17 novembre 1976

Base Documentaire : Doctrine

DELEUZE, Gilles

Sur Jean-Luc Godard

Sur Jean-Luc Godard

Thèmes

Extrait d'un article écrit par Gilles Deleuze sur Jean-Luc Godard, dans Les cahiers du cinéma, en 1976.

Gilles Deleuze vise à établir que " la conjonction ET chez Jean-Luc Godard, c’est l’essentiel".

 

Référence complète : DELEUZE, Gilles,  A propos de Sur et sous la communication : Trois questions sur Six fois deux, Cahiers du cinéma n° 271, novembre 1976

 

"Godard n’est pas un dialecticien. Ce qui compte chez lui, ce n’est pas 2 ou 3, ou n’importe combien, c’est ET.
La conjonction ET.
L’usage du ET chez Godard, c’est l’essentiel.
C’est important parce que toute notre pensée est plutôt modelée sur le verbe être, EST.
La philosophie est encombrée de discussions sur le jugement d’attribution (le ciel est bleu) et le jugement d’existence (Dieu est), leurs réductions possibles ou leur irréductibilité. Mais c’est toujours le verbe être.
Même les conjonctions sont mesurées au verbe être, on le voit bien dans le syllogisme.
Il n’y a guère que les Anglais et les Américains pour avoir libéré les conjonctions, pour avoir réfléchi sur les relations. Seulement quand on fait du jugement de relation un type autonome, on s’aperçoit qu’il se glisse partout, qu’il pénètre et corrompt tout : le ET n’est même plus une conjonction ou une relation particulières, il entraîne toutes les relations, il y a autant de relations que de ET, le ET ne fait pas seulement basculer toutes les relations, il fait basculer l’être, le verbe... etc.
Le ET, « et . . . et . . . et . . . », c’est exactement le bégaiement créateur, l’usage étranger de la langue, par opposition à son usage conforme et dominant fondé sur le verbe être.

(Proust disait que les beaux livres sont forcément écrits dans une sorte de langue étrangère. C’est la même chose pour les émissions de Godard ; il a même perfectionné son accent suisse à cet effet. C’est ce bégaiement créateur, cette solitude qui fait de Godard une force).

Bien sûr, le ET, c’est la diversité, la multiplicité, la destruction des identités.

La porte de l’usine n’est pas la même, quand j’y entre, et puis quand j’en sors, et puis quand je passe devant, étant chômeur.
La femme du condamné n’est pas la même, avant et après.

Seulement la diversité ou la multiplicité ne sont nullement des collections esthétiques (comme quand on dit « un de plus », « une femme de plus » ...), ni des schémas dialectiques (comme quand on dit « un donne deux qui va donner trois »). Car dans tous ces cas, subsiste un primat de l’Un, donc de l’être, qui est censé devenir multiple.

Quand Godard dit que tout se divise en deux, et que, le jour, il y a le matin et le soir, il ne dit pas que c’est l’un ou l’autre, ni que l’un devient l’autre, devient deux. Car la multiplicité n’est jamais dans les termes, en quelque nombre qu’ils soient, ni dans leur ensemble ou la totalité. La multiplicité est précisément dans le ET, qui n’a pas la même nature que les éléments ni les ensembles.

Ni élément ni ensemble, qu’est-ce que c’est, le ET ?

Je crois que c’est la force de Godard, de vivre et de penser, et de montrer le ET d’une manière très nouvelle, et de le faire opérer activement.

Le ET, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est toujours entre les deux, c’est la frontière, il y a toujours une frontière, une ligne de fuite ou de flux, seulement on ne la voit pas, parce qu’elle est le moins perceptible.

Et c’est pourtant sur cette ligne de fuite que les choses se passent, les devenirs se font, les révolutions s’esquissent.

« Les gens forts, ce n’est pas ceux qui occupent un camp ou l’autre, c’est la frontière qui est puissante ».

Le but de Godard : « voir les frontières », c’est-à-dire faire voir l’imperceptible. Le condamné et sa femme. La mère et l’enfant. Mais aussi les images et les sons. Et les gestes de l’horloger quand il est à sa chaîne d’horlogerie et quand il est à sa table de montage : une frontière imperceptible les sépare, qui n’est ni l’un ni l’autre, mais aussi qui les entraîne l’un et l’autre dans une évolution non-parallèle, dans une fuite ou dans un flux où l’on ne sait plus qui poursuit l’autre ni pour quel destin.

Toute une micropolitique des frontières, contre la macro-politique des grands ensembles.

On sait au moins que c’est là que les choses se passent, à la frontière des images et des sons, là où les images deviennent trop pleines et les sons trop forts.

C’est ce que Godard a fait dans 6 fois 2 : 6 fois entre les deux, faire passer et faire voir cette ligne active et créatrice, entraîner avec elle la télévision."

 

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Gilles Deleuze évoque une citation de Proust, issue du Contre Sainte-Beuve :

"Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux."

L’éloge de la multiplicité et de la "ligne de fuite ou de flux", ici chez Gilles Deleuze, évoque d’autres thèmes proustiens, et le personnage d’Albertine : "les innombrables Albertine", "être de fuite".

 

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Godard aimait particulièrement ce personnage d’Albertine, et avait envisagé de l’adapter au cinéma. Pour en savoir plus, cliquer ici..

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