19 juin 2015

Conférences

Paris, le 19 juin 2015, à partir de 17h30, Palais de justice de Paris, Ordre des Avocats

Le droit à l'épreuve des contrats de maternité de substitution

par Marie-Anne Frison-Roche

Conférence à l'initiative de l'Association des Femmes des Carrières Juridiques (AFCJ)

Cette conférence a pour objet de mesurer l'ampleur du choc que la pratique des contrats de maternité de substitution, que l'on désigne souvent par le sigle de "GPA", engendre sur le droit.

Voir les slides, support de la conférence.

Voir la video de la conférence.

 

Le choc est multiple et profond. Il a de quoi nous laisser désemparés.

Dans un premier temps, l'essentiel est d'avoir conscience de l'ampleur de ce choc et de sa nature..

Le contrat de maternité de substitution consiste pour une personne ayant un "projet d'enfant" à d'obtenir le consentement d'une personne ayant les capacités physiologiques de porter un enfant par le biais d'une grossesse à lui donner cet enfant au moment de l'accouchement, cette prestatrice affirmant par le contrat n'être pas la mère de l'enfant remis.

Celui, celle ou ceux à qui est remis l'enfant veulent que le système juridique les établissent comme "parents" de l'enfant, à travers non plus seulement le contrat mais l'état civil, à travers la technique de la filiation.

Ces accords se pratiquent. Leur développement est dû principalement au fait qu'ils rapportent beaucoup d'argent à des entreprises qui se désignent comme des "agences" et mettent en contact des personnes dont elles encouragent un "projet d'enfant" et des femmes dont elles leur apprennent la "richesse" dont elles sont les heureuses dépositaires : le pouvoir d'engendrer des enfants. La mise en contact de ces deux populations, que ces opérateurs économiques transforment en "demandeurs" et en "offreurs", rendent ces agences et leurs prestataires - médecins et avocats - très prospères. Le phénomène se propage, ainsi que les profits.

Le Droit, au sens de la jurisprudence puis de la législation, a récusé ces accords, qualifiés de contraires à la dignité de la femme et de l'enfant. Aujourd'hui, un certain nombre de personnes demandent à ce que le Droit "évolue" et accepte d'associer à ces conventions non plus une nullité absolue mais un principe de licéité, plus ou moins conditionné. Ceux qui s'y opposent sont parfois présentés comme "réactionnaires", comme hostiles à ceux qui se prévalent d'un amour pour l'enfant, comme indifférents à cet enfant, qui est là.

L'essentiel ici n'est pas de trancher dans un sens ou dans l'autre, mais de montrer que cette question particulière touche le Droit dans son essence. C'est pourquoi la question est si importante. Toute femme doit y être sensible, si l'on présume que l'on est plus sensible à la situation des autres femmes, mais c'est tout être humain qui doit y être sensible, car c'est l'idée même de personne qui est ici en jeu. Et d'une façon définitive.

Le Droit est en effet heurté par ces pratiques de conventions "mère-porteuse" dont les bénéficiaires exigent du droit qu'il leur attache pleine efficacité. Le choc s'opère de six façons. Six façons qui le remettent en cause d'une façon fondamentale.

Et le Droit peut y répondre de deux manières, qui va déterminer l'avenir des femmes et des enfants.

Le premier choc est l'emprise d'une "pratique", c'est-à-dire d'un fait, sur la règle. Le fait que "cela se fasse" devrait-il suffire pour que cesse la règle d'interdire de le faire ? Beaucoup l'affirment. C'est un choc, car il est de règle que le Droit, qui exprime ce qui doit être, est supérieur à ce qui se fait. Et l'on peut généraliser le propos : si l'on vient à affirmer que ce qui "se fait" doit de ce seul fait être "admis par le droit", alors il n'y aurait plus de Droit.

Le deuxième choc, lié, est cette faiblesse du droit, qui confine à la disparition : on affirme souvent que parce que cette pratique se déroule "à l'étranger", alors le Droit ne pourrait rien. Et l'on peut généraliser le propos. Dans ce cas, le droit n'existe plus au-delà des Pyrénées. Sauf à avoir un Droit planétaire ou un État mondial, il ne pourrait plus y avoir de Droit ?

Le troisième choc est l'hypertrophie de deux instruments juridiques : le contrat d'une part, les droits de l'homme d'autre part. Cela constitue un choc car la volonté individuelle devient première et la volonté se dégrade en ""consentement", notions naguère distinctes. Cela renvoie à la distinction du droit et de l'économie, laquelle s'appuie davantage sur le consentement que sur la volonté. Quant aux droits de l'homme, c'est à leur nom que la puissance de l'individu à disposer d'un autre se développe, l’intérêt de l'enfant étant apprécié par un tiers et non par lui-même. L'outrecuidance occidentale semble portée à son paroxysme.

Le quatrième choc tient dans ce qui semble être un déplacement du choix de société, c'est-à-dire de la dimension politique du Droit, du Législateur vers les juridictions. Du fait de ce déplacement, l'on retrouve ce que nous sommes en train de vivre en Europe et en France : la guerre des juges. Ce qui semble être l'éviction du Législateur, qui était l'auteur politique du Droit, lui donnant un centre, ne peut qu'être un choc.

Le cinquième choc tient dans ce qui ébranle le groupe social lui-même, à savoir la disparition de la summa divisio  entre la personne et la chose. La femme en tant que personne dispose par le contrat de la chose qu'est son corps, dissocié d'elle.

La dissociation est dans le vocabulaire. Alors que la mère porte l'enfant, la maternité renvoie par un seul mot à la grossesse et au fait d'être mère, la "mère-porteuse" est un vocable qui met en distance le fait d'être "mère" d'une part et le fait d'être "porteuse" d'autre part : ainsi par contrat, une femme peut convenir de devenir "porteuse" (comme l'on était "porteuse d'eau" ou "porteuse de pain"), tandis que - la place étant devenue libre -, une autre personne peut devenir à sa place la mère (s'il s'agit d'une femme) ou le parent (s'il s'agit d'un homme, l'enfant n'ayant alors pas de mère-mère). Le Droit étant un "acte de langage", tout est dit.

Ainsi, la "mère-porteuse" dispose de son "corps d'accueil" dans lequel est déposé par des tiers médecins le "matériel génétique". Cette division du "travail" jamais vu bouleverse définitivement le droit. Ce n'est peut-être que le début. Les reproches formulées par les féministes à propos de la "femme-objet" découpée en morceaux peuvent être repris plus dramatiquement, sans parler de l'eugénisme d'un enfant construit morceau par morceau pour correspondre au désir souvent précis que les cocontractants ont de lui.

Le sixième choc relève de ce qui serait la disparition des institutions, ici la filiation, au profit d'une conception pragmatique et privée de la filiation, l'enfant étant l'affaire privée d'un couple amoureux, voire la concrétisation d'un projet de "parentalité" qui peut être individuel.

Sur les causes et les effets de chacun de ses 6 chocs qui se combinent, l'on peut être pour ; l'on peut être contre.

On ne peut pas ne pas y voir des conséquences immenses pour le droit.

Soit on parvient à sauver du système juridique qui caractérisa l'Occident dans ce qui est l'essentiel : l'idée que tout être humain est une "personne", digne et protégée en tant que telle, sans condition et sans discussion. Cette dignité, cette humanité tient dans le fait qu'on ne peut pas faire distance entre la personne et son corps lorsqu'il est définitivement et tout entier impliqué, ainsi par une grossesse et un échange avec un autre être humain qui va naître.

Soit on n'y parvient pas, notamment parce qu'on trouve qu'il n'y a rien à redire à la pratique ou que le droit est dépassé par les conditions nouvelles de cette pratique : c'est à l'étranger, cela se pratique avec un consensus social, tous y consentent, chacun en est heureux, la famille est une affaire privée et non pas institutionnelle à propos de laquelle l'État aurait son mot à dire.

Dans ce cas, la notion de "personne", telle que la philosophie grecque l'avait établie et telle que le Droit l'avait instituée sans partage cède le pas. La tautologie sur laquelle est construite la personne (Je suis Moi ; je suis mon corps ;  en blessant mon corps, autrui me blesse, Moi  (infractions pénales à la personne) ;  Il faut alors trouver une autre notion pour que ne demeure pas la seule puissance. Si on ne trouve rien, malheur aux faibles, malheur aux mères et aux enfants. La puissance de la "loi du désir" deviendra à son tour sans partage.

 

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