5 avril 2015

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Droit et Marché : une épreuve humaine

par Marie-Anne Frison-Roche

Droit et Marché à première vue ne sont pas sur le même plan, l'un étant une construction, une invention humaine, l'autre étant des marchés. Mais depuis le XVIIIième en Europe, l'on a pareillement institué, donc inventé le "Marché".

Ces deux institutions ont un rapport dialectique, puisque c'est par le droit que le Marché a été construit. La puissance des institutions dépend de ceux qui les construisent mais surtout de la foi de ceux qui les contemplent. Or, si le Droit a construit le Marché, aujourd'hui la foi se tourne vers le Marché et la croyance d'une loi qui lui sera proche et naturelle le rend universel, transportant avec lui sa "petite loi" juridique qu'est le contrat et le juge qui y est inclus, l'arbitre.

Plus encore, parce tout cela n'est qu'affaires humaines et donc affaires de pouvoir, la place de l'Institution qui fût celle de la puissance, tirée de sa source, par exemple le Peuple Constituant, est en train de descendre en-dessous de ce qui est là, c'est-à-dire le fait. En effet, que peut-on contre un fait ? Seul Dieu, et donc une Assemblée parlementaire par exemple qu'il est aisé de destituer, peut prétendre lutter contre un fait. Or, le Marché est aujourd'hui présenté comme un fait, tandis que ce qui le gouvernent seraient des phénomènes naturels, comme l'attraction entre l'offre et la demande, le fait d'offre ce qui attire, le fait de demander ce que l'on désire. Dès lors, seul Dieu, souvent brandi avec grande violence, peut prétendre encore dire quelque chose contre cela.

Aujourd'hui, Droit et Marché sont face à face. Curieusement les juristes sont assez taisant, peut-être sidérés de la destitution du Droit. Mais c'est la question de la Loi première qui est en jeu. Dans l'esprit occidental, depuis la pensée grecque l'on a pensé le sujet et la personne comme étant première, c'est-à-dire posée sans condition. Si on pose comme loi première l'efficacité de la rencontre des offres et des demandes, le monde a changé. Un monde sans Personne, avec des êtres humains plus ou moins attrayant, plus ou moins demanding , le monde des puissances ayant remplacé le monde de la volonté égale de tous. La technique devient la préoccupation première. Le droit qui était "art pratique" et les lois faites pour l'homme, devient une technique et les juristes se devront alors d'être neutres.

Depuis quelques décennies, Droit et Marché sont donc face-à-face (I), mais le Marché semble en passe de dominer parce qu'il est en train de quitter le statut inférieur d'institution pour accéder à celui, universel, de fait (II). L'enjeu devient alors de mesurer les effets d'une telle évolution et de déterminer, si le Droit devait s'effacer, quelles normes viendrait le remplacer (III). 

I. DROIT ET MARCHÉ : DEUX INSTITUTIONS FACE A FACE

L'on peut définir une institution comme une construction fondamentale faite par le Politique pour l'organisation du groupe social. Ainsi, l'Institution, en tant qu'elle est une construction sur laquelle se développent par la suite des mécanismes et des comportements qui y puisent leur légitimité, est un socle posé sans condition, un a priori. En cela, l'Institution s'oppose à la nature des faits et relève par essence du Politique et de son pouvoir de construire les bases d'un système.

Le Droit et le Marché sont l'un et l'autre des institutions (A).. Il convient de le rappeler, car cela n'est plus ni acquis, ni toujours admis, ni même ressenti puisque le marché est ressenti aujourd'hui comme relevant de l'ordre du fait, c'est-à-dire l'opposé absolu de l'institution.

Si l'on veut bien admettre que le Droit et le Marché sont des constructions politiques et sociales, on constate que ces deux institutions fonctionnent d'une façon dialectique l'une par rapport à l'autre (B).

 

A. DROIT ET MARCHÉ COMME INSTITUTIONS

Le Droit est une institution (1), le Marché est une institution (2).

 

1. Le Droit, comme Institution

Le fait que le Droit soit constitué en système, même s'il est de Common Law, n'est pas contesté!footnote-165.

Même pour ceux qui adhèrent à l'idée d'un "droit naturel", ce caractère institué du Droit n'est plus contesté. En effet, les tenants du droit naturel dit "classique", la référence est certes faite à la nature physique des choses, c'est-à-dire un ensemble de faits - comme le corps des êtres humains, la distinction des saisons, du jour et de la nuit, etc. - , mais celle-ci ne vient que limiter le pouvoir du Législateur institué de poser des règles de droit. Si l'on reprend Antigone face à Créon, l'incarnation du Droit naturel qui se dresse face au Roi de la cité ne prétend pas prendre sa place ou dénier son pouvoir institutionnel d'édicter les règles de conduite sociale, mais simplement y poser des limites, ici une limite au décret qui expose le cadavre humain aux quatre vents. Le droit naturel classique ne dénie pas pas le caractère institutionnel du Droit. Il y pose des limites, celles-ci étant constituées par la nature physique, avant tout celle des corps dont même la puissance institutionnelle du droit, qui est entre les mains sacrées du Politique, ne dispose pas.

Pour ceux qui participent au courant du "droit naturel moderne", issu de la Philosophie des Lumières, il s'agit de poser que chaque être humain nait égal en droit. Ce point culminant de l'abstraction juridique, ce point culminant de l'institution a été atteint par l'article 1ier de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, remplaçant par la puissance juridique du Politique une inégalité de fait par une égalité fondamentale de droit, indiscutable et posé comme étant de soi et depuis toujours.

Ainsi, que l'on ait une perception positiviste du droit, qui récuse toute idée de droit naturel et limite le droit à ce qu'écrit les sources du droit répertoriées officiellement par le droit lui-même, essentiellement lois, règlements et parfois jurisprudence, la nature institutionnelle du Droit n'est jamais contestée, même si l'on admet généralement qu'elle n'existe pas la totalité du droit en raison de ce que Gurvich!footnote-166 fût l'un des premiers à désigner comme le "pluralisme juridique".

 

2. Le Marché, comme Institution

Le rappel comme quoi le Marché est une institution va moins de soi, tant aujourd'hui son fonctionnement sur l'attirance entre les offres et les demandes, les offreurs et les demandeurs, semblent un fait.

Il est vrai que la nécessité d'institutions pour son bon fonctionnement a été très discutée et défendue par un courant d'économiste, souvent appelée "l'école de Harvard" dite "institutionnaliste" qui insiste sur la nécessité de législations correctrices, notamment sur le marché du travail, sur la nécessité d'institutions, notamment juridictionnelles.

Il s'agit ici plutôt de rappeler que, comme l'a décrit Braudel!footnote-167, les institutions ne renvoient pas à l'éventuelle nécessité d'une présence du droit venant du l'extérieur du marché pour imposer à celui-ci des règles exogénes ou pour pallier des défaillances structurelles, comme la résolution des conflits, mais d'affirmer que le Marché n'existe pas à l'état naturel.

Le Marché est lui-même une institution. Le Marché est une idée, comme l'est le droit. Il faut être un occidental, un citoyen de l'Antiquité, temps particulier d'un lieu particulier, pour affirmer ubi societas, ubi jus. De la même façon, il faut être un occidental, au XVIième siècle et en Europe, autour de la Méditerranée, pour instituer le "jeu de l'échange", pour reprendre l'expression de Braudel, c'est-à-dire transformer les rencontres régulières entre marchands dans certaines villes avec des changeurs en une institution soutenue par une idée abstraite : le Marché.

Le Marché a été institué par une longue maturation politique et intellectuelle et par une confluence, notamment montrée par Pierre Rosanvallon!footnote-168, a pu se déployer par la rencontre avec la pensée juridique de la philosophie des Lumières.

Car les deux Institutions, le Droit et le Marché, sont articulées, non pas sans difficulté ni dialectique.

 

B. LE RAPPORT INSTITUTIONNEL DIALECTIQUE ENTRE DROIT ET MARCHÉ

Ces deux institutions que sont le Droit et le Marché entretiennent des rapports immédiatement difficiles. En effet, parce que les institutions sont par nature politiques, elles sont créées par le Droit, le Marché étant comme les autres une création du Droit (1).

 

1. Le Marché, production du Droit

Le droit n'est pas seulement nécessaire au bon fonctionnement du marché, notamment en ce qu'il produit une sécurité qui lui est spécifique, la "sécurité juridique".  Le droit est ce par quoi le Marché en tant que système a été mis en place.

En effet, c'est le système juridique qui est le cadre du marché, puisque le droit de propriété est nécessaire au marché et il est fourni par le droit. Ce lien de naissance semble dénier par la science économique qui définit souvent la propriété comme la maîtrise et le contrôle d'une chose - c'est-à-dire comme un fait!footnote-169. C'est ainsi qu'il est fréquemment affirmé en économie ou en finance que les actionnaires sont "propriétaires" de l'entreprise, ce qui est faux, mais le fait qu'ils en aient la maîtrise semblent suffire à fonder l'affirmation.

De la même façon, le droit a construit l'institution du Marché par le mécanisme du contrat, dont le droit romain a conçu le mécanisme pur à travers le "pacte nu". Sans contrat, il ne peut y avoir de marché. Par la référence à la notion plus vaste et plus confuse d' "engagement"!footnote-170, la notion juridique a permis ses contours. Plus encore, la théorie économique des contrats ne se réfère pas à la notion juridique des contrats, notamment en ce que ceux-ci sont par leur nature juridique dotés d'une force obligatoire.

Le Marché est né comme système, décrit par Adam Smith, parce que le droit l'instituait comme tel, instituait les personnes d'une liberté, la "liberté d'entreprendre", liberté constitutionnelle sur laquelle est construit l'entreprise!footnote-171,  que le droit dessinait le droit de propriété privée comme droit de l'homme et avait construit le contrat, lequel est une construction juridique.

Le Marché comme le droit est un artefact. La science économique et à sa suite le droit économique, celui-ci faisant revenir le droit à un certain archaïsme, c'est-à-dire le faisant aller de l'artefact aux faits qui lui préexistaient, a tendance à remplacer la notion nette et juridique de "contrat" par le constat simple de "lien" ou à qualifier de "contrat" tout accord entre des personnes.

Il s'agit d'un premier rapport dialectique entre le Marché et le Droit, le marché archaïchisant le droit. Mais dans un mouvement dialectique moins négatif, le Marché produit à son tour un effet institutionnel sur le Droit.

 

2. Le Marché, producteur d'institutions juridiques

Il est plus difficile de soutenir que le Marché produit du Droit, sans échapper à la tentation de la joliesse du parrallèlisme des plans...

Mais il est vrai que le Marché une fois institué par le droit, tel que la créature de l'ingénieux et imprudent Docteur, se développe selon sa propre dunamis . En effet, lorsque le marché a été inventé, l'économie était encore construite sur des territoires dont les contours correspondant aux frontières du pouvoir normatif du pouvoir juridique du pouvoir politique : les frontières de l'État à l'intérieur et le maillage international des traités.

Parce que le marché, comme l'entreprise, est un espace de liberté, liberté de circuler et liberté d'entreprendre, les frontières du droit y ont coïncidé tant que les économies se sont développés nationalement, le déploiement international prenant la forme d'un maillage international, public et privé, la branche du droit constitué par le Droit international privé étant du droit public interne.

La difficulté est venue lorsqu'à ce maillage de relations bilatérales contractuelles, étatiques (droit international public) ou privées (droit du commerce international) a donné place de fait à un véritable marché construit sur un espace de liberté avec une liberté non entravée d'entreprendre et de circuler.

Cette double liberté est venue du marché, alors que les institutions juridiques demeuraient d'une amplitude plus restreinte, dans le cercle des espaces politiques nationaux. Cette distorsion géographique est aussi terrible pour l'Europe, qui par l'arrêt Costa a accédé au statut d'espace juridique, que pour le droit supra-européen.

Dès lors que le marché, comme institution construite sur les deux libertés, d'entreprendre et de circuler, s'était institué, il a - si ce n'est directement "engendré" car le marché continue de n'être pas une personne!footnote-172 - à tout à le moins - justifié et servi de base à l'élaboration d'institutions juridiques.

La plus efficace est l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), mais l'on peut aussi citer le CERDI, qui sont les institutions juridiques internationales du marché. Les Autorités de marchés, qu'il s'agisse des autorités de concurrence ou des autorités de régulation, ont pour caractéristique d'être internalisées dans le Marché et si celui-ci n'en est pas la source, il demeure qu'elles ne peuvent fonctionner de fait qu'approuvées dans leur composition et leur action par celui-ci.

Cette dialectique entre deux Institutions inventées successivement par la pensée occidentale, d'abord le Droit, puis le Marché, fonctionne assez bien, dans la mesure où chaque "ordre" renvoie à des mécanismes et une "économie de la grandeur" pour reprendre l'expression de Laurent Thévenot et Luc Bolstansky!footnote-173, différente, mais qui se prenne en considération l'un l'autre.

Pour prendre un exemple, c'est ainsi que le droit prend en considération le projet économique des contractants à travers la notion d' "économie du contrat"!footnote-174 , allant donc au-delà du souci de la qualité des consentements et de l'existence de la chose et du prix, ou protège la liberté de la concurrence et non pas seulement la liberté d'entreprendre!footnote-175, c'est-à-dire passe d'une liberté politique à la protection d'un mécanisme de fonctionnement de marché.

Symétriquement, les marchés se déploient en intégrant les contraintes juridiques rattachées à des soucis qui leur sont étrangers, comme les droits de l'homme, parce que le droit, loi commune, ne se discute pas, ne s'achète pas, même si les opérateurs ajustent leurs comportements en fonction des contraintes ou des opportunités que le droit constitue pour eux, le droit ne représentant pour eux qu'une "réglementation", une variable de choix parmi d'autres, ni plus ni moins.

Cette flexibilité des opérateurs de marché, la mobilité des agents, la liquidité du capital, ces qualités économiques qui sont les qualités de l'autre côté du miroir des trois libertés juridiques de liberté de circulation, ces qualités qui font la puissance endogène du marché, n'est en rien critiquable.

Le fait que les agents économiques, assujettis comme tout autre au droit, cherchent à être dans la situation la plus favorable par rapport à la règle, s'il porte des noms plus up to date, comme "optimisation", est la plus classique et commune des attitudes. Plus encore, s'il est astucieux, l'auteur de la règle de droit peut en jouer pour obtenir en deux temps le comportement attendu, non plus en ordonnant un comportement mais en mettant l'acteur de marché en position d'agir comme l'auteur de la norme. La théorie des incitations n'est jamais qu'un hommage fait au Législateur habile et à la  fable de l'âne qui n'a pas soif.

Mais ce rapport dialectique, en lui-même difficile par exemple en matière de finances publiques, en droit pénal ou en droit du travail, est détruit lorsqu'un rapport hiérarchique s'y substitue.

Il fût peut-être un temps où l'État avait la puissance par son bras séculier qu'était le droit public de se substituer au marché par des entreprises publiques monopolistiques. On ne pouvait guère parler de hiérarchiser puisque la puissance politique, ayant notamment consisté à transformé des monopoles de fait en monopoles de droit, avait anéanti l'existence de marché, assimilé à l'absence d'intérêt général.

Le droit de la régulation exprime aujourd'hui un nouvel équilibre entre Droit et Marché, dépassant une distinction qui demeure entre le droit privé et le droit public mais qui ne peut plus prétendre au statut de summa divisio!footnote-176. Cet équilibre s'institutionnalise dans les Autorités de régulation!footnote-177, sur lesquelles notamment une nouvelle Europe est en train de se construire et parmi lesquelles il faut désormais compter la Banque Centrale Européenne.

Mais cet équilibre dynamique entre Droit et Marché est mis en péril dès l'instant que l'on oublierait que le Marché est une institution mais n'est que cela.

 

II. LA PERSPECTIVE DU MARCHÉ, COMME "FAIT DOMINATEUR"

En effet, que l'on observe ce qui est affirmé à propos du marché à l'extérieur du droit ou à l'intérieur du droit économique consiste de plus en plus à le présenter comme un "fait" (1). Ce statut nouveau d'un fait de dimension mondial entraîne un fatalisme juridique, qui entraîne non seulement un impérialisme du droit de la concurrence mais une réduction du droit à être un objet de marché (2). Ce constat est d'ailleurs parfois encouragé, le métier de juriste devenant florissant et le droit ayant un élément de l'efficacité des places.

 

1. L'accès politique du marché au statut de "fait

Le Marché est défini comme un espace sur lequel l'ensemble des offres et des demandes se rencontrent sur des biens ou des services dont le prix est connu. Cette confrontation des offreurs et des demandeurs permet de produire un prix adéquat, appelé fréquemment "juste prix"!footnote-178, dès l'instant que les offreurs et les demandeurs peuvent sans coût à la fois entrer et sortir du marché (absence de barrière à l'entrée) et choisir leur partenaire (absence d'entente et d'abus de position dominante).

Le marché des biens et service n'est pas transparent, l'information sur les prix étant suffisante pour que l'autorégulation s'opère, le désir des offreurs d'attirer les demandeurs et celui des demandeurs de payer le moins possible pour le produit le plus adéquat à leur fonction d'utilité suffisant pour que la machine à calculer que constitue le marché produise le prix adéquat. C'est en cela que par le mécanisme de la cotation, le marché financier est le marché "le plus pur". Au passage, le marché incite en lui-même à l'innovation, car les offreurs invitent pour attirer les clients,voire construire des marchés. Le marché sélectionne puisque la concurrence par les mérites conduit à l'élimination de l'offreur qui ne propose plus de produits satisfaisant tandis que l'entrepreneur, même désargenté et sans titre, mais travailleur, imaginatif et anticipatif le goût de son époque, va faire fortune : le marché est juste et efficace.

Cela est vrai. La Banque Mondiale le pose dans son projet Doing Business et elle n'a pas tort. Cette autorégulation vertueuse repose sur l'idée que le marché fonctionne non pas sur le rejet de l'État mais plutôt sur l'efficacité des entreprises, grandes et petites, et l'appétit de consommation, consommation de tout, tout bien et tout service, tout ce que tout un chacun peut désirer.

Ainsi, il faut mais il suffit de laisser libre cours à ce qui est simplement la nature humaine, qui consiste à vouloir consommer l'objet de ses désirs. Si ceux-ci ne sont pas produits par soi-même, voilà l'opportunité pour un autre de le proposer à travers l'instrument indispensable du Marché que constitue la monnaie, rendant échangeables les choses différentes dans une évaluation commune par un seul étalon.

Il y a tant de livres écrits à ce propos qu'il convient d'en rester là, en relevant simplement qu'aujourd'hui l'ensemble de ces propositions est présenté, voire ressenti, comme un succession de faits : le Marché ne serait plus une institution mais un fait. Un fait aussi inhérent à tout être humain que sa vie biologique, aussi naturel, aussi inévitable, aussi légitime, aussi universel.

Ainsi, le Marché ne doit pas se justifier, pas plus que la respiration. Le Marché est un fait universel, comme la respiration.

Simplement, certaines personnes sont, comme dans l'ordre de la nature, plus gâtées que d'autres, ont un coffre pectoral plus large, plus de capacité respiratoire ; tant mieux pour elles, elles seront plus riches. Si elles sont pauvres, elles ont le souffle court, alors l'on peut dire que la nature ne les a pas servie et s'arrêter là. L'on peut aussi contrer les effets naturels de l'inégalité entre les êtres humains et appeler le droit pour qu'il compense, en injectant de l'extérieur des mécanismes perturbateurs du marché.

Certes, un tel Droit pourra être légitime, si l'on pense par exemple que les pauvres doivent pourtant avoir accès aux soins, mais le Droit est alors une Institution, un artefact donc, qui fait un acte de violence, de contrainte, certes légitime, sur la situation naturelle que constitue désormais le marché.

Ce nouveau statut du Marché comme fait est une victoire politique considérable. Ainsi, la Cour suprême des États-Unis, dans l'affaire Michigan v. EPA, va éventuellement contrôler s'il est légitime d'imposer aux entreprises une contrainte juridique "trop" coûteuse au regard des bénéfices attendues en matière de santé.

L'analyse économique du droit passe ainsi du statut d'information de l'auteur de la règle au statut de norme juridique elle-même : le droit doit être économiquement efficace.

En effet, cette transformation du Marché comme fait, hiérarchiquement supérieur au Droit qui n'est qu'institué, s'appuie sur de nombreux éléments. En premier lieu, en raison de son abstraction, le Marché pouvant se résumer dans la "loi du désir", le Marché étant le lieu où l'on peut consommer tout ce que l'on désire si l'on apporte l'instrument de la consommation qui est l'argent, le Marché est mondial puisque le Désir est en chacun des êtres humains et depuis toujours. Il est la nouvelle nature de l'être humain, découverte récemment mais qui existait depuis toujours.

Face à cela, le Droit ne peut rien prétendre. Lié au Politique, il est limité dans des frontières et les quelques traités internationaux que les États peuvent faire pour "dicter" quoi que ce soit aux marchés sont risibles face à la puissance de la loi des désirs. D'ailleurs, qui sont ces politiques, pour s'opposer à ce qui est au fond des êtres humains depuis toujours, des être humains qui pacifiquement ajustent leurs désirs, de consommation et d'enrichissement sur des marchés gouvernés par les mêmes ajustement partout dans le monde ?

Lorsque l'on observe les choses à l'intérieur du système juridique, cela a été souvent relevé, la branche du droit "impérialiste" est désormais le droit de la concurrence, lequel serait seul à pouvoir prétendre constituer un "ordre"!footnote-179. Alors que le droit de la concurrence est avant tout construit sur du droit!footnote-180, ce qui peut paraître un truisme, il est aujourd'hui présenté comme la projection du marché lui-même, la formulation juridique dupliquée de la loi naturelle du marché, de l'ajustement naturel des désirs de consommation et d'enrichissement, dont le droit n'est que le gardien neutre.

Dans ces conditions,  non seulement ce qui fait exception doit se justifier par une "défaillance" du marché lui-même que le droit par sa puissance vient combler. C'est la définition du droit de la régulation, conçu comme l'ensemble des procédés juridiques palliant les défaillances temporaires ou définitives du marché!footnote-181.

Dans une telle perspective, le droit de la régulation ne vient pas contredire le marché, il vient au contraire en asseoir la prédominance, puisque le droit ne pénètre dans la mécanisme naturelle et autosuffisante du marché que si celle-ci souffre de grains, que l'on peut éliminer, par une régulation transitoire qui mènera vers la concurrence, la régulation étant le moyen de rendre effective une décision de libéralisation d'un secteur, ou bien par une régulation définitive, lorsque le marché souffre de défaillances constituées par des monopoles économiquement naturels ou bien par exemple des asymétries définitives d'information. Dans cette acception, le droit de la régulation n'est jamais politique.

D'une façon plus générale, le droit n'est jamais politique. C'est une condition pour qu'il soit admissible. Ainsi, l'État pourra être actionnaire d'une entreprise, l' "entreprise publique", à condition de se comporter comme un "actionnaire ordinaire", c'est-à-dire de n'être pas un être politique, recherchant autre chose qu'un retour financier raisonnable de son investissement.

Ainsi, le marché, ayant accès au statut de fait, a cassé le lien ontologique entre le Droit et le Politique.

Dès lors, il n'y a plus aucun obstacle pour que le droit ne soit plus qu'un objet d'offres et de demandes.

 

2. Le droit, objet d'offres et de demandes

Le droit a toujours donné lieu à des prestations de service. Le conseil juridique, la défense d'une personne, la réconciliation des ennemis, sont des prestations. Les contrats sont des biens qui circulent et qui sont produits par l'imagination des juristes, que certains disent sans borne.

Ceux qui détiennent le savoir et le savoir-faire juridique sont des professionnels repérés et installés, par leurs titres ou par leurs réputation, cela n'est pas davantage contestable. Que l'on habille l'argent versé sous les différents vocables d'honoraires, si l'on a l'âme médiévale, ou de tarifs, si l'on a l'esprit étatique, n'empêche pas que cela se ramène à un prix.

Dire que le droit "n'a pas de prix", c'est nier la réalité, c'est qui est sans doute le meilleure moyen pour qu'elle se rappelle à nous avec violence et sarcasme. Ainsi, l'analyse économique du droit sur laquelle sont basés les rapports successifs Doing Business , les tarifications des honoraires auxquelles conduit l'aide juridictionnelle, la réalité du marché qu'Internet est en train d'installer dans le conseil juridique plus ou moins mécanique, ne peut que révéler ce que l'on sait depuis toujours, à savoir que le droit est une prestation.

Certes, l'on pourrait soutenir que la "petite prestation" proposée par l'avocat ou le conseil, ne saurait se comparer à la Loi - comme le contrat, "petite loi" ne saurait se comparer à la Grande. Mais la possibilité des opérateurs de marché de se soustraire à la Loi est si forte qu'elle s'est transformée en une possibilité de négocier directement avec un Politique qui n'est jamais qu'un gouvernement composé de ministres en prise avec de sérieux soucis de finances publiques, la négociation portant alors sur la soumission à un système juridique plutôt qu'à un autre. La concurrence entre systèmes juridiques est désormais un thème très étudié. Il n'y a pas qu'en droit des sociétés que celui qui n'a formellement pas voix au chapitre "vote avec ses pieds", l'opérateur économique fait de même avec la législation, se soustrayant au système juridique qui développe une législation dont les effets unilatéraux ne lui conviennent pas.

Dès lors, le rapport entre la Grande Loi et la petite loi qu'est le contrat s'inverse. Alors que la pyramide kelsénienne situe le contrat tout en bas, l'entreprise peut, soit parce qu'elle est de multiples implantations!footnote-182, soit parce qu'elle fuit, se construit une loi "à sa main", par un contrat dans lequel un juge est virtuellement présent, l'arbitre. Ainsi, le contrat, dont une clause peut prévoir que la Loi extérieure restera constante, même si de droit elle varie ultérieurement, devient la Grande Loi. A l'inverse, le Législateur, dont l'abstraction ne peut masquer qu'il est le prolongement d'un gouvernement situe, adopte des lois qui ne mécontentent pas les opérateurs, y compris les particuliers, au point de les faire fuir. L'attractivité devient une qualité requise. La Loi devenant un produit de marché, il devient difficile de la désigner encore comme "grande".

Cela n'est pas forcément critiquable. Il est difficile de parler du "Droit" d'une façon si abstraite, Carbonnier rappelant qu'à Bruxelles la seule rue qui porte ce nom est une impasse. Le Droit est un pouvoir et sans doute le Marché, qui est aussi un espace de pouvoir, peut constituer un contre-pouvoir. Les Institutions de marché, notamment les Banques centrales, sont des organismes dont la forme est ancienne mais les fonctions sont nouvelles, puisque les États mendient désormais sur les marchés, ce qui rend dérisoire leur prétention à les régir. Ainsi, les Banques centrales sont peut-être les nouveaux lieux de souverainetés.

Mais il faut aussi avoir conscience des dangers que peut présenter cette évolution.

 

 

III. LES DANGERS DE L'ÉVOLUTION ENTRE DROIT ET MARCHÉ

 

Il n'y a pas de fatalité pour que ces dangers se concrétisent, mais en avoir conscience est une garantie pour que cette évolution ne dégénère pas. Le premier danger est dans une sorte de "réduction" du droit par le marché (A). Si la fable de la peau de chagrin devait advenir, parce que les êtres humains ne peuvent supporter de ne pas exister, de n'être plus que des objets de désir sur des marchés, alors ils iraient chercher ailleurs que dans le droit des normes hétérogènes au marché pour avoir le sentiment d'exister encore (B).

 

A. LE RISQUE DE LA RÉDUCTION DU DROIT PAR LE MARCHÉ

Il faut reconnaître que le droit est une prestation, non seulement le "petit droit", mais encore tout le droit, notamment les jugements et les législations. Ne pas le reconnaître, c'est affaiblir le dynamisme et la puissance d'un pays, avec lequel le système juridique fait corps, car c'est encore respecter la maxime de Savigny, Le droit, c'est l'esprit d'un peuple, que de veiller à l'adéquation entre le droit et les besoins de la population et des entreprises.

Mais le droit, cela n'est pas que cela. Le Droit, c'est aussi l'expression de valeur. Le Droit, c'est de l'indiscutable. Par exemple, lorsqu'on est en Occident, on pose que l'être humain n'est pas sur le marché. Ce n'est pas acquis car de fait les êtres humains sont désirés par d'autres, soit "en entiers", par exemple par la prostitution, soit "par petits bouts", par exemple par prélèvement d'organes. Des êtres humains sont d'accord pour s'offrir, ont des motifs pour cela : ils veulent de l'argent (dont ils ont besoin ou non), ils s'amusent, ils pensent gagner leur place au paradis, et mille autre chose. Peu importe, il y a rencontre de l'offre et de la demande.

Mais le Droit a posé d'une façon inconditionnelle que l'être humain n'est pas dans le commerce. Il l'a dit. En droit français, c'est l'article 1128 du Code civil qui en dispose ainsi. Pourquoi ? Parce que les auteurs du droit pensent que le genre humain est spécial et qu'on ne peut réduire un être humain à être l'objet d'un cession. Que tout être humain, quel qu'il soit, appartient au genre humain, et que cette affirmation constitue le toit sous lequel il peut dormir, protégé de la puissance des désirs des autres et de l'abandon qu'il peut être tenté de faire de lui-même, de sa propre humanité instituée par le Droit.

Certes, l'on peut en rire, dire que chacun fait ce qu'il veut, que le droit n'est qu'une technique neutre, que l'expression de la puissance économique, que les pratiques précèdent le droit, mais méconnaître cette fonction-là du droit, ce qui est l'honneur de l'Occident, c'est le réduire à être si peu, que le Marché peut alors disposer du genre humain, sans plus que le Droit ne dise rien.

Mais cela, les êtres humains ne vont pas le supporter.

 

B. LE RISQUE DES NORMES HÉTÉROGÈNES CONCURRENTES FACE AU MARCHÉ

L'on assiste aujourd'hui à une sorte de dérision du droit. C'est grâce à un droit réduit à servir "la loi du sang"!footnote-183 que le XXième siècle a massacré le genre humain, notamment par un appareillage réglementaire et des juristes dociles, neutres et appliqués.

Des entreprises investissent dans des projets de "transhumanisme". Des projets d'enfants sont vendus sur catalogue, les mères étant trouvées dans les pays suffisamment pauvres pour qu'elles consentent à porter ces enfants, les faire naître et les abandonner à ceux qui en ont eu le projet.

Mais l'être humain ne peut vivre seulement de riz et d'eau, ne peut se contenter de survivre en subissant la loi du désir des autres. Il va chercher ailleurs un autre loi que cette loi-là. L'Occident a inventé le Droit, qui est la Loi commune, dans laquelle chacun trouve sa place et plus que sa vie quotidienne et la satisfaction de ses besoins immédiats et propres. Si cette loi commune est détruite, les êtres humains trouverons d'autres lois pour s'extirper du Marché, d'autres auteurs de Loi fondamentales que les Parlements. Par exemple, Dieu. De nouveau, Dieu au nom duquel l'on peut, voire il faut, tuer. Car sa Loi est supérieure à toute autre.

À force de réduire le droit à n'être rien autre qu'une prestation de marché, le risque est qu'apparaisse une Loi dont le glaive ne sera plus métaphorique. Dans La violence et le sacré, René Girard montra que le Droit était ce qui avait arrêté la violence par sa puissance à dire et à imposer le silence. Le bruit étourdissant des marchés est en train de recouvrir celui-là même qui les a institués.

 

1

Même si ce système juridique est lui-même poreux, comme l'a montré Luhmann. V. par ex. N. Luhmann, L'unité du système juridique, 1986

2

G. Gurvich, Eléments de sociologie juridique, 1940.

3

Economie et civilisation matérielle,

4

Capitalisme

5

Ce qui correspond exactement à la définition de la "garde" de la chose dans le droit, c'est-à-dire non pas à un pouvoir, mais à une responsabilité. Il est d'ailleurs remarquable qu'avant l'arrêt Franck qui posa cette définition de la garde de la chose, la doctrine juridique avait effectivement tendance à considérer qu'est gardien de la chose, devant donc répondre des dommages causés par celle-ci, celui qui est titulaire du droit de propriété sur cette chose.

6

V. par exemple Les engagements dans les systèmes de régulation économique,

7

A. Supiot, L'entreprise face au Marché total, 2015.

8

Même si une partie de la doctrine propose de conférer au marché la qualité de sujet de droit. V. par ex. D. Robine,

9

De la justification, 1993.

10

sss

11

ssss

12

Auby, J.-B., ....

13

Revue de Droit Public, 2014.

14

Frison-Roche, M.-A., Le juste prix

15

L'ordre concurrentiel

16

Par exemple, v. la démonstration faite en ce sens par Louis Vogel dans sa thèse, Le contrôle des concentrations

17

Frison-Roche, M.-A., Les 100 mots de la régulation, 2011.

18

L'entreprise internationale..., Archives de Philosophie du Droit, 2014

19

La loi du sang

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