces deux dimensions.

Si l'on examine plus particulièrement le juge pénal et la question de son office, l'on doit se demander à quoi sert le système de répression judiciaire. A rappeler la légalité répressive, méconnue par le délinquant et qu’il faut publiquement restaurer ? A sanctionner l’immoralité de celui-ci en punissant la faute ? A assurer la sécurité de la société mise en danger par un individu qui constitue une menace (théorie de la défense sociale) ? A permettre à la victime que l’acte qui l’a atteinte soit stigmatisé et qu’elle soit indemnisée ?

Quand on examine le procès Klaus Barbie, on mesure la complexité du procès pénal, puisqu’il s’agit dans le même temps d’un procès "historique", d’un procès de reconnaissance des victimes, d’une "défense de rupture", et d’un procès dans lequel l’accusé très âgé pût obtenir le bénéfice de tous les droits de l’homme. Pourquoi le juge pénal est-il intervenu ?

Par ailleurs, soustraire des actes de violence à la justice pose problème. C’est le cas des victimes, lorsque l’auteur était atteint de troubles mentaux et n’est pas pénalement sanctionné.

Il peut arriver que l'auteur revendique ceci pour échapper à la sanction pénale (affaire Issei Sagawa). A l'inverse, il peut arriver que l'auteur que les experts estiment inapte à la sanction pénale revendique son aptitude à être condamné pénalement, revendiquant sa lucidité (affaire Anders Behring Breivik).

La question est plus ouverte encore de savoir si le juge peut ou doit s’échapper du légalisme pour concrétiser non plus la loi mais la justice, le "sentiment du juste". On risque alors de quitter la souveraineté du législateur pour tomber dans l’arbitraire du juge. Cela fût souvent reproché à celui-ci sur le thème du "gouvernement des juges".

Le thème est illustré par l’affaire du "bon juge Magnaud". Ainsi, le juge qui impose une solution par application directe d’un sentiment de justice est critiquable et sans doute dangereux ; celui-ci qui l’exprime en recourant à une théorie juridique (ici l’état de nécessité, mais nous avons déjà étudié la théorie de l’abus de droit qui l’exprime pareillement), est conforme à son office.

En outre, le juge de droit commun, le juge ordinaire appliquant le droit civil et le droit commercial est tout aussi que les autres gardien de l’ordre public.

En effet, Gérard Farjat montra que la notion d’ordre public n’était pas un bloc et qu’il fallait distinguer l’ordre public de direction et l’ordre public de protection. On dit fréquemment par exemple que le droit du marché concurrentiel relève du premier et le droit de la consommation du second. Pourtant, les deux ordres publics fonctionnent d’une façon dialectique.

Ainsi, les autorités de concurrence ont entrepris depuis quelques années un mouvement de "civilisation du droit de la concurrence", mettant la protection du consommateur en son centre et l’indemnisation des dommages concurrentiels comme objectif du droit. Mais, nouvel étage de la dialectique, cette "civilisation" a pour effet, voire pour objet, de rendre plus efficace la lutte contre les comportements destructeurs du marché, en incitant les victimes à donner des informations par l’usage de leurs nouveaux droits d’agir en réparation.

Ce souci de l’intérêt général que porte le juge civil et sa capacité de celui-ci à le préserver n’ont rien de nouveau. Ainsi, l’article 6 du Code civil pose dès 1804 que les contrats ne peuvent pas déroger "aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes moeurs". Cela suffit, comme nous l’avons vu, pour que la Cour de cassation, dans son arrêt d’Assemblée Plénière du 31 mai 1991 frappe de nullité absolue, la pratique des mères porteuses, puis par ses arrêts de la première Chambre civile du 13 septembre 2013, de considérer que cette pratique faite à l'étranger est en elle-même frauduleuse.

Mais le juge n’est pas seulement celui qui concrétise la loi, concrétisant ainsi les droits subjectifs ; il est aussi celui qui tranche les litiges qui opposent les personnes : la justice est représentée tenant un glaive. L’on se souvient aussi du symbole de l’épée de Salomon.

Cet office classique est exprimé par l’article 12, al.1 du Code de procédure civile, que rédigea Henri Motulsky : Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables.

Le juge exerce donc un office violent, puisqu’il tranche, la violence du juge arrêtant la violence du conflits entre les parties, le "litige" étant déjà une forme procédurale et donc civilisée de ce conflit. Cela est le reflet de la fonction du droit, force qui arrête la force. On peut se reporter aux travaux de René Girard en la matière, notamment son ouvrage La violence et le sacré.

L'article 12 du Code de procédure civile vise le droit objectif en utilisant le pluriel (règles), ce qui est rare dans l’art d’écrire les textes de droit. Il le fait parce que plusieurs textes peuvent "prétendre" régir la situation et le juge peut choisir, suivant le résultat adéquat qu’il faut atteindre, d’utiliser l’un ou l’autre. C’est là où la "politique jurisprudentielle" intervient.

Parmi mille exemples, on peut prendre celui des vices cachés. L’article 1641 du Code civil pose que le vendeur d’une chose doit la garantie des vices cachés à l’acheteur. La garantie paraît très forte. Mais le texte oblige l’acheteur à agir "à bref délai", ce qui conduisit à de très nombreuses prescriptions, les acheteurs n’étant pas de fait bien informés de leurs droits dans un délai efficace. Or, l’article 1603 du Code civil pose que le vendeur a l’obligation de "délivrer" une chose conforme. Sa responsabilité pour non-conformité de l’objet peut être engagée sans condition particulière de délai (délai de droit commun de dix ans). Dès lors, la jurisprudence choisit le plus souvent de traiter les contentieux sur le terrain de la non-conformité et non plus sur celui du vice caché. Le résultat en était la recevabilité des actions. La raison en était la protection des consommateurs.

Le jugement est en lui-même, indépendamment de la procédure qui le précède, ce par quoi le juge tranche le litige et concrétise la loi. Mais le système juridique prend désormais un soin particulier à développer d’autres façons de mettre fin aux disputes : les modes alternatifs de règlement des litiges.

Le jugement lui-même peut être présenté de deux façons, lesquelles correspondent aux deux conceptions de l’office du juge précédemment présentées. En effet tout d’abord le jugement, concrétisation du droit objectif est une application particulière de la loi générale au cas concret dont le juge est saisi par la partie qui forme devant lui une demande, articulant une prétention. Dans cette conception classique, le jugement prend la forme fameuse du "syllogisme juridictionnel" : la majeure est constituée par la loi, la mineure par la situation de fait que décrit la partie au juge, ces deux premiers éléments constituant les prémisses du syllogisme, le juge tirant comme conclusion sa décision en appliquant la majeure (le droit) à la mineure (le fait). Cet attachement français à une rédaction syllogistique des jugements a été réitéré par le rapport du Conseil d'État d'avril 2012 par lequel le Conseil adopta certes une forme modernisée et simplifiée du syllogisme mais en conserva le principe. Dans cette présentation, l’acte de juger exprime un rapport unilatéral entre la loi et le juge, qui en est l’agent.

Mais l’on peut présenter l’acte de juger d’une façon différente. En effet, par le procès, les deux parties qui cherchent à gagner présentent au juge des thèses partiales, biaisées et opposées. La procédure opère leur loyale confrontation (principe du contradictoire), le jugement est le résultat de cette confrontation de thèses qui mêle à la fois les faits et le droit, les parties jouant aussi bien des arguments de fait que des arguments de droit. La césure est alors moins nette entre le jugement et le procès : le jugement est la forme achevée du procès, sa motivation étant la reprise du processus contradictoire de la procédure. Aristote présenta ainsi non seulement le jugement mais encore la justice, car alors juger c’est écouter l’un et l’autre. C’est pourquoi Perelman proposa en 1978 la « nouvelle rhétorique » comme forme de justice.

Cette évolution de ce que sont les décisions de justice est particulièrement illustrée par les décisions rendues par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité. En effet, alors même que les décisions a priori du Conseil pouvaient être analysées à travers la grille d’analyse d’un rapport direct à la loi, la QPC accroît le contentieux constitutionnel sur le modèle juridictionnel, sur la contestation, le litige entre les parties, le débat et la balance entre les droits subjectifs. Ainsi, l’on peut penser que l’évolution du Conseil constitutionnel, notamment par l’effet de la QPC, va nous rapprocher cette institution du modèle de la Cour suprême, telle qu’elle existe aux Etats-Unis d’Amérique.

Ainsi, le jugement est un acte violent qui arrête la violence des disputes par le règlement du litige grâce à la puissance de la loi. Mais le pragmatisme conduit à penser que si l’office du juge est de mettre fin au litige, le droit objectif n’étant que l’outil pour satisfaire cette finalité, alors le plus efficace peut conduire à favoriser les moyens d’apaiser les litiges, au besoin en mettant de côté l’application du droit objectif : c’est le domaine des modes alternatifs de règlement des litiges.

Le système juridique actuel, dans tous les pays, favorise systématiquement les modes alternatifs de règlement des contentieux (MARC), par exemple par la médiation ou la conciliation, qu’ils soient organisés hors de l’institution juridictionnelle ou dans l’institution juridictionnelle.

Ces techniques directes d’apaisement des conflits sont particulièrement bienvenues en matière familiale, la famille étant un espace où, une fois constituée, l’intervention du droit, signe du conflit, est la marque d’un dysfonctionnement. Son intervention par nature pathologique ne se justifie que s’il s’agit de protéger un faible, notamment l’enfant. Mais le droit a généralisé les techniques de médiation, y compris en matière pénale. L’on a certes douté de la constitutionnalité de la médiation pénale, mais le Conseil constitutionnel a validé celle-ci, dès l’instant que cet accord entre le Ministère public et la personne ayant commis l’infraction comprenait l’indemnisation de la victime.

D’une façon plus fondamentale, les organes juridictionnels sont de plus en plus dotés de pouvoirs de conciliation, de médiation voire de transaction. Selon l'article 2044 du Code civil, la transaction est un véritable contrat qui clôt l’instance, la partie au litige prenant des engagements en échange de quoi le procès prend fin. Ces pouvoirs de transaction sont le signe d’un mouvement de contractualisation des procès et de l’office juridictionnel, ce qui rapproche les systèmes juridiques continentaux de la société anglaise, fondamentalement plus contractuelle.

Pour prendre un exemple, la loi du 22 octobre 2010 de régulation bancaire et financière permet désormais à l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) de mettre fin à l'instance de sanction par la technique de "composition administrative". Ainsi, les sanctions se contractualisent comme aux Etats-Unis. Dans le droit de la concurrence, les systèmes juridiques intègrent désormais des "programmes de clémence", par lesquels des entreprises, parties à des comportements anticoncurrentiels, obtiennent d’échapper en toute ou partie à la sanction, en échange d’informations données contre leur complice. La délation est récompensée par un tel contrat. L’efficacité, concept clef du droit économique, prévaut sur la morale, qui peut, puisque l’autorité de concurrence réduit ainsi son asymétrie d’information, ..........

Mais l'on peut se demander ce qu'est un juge sans l'extirper de l'espace dans lequel il se meut naturellement, c'est-à-dire l'espace du procès. On ne peut scinder sans artifice le juge, le procès et la procédure. Cela oblige à une appréhension plus technique du sujet.

 

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Il est traditionnel de distinguer, voire d’opposer, la procédure accusatoire et la procédure inquisitoire. Dans une procédure accusatoire, les parties au procès apportent les éléments, de fait et de droit, au débat. Le juge est relativement passif et écoute le débat. Cette passivité est la forme la moins sophistiquée de l’impartialité de la justice. La justice accusatoire caractérise la justice anglaise et nord-américaine. Il suffit de regarder les films pour le mesurer.

Le principe accusatoire s’accompagne du "principe dispositif", qui vise la libre disposition que les parties en litige ont du procès lui-même : elles en "disposent". Ainsi, elles organisent les délais elles-mêmes, etc. La notion d’accord est essentielle. Aux Etats-Unis, cela explique que, la forme contaminant le fond, la matière litigieuse elle-même devienne susceptible d’accords : ainsi, par le plea bargaining, le procureur accepte de solliciter une peine moins sévère en échange d'une reconnaissance de culpabilité. En France, dans une perspective traditionnelle, on aura tendance à limiter au procès civil, la technique accusatoire et le principe dispositif, car les parties ont la libre disposition de leurs droits subjectifs en cause.

A l’inverse, lorsque l’ordre public est en cause, le système juridique français ne veut plus laisser le procès à la volonté des parties à l'instance. Traditionnellement, des personnages impartiaux vont apparaître, le Ministère public pour le procès pénal, le Rapporteur public pour le contentieux administratif, qui font agir pour demander l’application de la loi. A ces magistrats, s’associent des juges, qui vont eux-mêmes conduire le procès, avec toute la puissance de leur fonction (ordonner des expertises, des emprisonnements, etc.). En contrepoint de cette méthode inquisitoriale, dont nous verrons qu’elle est liée à l’ambition non plus de l’accord (contrat), mais de la vérité (science), s’associe dans tout État de droit le principe constitutionnel des droits de la défense. Le principe inquisitoire est la marque du procès pénal, mais aussi du contentieux administratif.

Au-delà de cette première présentation, traditionnelle, un principe s’impose : le principe du contradictoire. Il permet à toute partie de soumettre ses arguments et de répondre à ceux qui sont apportés par les autres, y compris par le juge. Le juge a en outre le devoir de veiller au respect du contradictoire, qui le contraint également.

Ainsi, dans une conception classique, avant que les droits subjectifs n’envahissent l’espace du procès, comme ils ont envahi les autres espaces, le procès est le lieu de la mise d’une succession de pouvoirs : le pouvoir d’enclencher le procès, le pouvoir de le mener, le pouvoir de rechercher les faits pertinents et le pouvoir de clore le procès.

Aujourd’hui, d’une façon plus moderne, par l’influence notamment d’Henri Motulsky, le procès est conçu comme un espace autonome et unifié, indépendant de la matière litigieuse diverse (civile, pénale, administrative, commerciale, internationale, etc.). Les tribunaux demeurent spécialisés, mais les techniques procédurales convergent désormais vers des droits subjectifs fondamentaux.

Il en est ainsi de l’action en justice. Henri Motulsky soutint que celui-ci n’était pas un pouvoir mais un droit subjectif processuel, double préalable que tout droit subjectif substantiel, lequel a vocation à être concrétisé par le juge (v. cours n°7). Par sa plume, l’article 30 du Code de procédure civile définit l’action en justice comme le droit de soumettre à un juge une "prétention". Au terme du procès, celui-ci dira que celle-ci est "bien ou mal-fondée". S’il ne le faisait pas, il y aurait "déni de justice" (article 4 du Code civil, d’une façon plus développée, v. cours n°4).

La prétention est une notion-clé du procès. La prétention est constituée par une allégation, c’est-à-dire l’histoire racontée par la partie qui "demande" quelque chose. Si la partie est défenderesse, elle demande au moins que le demandeur ne gagne pas. Si la partie est un magistrat, impartial, il demandera au moins l’application de la loi. Cette histoire, cet "édifice de fait" est associée à une demande, par une imputation que la partie à l’instance fait donc entre l’histoire qu’elle soutient et sa demande, sa prétention particulière étant donc le reflet de la structure abstraite de la règle de droit.

Une fois que le procès est ouvert, parce qu’un droit d’action a été exercé, par le Ministère public pour l’action publique (une spécificité française, que certains trouvent critiquable permettant à la victime de provoquant l’action publique en se constituant partie civile), par une personne qui remet en cause la conformité d’une norme par rapport à la norme juridique supérieure (contentieux objectif, recours pour excès de pouvoir), ou qui veut engager la responsabilité de l’administration ou l’administration qui veut faire valoir ses droits (contentieux subjectif, recours de plein contentieux), action ordinaire devant les tribunaux civils et commerciaux, le procès va se dérouler. La question se pose alors de savoir qui va mener le procès, indépendamment même de la puissante distinction entre système accusatoire et système inquisitoire.

Ce pouvoir doit être pensé à travers une charge qui se répartit, quelque soit le contentieux, entre les parties et le juge et porte sur deux éléments distincts : d’une part les faits et d’autre part le droit.

En effet, dans une conception traditionnelle dans le procès civil, le pouvoir de mener le procès est dans les mains des parties (principe dispositif), le juge étant observateur du débat, tandis que le pouvoir revient au juge dans un système inquisitoire, devenu structurant dans le procès pénal, puisque celui-ci affecte la charge de rechercher les preuves à un juge spécifique : le juge d’instruction (voir infra).

Si l’on estime que le plus important dans un procès est l’égalité des armes, ce que la lecture de la Convention européenne des droits de l’homme aura tendance à faire penser, l’on ne peut qu’observer le déséquilibre entre les acteurs du procès dans un système inquisitoire, puisqu’une partie privée se retrouve face à un juge actif qui mène la procédure. C’est pourquoi l’on aura tendance alors à soutenir que la procédure nord-américaine est plus "juste", puisque les juges demeurent passifs, et que l’Etat est simplement représenté par un avocat, lequel n’a pas plus de pouvoir que l’avocat de la personne poursuivie.

Dans cette perspective, le juge d’instruction deviendrait dans son existence même insupportable : en effet, la personne poursuivie, son pouvoir ne découlant pas d’une quelconque fonction étatique, doit faire face à la fois à la police, au Ministère public et à un juge d’instruction. En outre, les membres du Ministère public et les juges d’instruction sont des magistrats qui appartiennent au même corps judiciaire dont l’unicité est toujours défendue par les intéressés et de fait, les juges d’instruction instruisent à charge.

C’est pourquoi l’on présente le système nord-américain comme meilleur (voir le rapport Delmas-Marty) et que l’on propose régulièrement la suppression des juges d’instruction pour restaurer l’égalité des armes, laquelle s’associe au procès équitable, cœur de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Mais l’on peut aussi concevoir, comme le fit Motulsky, un procès dirigé par le juge, y compris dans les diligences probatoires qui structurent un procès, que celui-ci soit pénal, administratif ou  civil : dans cette perspective, le modèle ordinaire devient quelque soit le contentieux le système inquisitoire. En effet, il serait plus juste que le juge prête sa puissance à l’organisation de l’instance et à la recherche des preuves, plutôt que de laisser la relation des parties à l’instance, éventuellement de puissance inégale, régir celle-ci. En effet, l’observation des procès nord-américain montre que le plaideur riche gagne, et que les plus nombreuses victimes d’erreurs judiciaires, y compris ayant subi une peine de mort exécutée, étaient pauvres. Dès lors, seule la procédure inquisitoire est ’juste". Ainsi, le juge doit gouverner le procès, surtout si l’on conçoit un lien intime entre procès et jugement (voir cours n°7), puisque maître du jugement, il est logique qu’il soit maître de la procédure, dès l’instant que le jugement est avant tout la retranscription des débats contradictoires des arguments échangés, et non pas un syllogisme formel (voir cours n°7).

Par ailleurs, le procès répartit le pouvoir à travers la distinction du fait et du droit. La distinction du fait et du droit est à la fois majeur dans le système juridique et peut paraitre évidente.

Elle est en réalité plus hasardeuse, le doyen Marty ayant montré que, sous le syllogisme où la majeure est constituée de droit et la mineure est constituée de fait, en réalité est de droit ce que les hautes juridictions décident de contrôler et de fait ce qu’elles laissent à l’appréciation des juges inférieurs. Il en est ainsi de la faute, notion de fait que l’on qualifie comme étant une question de droit car est en jeu l’unicité de son appréciation dans le système juridique. Pour Motulsky, les parties ont en charge le fait et le construisent (notion de "édifice de faits"), tandis que le juge a "l’apanage du droit" selon l’adage romain  Jura novit Curia (la Cour connait le droit). Ainsi, la partie peut saisir le juge sans se prévaloir du droit, tandis que le juge a le pouvoir, voire le devoir, d’appliquer une règle de droit que ne lui aura pas suggéré la partie. Ainsi, se répartit la charge du fait et du droit entre les parties et le juge (Da mihi factum, dabo tibi jus / "Donne-moi le fait, je te donnerai le droit").

Mais dans une vision moins légaliste, plus rhétorique et réaliste, la partie au procès, aidée de son avocat, mêle arguments de fait et arguments de droit, tandis que le juge a le devoir d’appliquer le droit (concrétisation du droit objectif, voir cours n°7) et le pouvoir de choisir parmi les règles applicables pour déterminer la solution particulière adéquate (article 12 du code de procédure civile ; voir d’une façon plus générale cours n°7). Ainsi, la distinction entre le fait et le droit est peu nette dans les procès.

Cela est d’autant plus vrai en ce qui concerne le pouvoir de rechercher les preuves, car la preuve d’un fait permet au juge d’exercer l’activité intellectuelle de qualification. La qualification d’un fait, par exemple le constat avéré d’un échange économique qualifié juridiquement de vente fait entrer ce fait dans la catégorie juridique « vente » à laquelle est attaché un régime juridique, celui que le Code civil a organisé pour la vente. En cela, l’on peut dire que la preuve est exactement le pont entre le fait et le droit et qu’à ce titre, la clef de tout procès réside dans la preuve, quelque soit le type de contentieux.

Indépendamment même du système probatoire (voir infra), le pouvoir de rechercher la preuve appartient non seulement aux parties, lorsque le procès est gouverné par le principe du dispositif (voir supra), mais encore appartient au juge lorsqu’il est gouverné par le principe inquisitoire. Ainsi, cela concerne non seulement le procès pénal ou administratif mais encore toute la matière économique, par exemple le contentieux du droit de la concurrence et l’article 10 du code de procédure civile rappelle que le juge civil peut ordonner d’office toute mesure d’instruction.

La clôture du procès s’opère ordinairement par l’acte du juge, qu’est le jugement. Le jugement est composé de deux parties : une partie intellectuelle, à savoir l’appréciation de la réalité telle qu’elle est racontée par les parties et appréciées par le juge directement et à travers ses discours, puis une partie décisoire, par laquelle le juge tranche et le juge impose une solution. Le jugement étant un acte juridique authentique, et le juge statuant au nom du peuple français, l’acte forme néanmoins un ensemble, lequel est par sa nature incontestable (théorie de la « vérité légale »). Nous avons vu les difficultés que cela engendre lorsque les faits soumis au juge sont appréhendés par ailleurs par la science historique (voir cours n°2).

Pour des raisons politiques fondamentales, l’acte juridictionnel engendre pour le juge une immunité. Ainsi, au Royaume-Uni, celle-ci est depuis toujours totale, le politique ne pouvant jamais diminuer le pouvoir des juges. Il en est de même aux Etats-Unis.

Le même principe est présent en droit français mais trois difficultés apparaissent, de trois natures différentes. En premier lieu, qu’advient-il des erreurs judiciaires ? En deuxième lieu, il est en réalité difficile de distinguer dans un jugement ce qui est l’activité intellectuelle et l’activité décisionnelle car certains motifs sont créateurs de droit (« motif décisoire » par exemple des motifs généraux inventé par le juge et placés dans les motifs). En troisième lieu, la population, sans doute incitée par les hommes politiques, comprend de moins en moins l’irresponsabilité des juges. C’est pourquoi se développe une tendance vers une responsabilité disciplinaire des juges, engagée par le Conseil supérieur de la Magistrature, organisme dont la composition a été modifiée par la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 pour que les magistrats judiciaires cessent d’y être majoritaires.

Les magistrats rendent des comptes sur leurs comportements aussi bien professionnels que personnels devant l'instance disciplinaire du CSM. La préservation de la liberté syndicale qui leur a été reconnue interfère. C'est pourquoi la constitution d'un "mur des cons" dans les locaux du Syndicat de la Magistrature a posé difficulté et le garde des Sceaux a demandé au CSM un avis sur un tel comportement. Par une décision en date du 16 mais 2013, le CSM s'est déclaré un incompétent pour rendre un tel car celui-ci porterait atteinte à son impartialité, l'obligeant à préjuger d'un comportement qu'il pourrait avoir à connaître ultérieurement dans une instance disciplinaire.

L'instance ne s'achève pas toujours pas un jugement. En effet, les parties ont également la possibilité de clore le procès. Cela est logique dès l’instant que le procès participe d’une conception contractuelle et que les parties peuvent défaire ce qu’elles ont fait. Ainsi, par la technique du serment, la matière contentieuse est épuisée. Plus encore, l’article 2044 du Code civil vise le contrat spécial, contrat formel, de la « transaction », qui est un contrat qui termine une contestation née ou à naître. La chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt du 19 mars 1982, a eu l’occasion de rappeler qu’une transaction est valable dès l’instant qu’il y a des concessions réciproques, même si celles-ci seraient déséquilibrées.

Mais le procès lui-même oscille aussi en permanence entre le contrat et la vérité. D'une façon générale, l'article 10 du Code civil oblige les tiers à collaborer à la manifestation de la vérité en justice. La place de la vérité est aujourd'hui très disputée dans les procès civils, notamment en matière de filiation, si l'on commence à "mettre en débat" la question de savoir qui est véritablement la "mère". Plus classiquement, la vérité est au centre du procès pénal. En effet, notamment pour le droit pénal qui ne prend forme qu’à travers le procès, celui est avant la voie d’accès à la vérité des faits. Sa raison d’être est d’affirmer la culpabilité de la personne poursuivie dans la reconstitution la plus exacte possible des faits passés, voir la projection de faits potentiels futurs, dans une dynamique de défense sociale. Dans un tel cas, le modèle contractuel, dans lequel la vérité n’a pas sa place s’éloigne et la science devient le modèle, fournissant ses instruments adéquat. La Petite et la Grande Question n’ayant plus cours, les actes de barbarie et de violence étant par ailleurs sanctionnés, y compris lorsqu’ils se déroulent dans les commissariats et lors des gardes à vue, la science et ses objectifs de vérité prendront plutôt la forme de police scientifique, de recherche d’ADN, etc.

Du point de vue procédural, il en résulte un procès construit sur le modèle inquisitoire, un activisme probatoire, particulièrement net dans le domaine des contentieux concurrentiels et financiers et la prédominance des experts. S’affrontent alors des traditions procédurales puisque la montée générale des experts s’intègre facilement dans la tradition française, tandis que la Cour suprême des Etats-Unis les considère davantage comme des témoins soumis au débat, dans un contexte accusatoire. En outre, les contentieux se technicisent et se spécialisent. Pour ne prendre qu’un exemple, des « pôles » se constituent au sein de certaines juridictions, par exemple à Paris le pôle financier.

Une question nouvelle apparaît alors, à savoir l’aptitude technique de celui qui juge.

En effet, cette évolution appelle nécessairement une évolution vers des juges techniquement plus compétents en reflet de la situation qu’ils appréhendent, par exemple compétents en économie sur les contentieux économiques, compétents en psychologie pour les contentieux familiaux ou compétents en médecine pour les contentieux bioéthiques, etc. Cela pose la question non seulement de la formation des magistrats qui, lorsqu’ils sont de l’ordre administratif ont toujours été instruits sur le fonctionnement de l’Etat, mais des magistrats judiciaires, qui apprennent avant tout le droit. Cela pose plus encore la question des jurés populaires.

Les Jurés populaires, omniprésents dans les systèmes anglo-nord-américains, présents en France dans les Cours d’assise et depuis la loi du 10 août 2011, dans les tribunaux correctionnels, reposent sur l’idée politique qu’en matière pénale, le peuple souverain doit juger, et que, idée rousseauiste, le peule a raison et exprime la rationalité. L’idée de rationalité, radicalement différente de l’idée de maîtrise technique, est supérieure à celle-ci. Ainsi, la loi du 10 août 2011 parle de "tribunal correctionnel citoyen".

La difficulté est la suivante. Les jurés, par leur méconnaissance technique et leur empathie excessive sont manipulables à la fois par les avocats et par les magistrats. André Gide dans ses Souvenirs de la Cour d’assises, raconte l’injustice qu’il en résulte. Aux Etats-Unis, le pauvre risque fort d’être condamné, tandis que le riche a toute chance d’être libéré, ne serait-ce que sous caution.

Plus anciennement, dans l’affaire O. J. Simpson, poursuivi pour le meurtre de son épouse, très bien défendu fut acquitté au pénal, mais le système juridique nord-américain ne prévoyant pas d’autorité de la chose jugée du pénal sur le civil, il fut condamné pour fait de meurtre au civil à des dommages et intérêts. Il était de toute façon déjà ruiné par le montant des honoraires d’avocat.

En France, la loi du 10 août 2011, organisa « la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale ». Ainsi, les jurés sont désormais présents dans les tribunaux correctionnels et dans le mécanisme de suivi d’application des peines. Cette loi fut controversée car pour certains elle aurait pour effet, voire avait pour objet, d’accroître la répression.

D’ailleurs, dans son contrôle a priori, le Conseil constitutionnel dans sa décision du 4 août 2011 a certes validé la loi précitée mais a déclaré non conforme à la Constitution certaines dispositions qui permettaient à ces jurés de connaître certaines questions, parce que ceux-ci n’avaient pas une compétence technique suffisante pour en juger. Ainsi, le Conseil selon sa méthode habituelle de balance tout à la fois admit le raisonnement politique qui justifie le principe de participation des citoyens à la justice pénale, mais néanmoins limite le raisonnement politique lorsqu’il vient trop heurter une exigence de maîtrise technique minimale lorsque la matière litigieuse à juger devient trop complexe.

De la même façon que le procès oscille entre le contrat et la vérité, il oscille entre la morale et l’efficacité. En effet, le procès pénal est par définition une limite, voire une entrave à l’efficacité de la répression, comme le démontra Beccaria à travers notamment le principe révolutionnaire de la légalité des délits et des peines.

Ce mécanisme de "citoyen assesseur" avait été instauré d'une façon expérimentale dans certaines Cours d'appel pour être évalué. Cette évaluation a montré que cette association des citoyens au procès pénal ne donnait pas satisfaction, un arrêté ministériel du 18 mars 2013 mit donc fin à l'expérimentation.

Par nature, le procès est construit autour de l’avocat, "auxiliaire de justice", qui, par nature, s’oppose à l’Etat dans l’exercice que celui-ci fait de son pouvoir de "violence légitime". Ainsi, le procès est l’expression d’une morale collective, d’où il résulte notamment que si l’issue des preuves est indécise, la personne concernée ne doit pas être sanctionnée, que l’innocence est présumée, que la charge de la preuve repose sur le demandeur, etc. C’est à l’existence de ces règles là que l’on reconnaît une Nation démocratique, davantage qu’à l’existence de mécanismes électifs. Les États totalitaires ne peuvent que mimer les procès (procès de Moscou).

Mais aujourd’hui le critère d’efficacité, qui prévalait sous l’Ancien Régime, revient en force, notamment dans le contentieux économique, en raison de la prévalence du critère de l’efficacité dans le droit économique, droit substantiel sous-jacent. Cela explique notamment le recul des secrets professionnels, notamment celui des avocats (v. cours n°6 et notamment l’arrêt du Conseil d’Etat, du 10 avril 2008, C.N.B.).

Se développe en outre une conception managériale de l’institution juridictionnelle, la justice étant désormais, comme tout corps de l’État, soumis à la LOLF.

La marche du procès, une fois qu’il est activé par l’exercice du droit d’action, constitue la procédure proprement dite. Le procès est une histoire, exemple parfait des théories du droit comme "narrativité", qui conduit les parties jusqu’au jugement et mène le juge à travers l’histoire racontée par le juge, dans un "dialogue" entretenu, le procès formant une dyade entre les parties, voire une triade si l’on inclut le juge dans le procès même.

La procédure est gouvernée par les garanties fondamentales de bonne justice, que sont le principe du contradictoire et les droits de la défense. Les deux notions ne sont pas à confondre. Les droits de la défense sont un florilège de prérogatives offertes par la Constitution, les conventions internationales et la loi, pour protéger la partie dont les intérêts peuvent être compromis par la décision à venir. Ils ne se limitent ni au procès pénal ni à la juridiction contentieuse. Ils sont par nature une entrave à l’efficacité de la justice. Le principe du contradictoire vise l’aptitude à mettre dans le débat ses arguments pour que le juge les prenne en considération avant de décider. En cela, le contradictoire a pour principal bénéficiaire le juge dont la décision en est éclairée. Il est la marque de l’efficacité des procès.

Traditionnellement, la procédure fut l’organisation au sein de l’institution juridictionnelle du cas, permettant d’aller jusqu’au jugement d’une situation particulière mettant en cause le droit objectif.

En cela, classiquement, le jugement se distingue de la procédure qui le précède puisque le juge décide, la partie essentielle du jugement étant alors le "dispositif", lequel est la conclusion du syllogisme juridictionnel. Mais aujourd’hui le centre de gravité s’est déplacé, notamment du fait de l’importance accrue des garanties de procédures : ainsi, la conception traditionnelle de la procédure comme simple préalable de la décision du juge et dans le système juridique la procédure comme "servante" du droit objectif laisse place à une nouvelle conception de la procédure au centre du système démocratique car c’est par la procédure que la personne accède au juge qui la protège.

Dès lors, il n’y a plus rupture entre l’échange d’arguments entre les parties, les débats et l’acte de juger : au contraire le jugement cesse d’apparaître comme un syllogisme formel et unilatéral pour refléter la rhétorique argumentative de chacun, y compris celle du juge. La motivation devient le centre du jugement.

Traditionnellement, dans la conception d’un jugement dont le centre est constitué par le dispositif qui tranche, "l’onde de choc du jugement" ne peut dépasser les parties. Cela est posé par l’article 1351 du Code civil qui affirme le principe de l’effet relatif des jugements. Celui-ci s’appuie d’ailleurs sur le principe du contradictoire puisque les tiers à l’instance n’ont pas été mis en mesure de faire connaître leurs arguments avant le jugement, ce qui rend inconcevable que celui-ci puisse engendrer des charges à leur encontre.

Pourtant, comme l’affirma le Doyen Carbonnier, l’on peut considérer la jurisprudence comme une "autorité". Dès lors, d’autres juges prendront des dispositifs analogues, au détriment de personnes excluent de la discussion lors de la première instance. Plus encore, la jurisprudence se voit reconnaître par beaucoup une portée normative.

Dans le même temps, l’on en reste à affirmer que l’interprétation des textes est déclarative de leur sens (principe de l’herméneutique). Ainsi, le sens que le juge donne à la loi est censé toujours avoir été celui du texte : de fait, la jurisprudence est rétroactive. La jurisprudence s’est émue de ce caractère rétroactif, notamment Christian Mouly, surtout en cas de revirement de la jurisprudence, puisque le second sens détruira le premier rétroactivement. On en arrive alors au paradoxe suivant : l’article 2 du Code civil interdit en principe à la loi d’être rétroactive. Mais cette limitation de pouvoir ne s’applique pas au juge qui, lorsqu’il adopte une "norme" nouvelle, lui conférera de fait une portée rétroactive.

Cela contrarie l’objectif de sécurité juridique qui tend à s’affermir dans notre droit. C’est pourquoi le conseil d’État a pris l’initiative de différer dans le temps certains effets de dispositifs rétroactifs, comme les annulations d’actes illégaux, mais nous n’en sommes toujours pas à protéger le sujet de droit contre l’effet rétroactif des revirements de jurisprudence.

Aujourd’hui, notamment à travers l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, la procédure est devenue une sphère autonome où se concentrent des droits processuels fondamentaux, socle de la démocratie. L’article 6 adopte une conception non pas formelle mais concrète de la notion de "tribunal", ce qui amena un changement radical en France sur les autorités administratives indépendantes.

Nous avons vu qu’en outre les juges ont qualifié le tribunal de « civil » ou de « pénal », non plus à travers les notions traditionnelles de branche du droit civil et du droit pénal mais à travers les notions européennes et autonomes de « matière civile » et de « matière pénale ».

Ainsi, il faut qu’il y ait un droit au juge, sans lequel il n’y a pas d’État de droit, mais ce juge doit être impartial, sans quoi l’ensemble n’est que mascarade. C’est pourquoi l’impartialité est à la fois un principe constitutionnel, visé par l’article 6 de la CEDH. Mais l’on a établi un triptyque. Ainsi, le droit exige une impartialité personnelle subjective : le juge ne doit pas avoir d’intérêt personnel à la cause qui lui est soumise (l’exemple de la corruption étant le plus net de l’intérêt personnel). En effet, le principe général d'impartialité se décline désormais en trois exigences : l'impartialité personnelle subjective du juge ; l'impartialité personnelle objective du juge ; l'impartialité structurelle objective du tribunal.

Le droit exige une impartialité personnelle subjective : le juge ne doit pas avoir d’intérêt personnel à la cause qui lui est soumise (l’exemple de la corruption étant le plus net de l’intérêt personnel). Le droit exige également une impartialité personnelle objective : un magistrat même n'ayant pas d'intérêt particulier dans la cause ne doit pas avoir connu de l’affaire dans une fonction précédente, comme le rappela l’arrêt d’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 6 novembre 1998

Enfin, le droit exige une impartialité structurelle objective, c’est-à-dire que l’organisation du tribunal doit "donner à voir" l’impartialité du système. C’est ainsi que par exemple, un rapporteur dans l’instruction ne peut pas participer ultérieurement à la phase du jugement.

Cette exigence de l’« impartialité apparente » (expression qui a engendré des confusions car elle est l’inverse d’une simple apparence d’impartialité) avait conduit à l’arrêt d’Assemblée Plénière du 5 février 1999, Oury, annulant les procédures de sanction devant la COB. L'exigence d'impartialité ayant valeur constitutionnelle, elle fut reprise dans les mêmes termes à propos de l'ARCEP, dans la décision du Conseil constitutionnel du 5 juillet 2013, Numéricable.

L’article 6 de la CEDH exige en outre que la procédure se déroule dans un « délai raisonnable ». En effet, le dysfonctionnement de la justice, ses lenteurs, ne doivent pas peser sur le justiciable encore moins quand nous sommes en matière pénal, de raison de la présomption d’innocence et de la détention provisoire. La France est le pays le plus condamné en Europe pour méconnaissance de cette exigence. La jurisprudence assimile le non respect du délai raisonnable à un déni de justice car trop tarder à se prononcer équivaut à ne pas se prononcer ce qui est pour la justice le plus grave des manquements ainsi que le pose l’article 4 du Code civil, car un juge doit juger.

Enfin, la procédure doit être « équitable ». L’article 6 CEDH utilise ce terme dans un sens anglais, c’est-à-dire qu’est juste une procédure dans laquelle est respectée l’égalité des armes, notion étrangère au système français. Elle est principalement une notion du modèle accusatoire et ne s’accorde pas avec le système inquisitoire notamment pas avec un Ministère public plus puissant et un juge d’instruction. Plus cette conception de l’équité va se répandre, via l’Europe, et plus le modèle inquisitoire, ainsi que l’efficacité qui lui est associée, sera compromise, alors que son injustice n’est pas démontrée. C’est pourquoi ces questions demeurent l’objet de nombreux débat.

L’on mesure ainsi à quel point, à la fois la doctrine, notamment alimentée par la puissante et humaine pensée d’Henri Motulsky et l’article 6 CEDH ont entièrement renouvelé ce qu’est un procès. Le procès est désormais au centre des systèmes juridique. Habermas a montré qu’il était aussi, par la procédure et la notion d’espace public, au centre des démocraties.

On peut certes déplorer le changement politique que cela engendre, comme le fait Pierre Manent, mais il est désormais acquis que les systèmes sociaux font une très larges places, peut-être mettent en leur centre les juges.

Si les procès deviennent un mécanisme à la fois central et ordinaire dans la vie de chacun et dans le fonctionnement de notre société, alors comme dans le droit de Common Law , les techniques probatoires vont s'affiner. En effet, dans toute situation juridique, quelle qu'elle soit, un mariage, un contrat, une relation de voisinage, etc., est virtuellement présent un juge. C'est notamment ce qu'admet la théorie économique des "contrats incomplets". Dès lors, chacun doit anticiper le moment du procès, ne serait-ce que pour l'éviter : c'est sans doute ce que fait toute personne ou toute entreprise aux Etats-Unis. Ce que l'on désigne parfois comme l'"Américanisation du droit français" devrait donc accroître considérablement l'importance du droit de la preuve.

Le jeu probatoire du procès est construit sur 4 piliers : qui doit prouver ? (charge de preuve) ; quoi prouver ? (objet de prouver) ; comment prouver ? (moyen de preuve) ; recevabilité des preuves (légalité des preuves).

En premier lieu, le Code civil aborde la charge de preuve à travers le droit des obligations, puisqu’il traite de la question à travers l’exemple particulier de celui qui réclame l’exécution d’une obligation et qui par là-même doit la prouver. C’est ainsi qu’en dispose l’article 1315 du Code civil. A travers ce simple exemple, la jurisprudence va construire un système probatoire autonome du droit des contrats. Suivant l’esprit de l’article du Code, la jurisprudence va commencer par poser que c’est le demandeur à l’instance qui doit supporter l’obligation de prouver. Sous l’influence de Motulsky, la jurisprudence posera que c’est le demandeur à l’allégation qui doit supporter la charge de prouver les éléments de fait qui figure dans celle-ci, quand bien même la partie est défenderesse à l’instance.

Par ailleurs, le juge, parce qu’il est le maître de la procédure, va obliger le défendeur à l’instance à sortir de sa passivité et à fournir les preuves contre lui. Cela est particulièrement vrai en contentieux administratif, procès souvent mené par l’administré contre l’administration, la preuve consistant dans des documents détenus par l’administration, puissante partie défenderesse.

En outre, interfère sur la charge de la preuve la distinction contre la règle de principe et l’exception. En effet, l’on estime que la personne qui se prévaut d’un principe n’a pas à rapporter la preuve de sa justification, alors que celui qui se prévaut d’une situation exceptionnelle, doit démontrer l’existence de ces circonstances (pour un exemple, voir l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 17  juillet 1985.

Il peut arriver que certains objets pertinents soient dispensés de preuve. Seul le législateur peut accorder ce privilège. Comme la preuve se définit comme le moyen d’accéder à la réalité, donc un processus de type scientifique d’accès à la vérité, le mécanisme normatif contraire que met en œuvre le législateur sera celui de la "fiction".

Lorsqu’il est donc impossible de démontrer le contraire, l’histoire est incontestable, il s’agit d’une "présomption irréfragable", équivalente à une "fiction". Ainsi, l’article 1350 du Code civil pose que l’autorité de chose jugée n’est pas contestable et classe cette règle parmi les "présomptions établies par la loi".

Mais même cette règle peut être analysée non pas comme une "dispense" de preuve, mais comme une "raccourci" de preuve, une "économie" de preuve, car dans 90% des cas, cela est biologiquement exact (chiffre constant, malgré l’évolution des moyens de contraception et la facilité juridique des interruptions volontaires de grossesse). Dès lors, il ne s’agit plus d’une fiction, mais d’une présomption et les travaux du centre de logique de Bruxelles ont montré en réalité la proximité des deux notions.

Le juge peut alors avoir recours à un raisonnement probatoire, désigné comme la "présomption du fait de l’homme", décrite par l’article 1352 du Code civil. Il s’agit d’une preuve proprement dite, c’est-à-dire une voie d’accès à la reconstitution de la réalité, mais d’une façon indirecte.

Ainsi, la trace de pneu sur la route présumera non seulement la présence de la voiture portant ses pneus, mais encore la vitesse excessive à laquelle celle-ci roulait pour avoir laissé de la gomme sur le goudron. Puisque le contentieux est de nature logique et plus la technique de la présomption va se développer : ainsi le droit économique fait une large place à la présomption. Mais la présomption doit toujours être "réfragable", comme le rappelle l’arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 22 novembre 2005.

Quelque soit le moyen de preuve, s’impose la règle générale et qui s’impose de plus en plus fortement de la loyauté de la preuve. Ainsi, l’arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 20 novembre 1991 pose que l’employeur ne peut se prévaloir d’un enregistrement pris à l’insu de l’employée pour prouver la faute de celle-ci. Pourtant, la Première Chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 17 juin 2009 admet la preuve de l’infidélité par production dans l’instance en divorce des SMS reçus par le conjoint.
Dans les autres matières, apparaît l’ambiguïté de la preuve. En effet, la preuve peut avoir pour objectif d’atteindre la meilleure reconstitution possible de la réalité, mais elle peut aussi avoir pour fin de fournir une sécurité juridique aux personnes et aux opérations économiques. Ce second objectif est servi par le système de la "preuve légale".
Mais cette prévisibilité que procure le système de la preuve littérale n’a de sens que concernant les "actes juridiques", c’est-à-dire les actes de volontés qui ont pour objet de faire naître des effets de droit (par exemple, un contrat, un décret, un testament, etc.). Cela n’a pas de sens pour ce qui admet sans avoir été organisé, c’est-à-dire les "faits juridiques", évènemets ou situations auxquels le droit attache des effets de droit (par exemple, l’incendie - qui rend responsable, la parentalité - qui oblige à éduquer, etc.). Pour tous les faits juridiques, la preuve est libre.

En outre, lorsque le demandeur à l’allégation, parvient à apporter au juge un commencement de preuve par écrit (c’est-à-dire une preuve littérale imparfaite, une facture, etc.), il est autorisé à le compléter par un témoignage ou une présomption.

La preuve n'est pas une accumulation de règles techniques : il s'agit d'un système logique qui permet la connexion entre les fait et le droit, c'est-à-dire ce qui permet à une personne d'être protégée effectivement par celui-ci. C'est pourquoi dans le système de Common Law ou dans le droit pénal, elle constitue l'essentiel de la matière.

 

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