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Ce document de travail sert de base à la contribution aux Grands Arrêts de la Propriété intellectuelle, publiés sous la direction de Michel Vivant, dans la nouvelle rubrique consacrée à la Régulation.
Conçue comme un "outil de régulation", la propriété intellectuelle est alors utilisée par l'Etat comme une "incitation à l'innovation". Les autorités publiques adoptent des solutions qui découlent des préoccupations sectorielles qui imprégnent les propriétés intellectuelles. Parce que les secteurs économiques deviennent premier, la perspective systémique prédomine alors dans les solutions retenues dans les jugements rendus.
La jurisprudence reflète cela. On peut le voir à travers trois décisions de justice :
► Civ., 1ière, 28 février 2006, dit Mulholland Drive ;
► Paris, 11 décembre 2012, Sanofi-Aventis ;
► Civ., 1ière, 6 juillet 2017, SFR, Orange, Free, Bouygues télécom et autres.
Résumé :
La propriété intellectuelle, issue de l’État et insérée dans une politique publique, peut être conçue, non pour récompenser a posteriori le créateur mais pour inciter d’autres à innover. Elle est alors un outil Ex Ante de régulation, alternative à la subvention. Si la copie privée est une exception, ce n’est pas par rapport au principe de concurrence mais dans une insertion dans un système d’incitations, partant des coûts supportés par l’auteur de la première innovation : le titulaire des droits est alors protégé, non seulement selon une balance des intérêts en présence mais afin de ne pas décourager les potentiels innovants et le secteur lui-même. (1ier arrêt)
La politique sectorielle imprègne alors la propriété intellectuelle, utilisée pour réguler un secteur, par exemple celui du médicament. S’il est vrai qu’un laboratoire voulant mettre sur le marché un médicament générique n’a pas attendu l’expiration du brevet du médicament princeps pour le faire, il n’est pourtant pas pertinent de sanctionner cette anticipation de quelques jours car les investissements effectués par le titulaire du droit de propriété intellectuelle ont été rentabilisés par celui-ci et parce que les pouvoirs publics favorisent les génériques dans un souci de santé publique (2ième arrêt).
L’intérêt systémique prévoit et c’est pourquoi les fournisseurs d’accès à Internet doivent supporter les frais des blocages d’accès alors qu’ils sont irresponsables du fait des textes. Cette obligation de payer est internalisée par compliance parce qu’ils sont dans le système digital les mieux à même de mettre fin à la violation des droits de propriété intellectuelle dont l’écosystème requiert l’effectivité. (3ième arrêt).
Il faut souligner le paradoxe que constitue cet engouement des théoriciens de la Régulation pour la propriété intellectuelle, dont ils métamorphose par un raisonnement exogène la nature juridique (I). Influencée, la jurisprudence reprend des raisonnements à base d'incitation, d'investissements, de rendements et de coûts, afin que l'Etat obtienne des opérateurs les comportements escomptés (II). Il en résulte comme d'un effet naturel une segmentation sectorielle, en télécommunication ou en pharmacie, qui finit par remettre en cause l'unicité de la propriété intellectuelle, suivant les technologies et les politiques publiques portant sur celles-ci (III). Il en reste des imputations d'obligations nouvelles sur des opérateurs du seul fait qu'ils sont en position techniques de concrétiser des droits de propriété intellectuelle : s'opère ainsi le passage de la Régulation à la Compliance (IV).
I. Le paradoxe de l’engouement de la Régulation pour la propriété intellectuelle, dont il métamorphose la nature juridique
La « Régulation » est un terme qui renvoie à l’économie davantage qu’au Droit. Ce n’est que dans un second temps que celui-ci l’intégra à travers ce qu’aujourd’hui l’on dénomme le « Droit de la Régulation"
Mais la Régulation peut aussi exprimer l’intervention de l’État dans le marché parce il veut imprimer sur celui-ci une politique publique
Or, dans ces dimensions qui s’entrecroisent, car les secteurs ont à la fois des défaillances et temporaires et définitive tandis qu’ils font aussi l’objet de politiques publiques, les entreprises qui y déploient leurs activités revendiquent des droits de propriété intellectuelle. Le Droit de la concurrence leur est à priori hostile puisque la propriété intellectuelle confère un monopole, le principe concurrentiel ne pouvant l’admettre que sous le statut d’exceptions avec les diverses justifications qui permettent à ces droits d’entraver la fluidité des marchés, voire l’entrée sur les marchés, la barrière à l’entrée, par exemple par un brevet, étant la première et la plus grave contrariété faite au principe libéral.
Mais l’économie de la Régulation va tout au contraire faire bon accueil aux droits de la propriété intellectuelle
Mais conçu ainsi, c’est l’ensemble de la matière qui change car son fondement en est modifié. En effet, si l’on reprend la conception que le Droit se fait de ce pourquoi des prérogatives sont données à des personnes (droits) sur des créations ou des inventions, c’est pour les récompenser d’avoir inséré celles-ci dans un monde dans lequel ces objets n’étaient là et dont ils demeureraient absents sans l’inventivitéde es êtres humains. La puissance publique accorde ainsi après la réalisation à l’inventeur et au créateur la reconnaissance qui lui est due, ce qui rend insupportable qu’un autre s’attribue ce qui est encore une partie d’eux-mêmes : l’œuvre, l’invention. Le monopole est ainsi injustifié par son lien avec la personne.
L’économie de la Régulation part sur des bases différentes. Imprégné de l’idée générale que le Droit est un outil pratique que l’on manie pour atteindre des buts, ce qui dépouille le Droit de sa spécificité par l’analyse simplement économique qui en est faite, le postulat s’appliquant aussi bien à l’Etat qu’à l’opérateur privée, la « norme juridique » est un outil disponible pour obtenir ce que l’on veut. Ainsi, l’État dispose d’une « boîte à outil » (toolbox) contenant différents outils, qu’il utilisera. Parmi ceux, un outil de choix : la « propriété intellectuelle » dont il est le maître et qu’il attribue, retient, cède ou reprend suivant la politique qu’il mène au regard des résultats qu’il veut obtenir. La perspective, qui ne requiert plus de savoir juridique ni de considération pour les systèmes de droit nationaux, va devenir uniforme et l’Économie de la Régulation va mettre au centre les « droits de propriété intellectuelle » comme étant des outils aptes à atteindre un but poursuivi par l’État : inciter les entreprises à innover, faire entrer l’innovation dans leurs calculs. Le « Droit de l’innovation » est la traduction juridique de cette conception économique née avant tout au Royaume-Uni et aux États-Unis, traduit en droit de l’Union européenne et transposée dans les droits nationaux.
La transfiguration a eu lieu. Traduite dans les textes, perceptible dans la jurisprudence, produisant des solutions étrangères à celles qu’aurait produit le droit classique centré sur la personne du créateur, alors que la Régulation ne conçoit les droits de celui-ci que comme un outil pour atteindre un objectif dont il n’est que le vecteur : l’innovation. La réconciliation peut alors se faire avec le Droit de la concurrence puisque celui-ci ne connait que l’entreprise et le calcul, l’innovation n’étant qu’un moyen de produire du profit.
II. Incitation, investissement, rendement et coût, justifiant l’attribution du droit par l’État pour produire les comportements voulus par le Politique : le raisonnement de Régulation repris par la jurisprudence
L’arrêt très célèbre dit Mulholland est par ailleurs parfaitement expliqué par Stéphanie Carre
L’arrêt pose que « l’exploitation normale de l’œuvre », celle qui justifie l’insertion de la mesure technique par le titulaire des droits dans le DVD entravant son usage par un tiers, « doit s’apprécier en tenant compte de l’incidence économique peut avoir dans le contexte de l’environnement numérique ». Il est remarquable que cet arrêt déjà ancien (2006) se réfère au numérique et prend comme souci premier la soutenabilité du système numérique et non pas seulement un équilibre entre des « droits », puisque l’arrêt ne retient pas, comme le lui demandaient pourtant les associations d’usager, l’existence de « droit à la copie privée ». Il ne s’agit pas seulement d’une bataille de droit contre droit ; il ne s’agit pas d’un équilibre entre intérêt particulier : il s’agit aussi d’une stratégie conçue par le Législateur pour le bon développement du secteur digital, dont la concrétisation est remise aux mains du juge.
C’est ainsi que référence est faite aux coûts de production, à l’amortissement de ceux-ci et à l’exploitation du bien. Ces trois critères appliqués dans l’arrêt se retrouvent par exemple dans les techniques de tarification d’accès aux infrastructures de transport, dont le montant est fixé soit par le Régulateur et contrôlé par le Conseil d’État, soit par le gestionnaire de réseaux et peut donner lieu à un différend, dont la contestation donnera lieu à une jurisprudence judiciaire. L’ensemble est unifié par la jurisprudence communautaire qui affirme que ce qu’il en coûte aux tiers ne doit pas être un prix de marché, c’est-à-dire ce qui résulte de la rencontre des volontés par un contrat, mais un montant qui intègre les coûts et le rendement standard du capital. Cela correspond ce qui est ici visé à travers la mention des « revenus nécessaires à l’amortissement des coûts de production », montrant que le maniement des droits de propriété intellectuelle n’est qu’une partition d’une œuvre plus générale : la Régulation.
La difficulté est davantage dans l’absence d’un « outil » dans cette boîte qu’est devenu le Droit : le régulateur … Et comme cela fût souligné par les auteurs, comment le juge, puisque faute de la grive qu’est le Régulateur dans le Droit de la Régulateur l’on se tourne vers le merle toujours disponible qu’est le Juge, peut-il porter une telle « appréciation » à la fois politique et stratégique, au regard de l’innovation qui est le bien commun de l’écosystème digital ?
III. La segmentation sectorielle des droits de propriété intellectuelle, par des jurisprudences ancrées dans des économies et des politiques spécifiques : que reste-t-il de l’unicité de la branche du Droit de la propriété intellectuelle ?
Le juge tient sa puissance du fait qu’il est généraliste et concrétise d’une façon particulière à travers les causes dont on le saisit les prérogatives générales des personnes. Cela fait sa force et sa faiblesse, tandis que le Régulateur est souvent présenté comme une sorte de juge spécialisé qui peut et doit adapter les solutions aux spécificités des objets et prestations du secteur qu’il doit contribuer à construire et dont il doit maintenir les équilibres sur le long terme. Ainsi, dans l’arrêt Mulholland, pour écarter l’exception de copie privée, parce que le raisonnement requis relève de la Régulation, il est demandé au juge de procéder comme un Régulateur, c’est-à-dire de se référer aux « risques inhérents au nouvel environnement numérique », le risque étant le souci majeur des Droits sectoriels de la Régulation.
Cette dimension sectorielle est si importante dans le Droit de la Régulation qu’elle entre dans la définition même de celui-ci : s’il y a des Autorités de régulation sectorielle c’est parce ces différents secteurs souffrent de défaillance spécifiques et/ou c’est la spécificité de tels ou tels objets ou activités qui justifie cette main visible de l’État dans cette théorie pourtant libérale de la Régulation. Des principes, règles et raisonnements constituent certes ce que l’on doit désigner comme un « Droit commun de la Régulation » mais s’y superposent des Droits sectoriels. C’est même ainsi que ce Droit est né, souvent cristallisé par des Autorités sectorielles, par exemple l’ARCEP pour les télécommunications, ou l’AMF pour les marchés financiers. Par nature, la spécificité des objets eux-mêmes font pénétrer dans les règles et décisions juridiques. L’imprégnation se fera de la même façon dans la propriété intellectuelle, pulvérisant celle-ci en autant qu’il y a de secteurs, puisque l’outil qu’est la propriété intellectuelle n’est pas du tout maniée de la même façon si l’on est en matière financière, en matière numérique ou en matière de santé.
Ainsi, les brevets sont au cœur de la politique de la santé. Cela oriente des décisions de justice qu’un juriste orthodoxe qualifierait volontiers de contra legem. En effet, tant qu’un titulaire est dans son droit, un tiers ne peut en disposer. Jusqu’au dernier moment. Si le bénéficiaire d’un brevet constate qu’un tiers dispose de l’invention, même quelques jours avant l’expiration du monopole, il est en droit de demander protection au juge du fait de cette contrefaçon.
Mais ce n’est pas tenir compte de la Régulation du secteur du médicament, sous deux angles, explicités par l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 11 décembre 2012, dans un litige qui opposa deux opérateurs majeurs du secteur, Sanofi-Aventis et Novartis, le premier voulant produire un générique, le second étant titulaire du brevet sur le médicament princeps.
La Cour considère que le génériqueur ne doit pas être sanctionné pour trois raisons, les deux premières de nature économique, la dernière de nature politique. En premier lieu, économiquement le laboratoire princeps avait déjà rentabilisé son investissement : « les investissements effectués pour découvrir le produit princeps ont été compensés par la protection accordée par le brevet et le CCP pendant plusieurs années ». Dès lors, il n’est plus besoin de le protéger. Cela signifie implicitement mais nécessairement que peu importe qu’un tiers ait violé son droit (v. IV sur la question des « droits »).
L’on retrouve le même calcul des coûts et des rendements. Ici, le rendement ayant été suffisant, l’État peut cesser sa protection, comme on retire une échelle, l’opérateur ayant suffisamment grimpé. La notion de droit subjectif, qui devrait être consubstantielle au droit de propriété intellectuelle, n’est pas présente dans cette analyse de « coût/bénéfice ». L’on retrouve l’idée économique commune, présente dans l’arrêt Mulholland que le titulaire a eu les « revenus nécessaires » pour couvrir les « coûts de production » et cela suffit donc… On voit ici que l’Économie a remplacé le Droit. On peut le concevoir, les économistes trouvant le raisonnement évident pour inciter aux investissements, éviter les rentes, etc. Le Droit s’en trouve un peu dépourvu.
La deuxième raison, toujours de nature économique, est « l’absence de préjudice ». L’arrêt affirme que le préjudice vient de la mise sur le marché du générique, mais cela est du fait du système de santé lui-même, les juges visant « le préjudice résultant de la mise sur le marché de tels produits qui entraîne nécessairement une perte de marché ». Mais lorsqu’on est titulaire d’un droit et qu’un tiers le méconnait, l’on n’a pas à prouver l’existence d’un préjudice, c’est la différence entre une situation de droit et une situation de fait, c’est l’avantage même d’être titulaire d’un droit subjectif.
On se demande alors pourquoi avoir donné une sorte de passe-droit au génériqueur ? La raison d’ordre publique. Elle n’est pas cachée par l’arrêt : « l’existence de produits génériques est favorisée par les pouvoirs publics dans un souci de santé publique ». C’est pourquoi quand on le peut, il faut donner raison au génériqueur. Est-ce au juge de faire cela ? Est-ce même au Régulateur de faire cela ? Cette ratio legis qui justifie pleinement l’adoption de tel ou tel texte en faveur des génériques, tandis que des textes allant en sens opposé seront pris au bénéfice du laboratoire de princeps pour favoriser l’innovation (et donc l’investissement dans la recherche et donc le prolongement des brevets), peut-elle être reprise comme ratio decidedi par un juge, et lui servir de base dans une décision de justice ?
La question plus générale et déjà présente dans l’arrêt Mulholland est de savoir si le juge devient lui-même un régulateur dans les secteurs régulés. Le juge a naturellement tendance à répondre par l’affirmative. Le Conseil d’État le fait ouvertement, comme « régulateur des régulateurs ». Les juges judiciaires le font implicitement, par le maniement du droit classique, ici de la propriété intellectuelle.
Mais que devient le Droit classique si le Droit de la propriété intellectuelle est un outil en vrac dans la boîte de l’économiste qui le tend à l’organisme public avec un « tas » d’autres normes ?. Cela engendre des tensions ou transformation car le Droit de la Régulation, en tant qu’il vise à prendre en charge sur le long terme des systèmes ne peut se réduire à des rapports individuels de prérogatives et d’obligations. Il ne peut alors que transformer comme ici la notion de « droit », de « préjudice » et donc de « responsabilité ».
IV. La distribution par le juge des responsabilités sur les opérateurs par la seule considération de l’efficacité systémique de la protection des innovations : la transformation par le droit de la propriété intellectuelle de la Régulation en Compliance
Le Droit de la propriété intellectuelle appartient classiquement au Droit privé. Mais la Régulation ne connait pas cette summa divisio entre le Droit public et le Droit privé. Ainsi pour l’efficacité du système de santé et la volonté politique de favoriser le générique (notamment pour alléger les finances publiques) la notion de droit subjectif sera mise au second plan (v. préc.). De la même façon et par nature, la Régulation est systémique. Les droits subjectifs sont « médiats », c’est-à-dire qu’ils sont conférés par l’État pour que leurs titulaires soient incités à avoir des comportements qui servent un but qui est visé par l’État et qui devient, à travers l’action individuelle, concrétisé. Par exemple l’innovation.
Mais ces buts peuvent être très divers et la propriété intellectuelle se prête particulièrement bien à la technique des incitations, cœur de l’économie de la Régulation, puisqu’on postule que les personnes ne chercheront à créer et à inventer que pour devenir riches, ou célèbres (fonction d’utilité) et non pas amour du beau, du vrai et du bien.
Seront posés sur la tête des opérateurs aussi bien des droits que des responsabilités non pas parce qu’ils l’auraient mérité (récompense pour les droits, punition pour les responsabilités), mais parce que cela est utile pour le fonctionnement optimal du système et qu’ils sont en position d’avoir cette charge.
De ce raisonnement qui est la base de tout le nouveau Droit de la Compliance
En 2006, la jurisprudence pouvait encore dans l’arrêt Mulholland ne se référer qu’à un « environnement numérique » (v. préc.). En 2017, nous vivons dans un monde digital. L’État a organisé un système de blocage des sites dont le contenu est illicite, la principale hypothèse étant celle des sites de téléchargement illicite. Une injonction peut être obtenue du juge et les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) opèrent techniquement le blocage. La jurisprudence des juges du fond choisit de faire porter le coût de cette autre sorte de mesure technique sur ceux-ci. Ceux-ci contestent ce coût car comment pourraient-ils devoir payer puisque par ailleurs par des textes de niveau européen les déclarent expressément non-responsable du contenu de ces sites ?
La Cour de cassation maintient pourtant la solution. La raison en est simple : personne d’autres que les FAI n’ont assez d’argent pour supporter les coûts de cette mesure technique sans laquelle l’affirmation de principe comme quoi il doit y avoir blocage d’accès à ce site n’a plus aucune effectivité. L’arrêt prend soin de souligner que les organes représentant les professions pillés, déjà financièrement fragiles, seraient économiquement incapables de la supporter. L’arrêt précise le dispositif en mettant à la charge des FAI l’obligation de prouver qu’une telle charge leur « imposerait des sacrifices insupportables » ou « mettrait en péril leur viabilité économique ». Sauf à en mourir, à eux de rendre effective la volonté politique de rendre effectifs les droits de propriété intellectuelle !
Pourtant les FAI ne sont pas responsables de ce qui se passe dans les sites …. Mais la justification est dans l’arrêt même et tient dans le double sens du mot « responsabilité ». Certes ils ne sont pas les auteurs et ce n’est pas à ce titre qu’ils doivent payer. Il ne s’agit pas d’une punition. Comme le dit l’arrêt : « la prise en charge par ces intermédiaires du coût des mesures de blocage et de déréférencement ordonnées était strictement nécessaire à la préservation des droits en cause ». Cela signifie que s’ils ne le font pas eux, personne ne pourra le faire. Or, il faut que cela soit fait. Sinon tout le système est ineffectif. Or, il doit être effectif. Donc, ils doivent le faire : c’est une Responsabilité Ex Ante.
Comme le dit expressément la Cour de cassation, ce sont eux qui sont en position, en tant qu’« intermédiaire » et parce que leur puissance économique le leur permet et jusqu’à ce qu’ils démontrent que leur viabilité en serait menacée, de faire en sorte que les droits de propriété intellectuelle dont certains ont pu dire que de fait ils n’existaient plus sur Internet puissent par la technique du blocage être effectifs. Ainsi, comme le demande Alain Supiot, la responsabilité est « prise au sérieux »
Celui-ci internalise dans des opérateurs cruciaux en position de rendre efficaces des règles et atteindre des buts que d’autres ont posés ; ils en deviennent responsables. Les opérateurs numériques cruciaux, non seulement les FAI mais encore les plateformes, ont vocation à devenir débiteurs des droits de propriété intellectuelle, si l’on veut encore que celle-ci existe dans un monde renouvelé par la digitalisation. Dans ce mouvement, ce ne sont pas les textes mais la jurisprudence qui, comme dans cet arrêt, montre une voie à suivre, où la Compliance prend le relais de la Régulation, à la fois systémique, objective et dans laquelle la notion de responsabilité est centrale.
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(M.-A. Frison-Roche, Le Droit de la Régulation, D.2001, chron., p.610-616)
Chevallier, J., Introduction, in S. Dormont et Th. Perroud, Droit et Marché, LGDJ, 2015.
Vivant, M. Propos introductif, in M. Vivant (dir.), Droit et économie de la propriété intellectuelle, LGDJ, 2014, XI-XIII)
M.-A. Frison-Roche, Droit de la concurrence versus Droit de la régulation, in Mélanges en l’honneur de Marie-Stéphane Payet, Au-delà des codes, 2011, pp.171-185
(Ph. Gilliéron, Le nom de domaine : une régulation trop « marquée » ?, in M. Vivant (dir.), Droit et économie de la propriété intellectuelle, LGDJ, 2014, pp.135-151
In Vivant, M. (dir.), Grands Arrêts de la propriété intellectuelle, Dalloz.
(M.-A. Frison-Roche, Le Droit de la compliance, D.2016, chr, pp.1871-1874.)
Delmas-Marty, M. et Supiot, A. (dir.), Prendre la responsabilité au sérieux, Fayard, 2015)
Frison-Roche, M.-A. L’apport du Droit de la Gouvernance dans la Gouvernance d’Internet, rapport au Gouvernement, 2019.
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