Mise à jour : 25 septembre 2019 (Rédaction initiale : 17 juin 2019 )

Publications

Le législateur, peintre de la vie. Comme Carbonnier et Bacon se ressemblent.

par Marie-Anne Frison-Roche

Ce document de travail sert de base à un article paru dans les Archives de Philosophie du Droit (APD)

Résumé : Peindre si bien que la toile est un objet vivant est un exploit technique qui fût atteint par peu!footnote-1680. Francis Bacon obtînt de la toile qu'elle fasse son affaire de préserver en elle la vie, tandis que Carbonnier, avec une semblable modestie devant la toile et le métier, obtînt que la Loi ne soit qu'un cadre, mais qu'elle ne laisse pourtant cette place-là à personne et surtout pas à l'opinion publique, afin que chacun puisse à sa façon et dans ce cadre-là faire son propre droit, sur lequel le législateur dans sa délicatesse et pour reprendre les termes du Doyen n'appose qu'un "mince vernis". Ces deux maîtres de l’art construisaient des cadres avec des principes rudimentaires pour que sur cette toile le mouvement advienne par lui-même. Ainsi la Législateur créée par Carbonnier offrit à chaque famille la liberté de tisser chaque jour son droit. Mais c’est pourtant bien au Législateur seul que revint et doit revenir l’enfance de l’art consistant à tendre la toile sur le métier. Il est alors possible, comme le fit Bacon, d’obtenir un objet immobile permet que surgisse sans cesse les figures mobiles. Les gribouillis réglementaires sont à mille lieux de cet Art législatif-là. 

_______

 

Dans de nombreux écrits et entretiens, Le peintre Francis Bacon explique  son acte de peintre : c'est "préserver la vitalité de la toile".  Dans le livre qu'il consacra à celui-ci, Gilles Deleuze souligna qu'il s'agit pour Bacon que "les procédés utilisés ne contraignent pas la Figure à l'immobilité"!footnote-1611.

Avec la même amabilité pédagogique, dans de nombreux écrits et entretiens, le juriste Carbonnier explique son acte de législateur, notamment dans son recueil de textes Essais sur les lois : bien légiférer, c'et laisser la vie se déployer à travers des textes, bien après leur adoption, parce que posés sur des pages qui ne sont jamais blanches, compositions écrites qui ne sont que le "vernis" de la vie qui doit pouvoir palpiter dans ces Lois que l'on présente pourtant si souvent mais si étrangement comme "gravées dans du marbre". Alors qu'il ne s'agit pour lui tout au contraire que de "préserver" la vitalité de ce qui est sous la lettre de la Loi,  la vie de chacun, vie qui ne ressemble pas à celle du voisin, d'obtenir que la toile que constitue le système législatif soit si souple que ce système vive par lui-même après la promulgation des textes.

Mais il peut paraître forcer le trait pour trouver des éléments communs à deux personnages qui sans doute ignoraient leur existence réciproque ou à tout à le moins, bien que vivant à la même époque, ne se sont pas figurés semblables. Il faut donc avant de montrer combien leur action est semblable les mettre préalablement face à face. 

 

PREALABLE REQUIS : METTRE FACE A FACE FRANCIS BACON ET JEAN CARBONNIER

Ainsi, la famille peinte en grands traits généraux par quelques nouveaux articles du Code civil rédigés par Carbonnier pût pourtant s'épanouir après, dans chaque famille, sans qu'il soit nécessaire de réécrire le texte. L'on pourrait s'étonner que Carbonnier expressément n'aime que la Loi et non pas le pouvoir judiciaire, cette association du Droit à la Loi valant souvent rigidité ; pourtant -  et la formule le rendit célèbre -  il ne conçut le Droit que "flexible", sans pour autant reconnaître le juge comme source générale du Droit, sans lui reconnaître le pouvoir d'adoucir avec le temps le tranchant de la loi adaptée naguère, puis jadis. En effet, le volume Flexible Droit ne rassemble quasiment que des textes relatifs à des lois, tandis que dans son dernier ouvrage, Droit et passion du Droit sous la Vième République, il conteste l'emprise des juridictions sur le Droit. 

Carbonnier s'en tient à la Loi. Ces lois dont on ne cesse aujourd'hui de nous afirmer que leur qualité devrait être de ne jamais bouger.... Et d'évoquer pour mieux nous convaincre l'impératif de sécurité juridique, de prévisibilité, etc, chaque nouveau rapport sur le sujet disant la même chose que le précédent, celui-ci servant de référence au suivant. 

Ainsi, tous ces nombreux travaux nous expliquent que, dans l'idéal vers lequel il faudrait tendre, la Loi ne bouge pas dans les grandes lignes tandis que le juge, par la "jurisprudence" vient pour l'adapter et que grâce au "dialogue", voire à la "dialectique" entre législation et jurisprudence", cahin-caha on arrive à quelque chose de convenable. En pratique. Et voilà la sécurité juridique bien servie, puisqu'elle serait le seul souci. Un modèle universel à appliquer partout, à tout.

Mais cette présentation, désormais très courante et constituant par ailleurs la vulgate de l'analyse économique du droit, ne correspond pas  à la conception de Carbonnier, qui n'admettait pas le pouvoir créateur du Juge, étant,  comme Motulsky, avant tout un légiste. Car s'il posa comme question "Toute loi en soi est un mal ?", ce n'est que pour y répondre fermement  : Non, allant jusqu'à comparer dans cet article l'annonce d'une loi nouvelle à l'annonce faite par l'ange Gabriel. 

Peut-être est-ce son attachement à la Loi, son refus de considérer la jurisprudence comme source du droit, son respect pour la matière juridique elle-même qui font  que son oeuvre est aujourd'hui moins citée que les travaux de sociologues ne connaissant pas davantage la technique juridique que les économistes qui décrivent la "réglementation juridique" à adopter pour être efficace ? L'on souligne d'ailleurs que son art législatif est aujourd'hui peu repris!footnote-1606. Lorsque les lois sont écrites par des experts qui ne jugent pas utiles de connaître le droit (par exemple pour réformer les procédures collectives sur la seule base de la connaissance économique), qui pensent même utile de ne pas le connaître afin de n'être pas capturé par sa technicité, il n'est pas besoin de regarder du côté de Carbonnier.

 Il est vrai que pour faire un tableau, pour avoir la force de s'effacer devant sa toile, il faut maîtriser la technicité pour revenir à l'enfance de l'art, ambition de tous les artistes, de tous les professeurs, de tous les maîtres. Francis Bacon, par ailleurs sage lecteur des écrivains, rejetant l'opposition moderne entre traits peints et textes écrits, répéta à chaque entretien qu'il attend "l'accident" qui vient seul sortir la chair de la peau qui l'emprisonne!footnote-1659. Cette technicité de l'accident, cet inattendu préparé qui permet que la vie trouve son lieu dans la toile tendue. Carbonnier ne fît pas autre chose : tendre la toile de la Loi pour que la vie familiale puisse, dans chacune des familles que nous composons, se déployer débordant du texte qui n'est que "vernis". Mais c'est pourtant bien du Droit, comme Bacon ne contestait jamais faire des tableaux.

L'ouvrage de Carbonnier Sociologie juridique a pour thème cette présence nécessaire du Droit dans une analyse sociologique qui ne le trahirait pas le droit présenté tout en parvenant à garder ses distances : c'est-à-dire le laisser respirer, nous permettant de le regarder vivre. C'est pourquoi, comme Truffaut, il s'intéressa à l'argent de poche des enfants.

Par un jeu de miroir, Carbonnier a expliqué, par exemple à propos de la réforme qu'il conçut du Droit des régimes matrimoniaux et dont il expliqua la genèse dans un article à L'Année sociologique!footnote-1619 , que la sociologie du droit doit permettre aux lecteurs distants que nous sommes face à la seule feuille écrite de l'ouvrage de voir le droit vivant sortir des pages. Comme les historiens l'ambitionnent, l'Histoire étant matière vivante, comme l'auteur de littérature le conçoit. Carbonnier écrivit un roman sur lui-même. Un roman sur un Législateur donc. Une "auto-fiction". On connaît des juges d'une modernité absolue qui ont porté cet art à son excellence, soucieux pareillement d'écrire la vie.  

Certes, l'on pourrait souligner que si Francis Bacon signa ses tableaux, ce qui attache à lui l'oeuvre et tient la Figure qui s'y meut, ce ne fût pas le cas pour Carbonnier. Il faut déjà être érudit pour savoir que l'auteur du train de réformes du XXième siècle qui transforma le Code civil a pour patronyme "Jean Carbonnier" : le Législateur est un personnage abstrait, qui, comme l'Etat, porte toujours ce même titre, comme le Roi, et passe indifféremment de tête en tête, à l'instant mort à l'instant couronné. Celui qui regarde le tableau va l'attribuer à Francis Bacon parce que c'est écrit dessus, tandis qu' au contraire il désignera par exemple la loi du 15 juillet 1975 comme la loi réformant le droit du divorce, sans se référer à l'être humain qui l'a conçue. Oui, c'est le Parlement, qui, au nom du Peuple via la Représentation, est l'auteur des Lois. Et pas un tel ou un tel.

Ainsi la comparaison ne vaudrait pas. Mais faisons un détour par Romain Gary. L'action de celui-ci montra ce que l'on a pu appeler "le droit de la littérature", c'est-à-dire ce jusqu'où peut aller le pouvoir de celle-ci.  Son pouvoir est si grand que l'auteur peut n'y apparaître jamais!footnote-1614.  Romain Gary non seulement écrivit sous pseudonyme, ce qui lui permit de passer sous le radar de la norme juridique du Gongourt qui ne peut être donné deux fois - et qui le fût, mais écrivit lui-même un livre soi-disant écrit par son ghostwriter après la supercherie découverte - et donc soi-disant finie, disant du mal de Romain Gary, ce contre quoi il protesta mais s'engagea pourtant juridiquement de ne pas se plaindre en justice. Alors qu'il avait lui-même écrit l'ouvrage.  L'auteur peut être un fantôme, qui se démultiplie, fantôme du fantôme, ne se découvre que pour se masquer sous son visage que l'on croit découvert, etc. Mais à force de recouvrir de fumée la fumée, l'auteur lui-même disparaît : et reste alors l'oeuvre pure, la Figure qui se meut seule, parfaitement libre. Ainsi sous le masque du Législateur, c'est bien Carbonnier qui conçut et rédigea, sans jamais signer, car c'est la Loi qui parle, et jamais Carbonnier. Pas de plus grand hommage qu'un légiste puisse faire à la Loi que de disparaître sous sa lettre. Ainsi, un auteur ne se reconnait pas à sa signature, celle-ci n'est qu'un indice, pas une condition.

Il n'est pas besoin d'aller vers Law & Literrature, courant qui assèche plutôt le Droit pour le recouvrir d'une conception du Droit comme tissu de mensonges stratégiques et récits rétrospectives de justification de décisions. Non, Carbonnier, bien trop érudit et bien trop bon juriste pour aller vers une pensée avant tout critique d'un objet, fît de la sociologie pour nous donner à voir un Droit vivant et eut en même temps une conception sociologique de l'Art législatif, écrivant des lois qui capturent dans leurs lignes austères les vies quotidiennes et diverses qui viendront après l'écriture d'une loi qui n'écrit qu'en lettres capitales, générales, ne visant rien de spécial afin que le particulier demeure dans les mains de chaque individu!footnote-1607.

 Mais comment, si l'on sort le juge du jeu normatif, la Loi peut-elle être "flexible" ? Si ce n'est en dessinant des lois qui "préservent" en elles-même, dans leur "toile" même leur vitalité, qui leur permet de bouger, dans une encre qui ne doit jamais être sèche ni atteindre le marbre ? 

Pourquoi alors ne pas faire le rapprochement entre les deux créateurs, Francis Bacon et Jean Carbonnier ?

Comment même ne pas le faire, le dessein et la méthode leur sont si semblables.

Lorsque Bacon peint des scènes de la vie quotidienne comme un champ de ruine, tandis que Carbonnier ne vise "l'intérêt de l'enfant", sur lequel l'on glose tant, que comme "un clé qui ouvre sur un terrain vague"!footnote-1608, comment ne pas les rapprocher ? 

Pour les deux auteurs, la peinture pour l'un et la loi pour l'autre , l'une et l'autre doivent les arracher à leur support statique pour que s'y exprime et s'y "préserve" la vie dans sa mobilité même. Plus encore, c'est grâce à ce support, que l'on croyait immobile, que la fluidité de la vie nous apparaît. Ainsi la vie est, pour eux, l'objet commun de la peinture et de la loi. Cette définition est portée par peu de personnes, car l'on trouve si souvent dans les présentations qui sont faites du Droit l'impératif d'un choix à opérer , se mettre du côté de l'immobile ou du côté du mobile, mais pas cette conception-là d'une mobilité exprimée par  un support immobile (I). Il faut reconnaître que peu ont le niveau de maîtrise technique et de réflexion de Bacon et de Carbonnier.

Mais si l'on reprend la conception que Carbonnier avait de la loi, tout en distance, comme le ferait , selon ses propres mots,dans son propre pays un législateur "étranger"!footnote-1603 par rapport à celle-ci, lois qu'il fabriquait pourtant de main de maître, n'est-ce pas en termes de peintre qu'il la décrivait, évoquant le "cadre" qu'elle constitue et le "mince vernis" par lequel elle doit simplement toujours recouvrir la vie qui toujours prédomine, puisqu'elle en est la toile ? (II).

 

 

 

 

Les deux auteurs ont ainsi mis la vie au centre, l'un des tableaux, l'autre des lois. Pourtant deux objets immobiles, les uns faits de "toile", les autres faites de "marbre".

Mais l'un et l'autre ont voulu - en soulignant la difficulté de la tâche - réinséré de force dans l'immobilité matériellement intrinsèque de l'objet - la toile du tableau que l'écaillage de la peinture par le passage du temps abîmera, la lettre de la Loi que les réformes ultérieures récuseront - la vie. C'est-à-dire leur donner enfin leur objet véritable. Et pourtant impossible à restituer. Et ils y sont arrivés. Sans doute par leurs qualités propres : la technicité maîtrisé, la modestie, la persévérance, l'effacement devant la vie elle-même qui se déploie et occupe toute la place et "fait son oeuvre" sur le support, qui devient mobile. Ainsi les tableaux de Francis Bacon bougent comme les lois écrites par Carbonnier vivent, ce qui est naturel puisqu'elle a été directement insérée. Quelle modestie valait-il avoir pour s'effacer à ce point. 

Obtenir par prouesse technique que la vie palpite encore dans la toile, dans le texte publié au Journal Officiel. Que dans ce qui par nature est figé : la toile, la Loi, non seulement la vie palpite encore, comme par "inadvertance", comme le dit Francis Bacon, parce que la vie a la vie dure, mais parce que les maîtres qu'ils étaient étaient si délicats et si maîtres de leur Art qu'ils ont tout fait qu'elle soit l'objet même de leur travail : la toile du tableau a été pour Francis Bacon ce par quoi la vie a été rendue, le marbre de la loi a été pour Carbonnier ce par la loi la vie a été rendue.

Ainsi comme lorsque le Maître en couture retire le fil de bâti, la toile n'existe plus, le journal officile est depuis longtemps perdu, mais la vie est toujours là. Cela n'est pas un hasard, comme semblent le présenter des sociologues qui semblent se vanter de surtout ne rien connaître au Droit, parlent de "vide législateur" et demandent toujours plus de "lois nouvelles", soulignant parfois que Carbonnier était aussi quelconque en droit que mauvais en sociologie - car il y en a pour le dire.

C'est au contraire le Droit portant à sa perfection : art pratique, le Droit porte sur la vie et si par avance, dans sa conception même, il sait s'effacer devant la vie, il rejoint alors en pratique l'art de peindre car il faut bien un peintre pour mettre de force la vie sur la toile (I). Il faut pour cela un peintre, car l'on parle souvent de l'art législatif mais il convient aussi de parler des artistes qui tiennent la plume. Ceux-là ne "réglementent" pas, ils tracent un tableau qui, par l'effet des correspondance, peut laisser la vie continuer continuer à se déployer parce que l'encre n'en est jamais sèche.  De ce tableau, c'est la loi qui en forme le cadre, un cadre léger qui permet de garder des contours à ce qui est le Droit et ce qui n'en est pas. Carbonnier sût toujours que par rapport à la vie, le Droit n'était qu'un "mince vernis". Comme tout grand maître, il était modeste, dressant de grands tableaux, que furent les réformes complètes du Code civil qu'il écrivit, sans jamais oublier de ne les concevoir que comme un vernis pour que la vie trouve toujours à s'échapper, à respirer, dans le même mouvement d'une femme qui descend les escaliers ou d'un Pape qui statue sur son trône (II). 

 

1

Il est remarquable que pour Bacon, Van Gogh, que le premier considére comme un "héros",  a peint d'une "façon littérale" et que c'est grâce à celui qu'il a pu grâce à son "technicité" restitué "la vie" désertique du paysage (Au-dela du réel, la vérité, 1997). 

On ne peut que rapprocher cela de l'Art législatif qui appelle l'expression d'une "façon littérale", sans image, demandant que le texte législatif soit lu "mot à mot" (cf. la glose que Carbonnier fit de l'article 544 du Code civil).

2

Deleuze, G., Francis Bacon. Logique de la sensation, rééd. par Badiou, A. et Cassin, B., Editions de la différence, 1981.

La description de l'art du peintre rendant la figure libre du récit que constitue l'art figuratif qui emprisonne celle-ci dans le trait qui entoure l'objet alors qu'au contraire par l'usage des "procédés rudimentaires" Bacon rend à la Figure sa liberté sur la toile ell-même, correspond bien à la descrption qui est faite dans le présent article de la façon dont Carbonnier mania l'Art législatif rendant le factuel libre du récit que constitue le récit casuistique qu'en font des réglementations qui enferment celui-ci dans des traits qui entourent toutes les situations possibles, alors que Carbonnier en ne fixant qu'un cadre qui peut paraître un "procédé rudimentaire", laisse le factuel libre de se déployer, et par exemple permet à chaque famille d'inventer son propre droit ("à chaque famille, son droit") dans le cadre fixé par une loi, qui a juste tendu une toile en permettant à celle-ci de "conserver sa vivacité" (expression de Francis Bacon pour décrire son travail). 

3

Niboyer, F.,L'héritage de Carbonnier dans le droit matrimonial actuel : entre continuité et rupture, 2012. Comme l'analyse très bien cet auteur : "Le doyen Carbonnier avait une autre conception : une loi générale devait pouvoir s’adapter à tous (d’où le pluralisme du droit de la famille) tout en ouvrant des champs à d’autres ordres normatifs, alors qu’aujourd’hui le « légicentrisme » devient roi : la seule norme à laquelle on fasse confiance serait ici la loi qui, partant, doit être spécialisée pour chaque catégorie.".

4

Comment dès lors ne pas penser à la définition de l'écriture par Céline, la définition comme le fait de tanner sa peau sur la table de l'écrivain ? 

5

Terré, Fr., Jean Carbonnier et l'année sociologique, L'Année sociologique, 2007/2, vol.57, pp.555-569.

7

Comme le souligne très bien Frédérique Niboyer, pour montrer que les lois actuelles qui visent tous le cas possibles (ce qui est impossible) empruntent une méthode contraire à celle de Carbonnier : ""Le doyen Carbonnier avait une autre conception : une loi générale devait pouvoir s’adapter à tous (d’où le pluralisme du droit de la famille) tout en ouvrant des champs à d’autres ordres normatifs, alors qu’aujourd’hui le « légicentrisme » devient roi : la seule norme à laquelle on fasse confiance serait ici la loi qui, partant, doit être spécialisée pour chaque catégorie." (L'héritage de Carbonnier dans le droit matrimonial actuel : entre continuité et rupture, 2012).

Cela est précisément dû au fait que dans le même temps qu'on affirme l'influence de la sociologie dans la façon de faire les lois, l'on semble éviter de lire les travaux de sociologie juridique de Carbonnier. Ainsi François Terré souligne : "il arrive que l'on constate l'ignorance de son influence, mieux : de son existence parmi des esprits que l'attirance affirmée pour la sociologie aurait pu rendre plus attentifs" (Terré, Fr., Jean Carbonnier et l'année sociologique, L'Année sociologique, 2007/2, vol.57, pp.555-569).

Dans un article récent (2018), qui dresse une Esquisse d'un tableau géographique des droits-libertés pour les jeunes pré-majeurs en Europe,  la notion de "pré-majorité" ayant pourtant été une notion chère à Carbonnier, Rodolphe Dumouch souligne : "Les travaux sur les droits-libertés pour les mineurs sont plus rares mais ne sont pas des moindres puisque c’est Jean Carbonnier qui avait esquissé un travail en ce domaine, mais il est resté lettre morte depuis, en dehors de brefs projets gouvernementaux avortés, en 1991 et en 2013 avec les propositions de la ministre Dominique Bertinotti. ".

9

Carbonnier, "A beau mentir qui vient de loin" ou le mythe du législateur étranger, 1974, in Essais sur les lois, 1992.

Peindre si bien que la toile crie est un exploit technique qui fût atteint par peu. Entendre la toile crier!footnote-1629, cela ne plaît guère, il faut du temps pour s'accoutumer à ce vacarme pictural. Mais la vie peut être prise comme un objet direct de la peinture et de la loi (I).  Francis Bacon obtînt de la toile qu'elle fasse son affaire de préserver en elle la vie!footnote-1677, tandis que Carbonnier, avec une semblable modestie devant la toile et le métier, obtînt que la Loi ne soit qu'un cadre, mais qu'elle ne laisse pourtant cette place-là à personne et surtout pas à l'opinion publique, afin que chacun puisse à sa façon et dans ce cadre-là faire son propre droit, sur lequel le législateur dans sa délicatesse et pour reprendre les termes du Doyen n'appose qu'un "mince vernis". Une toile qui se meut par le mouvement que chacun d'entre nous fait dans l'espace (de la famille notamment) et dans le temps (de génération en génération), toile que le Législateur a pourtant seul (et non le juge, les médias, ou l'opinion publique) tendue sur le métier (II).

 

 

 

I. LA VIE, LIBRE FIGURE COMMUNE A LA PEINTURE ET A LA LOI

Ainsi ce que donne à voir l'oeuvre de Francis Bacon, c'est la vie dans ce qu'elle a de plus ordinaire, de plus trivial, de plus violent, de plus puissant.

 

De plus beau aussi, puisqu'il déposa sur la toile qui il aimait. Carbonnier ne décrit pas le mariage d'une façon différente. Vivant d'une façon sans doute à l'opposé de la façon dont vivait Francis Bacon, il intitule son article de contribution aux Mélanges Ripert : "Terre et ciel dans le droit du mariage"!footnote-1610, définissant le mariage comme "une immanence et une transcendance, un mélange, une rencontre de la terre et du ciel". C'est ce que fît Bacon, en peignant son ordinaire le plus ordinaire, celui que l'on ne peint pas, celui que l'on ne doit pas peindre mais qui apparaît sur la toile puisque la vie comprend cela, aussi ; sans terre, pas de ciel. 

Mais il peint aussi  les figures les plus autoritaires de l'autorité, celui que l'on ne peint pas non plus autrement que dans sa rigidité extrême, notamment celle d'Innocent X, que Vélasquez "immortalisa", l'immortalité étirant à l'infini dans le temps l'immobilité. 

Comme le veut le Droit, le Pape a la position "magistrale", c'est-à-dire l'immobilité : assis, accoudé. Le Roi, le Pape, le Juge et le Professeur ne doivent pas bouger, sauf à perdre leur autorité. Se lever, se montrer en personne entière, c'est déjà quémander une approbation. Aujourd'hui, l'on répète à l'envi que la seule "autorité" serait dans la compétence, celle-ci étant alors reconnue et donc finalement conférée par le regard des autres. C'est une conception très actuelle, dans laquelle chacun peut prétendre à l'autorité, puisque l'alliance entre la compétence et le regard d'autrui suffit. Elle convient parfaitement à un modèle horizontal, notamment celui du marché. Elle n'est pas celle du Législateur, qui doit être préalablement élu par le Peuple, ce qui le rend définitivement intime du Politique.

A ce jeu de bascule qui s'opère du Politique à la compétence technique, ce sont les ordinateurs - dans leur capacité de calcul et le stockage des données dans leur mémoire morte - qui seraient les plus "légitimes" à faire la Loi à laquelle nous sommes assujettis et non les êtres humains que nous avons élus. Les travaux aujourd'hui disponibles menés aux Etats-Unis sur ce qui serait la "loi parfaite", car sûre, efficace, intégrant toutes les données, serait celle faite par l'intelligence artificielle, c'est-à-dire par les machines!footnote-1609. Elles seraient si adéquates, si efficaces et si ajustées que le texte pourrait varier pour chaque assujetti que nous sommes : par exemple des articles écrits à la Faculté de droit de Chicago, berceau de l'analyse économique du droit, exposent ce qui serait la "loi parfaite" qui ferait varier la contrainte ou la permission selon le profil de chaque citoyen.

Dans cette conception tant redoutée par Michel Foucault d'un Droit qui personnalise les normes sur chacun de ses destinataires!footnote-1605, c'est-à-dire qui détruit toute liberté, ce n'est plus du tout le Législateur qui fixe le cadre pour tendre la toile tandis que la personne tisse celle-ci à sa manière par l'usage de sa liberté, c'est le Législateur qui d'une façon rigide gouverne chaque geste de chaque individu à chaque instant. Les économistes présentent cela comme de la "flexibilité" parce que la loi serait alors taillée "sur-mesure" dans un "one-to-one" législatif, puisque la loi est ajustée par des textes variables pour autant de destinataires qu'elle a, la technologie permettant une démultiplication à l'infini de camisoles totalement rigides puisque la loi est absolument ajustée à chaque destinataire, lequel ne peut plus bouger.

La figure verticale de l'autorité n'est donc pas toujours synonyme de contrainte, pas plus que la figure horizontale de la compétence technique reconnue n'est pas toujours synonyme de liberté. La théorie économique des incitations ne renouvelle pas en soi le rapport entre celui qui écrit le texte et celui qui le lit, c'est juste une façon de le présenter. Par exemple le Droit pénal peut se réduire à un mécanisme d'incitations : l'on peut toujours tuer, on est incité à ne pas le faire par la perspective d'une peine criminelle, et l'effectivité de son application. Une incitation  peut se resserer si fortement et si précisément sur les individus qu'ils ne peuvent plus respirer.

A l'inverse, une figure verticale de la Loi, si elle s'en tient à contruire le cadre, puis à mettre un mince vernis sur ce que chacun aura choisi de faire permet au contraire l'autonomie, c'est-à-dire permet à chacun de se constuire son paysage juridique. Pour reprendre les termes par lesquels Deleuze décrit l'art de peindre de Bacon, la Figure demeure libre de se déployer dans les cadres géométriques posées par l'artiste. Lorsque l'art est législatif, le cadre pose les limites, les conditions, celles que Deleuze qualifie de "rudimentaires", Deleuze reprenant la description que fait Bacon lui-même de sa façon de travailler, les personnages "se développant en cours de travail"!footnote-1679. Par exemple et pour en rester au Droit de la famille : il faut être deux pour se marier, pas moins mais pas plus. Ce sont que des traits rudimentaires de ce qu'est le mariage. 

Mais l'Art consiste à laisser dans ce cadre général et rudimentaire chacun faire ce qu'il veut, tant qu'il ne prétend pas disposer du cadre. Car  lui laisser en disposer serait faire disparaître l'idée de Loi - or Carbonnier était autant Législateur que Bacon était peintre- . L'individu ne doit pas la loi pour les autres (par exemple l'on ne peut pas consentir à la place d'autrui pour le mariage de celui-ci). Il ne doit pas davantage pouvoir construire le cadre (par exemple l'on ne peut pas même d'un commun accord se marier avec une personne morale, alors qu'il est acquis que celle-ci a une volonté et que l'amour n'est pas une condition du mariage).  

Le cadre est donc construit par le Législateur. Qui décide parce que le Peuple lui en a donné le pouvoir. Comme le peintre pose les premières lignes rudimentaires dans un tableau pour que la Figure s'y meuve grâce à la vivacité préservée de la toile. La force dans le temps vient bien de la Figure et la vivacité de la toile dans la peinture, comme elle vient du dynamisme de chaque famille dans le Droit.

Mais au départ, s'il n'y a pas un peintre pour tracer les premières limites rudimentaire pour le déploiement et pour tendre la toile, s'il n'y a pas un législateur pour édicter les premiers principes de base et pour tendre les fils que chaque famille tissera à sa façon, il n'y aura rien, ni tableau ni droit. Les "rudiments" sont uniléralement posés par l'auteur. En droit, le régime primaire des relations patrimoniales entre époux en est un exemple. La réserve héréditaire en est un autre. Le fait qu'elle est aujourd'hui contestée, parce que chacun devrait pouvoir dessiner son cadre est un recul de la Loi, chacun devenant l'auteur du cadre non seulement de sa vie, mais de celle d'autrui (ici des enfants) : voulons-nous que laisser au seul champ de forces le pouvoir de tracer les lignes et chacun dessiner sa famille à sa main!footnote-1620, sans un auteur qui fixe un cadre, c'est-à-dire des limites pour préserver les faibles ? Cela serait des familles sans Loi, gouvernées par le bon vouloir de l'individu dominant. 

Pour qui pense qu'une loi commune posée par un tiers au sujet doit exister, l'acte premier, libre et fondateur est bien celui du peintre et du législateur. Acte libre et politique. Ainsi, Carbonnier posa en 1972 qu'un enfant en vaut un autre : que ses parents soient mariés ou non, même si l'un de ses parents est marié avec un autre que son second parent, il est l'égal des autres. Le cadre est posé par la loi de 1972 qui réforma la filiation. De ce principe, qui renversa l'état du Droit, nul n'en dispose. Les marâtres peuvent tempêter, il en sera ainsi, le Législateur a parlé. Une fois cela dit, et donc cela fait, dans le quotidien des liens de filiation entre les parents et les enfants, que chacun concrétise cette liane de charge, de devoirs, d'obligations et de devoirs, mais avant tout d'amour que constitue la vie quotidienne d'une famille, avant que l'enfant ne paraisse et bien après les décès, il y eut toujours des enfants préférés. L'existence d'une quotité disponible permet sa cristallisationl. Ainsi, par son silence même, le Droit de la famille ouvre grandes portes à l'amour. Car la famille est un ancrage, structure elle-aussi verticale et c'est sous l'image d'un arbre que l'on se la représente, le "nom de famille" , que Carbonnier réforma également, en étant l'illustration juridique, en Chine plus encore qu'en Occident.

Francis Bacon s'attaque toujours à la figure verticale d'autorité classique lorsqu'elle fige tout, celle qui ne discute pas, qui ne se discute pas, qui n'a nul besoin d'être reconnue ou aimée, celle qui est posée, celle qui est infaillible : celle du Pape, qu'une fumée blanche suffit à promulguer. Rien ne doit pas bouger. Mais le peintre va compter sur la vivacité de la toile.

 

 

Car derrière cette figure  grise restituée par le peintre, la toile bouge, renacle et vit sa vie : elle fait découliner l'autorité. La loi naturelle de la gravité fait virer vers le bas la peinture que le temps au lieu de la figer sans cesse alimente en vie et fait donc couler. Aucune figure ne peut résister au temps qui passe ; seule la mort permet de demeurer intact et jeune. Pour mourir pour mourir, je choisi l'âge tendre, c'est un choix nécessaire si l'on ne veut pas faner sous les dentelles. Si l'on prétend que les tableaux vivent parce que la toile aurait préservé par malice sa vitalité, alors aucune dentelle ne doit plus empêcher que la vie qui est à l'oeuvre, ne doit enrayer que se fâne tout visage. C'est ce qui advient dans les tableaux de Francis Bacis : tous les visages y dévastés par la vie qui passe à travers eux. L'on y voit les visages ravagés par l'émotion, la fatigue ordinaire, la rage, la souffrance.

Regardons du côté du Droit. Gérard Lyon-Caen, s'insurgeant contre cela, soulignait que "le droit de la vieillesse"!footnote-1604 n'existe pas. En effet, pour le Législateur classique, il existe le mineur et le majeur, personnages abstraits dans lesquelles les fossettes du bébé et la barbe naissante de l'adoslescente ne se distinguent pas plus que le visage triomphant de l'adulte ne diffère de celui du vieillard. Lyon-Caen le regrettait car le Droit du travail intégre le fait que les sujets de droit recouvrenr des corps qui se transforment dans les conditions de travail, tandis que Carbonnier intégra dans le Droit la réalité de la "pré-majorité". Lorsqu'il transforma la "puissance paternelle" en "autorité parentale" en 1970, fît-il autre chose que de prendre acte que sous le masque rigide d'un père sévère et tout-puissant, existaient depuis toujours et des pères aimants et attentionnés et des mères actives et respectées, agissant ensemble ? L'exemple nouvelle, beaucoup plus vague que la précédente, constitua un progrès en ce qu'elle laissa le champ plus libre à la réalité, le trait du Législateur ayant perdu de sa précision, et donc de son inexactitude, permettant ainsi à la toile familale d'exprimer - et aujourd'hui encore - sa vitalité.

Ce qui produit cette "vitalité est imputé par Francis Bacon non pas à la peinture, comme le volume chez Picasso ou le mouvement chez Duchamp, mais à la "toile" elle-même. Cela est contre-intuitif puisque ce qui est le plus immobile dans un tableau, le plus indisponible à la mobilité est bien la toile sur laquelle les traits sont faits.

 Francis Bacon était  aimable, il expliqua donc souvent  que la toile,  une fois recouverte de la peinture qui ne peut pourtant techniquement que sécher - comme le fait cette encre dont on écrit en ritournelle qu'elle sèche sur le journal des lois à peine sortie de la plume du Législateur alors que cela ne va pas de soi -!footnote-1621, "vit sa vie". 

Comment la toile, objet statique, que la peinture un instant liquide puis séche une fois établie, rigidifie plus encore, peut-elle "vivre sa vie" ? Francis Bacon explique que "comme par inadvertance" la toile bouge, qu'elle secoue les contours tracés, que la toile fait couler les traits. C'est ainsi que l'on voit par exemple sur de nombreux tableaux son amant couler sur le parquet. Par un sommet de technicité, l'on regarde la toile qui laisse s'échapper l'homme dont le corps s'écoule de son siège. Comme dans un film qui nous ferait physiquement ressentir ce que phyiquement ressent ce qui est représenté. Cette maîtrise technique ne fût atteinte une seconde fois que par Martin Scorsese lorsqu'il obtient de Leonardo di Caprio, acteur de prodige, qu'il coule sur le parquet comme si nous étions nous-même atteints par l'excès de drogue prise par le personnage du "loup de Wall Street". Ainsi, un instant nous sommes non plus sur notre fauteuil mais, le cinéaste ayant bien expliqué qu'il s'agissait d'un documentaire, et de droit financier et non pas un film de fiction, nous sommes en train de couler sous l'excès, l'abus et la faillite du système. 

 

 

Le Législateur peut-il atteindre pareille prouesse ?

Il faudrait qu'il soit très grand juriste, qu'il ait atteint une maîtrise de l'Art Législatif, comme Bacon le fît pour la peinture, comme Scorsese le possède pour l'art cinématographique.

C'est ce que fît Carbonnier. 

Carbonnier l'expliqua, tout Maître est aussi celui qui veut bien expliquer aux autres ce qu'il fabrique. Il réforma certes l'ensemble du Droit de la famille, et de fond en comble, depuis le droit des incapacité jusqu'au droit du divorce, en passant par le droit de la filiation et le droit des successions, mais cela n'était quand même pas grand chose puisqu'il titra l'un de ses multiples célèbres articles : "à chacun sa famille, à chacun son droit".

Ainsi selon lui, qui modifie profondément le Code civil, cette  "Constitution civile de la France" selon la qualification que Carbonnier choisit pour désigner celui-ci dans les "Lieux de mémoire" appréhendés par Pierre Nora, n'était qu'un canevas, comme une toile, oeuvre "transactionnel" de tout ce qui était avant, de tout ce qui sera après. Le temps qu'il était là, il y peignit quelques nouveaux articles, ce qu'il n'évoqua pas dans cette contribution.  

Le Code civil, dans nos systèmes juridiques que l'on dit de Civil Law, c'est pourtant bien la figure abstraite d'autorité par excellence, puisque c'est le texte, la Loi, disposant par "voie générale" qui fait référence et non le juge. 

Mais en même temps qu'il tissait chaque jour la toile de la législation française, c'est comme s'il la détruisait chaque nuit, afin qu'il ne reste jamais rien des fils disponibles pour un tissage que chaque famille fait pour elle seule, qu'il ne reste rien au matin que son seul cadre demeuré intact, recouvrant par avance d'un mince vernis ce que chaque famille tissera dans sa journée, le père si aimant, la mère si puissante, les couples homosexuels qui depuis toujours ont existé et depuis toujours ont éduqué des enfants.

De ce que tous les peintres-pompiers de la réglementation ont élaboré avec passion, écrivant des textes, et toujours plus des textes, toujours au plus près des faits, appelant des modifications en continu, Carbonnier n'avait que faire : dans son dernier ouvrage, dont le titre est clair, Droit et passion du droit sous la Vième République, paru en 1995, il ne met pas seulement en garde contre la passion pour le juge ou contre les malfaçons dans la législation; Qui ne le fait ? Personne ne vante les lois mal faites. Chacun est favorable à des lois "bien écrites " et le Conseil d'Etat a bien raison de souligner qu'il faut mieux des lois bien faites que des lois mal faites, des lois simples  plutôt que des lois compliquées, des lois stables plutôt que des lois qui changent en permanence, des lois compréhensibles plutôt que des lois dont on ne comprend pas le sens. Mais qui va dire le contraire ?  Les études montrent que depuis toujours, y compris pendant le Moyen-Age, on a lutté par exemple contre les "lois inutiles". On attend l'amuseur public ou le champion imprudent de la thèse adverse, celui qui prendrait la défense des lois malfaites ou ne servant à rien,ou tombant à côté, bref les lois mal dessinées....

Cela n'est pas de cela dont parle Carbonnier, car chacun préfère le travail bien fait au travail mal fait et formule le souhaite que le premier remplace le second. Dans cette vision, toute d'intendance, l'Union européenne (programme better regulation) propose des "boites à outil" communes à ses diverse institutions pour "mieux légiférer", serrer les boulons des délais, stocker les lois dans les ordinateurs, réduire les coûts, etc. Les machines vont s'en charger.

Non, ce à quoi se refuse Carbonier, c'est de participer à l'engouement pour la Loi elle-même. Si bien faite soit-elle. Alors même qu'il était légiste. Et nul doute que Francis Bacon admirait le grand peintre Vélasquez, comme il admirait Rembrandt et Michel-Ange. Dans son introduction à Droit et passion du droit sous la Vième République, Carbonnier affirme : " Il n'est pas insolite que la Vième République ait fait du droit : l'insolite est qu'elle se soit faite elle-même droit, qu'elle ait poussé la passion du droit jusqu'à s'identifier à lui".

Il ne demande pas une loi bien faite : il demande à ce qu'on n'aime pas la loi "avec passion", sans distance parce que le Législateur "s'identifie à elle". Même à la supposer bien faite, il demande à ce qu'on la laisse pour ce qu'elle doit demeurer : un cadre et un vernis. Mais son contenu, c'est-à-dire par exemple la famille, alors cela, à chaque famille son droit, c'est pas à la Loi de dessiner la famille. La famille est, pour reprendre le terme de Deleuze pour décrire l'art de peindre de Bacon, une "figure libre".

C'est pourquoi ces deux grands artistes que sont Francis Bacon et Jean Carbonnier ont travaillé non pas sur une représentation statique, de beaux tableaux par lesquels ils auraient dominé le monde par des traits enserrés étroitement les modèles reproduits, tenu par leur pinceau et plume toutes les familles. Ils ont glissé dans la toile une vitalité qui a permis l'éclosion de la figure libre de ce qu'ils aimaient et respectaient, l'ami particulier, chaque famille. La toile "dont la vitalité ainsi préservée" peut ainsi à l'avenir non seulement s'adapter à tout mais demeurer toujours. 

 

II. LA LOI, CADRE ET MINCE "VERNIS" DE LA VIE

La Loi devrait être un cadre qui n'altère ni impute ce que les êtres humains vivement pour eux-mêmes et ensemble. 

Carbonnier était si grand Législateur qu'il y parvînt. Par exemple la réforme du divorce qu'il conçut en 1975 laisse la force de vitalité des sentiments des époux ne s'aimant plus dénouer le lien du mariage, car ne plus s'aimer n'épuise pas, au contraire. Mais il prît sous son aile l'intérêt de celui qui n'a pas de force, l'enfant, et le plaça entre les mains du tiers, celles du juge. Cet intérêt de l'enfant, il n'en donna que la clé pour que son gardien puisse accéder au "terrain vague"!footnote-1612 que cet intérêt constitue, non inséré dans une définition légale.

L'oeuvre du Législateur ne s'accomplit pas quand il écrit la Loi, mais quand, cette phase préparatoire accomplie, le cadre posé, les fils tirés, les êtres humains en opèrent le tissage. Francis Bacon ne dit pas autre chose de son travail de peintre. Il dit qu'il "laissait ses tableaux survivre à l'aventure de leur propre production"!footnote-1613. C'est parler en Législateur, qui attend que sa loi s'applique, car c'est par son application qu'elle devient Droit positif. Rivero et Vedel ne disaient pas autre chose de la Loi. C'est aussi par la vitalité préservée de la toile que la figure déployée, par exemple et très trivialement la chair débordant de la peau qui la contenait, prend vie après la production première. 

Il faut donc regarder le déploiement de la Loi dans le temps qui lui fait suite. Comme un film. Pourtant Carbonnier, en légiste, était hostile au pouvoir juridictionnel, rappelait que la jurisprudence n'est qu'une autorité. Mais il ne s'agit pas de faire du Juge un pouvoir. Il s'agit dans ce simple nouveau cadre de laisser les personnages de chaque famille l'espace libre pour se mouvoir. En cas de choc, de séparation du couple notamment, les laisser convenir de conventions provisoires, puis définitives pour le temps qui compte : le futur. Le juge n'est puissant qu'au cas par cas et qu'en tant qu'il est obligé : obligé de veiller sur l'enfant, allant de terrain vague en terrain vague.

Il faut pourtant que la Loi soit là : le mariage n'est pas un contrat, pas plus que le divorce. La jurisprudence l'a rappelé, souligné que par son homologation la convention définitive a une nature juridictionnelle et non pas contractuelle. Le Législateur pose bien la toile sur un cadre et les individus n'en disposent pas. Mais sur chacun des tableaux, l'encre de la loi ne cesse de couler, puisqu'à chaque famille son droit.

Cette encre n'est qu' "mince vernis" et pas plus que cela, car figer la vie serait l'inverse de ce que la famille requiert de la Loi. Carbonnier ne réforma pas les lois qu'il écrivit. Car seuls les "rudiments" sont écrits, la Figure demeurant libre, le temps qui passe ne requiert pas de retour du texte sur le métier.  De la même façon que ce que Bacon appelle son travail de restitution de "l'intranquilité des corps", qui peuvent se mouvoir sur la toile à la vivacité préservée, sur la vivace Législation de la famille, chaque famille peut demeurer, et connait-on une seule famille dont on pourrait dire qu'elle soit "tranquille" ? Il faudrait que la vie s'en soit retirée. 

Ce sont sur les tombeaux que l'on grave dans du marbre pour se souvenir du passé, pas lorsque le Législateur est soucieux de la vie quotidienne de chacun, présente et future, puisque Carbonnier affirmait que lui, contrairement au préteur romaine, se souciait De minimiset du droit concret et souvent décrié de la consommation, droit des petites choses des petites gens.  Comme Francis Bacon peignit des scènes se découlant dans des pièces jamais exposées dans les peintures convenables. Loin des trônes des Papes.

Oui, mais c'est aussi cela la vie. Et comme l'amour le Droit et l'Art atteignent le Sublime lorsqu'ils permettent que, comme par inadvertance, se touchent le trivial et les principes informulés. 

 

______

 

1

Sur l'analyse sémiologique de Pie X par Francis Bacon "hurlant" : v. Zinna, A., L'obsession de Bacon pour le pape de Velasquez, 2015. L'auteur se réfère à la "décision de Bacon de peindre un religieux hurlant". Il estime que cela n'est pas une novation de Bacon mais plutôt un dévoilement. Il l'exprime en ces termes : "La décision de Bacon de peindre un religieux hurlant, la reconstruction, d’une part du caractère d’Innocent X, de l’autre de la tradition de cacher dans les œuvres les aspects moins nobles des papes, nous conduisent à considérer sérieusement l’existence d’un cri dans le tableau de Vélasquez. Comme le Bernin par son baldaquin à San Pietro, le peintre espagnol aurait privilégié lui aussi un expédient pour dissimuler quelque part dans son tableau le portrait d’un pape colérique.".

2

Voir le documentaire dans lequel Francis Bacon explique la façon dont il cherche à ce que la peinture restitue la vie, se référant à la tradition de la peinture : Francis Bacon, peintre de la vie, 1969.  C'est parce qu'il ne réussit pas qu'il continue, s'il réussissait à saisir, comme par magie, alors il pourrait enfin arrêter de peindre.  Il affirme que "la peinture, c'est de se retourner vers la vie". 

3

Carbonnier J., « Terre et ciel dans le droit du mariage », in Études G. Ripert, Paris, LGDJ, 1950, t. 1, p. 325.

4

Mais quoi de plus "mort" qu'un ordinateur ? Cela nous est si peu supportable qu'on leur prête des émotions, les recouvre de plastique valant peau, et qu'on qualifie les algorithmes d'"intelligents". 

5

V. not. Foucaulté, Surveiller et punir, 1978, plus particulièrement à propos de la "personnalisation des peines", mécanismes à propos duquel il est très critique, et anxieux pour l'avenir. 

6

Bacon, entretien, 1997. 

7

Frison-Roche, M.-A., Une famille à sa main, 2017. 

8

Lyon-Caen, G., Une vieillesse sans droit, 1991  ; il faut aller vers le Droit de la protection sociale, branche du droit peu considérée à l'Université, pour que le Droit prenne chair. Ce droit, si dévalorisé par la perspective classique, et dont Alain Supiot a montré toute l'importance et dans le monde juridique et dans le monde artistique, notamment à travers l'oeuvre de Kafka (v. notamment, Kafka, un artiste de la Loi, 2019). 

9

Voir Introduction. 

10

Ecouter les propos de Bacon sur Vélasquez "qui a déjà tout fait", comme Rembrandt et Michel-Ange, 1969. 

11

V. supra. 

12

Leiris, M. préface, in Sylvester, Entretiens avec Francis Bacon, 2013. 

les commentaires sont désactivés pour cette fiche