2 août 2018

Publications

🚧 Oui au principe de la volonté, manifestation de la liberté, Non aux consentements mécaniques

par Marie-Anne Frison-Roche

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â–ş RĂ©fĂ©rence complète : Frison-Roche, M.-A., Oui au principe de la volontĂ©, Non aux consentements purs, document de travail pour une contribution aux MĂ©langes dĂ©diĂ©s Ă  Pierre GodĂ©, 2018, accessible Ă  http://mafr.fr/fr/article/oui-au-principe-de-la-volonte-non-aux-consentement/

Les MĂ©langes Pierre GodĂ©, dont Marie-Anne Frison-Roche est l'Ă©diteur au sens britannique du terme, ont Ă©tĂ© publiĂ©s hors-commerce par LVMH en exemplaires limitĂ©s, numĂ©rotĂ©s et illustrĂ©s. 

Quelques exemplaires sont disponibles dans des salles de travail d'UniversitĂ© qui ont rendues destinataires de l'ouvrage. 

 

â–ş RĂ©sumĂ© : Pierre GodĂ© a consacrĂ© sa thèse Ă  dĂ©fendre la libertĂ© de l'ĂŞtre humain, libertĂ© que la personne exerce en manifestant sa volontĂ©. Cette volontĂ© se manifeste, mĂŞme tacitement, par cette trace que constitue le "consentement". Dans une sociĂ©tĂ© politique et Ă©conomique libĂ©rale, c'est-Ă -dire fondĂ©e sur le principe de la volontĂ© de la personne, le consentement doit toujours ĂŞtre dĂ©fini comme la manifestation de la volontĂ©, ce lien entre le consentement et la volontĂ© Ă©tant insĂ©cable (I). Mais par une perversion du libĂ©ralisme le "consentement" est devenu un objet autonome de la libertĂ© de la personne, consentement mĂ©canique qui a permis de transformer les ĂŞtres humains en machines, machines Ă  dĂ©sirer et machines Ă  ĂŞtre dĂ©sirĂ©es, dans un univers de "consentements purs", oĂą nous ne cessons de cliquer, consentant Ă  tout sans plus jamais vouloir. Ce consentement qui a Ă©tĂ© scindĂ© de la volontĂ© libre de la personne est le socle et d'un marchĂ© de l'Humain et des dĂ©mocraties illibĂ©rales, menaces contre les ĂŞtres humains (II). L'avenir du Droit, auquel croyait Pierre GodĂ©, est de continuer Ă  ambitionner de protĂ©ger l'ĂŞtre humain et, sans contrer la volontĂ© libre de celui-ci comme avait Ă©tĂ© tentĂ© de le faire le mouvement du Droit de la consommation, de renouer avec un mouvement libĂ©ral du Droit et de lutter contre ces systèmes de consentements purs (III).

Et s'il me plaĂ®t Ă  moi, d'ĂŞtre battue ?

Le Médecin malgré lui, Molière, acte I

 

đź”»Lire l'article ci-dessous 

 

VolontĂ© et manifestations tacites : Pierre GodĂ© a consacrĂ© sa thèse publiĂ©e en 1977, unique livre qu’il Ă©crivit en seul auteur, Ă  la volontĂ©. Pour en dĂ©fendre le principe- mĂŞme. Parce que la volontĂ© est ce par quoi l’homme est libre!footnote-1392, qu’elle est sa marque tandis que son prix en est la responsabilitĂ© qu’il porte. Pierre GodĂ© Ă©tait avant tout un juriste classique.  Parce que le monde est en mutation, le Droit a besoin de demeurer classique, d’être ainsi gardĂ© car c’est ainsi qu’il pourra prĂ©venir le monde de possibles folies.

Auteur classique, Pierre GodĂ© conçut sa thèse comme une rĂ©cusation, presque une dĂ©claration de guerre Ă  l’égard, des lĂ©gislations qui Ă  cette Ă©poque de dĂ©couverte du Droit de la consommation pour protĂ©ger les ĂŞtres humains les dĂ©possèdent de leur libertĂ©, en se dĂ©sintĂ©ressant de leur puissance de vouloir. Non pas que le but soit suspect car le LĂ©gislateur, et d’une façon plus gĂ©nĂ©rale le Droit, a pour office de protĂ©ger les ĂŞtres humains. Mais le prix est dĂ©vastateur : pour protĂ©ger l’être humain, pris comme consommateur – ce qui est dĂ©jĂ  le rĂ©duire -, le Droit de l’époque, a contrĂ© la libertĂ© de l’être humain concret, ne se souciant plus de savoir ce qu’il avait voulu, Ă©crivant le contrat Ă  sa place, se substituant Ă  lui dans ce qu’il avait acceptĂ© ou refusĂ©, bref en voulant Ă  sa place.

Le collectif s’était assis à la table des personnes en affirmant haut et fort que c’était pour leur bien et qu’il parlerait bien mieux qu’elles, ce à quoi le sourcil de tout libéral se fronce, préférant quant à lui laisser parler les êtres humains, estimant que chacun a quelque chose à dire, qu’il arrangera mieux sa situation particulière que la loi.

MĂŞme s’il faut parfois par la suite reconstituer ce qu’il a voulu, car le contractant partage avec le LĂ©gislateur le dĂ©faut d’être souvent obscur, de se contredire ou de n’avoir rien dit, la forme Ă©crite n’étant requise qu’à titre de preuve. D'ailleurs dans l’élan contractuel, Ă©lan de confiance et de prise de risque, qui songera Ă  rĂ©diger, ce geste de prudent vieillard ? On comprend qu’en matière commerciale, droit de la jeunesse qui se lance dans l’aventure du commerce, la preuve soit libre car l’écrit ne correspond pas Ă  la psychologie de l’entreprenant.

Dans les annĂ©es 1975, le LĂ©gislateur affirmant la nĂ©cessitĂ© du Droit de la consommation a fait taire le principe de volontĂ© pour parler Ă  la place des contractants et s’asseoir Ă  leur table. Mais ce sont les enfants que l’on fait taire Ă  table. Le Droit pour protĂ©ger l’être humain l’a donc transformĂ© en enfant, voilĂ  le grief articulĂ© par Pierre GodĂ©, qui fĂ»t toujours n’en doutons pas une grande personne.

 On connaĂ®t le grief souvent fait Ă  ce titre au Droit de la consommation car si le Droit doit se soucier Ă  juste titre des « petites choses Â», De minimis ne devant pas exister pour lui!footnote-1279 - le jugement d’insignifiance ne tombant que sur les affaires de notre voisin tandis que les nĂ´tres seraient par nature toujours d’importance -, il le fait trop souvent en prenant la parole Ă  la place de la personne pour mieux la protĂ©ger. En Ă©nonçant ce qu’elle aurait dĂ» dire. En Ă©crivant Ă  sa place le contrat. Et cela, Pierre GodĂ© n’en voulait pas. Non pas parce qu’il n’aimait pas la Loi ou le Droit, mais parce qu’il avait confiance dans les ĂŞtres humains pour vouloir par eux-mĂŞmes et pour faire Ă  chaque fois et sur-mesure leur « petite loi Â» contractuelle!footnote-1281.

Il se rĂ©fĂ©rait ainsi au pilier d’un système libĂ©ral : l’un des principes premiers en est la volontĂ© de chaque ĂŞtre humain. Si l’on n'admet pas ce principe, il faut changer de système. Il faudra alors opĂ©rer un transfert de volontĂ© Ă  d’autres que les ĂŞtres humains, par exemple un État tout-puissant ou un autre ordre normatif tout-puissant, un ordre religieux par exemple, puisque dans un système juridique et social qui ne repose pas sur le principe de volontĂ© des ĂŞtres humains, ceux-ci agissent mĂ©caniquement.

Or, aujourd’hui nous sommes menacĂ©s de cela, d’une transformation des humains en machine. Pour en prendre la mesure, pour tenter d’y trouver remède, il convient de relire deux auteurs, aujourd’hui dĂ©cĂ©dĂ©s. L’un est Gunther Anders, notamment son ouvrage L’obsolescence de l’Homme, livre Ă©crit en 1956. Gunther Anders est dĂ©cĂ©dĂ© en 1992, inquiet de l’évolution des choses!footnote-1282. L’autre est Pierre GodĂ©, notamment cette thèse, VolontĂ© et manifestations tacites, publiĂ©e en 1977, ainsi que son article, Le droit de l'avenir. Un droit en devenir, publiĂ© en 1999. Pierre GodĂ© est dĂ©cĂ©dĂ© en 2018, confiant dans l'avenir. 

Cette disparition de la volontĂ©, disparition dĂ©crite par l’un et par l’autre, contre laquelle Pierre GodĂ© lutta mais qui s’amplifie aujourd’hui est paradoxale car, tel le scorpion qui s’assassine, elle est l’œuvre du consentement, c’est-Ă -dire ce qui est engendrĂ© par la volontĂ© elle-mĂŞme.  C’est en effet la scission entre la volontĂ© et le consentement, scission produite par les mĂ©canismes marchands qui fondent la "mĂ©canique des marchĂ©s"!footnote-1283 mais qui, amplifiĂ©e Ă  l’infini par la technologie, a rendu le consentement, devenu autonome de la volontĂ©, et ne lui rendant plus compte, a permis de tuer dans l’œuf cette volontĂ© comme expression de la libertĂ© de l’être humain.

Mais il ne faut pas se lamenter, se contenter du constat. De la mĂŞme façon que dans sa thèse Pierre GodĂ© travailla Ă  reconstruire le lien entre la volontĂ© et ses manifestations tacites pour que, plutĂ´t que de se tourner vers des lĂ©gislations qui substituent leur puissance Ă  celle de la personne, toujours l’on recherche la volontĂ© de celle-ci afin de lui donner plein effet, le consentement ne doit pas ĂŞtre conçu autrement que comme la preuve non sĂ©cable de la manifestation de la libre volontĂ© (I). Il convient aussi de partager son optimisme dans un « Droit de l’Avenir Â», c’est-Ă -dire un Droit qui n’a pas peur de ce qui vient, mĂŞme si l’on ne le connait pas, droit de l’inconnu qui se dessine comme ne se souciant pas du sort des ĂŞtres humains dans un monde oĂą les technologies les mĂ©canisent grâce Ă  un consentement automatique oĂą  la volontĂ© est un Ă©lĂ©ment qui ne fait plus partie du jeu. C’est lĂ  oĂą le Droit, Droit auquel Pierre GodĂ© croyait, doit reprendre la main dans sa fonction première, sa protection des ĂŞtres humains, en attaquant la notion de consentement lorsque celui-ci est un leurre et une fable racontĂ©e pour endormir les humains pour mieux les dĂ©shumaniser afin de disposer d’eux comme des choses sans volontĂ© (II). Pour cela, le Droit doit activement redonner aux ĂŞtres humains leur libertĂ© de dire Non, leur libertĂ© de ne pas consentir, doit bloquer la mise en place des marchĂ©s de consentements purs (III).

 

I. LA SEULE DÉFINITION ADMISSIBLE DU CONSENTEMENT : LA MANIFESTATION D’UNE VOLONTÉ LIBRE

 

La réforme du Droit des contrats de 2016 a maintenu, voire restauré, la conception classique des contrats. Un contrat est un accord de deux ou plusieurs volontés de personnes pour produire des effets de droit les obligeant.

Pour nouer ce lien contraignant, s’imposant comme un acte juridique entre les parties et comme un fait pour le reste du monde, il faut que les volontĂ©s s'extĂ©riorisent. Ce processus prend la forme du consentement. Parce que l’homme s’est instituĂ© par le langage, justifiant qu’Alain Supiot le dĂ©signe comme l’Homo juridicus!footnote-1284 Ce consentement prend le plus souvent la forme d’un langage Ă©crit ou oral. Cette base, il ne faut jamais s’en Ă©loigner et c’est par cela que la thèse de Pierre GodĂ© dĂ©bute. Si l’on s’en Ă©loigne, le système social, Ă©conomique et juridique cesse d’être libĂ©ral.

Ce lien de succession entre VolontĂ© et Consentement nous paraĂ®t si naturel qu'on croit ne l'avoir jamais perdu. Notamment puisque nous sommes en dĂ©mocratie. Par exemple, lorsque Jefferson pensa la façon dont les AmĂ©ricains devaient politiquement vivre Ă  l'Ă©gard du Royaume britannique, il dĂ©posa dans la DĂ©claration d'indĂ©pendance la notion de "consentement des gouvernĂ©s", celle dont la notion de "consentement Ă  l'impĂ´t" fait Ă©cho dans la DĂ©claration française de 1789 ; l'idĂ©e de Nation faisant ici le lien entre VolontĂ© gĂ©nĂ©rale et Contrat social!footnote-1287, comme l'idĂ©e de Personne fait le lien entre la VolontĂ© individuelle et le Consentement de la personne contractante. 

Le consentement est donc un objet qui s'observe en tant qu'il y a eu une volontĂ© prĂ©alable, en tant qu'il est l'expression d'une libertĂ© : le consentement est la preuve tangible d'un système de libertĂ©. C'est pourquoi le Règlement de l'Union europĂ©enne sur la protection des donnĂ©es et leur circulation reprend cette dĂ©finition classique du consentement comme toute manifestation de volontĂ©, libre, spĂ©cifique, Ă©clairĂ©e et univoque par laquelle la personne concernĂ©e accepte, par une dĂ©claration ou par un acte positif clair, que des donnĂ©es Ă  caractère personnel la concernant fassent l'objet d'un traitement. Pierre GodĂ© aurait retrouvĂ© ses propres termes.

L’être humain passe ainsi de la volition (vouloir vouloir) à la volonté (vouloir quelque chose, vouloir faire quelque chose, ce qui renvoie à la catégorie des contrats) à l’extériorisation de celle-ci vis-à-vis de quelqu'un : le consentement.

En-deçà du contrat, l’ancrage est dans le lien social mĂŞme. Pierre GodĂ© dĂ©bute sa thèse par une citation de l’ouvrage d’Henri Lefebvre, Le langage et la sociĂ©tĂ© : « L’interrogation sur le langage vient anĂ©antir les seules certitudes de l’homme qui s’en effraie Â». En effet, le langage ne traduit jamais vraiment notre âme, nos dĂ©sirs, ce que nous voudrions, surtout lorsqu’il s’agit de ce que nous attendons de l’autre. Ainsi, il y a toujours maldonne entre la volontĂ© et le consentement : le consentement est toujours maladroit Ă  traduire la volontĂ©. Il le fait avec son pauvre moyen qu’est le langage. Mais c’est la fonction du consentement : conserver un peu de ce qu’était dans l’âme de ceux qui ont voulu s’engager l’un vis-Ă -vis de l’autre. Lorsque le consentement sera coupĂ© de la volontĂ©, sa source mĂŞme, pour n’être plus que mĂ©canique, l’être humain y perdra tout Ă  fait son âme. C’est pourquoi le titre complet de l’ouvrage central de GĂĽnther Anders est L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme Ă  l’époque de la deuxième rĂ©volution industrielle.

Carbonnier montra que ces moyens que l’on prĂ©sente pourtant comme plus frustres, comme la paumĂ©e, mieux que les mots et les paragraphes agencĂ©s, expriment davantage l’accord des volontĂ©s. Aujourd’hui, quand nous cliquons sur des petits carrĂ©s ce qui implique que "oui, oui, oui", nous avons bien compris et adhĂ©rons sans rĂ©serve Ă  toutes les petites lignes, rĂ©digĂ©es parfois dans une autre langue que la nĂ´tre, Ă  ce qui est rĂ©digĂ© sur un serveur, il est certain que le contact de deux mains dont le son franc et concordant rĂ©sonnait dans la pièce exprimait mieux la concorde.

Ainsi l’objet de la thèse de Pierre GodĂ© est de montrer qu’une volontĂ© peut s’exprimer de beaucoup plus de façons que le langage : ce sont les « manifestations tacites Â». Il dĂ©veloppe notamment les cas d’exĂ©cution du contrat qui prouve la rencontre des volontĂ©s.

Mais aujourd’hui que reste-t-il du principe de volontĂ© ? Puisque la technologie tend Ă  transformer les ĂŞtres humains en machines. L'on se souvient du poète qui se plaignait d'une poupĂ©e qui ne disait que Non, mais aujourd’hui nous ne sommes souvent plus que des machines Ă  dire Oui. En cela, nous avons Ă©tĂ© privĂ©s de notre volontĂ© en Ă©tant transformĂ©s par des machines Ă  ĂŞtre nous-mĂŞmes des machines Ă  consentir. C’est tout l’inverse de ce que voulait Pierre GodĂ©.

 

 

II. LA TRANSFORMATION DES ĂŠTRES HUMAINS EN « MACHINES DÉSIRANTES Â» ET « MACHINES DÉSIRÉES Â», SANS PLUS JAMAIS VOULOIR

 

Que faisons-nous quotidiennement ?

Nous cliquons. Nous consentons Ă  tout. MĂ©caniquement. En cochant. Nous disons Oui immĂ©diatement et en masse, d’une façon identique Ă  celle dont procède notre voisin d’open space. Les consentements s’opèrent Ă  la chaĂ®ne. Nous consentons Ă  transfĂ©rer Ă  toute entitĂ© qui le demande tout ce qui nous est le plus intime. En effet, parce que la protection des donnĂ©es Ă  caractère personnel repose principalement sur notre consentement, la technologie nous mène Ă  cliquer sur la case pour continuer Ă  lire l’article, Ă  Ă©couter la chanson, Ă  regarder la vidĂ©o, et toute notre vie est aspirĂ©e. « Je donnerai ma vie pour qu’elle dise Oui Â» , pleurait le poète.  Qu'il sèche ses larmes, dĂ©sormais nous donnons notre vie complète par des oui mĂ©caniques Ă  toute entitĂ© qui, pour l’obtenir, nous offre les produits ajustĂ©s Ă  nos goĂ»ts singuliers. Tout l'art de Nexflix, entreprise de ciblage, est en cela.

L’on pourrait considĂ©rer que cette Ă©volution est « libĂ©rale Â» dans la mesure oĂą notre consentement est sollicitĂ© et que nous sommes libres de ne pas aller sur tel ou tel rĂ©seau social, de ne pas nous abonner Ă  telle ou telle plateforme, de ne pas acquĂ©rir tel ou tel produit, de ne pas Ă©couter telle ou telle chanson, de ne pas utiliser tel ou tel moteur de recherche, etc. En outre, le Droit de la concurrence veille dans le droit des abus de domination et dans le contrĂ´le des concentrations Ă  ce que les puissances atteintes n'entravent pas notre capacitĂ© Ă  prĂ©fĂ©rer un offreur Ă  un autre, prĂ©fĂ©rant consentir Ă  l'un plutĂ´t qu'Ă  un autre.

Il lui suffit donc de ne pas consentir, c’est-Ă -dire de ne pas dire « oui Â». L’on observe que beaucoup de rĂ©flexions, voire de textes qui cherchent Ă  « rĂ©guler le numĂ©rique Â» vont vers la solution consistant Ă  insister toujours davantage sur le consentement, les textes adoptĂ©s par les autoritĂ©s publiques ou de rĂ©glementation privĂ©e (comme les chartes) dĂ©taillant la façon dont les consentements sont recueillis, conservĂ©s, vĂ©rifiĂ©s. La solution a l’avantage de rĂ©soudre en partie la difficultĂ© de la territorialitĂ©.

Mais sous tant de gloire, l'internaute Ă©tant ainsi promu comme l'interrĂ©gulateur!footnote-1285 d'un nouveau monde de la connaissance accessible Ă  tous gracieuse, le risque n'est-il plutĂ´t pour la personne d'ĂŞtre l'objet de quelque indignitĂ© ?

En effet le système qui se construit pourrait bien ĂŞtre  attaquer le principe libĂ©ral. Dans un système reposant sur la libertĂ© des personnes en ce qu’elles peuvent disposer d’elles-mĂŞmes par leur volontĂ©, l’essentiel est que le consentement traduise toujours la volontĂ© de l’être humain c’est-Ă -dire le choix qu’il a fait d’agir plutĂ´t que de ne pas agir. C’est parce qu’il pouvait dire effectivement « Non Â» que son accord exprimĂ© par le « Oui Â» peut le contraindre. C’est en cela que le consentement, ce par lequel l’être humain admet de se contraindre par un « Oui Â» envers autrui, est essentiel : non pas en tant qu'objet autonome, mais en tant que trace tangible, en tant que preuve d’une volontĂ© libre.

Or, de la même façon que le Législateur avait eu tendance à déposséder le contractant de son pouvoir de dire lui-même Non ou Oui, ce que dénonça en son temps Pierre Godé, la technologie a opéré depuis la même dépossession, nous faisant consentir en dehors de notre volonté.

Tout d’abord, comme l’a montrĂ© dans un tout autre style GĂĽnther Anders, nous avons tendance Ă  ĂŞtre mus par un dĂ©sir mĂ©canique de consommer, ce qu’il dĂ©signe comme la mutation de la sociĂ©tĂ© -Ă©galement dĂ©noncĂ©e par Jacques Ellul comme la « sociĂ©tĂ© technicienne Â» -, transformant les ĂŞtres humains en « machine dĂ©sirante Â», notre valorisation Ă©tant liĂ©e Ă  notre aptitude Ă  consommer.

Nous aurions dĂ©sormais de la valeur d’autant que nous pouvons consommer. Nous aurions donc perdu la distance existant entre la personne que nous sommes et la chose disponible que nous consommons. Par une fusion nouvelle, que Chaplin montra dans Les temps modernes, nous sommes des "machines Ă  produire" et des "machines Ă  consommer", Ford ayant unifiĂ© les deux.  Dans cette unitĂ© nouvelle, ce que nous voulons, ce qui suppose une distance, ce dont nous avons comme « projet Â» n’a pas d’importance puisque nous sommes notre acte de consommation, devenu ce sur quoi porte notre acte de dĂ©sir : nous sommes des « machines dĂ©sirantes Â». Dans cette transformation, Anders estime que l'homme a Ă©tĂ© frappĂ© d'obsolescence et ne peut plus "vouloir", n'Ă©tant pas capable que de satisfaire mĂ©caniquement ses dĂ©sirs. 

Cette « loi du dĂ©sir Â» peut porter sur tout objet. Elle ne suppose que l'objet soit disponible : c'est l'existence d'un dĂ©sir qui rend l'objet disponible, comme ne cesseront de l'affirmer les Ă©conomistes comme une sorte de loi naturelle. S’il s’agit d’une prestation, la personne qui est susceptible de faire cette prestation est elle-mĂŞme valorisĂ©e en fonction des dĂ©sirs dont elle peut ĂŞtre l’objet. Nous devenons ainsi des « machines Ă  ĂŞtre dĂ©sirĂ©es Â» en mĂŞme temps que nous sommes des machines dĂ©sirantes. Se constitue ainsi un espace mondial oĂą se rencontrent les « machines dĂ©sirantes Â» et les « machines dĂ©sirĂ©es Â» que sont les ĂŞtres humains, ce qui est logique puisque sur un marchĂ© l’on est tour Ă  tour offreur et demandeur.

Mais cette mutation est en rĂ©alitĂ© profondĂ©ment perverse par rapport Ă  la conception libĂ©rale de la sociĂ©tĂ©, de l’économie et du Droit. Elle a conduit Ă  « l’obsolescence de l’homme Â». En effet, par cette mutation catastrophique, l’être humain n’est plus un acteur sur le marchĂ© des biens, il est le bien sur lequel porte cette loi du dĂ©sir. Si l’on se souvient de Locke affirmant que la sociĂ©tĂ© doit ĂŞtre rĂ©alisĂ©e pour que les hommes ne se dĂ©vorent pas entre eux comme des lois, dès l’instant que règne la seule « loi du dĂ©sir Â», les ĂŞtres humains Ă©tant rĂ©duits Ă  ĂŞtre des machines dĂ©sirantes et des machines dĂ©sirĂ©es, suivant leur puissance, parce que ce qui est le plus dĂ©sirĂ© est l’être humain lui-mĂŞme suivant leur situation les ĂŞtres humains consentiront Ă  avoir pour activitĂ© mĂ©canique d’être dĂ©sirĂ©s ce qui leur procurera suffisamment d’argent pour dĂ©vorer d’autres ĂŞtres humains, en tant que nous sommes aussi des machines dĂ©sirantes, chacun se contentant de la seule loi qui vaille : le « consentement Â».

Prenons un exemple dans l’enseignement supĂ©rieur, cet Alma Mater auquel Pierre GodĂ© est toujours restĂ© fidèle. Sur ce que certains dĂ©signent comme le « marchĂ© des idĂ©es Â», les professeurs sont Ă©valuĂ©s en fonction du dĂ©sir que les Ă©tudiants ont Ă  venir les Ă©couter, du plaisir qu’ils ont aux prestations fournies, aux mĂ©dailles remportĂ©es par les professeurs et au profit retirĂ© par l’étudiant sur le marchĂ© du travail (« employabilitĂ© Â»). Une case est prĂ©vue dans les fiches d’évaluation pour « bonne connexion du cours avec l’actualitĂ© Â» et les temps doivent ĂŞtre bien durs pour le professeur d’histoire du Droit. La notion de « maĂ®tre Â» n’existe plus, puisque l’étudiant Ă©tant le client il doit ĂŞtre mis Ă  Ă©galitĂ© du prestataire qu’est l’enseignant, dĂ»ment notĂ© par des Ă©valuations dont dĂ©pend sa carrière et sa rĂ©munĂ©ration. Pierre GodĂ© a quant Ă  lui toujours montrĂ© le plus grand respect pour les professeurs qui lui avaient gracieusement montrĂ© les trĂ©sors de l’art du Droit et dont certains aujourd’hui lui rendent ici hommage. Gracieusement. Jamais il n’en fĂ»t le client. Mais il est vrai que Pierre GodĂ© Ă©tait un classique.

Cette mutation proprement sidérante qui prend comme pilier le désir n’est en rien le triomphe de la société libérale, elle en est au contraire le tombeau car elle repose sur le fait dénoncé par Pierre Godé dès sa thèse, à savoir une société qui ne se soucie pas de l’expression réelle par l’être humain de sa volonté, quelle que soit sa forme, qu’elle soit expresse et tacite, mettant en place des procédures mécaniques de consentement qui s’y substituent.

Tout est alors en place pour que des entreprises ou des gouvernements qui apportent tout plaisir, ou satisfont tout dĂ©sir gratuitement dans un pacte faustien, prennent le pouvoir. Ce qui a Ă©tĂ© appelĂ© avec pertinence les « dĂ©mocraties illibĂ©rales Â», sans âme et sans libertĂ©, oĂą les consentements sont apportĂ©s en masse, un flot de « consentements purs Â».

Si le Droit ne fait rien face Ă  ce qui se profile, Ă  ce qui est notre avenir, alors nous allons donc vivre dans un monde de « consentements purs Â», c’est-Ă -dire de « poupĂ©es qui disent oui Â» sans que jamais l’on ait Ă  se soucier de savoir si existe ou non une source qui serait une volontĂ© humaine dont ce consentement n’aurait Ă©tĂ© que l’expression et qu’a de valeur qu’en tant qu’elle est cette expression.

Bienvenue dans le monde des robots-personnes et des humains-choses.

Le piège des « consentements purs Â» est en train de se refermer sur nous.

Car pour transformer les humains en matière première disponible, il faut mais il suffit de ne plus les saisir que par leur "consentement". Comme ils consentent Ă  tout, disent Oui Ă  tout, il suffit d'accroĂ®tre ceux sur quoi peut avoir prise le consentement : par exemple soi-mĂŞme. Ainsi, la femme peut se donner entièrement. Et donner entièrement son corps par la prostitution. Et donner entièrement l'ĂŞtre humain dont elle est dĂ©finitivement la mère, par la GPA. Il suffit qu'elle ait dit Oui.  

Comme le disent expressément les industriels de la GPA, les femmes consentent à devenir des couveuses, des choses, elles consentent à abandonner le statut de personne pour rétrograder dans le statut de chose, qui leur est disponible. Puisque le seul principe de fonctionnement du monde est le consentement et l'expression langagière de celui-ci, et non pas la volonté et la manifestation éventuellement tacite de celle-ci, le contrat sur l'humain peut prétendre mettre en coupe réglée le monde des richesses. La richesse du monde qui vient étant l'humain comme matière première, d'une part le corps des êtres humains et d'autre part les informations sur les êtres humains.

Le Droit peut mettre un point d'arrĂŞt Ă  ce qui est littĂ©ralement une catastrophe s'il dĂ©nie la scission entre la volontĂ© et le consentement.

 

 

III. LE « DROIT DE L’AVENIR Â» POUR BLOQUER LA MISE EN PLACE DES MARCHÉS ET DES SOCIÉTÉS POLITIQUES DES CONSENTEMENTS PURS

Il faut tout d’abord réaffirmer que nous voulons vivre dans une société libérale, dont le principe est donc la disponibilité de l’être humain à lui-même. Pour cela, cette disponibilité prend la forme de la volonté individuelle, laquelle s’extériorise par le consentement, expressément ou tacitement manifesté.

Mais le Droit doit veiller à accorder ce pouvoir de se contraindre soi-même, c’est-à-dire la puissance de la liberté, que lorsque le consentement permet de remonter jusqu’à la volonté, laquelle suppose un être humain ayant été en position de dire Non et qui a choisi de dire Oui.

Le consentement n’est pas un objet juridique autonome car s’il est coupĂ© de sa source vive, de ce que Gunther Anders dĂ©signait comme « l’âme Â», en tant que tel le consentement est un acte de soumission : consentir, c’est se soumettre. Il est donc essentiel de nouer le consentement avec l’acte de libertĂ© qui est sa source : il est la preuve de la libertĂ© de la personne, la preuve de sa puissance, le socle du système libĂ©ral. Si ce lien probatoire avec la volontĂ© libre devient indiffĂ©rent, si un système se met Ă  fonctionner sur des « consentements purs Â», alors l’être humain peut ĂŞtre anĂ©anti.

En effet, un ĂŞtre humain dira Oui Ă  l’offre de tous ces contenus gratuits si attractifs, dira Oui Ă  tous ces programmes Ă©lectoraux promettant de le protĂ©geant de l’avenir et de lui donner de l’argent venu de nulle part, deux promesses qui se ressemblent. Deux consentements purs coupĂ©s de l’idĂ©e de volontĂ© puisque sans rĂ©fĂ©rence Ă  la responsabilitĂ© qu’on ne peut congĂ©dier d’un système Ă©conomique, politique et juridique libĂ©ral.  

L’on voudrait aujourd’hui imposer que le Droit ne puisse plus rien dire pour protĂ©ger la personne, s’interdisant de vĂ©rifier sa libre volontĂ© : le consentement explicite suffirait. Si le Droit admet cela, alors les ĂŞtres humains qui disent oui pour que d’autres disposent d’eux permettront par le consentement pur qu’ils Ă©mettent mĂ©caniquement de devenir la matière première du marchĂ© qui se met en place : le marchĂ© de l’humain.  Qu’il s’agisse de la prostitution, des expĂ©rimentations, des conventions de passage des personnes en migration ou de la GPA.

Pour l’instant, le Droit a apprĂ©hendĂ© cet enjeu en opposant deux notions : l’ordre public et la volontĂ©. Il a mis l’interdiction du cĂ´tĂ© de l’ordre public et la permission du cĂ´tĂ© de la volontĂ© des personnes. Mais il convient de ne pas raisonner ainsi. C’est bien au contraire en opposant le consentement pur, qui conduit la personne en situation de ne pas pouvoir dire Non Ă  conduire Ă  n’être qu’une machine dĂ©sirĂ©e disant Oui Ă  tout ce qui lui est proposĂ© ( prostitution, expĂ©rimentation, GPA) ce qui lui permet d’être par ailleurs une machine dĂ©sirante (comme le montrent les enquĂŞtes sur la prostitution des mineurs qui s’achètent des habits, sur les mères-porteuses qui achètent des chaussures aux autres enfants, etc.) et ce qu’aurait Ă©tĂ© l’expression de leur libre volontĂ©.

Si l’on se soucie de la libre volontĂ© de la personne, concrètement apprĂ©hendĂ©e, de la libre volontĂ© de la prostituĂ©e, de la libre volontĂ© de la mère-porteuse, l’on s’aperçoit qu’il n’y a pas de lien entre le consentement, qui pourtant est « formel Â», prend souvent la forme d’une signature en bonne et due forme d’un contrat, et ce qu’est la libre volontĂ© qui est l’inverse : la volontĂ© de retrouver une volontĂ© perdue dans une situation que les ONG dĂ©crivent comme Ă©tant une situation d’esclavage et que les sociĂ©tĂ©s libĂ©rales doivent avoir Ă  cĹ“ur de combattre.

En effet dans un système libĂ©ral cela est inadmissible, parce que dans une sociĂ©tĂ© libĂ©rale fondĂ©e par la libertĂ© et la volontĂ© de l’être humain, faire prĂ©valoir le consentement pur de la personne en ne se souciant pas de sa volontĂ©, c’est admettre par avance que certains ĂŞtres humains peuvent efficacement agir comme des machines Ă  dire Oui, ce qui permet Ă  d’autres de disposer d’eux. Cela, le Droit libĂ©ral doit l’exclure et exiger un lien dĂ©montrĂ© avec une volontĂ© libre.

Les États-Unis semblent aller vers un système de « consentements purs Â», tandis que l’Europe entend encore maintenir ce lien insĂ©cable entre volontĂ© et consentement. Sans doute parce que la Seconde Guerre mondiale est nĂ©e d’une passion pour le consentement pur, l’Europe demeure gardien des libertĂ©s et des volontĂ©s individuelles. L’Allemand Gunther Anders et le Français Pierre GodĂ© nous le rappellent.

Prenons deux exemples. En premier lieu, la Commission europĂ©enne a condamnĂ© Google par une dĂ©cision du 17 juillet 2018 notamment pour des accords de prĂ©-installation d’application car le consentement pur consistant Ă  accepter ces applications puisqu’on ne les dĂ©sinstalle pas est une fable, le consentement ayant consenti sans vraiment vouloir les conserver.

L’Europe a donc un rĂ´le essentiel Ă  jouer. Repensons encore Ă  nos deux auteurs, Gunter Anders profondĂ©ment europĂ©en qui, ayant connu le nazisme, Ă©tant si inquiet de l’avenir mais qui si « dĂ©sespĂ©rĂ© Â» Ă©tait-il n’en agissait pas moins et Pierre GodĂ©, profondĂ©ment europĂ©en, qui croyait que le Droit pourrait affronter un avenir inconnu et prendre sa part dans les ombres et gouffres qui le constituent.

En effet, si nous continuons vers un système de « consentements purs Â», nous irons vers le chemin de la servitude, pavĂ© d’autant de Oui, alors cet acte de langage ne caractĂ©rise en rien l’être humain. En effet, les machines parlent et le langage n’est le propre de l’être humain qu’en tant qu’il traduit une volontĂ© libre. En coupant le langage de cette source, des juristes proposent que des machines ayant une apparence humaine, gĂ©nĂ©ralement fĂ©minine, disant toujours « oui Â», ayant toutes les fonctionnalitĂ©s dĂ©sirables, machines dĂ©sirĂ©es parfaites pour les machines dĂ©sirantes que nous sommes en train de devenir, se voient reconnaĂ®tre le statut juridique de « personne Â».

Certains systèmes juridiques, comme l’Arabie Saoudite, l’ont admis. Sans doute il n’y a pas de meilleure monstration que lorsque l’on se contente d’un système de « consentement pur Â», il n’est pas besoin d’un droit libĂ©ral, requĂ©rant un principe de libertĂ© et de volontĂ© individuelle, chemin tout tracĂ© vers des sociĂ©tĂ©s illibĂ©rales.

Mais l’Europe ne sera pas cela. Les deux Europes, celle de l’Union europĂ©enne et monĂ©taire et celle des droits humains sont en train de devenir unique parce qu’elles ont la mĂŞme dunamis : la libertĂ© et la volontĂ© individuelle.

C’est pourquoi, comme Pierre Godé, l’on ne doit jamais cesser d’être classique, c’est-à-dire ne jamais penser le consentement autrement que comme manifestation de la volonté.

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2

Sur le choc en retour, à savoir les "démocraties illibérales" portées par des "consentements purs", v. infra. 

3

Frison-Roche, M.-A., La régulation d'un monde repensé à partir de la notion de donnée, 2016

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