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L’expression même d’« entreprise régulée » peut apparaître comme un contresens : on ne régule qu’un espace qui le requiert en raison de ses défaillances structurelles et non pas une entreprise qui développe ses activités sur celui-ci.
Mais à la réflexion, il faut parfois « réguler l’entreprise », nécessité qui s’imposera de plus en plus. Cela est impératif lorsqu’une entreprise absorbe l’espace tout entier, parce qu’elle est monopolistique ou parce qu’elle a pour projet de devenir le cœur d’un espace crucial, comme l’affirme Google, se présentant comme le futur cerveau mondial. D’une façon plus générale, il faut repérer les entreprises « cruciales », dont les banques ne sont qu’un exemple, et organiser, au-delà de la supervision, la régulation directe de telles entreprises.
Cette régulation des entreprises cruciales doit alors prendre la forme d’une présence de la puissance publique et du Politique à l’intérieur de l’entreprise elle-même, afin que l’État interfère dans les décisions dont le groupe social subit les conséquences.
La régulation peut aller au-delà de la « présence publique », pour prendre la forme du « pouvoir public », l’État décidant comme opérateur. Dans de telles conditions de crucialité, la neutralisation de « l’entreprise publique » par le droit de la concurrence doit cesser, l’entreprise publique devant être reconnue comme un instrument de régulation, en distance de la simplicité concurrentielle.
Accéder à l'article publié par la suite en mars 2015.
L’expression d’ « entreprise régulée » est à première vue soit un contresens, soit une ellipse.
En effet et à la base, l’on doit distinguer la personne et l’espace dans lequel elle déploie son action, dans lequel elle exerce sa liberté d’agir, dans lequel elle développe son activité. Ainsi, un agent - quel qu’il soit - se déploie dans l’espace économique qu’est le marché. C’est l’activité qu’il développe sur cet espace qui déclenche de la part des autorités de la concurrence la qualification d’ « entreprise ». En effet, pour le droit de la concurrence, est une « entreprise » toute entité qui a une activité de proposition d’un bien ou d’un service sur un marché.
De cette façon, le droit de la concurrence neutralise l’agent en lui-même, puisque celui-ci n’est appréhendé que par son activité. Relayant en cela l’affirmation de la théorie économique selon laquelle pour le marché, l’entreprise est une « boîte noire », le droit de la concurrence n’appréhende que les activités et ne donne de pertinence qu’aux comportements des agents, déniant de la pertinence juridique aux agents eux-mêmes.
Ceux-ci s’en plaignent d’ailleurs, notamment les États, puisque selon la règle principielle de la neutralité du capital, que l’entreprise soit en elle-même maîtrisée par les pouvoirs publics parce que l’Etat en est le propriétaire des titres de capital de la personne morale qui permet à l’entreprise d’entrer dans le commerce juridique, est un élément radicalement indifférent.
Ainsi, ce qui se passe à l’intérieur de l’entreprise, la façon dont les décisions sont prises, la manière dont tel ou tel intérêt pourrait être préservé ou promu, le droit de la régulation ne s’en occupe pas.
Le droit de la régulation porte sur la façon dont certains secteurs se structurent. En effet, une régulation sera adoptée, notamment par la mise en place d’une autorité de régulation, l’édiction d’une réglementation, etc., lorsqu’il ne suffit pas de laisser le marché fonctionner, gardé par une autorité de concurrence, laquelle intervient en cas de comportements anticoncurrentiels ayant abîmé le libre fonctionnement du marché (entente et abus de position dominante).
La régulation intervient dans trois hypothèses qui ne sont pas de même nature. La première est celle dans laquelle un secteur était jusque-là organisé par l’attribution de droits exclusifs à des entreprises. Le plus souvent, ces droits exclusifs ne sont attribués qu’à une seule entreprise, il s’agit donc d’un monopole légal. Le plus souvent, l’Etat qui a construit par sa seule puissance normative cette situation de monopole a décidé dans le même temps d’être le propriétaire de cet opérateur. Le plus souvent donc, il s’agit d’un monopole public. Par une décision politique, soit de l’Etat lui-même - le cas du Royaume-Uni qui décide de résoudre un problème de finances publiques en privatisant ses entreprises et corrélativement en libéralisant les secteurs, soit d’une entité ayant barre sur l’Etat - le cas de la France qui est contrainte d’obéir à des textes de l’Union européenne concernant certains secteurs.
Dans ce dernier cas, la Commission européenne a considéré que des secteurs n’étaient organisés en monopoles publics non pas par un « effet de nature », mais par le bon plaisir de l’Etat. Ce « bon plaisir », que d’autres appellent « souveraineté », la Commission européenne l’analyse en abus de position dominante. Dans les années 1990, elle contraint de fait les Etats-membres, et plus particulièrement la France, à troquer la signature de directives de libéralisation des secteurs concernés (les télécommunications, l’électricité, la poste, le gaz) contre l’éloignement d’une perspective qui était acquise d’une condamnation pour abus de position dominante par la Cour de Justice.
Les Etats-membres sont donc obligés de libéraliser. Mais les États ne peuvent être à la fois ceux qui fixent les règles et ceux qui agissent sur un secteur en affrontant désormais des compétiteurs. En effet, il est alors structurellement en conflit d’intérêts. Apparaît alors le principe selon lequel un Etat ne peut pas être à la fois régulateur et opérateur. Cela est vrai quelle que soit l’histoire des pays. Ainsi, le Gouvernement français choisit d’externaliser la régulation, à travers une autorité de régulation qui ne peut qu’être absolument indépendante de lui afin de mieux conserver ses opérateurs publics, désormais en concurrence.
Mais parce qu’il ne suffit pas de déclarer la concurrence pour qu’elle advienne, celle-ci peut certes arriver sans que le droit l’ait déclarée ouverte. Il faut mais il suffit que la technologie s’en mêle, comme cela fût le cas en matière de télécommunications, la concurrence s’était installée grâce aux satellites avant que les directives de 1998 n’ouvrent juridiquement le secteur. Internet produit le même effet de « destruction créatrice ». Mais le plus souvent, s’il n’y a pas une vague d’innovation, les opérateurs historiques restent si puissants que la concurrence est écrite sur le papier, tandis que les entrants restent à la porte du secteur.
Les textes mettent donc en place une régulation qui a pour fin d’établir aux forceps la concurrence. Une autorité de régulation est mise en place d’une façon transitoire, pour diminuer artificiellement la puissance de l’opérateur historique, transférant certains de ses actifs à des compétiteurs, le rendant transparent et ainsi vulnérable, etc. La concurrence est alors la fin de la régulation, que l’on voudrait transitoire. Cette régulation est asymétrique, c’est-à-dire qu’elle consiste à maltraiter l’opérateur historique pour effectivement ouvrir l’appétit à de nouveaux entrants.
Le secteur des télécommunications est le plus cité comme correspondant à cette régulation-là. Celle-ci correspond à une première variété de la régulation.
Une deuxième variété, qui n’a rien à voir mais peut se superposer sur un même secteur, renvoie à l’hypothèse de défaillances de marché. Il s’agit du cas dans lequel le mécanisme d’ajustement des offres et des demandes, de multiples offres et multiples demandes se rencontrant grâce au marché qui fait apparaître le prix exact, ne peut pas fonctionner. Cela peut tenir au mécanisme de « monopole économiquement naturel », par exemple un réseau de transport qui, une fois construit par un opérateur, ne sera jamais dupliqué par un autre opérateur, car rentable pour le premier, il ne pourra l’être pour le second. On peut citer ici les réseaux de transport d’énergie. Il peut s’agir aussi de phénomènes définitifs d’asymétrie d’information, qui plombent les marchés financiers. Ces phénomènes techniques sont eux universels et définitifs. Ils justifient en conséquence une régulation définitive.
Cette régulation définitive, qui prend également la forme d’un régulateur, doté de pouvoir Ex Ante et Ex Post, qui justifie l’adoption de réglementation, etc., peut se superposer à la première, et lui survit. Ainsi, les télécommunications ont été régulées tout d’abord pour s’ouvrir effectivement à la concurrence et ensuite parce qu’il y a dans ces secteurs des défaillances de marché, par exemple concernant les réseaux de génie civil par lesquels circulent les communications, définitivement régulés par une régulation technique.
Enfin et en troisième lieu, se superposant aussi aux deux premiers types de régulation, il existe une régulation de type politique En effet, il peut exister des secteurs qui techniquement pourraient être organisés selon le principe de la compétition entre des opérateurs en concurrence, mais l’Etat a décidé qu’il n’en sera pas ainsi. Par ce seul énoncé, l’on comprend que les autorités de concurrence n’aiment pas ce troisième type de régulation, alors qu’elles promeuvent la première et admettent volontiers la deuxième.
En effet, l’Etat pose qu’il est en charge du bien public et de la qualité de vie de la population dont il a la charge. A ce titre, il va utiliser ses pouvoirs normatifs et l’argent public pour faire en sorte que chaque personne puisse accéder à des biens marchands, même si la demande n’est pas solvable. Pourquoi ? Parce que le contrat social sur lequel l’Etat est construit l’a posé ainsi. Le secteur de la santé publique ou celui de la culture peut justifier une telle organisation, la régulation venant alors repousser le mécanisme concurrentiel, lequel par nature exclut le consommateur qui ne serait pas apte à fournir la seule capacité requise par le marché : le paiement du bien ou de la prestation consommé.
Tout cela est très discuté et fait l’objet de dispositions très fines. Mais c’est toujours le secteur qui est régulé, pas les entreprises. D’autorité, la structure du marché sera dessinée, monopolistique, oligopolistique, par le jeu des licences ou des agréments, mais la puissance publique ne pénètre pas à l’intérieur des entreprises qui sont actives sur ces secteurs. Tout juste, parfois regarde-t-elle en transparence, par le mécanisme de supervision, mais nous verrons que cela n'équivaut pas à une régulation de l'entreprise qui en est l'objet.
Certes, le droit de la régulation vise les activités des entreprises et consacre beaucoup de ses dispositions à mettre à la charge de certaines la réalisation de « services d’intérêt économique général », ce qui est le transcodage en droit communautaire du « service public » français. Dans la définition que la Commission européenne elle-même donne des entreprises en charge d’un tel service d’intérêt économique général, cela justifie que le droit de la concurrence cesse d’être applicable à une telle entreprise dès l’instant que le droit de la concurrence viendrait contrarier la réalisation du service que certains appellent encore « public ».
Mais si l’on veut bien être rigoureux, il faut reconnaître qu’il ne s’agit que de viser les comportements des entreprises, de faire la balance entre la concurrence et un autre principe, tandis que l’entreprise qui a un comportement devenu ainsi admissible demeure toujours une « boîte noire ».
Ainsi, lorsqu’on parle d’ « entreprise régulée », au mieux l’on procède à une ellipse en visant l’ « entreprise dont le comportement est régulé », notamment parce qu’au lieu d’avoir pour seule fin de réaliser des profits, elle va viser le bien public. Pour ce faire, elle va disposer de moyens dont les autres entreprises ne disposent pas, par exemple des subventions publiques, car sinon, les entreprises qui sont en lutte concurrentielle contre elle, telle la charge de la brigade légère, la mettront en faillite, le service du bien public étant autant de cailloux dans ses poches.
Pourtant, il est bien des cas dans lesquels le droit va regarder en transparence de certaines entreprises, va regarder la qualité du capital de la personne morale par laquelle elle entre dans le commerce juridique, va contrôler la fiabilité de ses dirigeants, va les agréer, va intervenir en cas de changement dans le contrôle, va produire des normes pour le fonctionnement interne de ces entreprises.
Oui, mais c’est précisément tout autre chose que la régulation !
Il s’agit alors du phénomène technique de la supervision.
Ainsi, en matière bancaire et financière, les établissements sont supervisés, tandis que leur comportement sur le secteur financier est régulé. Ils sont donc soumis à deux autorités distinctes. Pour prendre l’exemple de la France, ce sera l’Autorité des Marchés Financiers (A.M.F.) qui régulera leur comportement lorsqu’ils seront acteurs sur les marchés financiers, tandis que c’est l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (A.C.P.R.), qui les supervisera, en regardant en transparence leur fonctionnement interne et leur solidité.
Les branches du droit différent, ainsi les décisions de l’A.M.F. relèvent pour partie du contrôle du juge judiciaire, tandis que celle de l’A.C.P.R. peuvent être toutes attaquées devant le Conseil d’Etat. On relève la même traduction institutionnelle en droit européen, puisque les marchés financiers sont régulés par l’European Securities and Markets Authority (E.S.M.A), tandis que les banques sont supervisées par l’European Banking Authority (E.B.A.).
Plus encore, l’autorité de régulation édicte peu ou pas de normes, la réglementation étant le fait du Gouvernement, tandis que les normes de supervision, organisant la gouvernance et assurant la solidité des acteurs concernés, c’est-à-dire les « normes prudentielles », sont édictées par le Comité de Bâle, forum informel qui réunit notamment tous les Banquiers centraux, et sont ensuite reprises par ceux-ci, l’A.C.P.R. n’étant par exemple qu’un département de la Banque de France, dépourvu de personnalité juridique par rapport à celle-ci.
Ainsi, dans le monde concurrentiel, il n’y a ni régulation, ni supervision. Puis, l’on constate dans un second temps que certains secteurs justifient une régulation qui, en organisant la structure de ses secteurs, affecte le comportement des agents, sans que les règles ne pénètrent à l’intérieur de ceux-ci. Enfin, et par ailleurs, des circonstances justifient que, par exception, des entreprises deviennent transparentes, l’autorité publique y pénétrant pour mieux les superviser. C’est d’une façon exemplaire le cas des banques, l’Etat devant s’assurer dès le départ et en permanence de leur solidité car, étant le garant en dernier ressort, il pourra devoir les refinancer en puisant dans les capacités financières de chacun, à travers une recapitalisation sur fonds publics.
Mais cette description qui vient d’être faite et à laquelle l’on s’arrête généralement ne tient qu’en période calme. En effet, cette distinction nette entre régulation et supervision, dont l’organisation institutionnelle est la preuve tangible, est totalement inadéquate à la réalité des choses !
En effet, les crises se succédant, il faut remettre les choses à plat et concevoir que l’on régule certaines entreprises. Non pas parce que celles-ci appartiendraient à l’Etat, car la propriété n’est pas un titre qui justifie un pouvoir spécifique, la Cour de justice récusant la théorie d'un "Etat-actionnaire" qui se prévaudrait de sa seule qualité de propriétaire du capital pour se soustraire à l’égalité entre opérateurs, mais parce qu’en fait et en droit il arrive qu’il soit adéquat qu’une entreprise soit directement régulée.
Il convient donc tout d’abord de répertorier les cas dans lesquels il est adéquat de concevoir la régulation par l’Etat d’une entreprise (I) avant d’examiner les modes de régulation par l’Etat d’une telle entreprise (II)
L’Etat ne peut plus exercer ses pouvoirs en affichant sa seule qualité, ouvrant la porte de l’entreprise et inversant la formule de Louis XIV, se contentant de dire : « c’est moi, l’Etat », affirmation qui lui suffirait pour s’asseoir au Conseil d’Administration, pour désigner les dirigeants sociaux, pour imposer dses choix, etc.
En revanche, il peut arriver que l’Etat prétende réguler directement une entreprise. Le premier cas dans lequel il est légitime à le faire et à tenir tête au droit de la concurrence pour le faire, non pas parce qu’il est l’Etat mais parce que cela est requis, est le cas dans lequel l’entreprise en question « occupe tout l’espace ». Dans un tel cas, comme il faut réguler cet espace et que l’entreprise l’occupe tout entier, alors il faut réguler l’entreprise car c’est le seul moyen de réguler l’espace (A). Mais cela est également vrai si l’entreprise a un rôle structurel déterminant dans cet espace. La situation des monopoles économiquement naturel n’en est qu’un exemple et il faut élargir à une catégorie d’entreprises, qui est celle des « opérateurs cruciaux (B).
Il est acquis que certains espaces ne peuvent se contenter d’un seul cadre concurrentiel que des agents de vigilance peuvent activer en Ex Post lorsque les marchés sont affectés d’une façon sensible, dans les trois hypothèses précitées. Il a été montré, d’une façon introductive, que constitue une faute méthodologique la confusion entre la régulation d’un tel secteur et la supervision des opérateurs, mais cette distinction a une limite.
Cette limite est tautologique : c’est lorsque l’entreprise absorbe le secteur lui-même. Dans un tel cas, lorsqu’un opérateur « tient dans sa main » le secteur, alors pour réguler le secteur il faut réguler l’entreprise elle-même, car elle est le secteur lui-même. Cela correspond à deux hypothèses. Tout d’abord, sera présentée l’hypothèse de l’entreprise monopolistique (1). Mais cela n’est qu’un donné-acte. La régulation relève de l’Ex Ante, de l’anticipation, de ce qui se construit, de ce qui est décidé comme devant advenir ou ne devant pas advenir. Ainsi, s’il s’avère qu’une entreprise a la volonté de devenir monopolistique, alors que l’espace convoité est crucial, il faut pareillement réguler l’entreprise, et cela du seul fait de ce projet, avant que celui-ci ne s’accomplisse (2).
La régulation de l’entreprise qui occupe tout l’espace du secteur est l’hypothèse à laquelle la France a été dans son histoire politique la plus accoutumée. En effet, elle renvoie aux grands monopoles d’Etat, par exemple E.D.F., France Telecom, la S.N.C.F., du temps où ils étaient des Établissements publics, sous tutelle directe et double de l’Etat, gouvernés à la fois via la tutelle technique du Ministère de l’Économie ou de l’Industrie et la tutelle financière du Ministère des Finances.
La supervision et la régulation ne se distinguaient pas dans ce mécanisme de tutelle exercée sur l’entreprise publique. En effet, l’entreprise publique étant entièrement entre la main de l’Etat, qu’elle prenne la forme d’un établissement public ou d’une société commerciale dont le capital social est détenu par l’Etat, l’Etat pouvait structurer le secteur en gouvernant l’entreprise, celle-ci étant transparente au secteur.
Ainsi, dans une telle hypothèse, lorsque l’entreprise est en monopole, c’est bien en termes de « régulation d’entreprise » qu’il convient de raisonner et non pas simplement en termes de « supervision ».
Il ne s’agit pas que de chercher à trouver les termes exacts, par une sortie de préciosité juridique. En raison, le droit de la régulation est beaucoup plus puissant que le droit de la supervision. Comme nous pourrons l’apprécier à propos des moyens juridiques de la régulation d’une entreprise, la supervision consiste dans un contrôle préalable et permanent de ce qui se passe dans une entreprise. C’est déjà considérable, mais cela ne va pas au-delà. Cela ne consiste pas à s’asseoir à la place des dirigeants, une fois que la nomination de ceux-ci a été appréciée et agréée, par exemple. La régulation étant l’organisation structurelle d’un espace qui le requiert, cela revient à l’idée d’un « meccano », et permet alors par exemple de prendre des décisions à la place des dirigeants, de donner des injonctions, de prendre des décisions capitalistiques, etc.
Cela ne correspond pas seulement qu’à des souvenirs du « bon vieux temps » des monopoles publics, à l’époque où le droit communautaire ne posait pas le principe concurrentiel et n’obligeait pas à la libéralisation des secteurs, obligeant à renoncer à ces mécanismes de tutelles administratives, l’une technique et l’autre financière, pour ne laisser à l’Etat que des pouvoirs de régulation des secteurs d’une part et des pouvoirs découlant de son statut d’actionnaire d'autre part.
En effet, lorsque des secteurs sont traversés par des monopoles économiquement naturels, comme le sont les réseaux de transport, transport ferroviaire, transport d’énergie, transport de communication audiovisuelle, même si ces réseaux ne sont pas des secteurs au sens stricte, ils forment des espaces que remplit en elle-même l’entreprise qui détient la puissance de gérer cet espace crucial constitué par la facilité essentielle.
Dès lors, le droit positif développe des exigences sur l’entreprise qui gère l’infrastructure essentielle, le plus souvent une entreprise dans laquelle l’Etat possède via le capital social une influence déterminante, c’est-à-dire un « contrôle », qui dépasse largement la supervision, pour atteindre à travers la société la régulation de l’espace lui-même.
On peut prendre l’exemple du réseau de transport d’électricité. Économiquement, celui-ci constitue un monopole naturel. Il est une infrastructure essentiel, puisque la production d’électricité et sa distribution s’arrêtent si un réseau de transport efficace et financièrement abordable n’est pas partout et en permanence disponible, internationalement interconnecté. En France, la gestion du transport d’électricité est confiée à E.D.F. Transport, filiale détenue à 100% par E.D.F, entreprise publique prenant la forme d’une société de droit privé dont une partie minoritaire du capital est mise sur le marché financier, la part majoritaire du capital étant détenue par l’Etat.
La situation financière d’ E.D.F. Transport dépend donc du prix facturé pour la prestation d’accès au réseau qui est fournie aux producteurs et aux consommateurs éligibles et de l’argent dont sa société-mère lui laisse la disposition, les subventions publiques étant peu loisibles. C’est ainsi que le gestionnaire du réseau de transport a fait état publiquement en 2012 des difficultés qu’il a de tenir en bon état le réseau de transport du fait de décisions financières de groupe décidées par E.D.F.
Il demeure que le régulateur, la Commission de Régulation de l’Énergie (C.R.E.), va au-delà de la supervision du gestionnaire de réseau. Il le régule véritablement. En effet, il lui impose des investissements. Il contrôle les marges de bénéfice que sa situation monopolistique lui permet d’obtenir vis-à-vis de ses clients, qui ne disposent pas d’alternatives. Plus encore, le régulateur valide les plans d’investissements.
Cette notion de « régulation de l’entreprise en charge d’une infrastructure essentielle dans un secteur régulé » est manifeste encore dans le secteur de l’aérien. C’est ainsi que la société de droit privé, cotée depuis 2012, Aéroports de Paris (A.D.P) , émet un « contrat de régulation ». Ce contrat est soumis à l’approbation de l’Etat. Il comporte les plans d’investissement, les mesures visant à améliorer la sécurité du système et la sécurité des voyageurs. En régulant ainsi la société, c’est le secteur que l’Etat régule. On comprend ainsi mieux l’arrêt du Tribunal des conflits, A.D.P. du 18 octobre 1999, par lequel il a été posé que les règles qui organisent cette entreprise relèvent de l’organisation d’un service public et que le contentieux qui peut en naître doit être renvoyé au juge administratif, sans pouvoir être apprécié au regard du droit de la concurrence.
Ainsi, cette hypothèse est non seulement historique mais encore vise des situations actuelles. Il faut pousser l’analyse plus loin, car le droit de la régulation a pour objet non pas tant le passé et le présent, mais le futur. C’est en cela que ce droit est essentiellement politique. Or, il est des espaces qui ne sont pas pour l’instant l’objet de monopoles, mais à l’égard desquels des entreprises ont le projet d’établir un pouvoir monopolistique, pouvoir dont il convient d’entraver l’établissement. La régulation d’une entreprise ayant un tel projet s’impose alors.
Il peut arriver que des espaces soient repérés comme mettant en jeu des questions essentielles et que soient repérées dans le même temps des entreprises qui ont pour projet de les conquérir d’une façon monopolistique ou, s’il y a alliance, sur un mode oligopolistique.
La première hypothèse est celle dans laquelle la conquête s’opère par l’acquisition d’une autre entreprise, par une prise de contrôle. Le contrôle des concentrations, qui est une part entière du droit de la régulation, peut alors intervenir pour éventuellement poser des conditions, redessiner, voire s’opposer, à l’établissement d’un empire qui contreviendrait à un impératif d’intérêt économique général.
Par exemple, lorsque les entreprises de marché fusionnent, quand bien même il s’agit d’une prise de contrôle amicale, ou lorsque les chambres de compensation fusionnent, dans la mesure où elles tiennent les places financières, lesquelles sont des infrastructures essentielles, l’Etat peut, à travers les Autorités de concurrence qui fonctionnent alors comme des Autorités de régulation agissant en Ex Ante, s’opposer à un tel accroissement de puissance, ou à l’entrée d’un acteur étranger, notamment non-européen.
Le dessaisissement du contrôle des concentrations, qui a été ôté au Ministre de l’Economie en France par la loi du 2 août 2008 sur la modernisation de l’économie pour être transféré à l’Autorité de la concurrence, organisme qui ne formulait auparavant qu’un avis pour la prise d’une décision de politique économique, est regrettable, car une Autorité de concurrence ne devrait pas exercer des pouvoirs Ex Ante de politique économique, notamment par rapport à l’impératif d’autonomie structurelle, économique et financière d’une région du monde.
Lorsque le New York Stock Exchange (NYSE) a fusionné avec Euronext, la place européenne a perdu son autonomie technique par rapport aux marchés financiers nord-américains, alors notamment que les intérêts économiques et financiers ne sont pas les mêmes et que les structures bancaires sont opposées. La « neutralité » que portent les Autorités de la concurrence a été ici dommageable, alors qu’une décision de régulation des entreprises, ici les entreprises de marchés financiers, qui portent les places et sont donc assimilables au secteur lui-même, aurait dû être prise. C'est en effet aux Ministres des finances et non pas aux Autorités de la concurrence de concevoir les contours futurs des structures bancaires et financières mondiales, elles-mêmes sous-jacents de l'économie réelle, car ces structures impactent la société et seul le Gouvernement et le Parlement sont légitimes à prendre en charge le futur du groupe social.
Plus encore, une entreprise mérite l’attention car elle a d’ores et déjà formulé clairement son projet : c’est Google. Certes, Google n'est pas la seule entreprise qui transforme les personnes en data, Facebook intègre cette transformation dans son business plan et a mis au point, dans son "Sciences data" et "Academic Center" les outils informatiques pour analyser les comportements des internautes en cas de bonne ou mauvaise nouvelle. Mais il ne s'agit que de vendre la connaissance des mouvements de psychologie sociale, mais de transformer les êtres humains en données additionnées, manipulables et prédictives.
Les dirigeants de Google, à la fois ceux qui ont le pouvoir de décider pour la personne morale et ceux qui, au soin de l’entreprise, sont en charge de penser l’innovation et l’avenir, ont écrit un livre dans lequel ils exposent qu’ils sont en train de construire un « cerveau mondial ».
Pour ce faire, Google propose gratuitement à chacun des outils merveilleux, qui permettent à tous de trouver des informations sans rien payer. Qui n’a pas recours à ce moteur de recherches ? Le droit n’arrive pas à cerner le comportement de Google et le discours politique nord-américain invente au fur et à mesure des principes juridiques nouveaux et séduisants, comme « la neutralité du Net », l’accès gratuit, la liberté du monde 2.0., etc., pour permettre à l’entreprise d’aller partout pour proposer tout en échange de rien.
« En échange de rien ». L’expression est fallacieuse. Ce qui est donné n’est pas de l’argent. Mais le droit, dans sa sagesse, posait qu’en droit commercial, la gratuité est interdite, car il n’est pas possible qu’un agent économique offre un service pour l’élaboration duquel il dépense lui-même des fortunes en programmation, en échange de rien.
Google, en échange, reçoit des données. Des données personnelles. Des données sensibles. Sa puissance informatique, sa puissance d’innovation, Google étant le premier employeur de mathématiciens et d’informaticiens au monde, lui permet de constituer un stock de métadonnées, dont elle fait et fera usage. Elle l’a déjà dit : elle va construire un « cerveau mondial ».
La captation des informations sur tout un chacun est donc désormais l’objet social de Google, entreprise qui a construit son business plan sur le constat d’une économie pure de l’information, quelle que soit sa nature, quelle que soit son objet, la valeur étant dans le traitement de l’information. L’entreprise ne s’en cache pas.
C’est pourquoi elle a pris le contrôle de Titan en mars 2014. Les prises de contrôle sont les moments stratégiques durant lesquelles les entreprises sont obligées de révéler au marché leur plan pour le futur. Le rachat d’une des premières sociétés mondiales de fabrication de drones prend tout son sens. Soit les personnes apportent d’elles-mêmes tout ce qu’elles savent sur elles-même, soit les drones viendront prendre des images sur les personnes, le tout venant constituer des métadonnées.
Plus encore, le rachat en mai 2014 par Google de Word Lens, l'entreprise qui perfectionne la traduction de toutes les langues, pour rendre plus performant Google translation, logiciel traduit et utilisé par tous mais qui progresse du fait des utilisateurs eux-mêmes qui corrigent les inexactitudes de traduction et permettent au logiciel de progresser sans coût, accroissant ainsi leur dépendance, montre que le projet d'un "cerveau mondial" progresse avec méthode et efficacité.
Les métadonnées constituent l’équivalent informatique des synapses d’un cerveau. Google pourra ainsi, lorsque le projet de l’entreprise sera achevé, construire une connaissance totale de ce qui se passe et fournir des services, comme des « aides à la décision », pour ceux qui ont à gérer les personnes sur lesquelles des informations auront été rassemblées, des informations qui seront devenues prédictives en raison de la puissance des métadonnées.
Le veut-on ?
On a bien élu des dictateurs et le désir de profit des entreprises n’est pas moins à craindre que l’engouement de l’opinion publique. Pourquoi faudrait-il avoir peur des machines ? En rester à la peur enfantine suscitée par le dessin animé Gandahar ou la méfiance de l’informatique incarnée par Hal dans 2001 l’Odyssée de l’espace ? Ces contes nous donnent peut-être une vision réactionnaire du progrès technique, un réflexe répulsif et craintif face au progrès.
Mais si l’on craint pour les libertés publiques et privées, il faudrait réguler une telle entreprise, car son plan pour le futur est d’occuper tout l’espace de nos vies, en aspirant toutes les informations qui les concernent, pour les croiser et en tirer l’information sur le futur de nos vies individuelles et collectives : notre santé future, notre conjoint futur, nos achats futurs, nos études futures, nos enfants futurs. Google le saura.
Google pourra alors vendre le futur.
Y a-t-il plus merveilleux monopole ?
Les clients vont se bousculer à la porte de l’entreprise, devenu le « cerveau mondial », qui a pour objet de vendre, d’une façon monopolistique, la connaissance du futur. Les compagnies d’assurances vont acheter. Les services Marketing vont acheter. Les armées vont acheter. Les États vont acheter. Bref, c’est l’offre qui aura construit le marché et en sera le price maker.
Si l’on ne le veut pas, et admettons que l’on récuse l’idée que les êtres humains deviennent des données, que le futur devienne un objet de vente, que le croisement des deux aboutisse à l’exclusion anticipée du groupe des « individus sans avenir », voire de l’exclusion forcée des « individus à l’avenir statistiquement dangereux pour le groupe », alors il faut réguler l’entreprise dont le projet est d’une façon monopolistique de « posséder l’avenir », merveilleux marché qu’elle est en train de construire en se transformer en cerveau.
Le droit a déjà réagi pour contrer un tel business plan, dont on comprend la logique économique, si la paranoïa ne nous pousse pas à voir en transparence un projet politique derrière celui-ci. Par l’arrêt Google, la Cour de Justice de l’Union Européenne, a, le 13 mai 2014, posé sous le vocable de « droit à l’oubli ». A travers l'invention d'une nouvelle sorte de "droit à...", la Cour permet aux régulateurs de s'unir internationalement pour
Mais il faut sans doute aller plus loin et formuler une affirmation plus générale, à savoir la nécessité de réguler les entreprises cruciales.
Dans les espaces régis par la simple règle concurrentielle, les agents économiques sont atomisés, le droit de la concurrence ne s’attachant ni à leur fonctionnement interne, ni à leur propriété, ni même à leur position sur le marché. Ainsi, la position dominante qu’y occupe une entreprise n’est pas un souci pour le droit de la concurrence, lequel ne traite pas la « dominance », dès l’instant qu’il n’y a pas d’ « abus », la théorie de « l’abus automatique », reproche fait à une entreprise du seul fait de sa puissance de marché, n’ayant pas été retenu par le droit.
A l’inverse, le droit de la régulation, donnant pertinence à la structure des espaces, s’attache d’une façon première à la puissance des entreprises, leur « dominance » (régulation asymétrique), mais surtout en raison de leur fonction dans un secteur ou en raison de leur activité, si elles sont indispensables au bon fonctionnement du secteur, voire de l’économie tout entière, ou du groupe social.
C’est ainsi que l’on peut dégager l’idée d’une entreprise « cruciale », celle dont un espace particulier a absolument besoin pour fonctionner. Il s'agit ici de développer une conception déjà proposée à travers la notion d'"opérateur crucial". Dans un tel cas, un Etat ne peut pas ne pas se désintéresser d’une telle entreprise. De droit et de fait, il les régule.
Le droit connaît déjà, par une sorte de catalogue, de nombreuses « entreprises cruciales » (1). Mais il faut aller plus loin et concevoir une catégorie juridique abstraite, à laquelle doit être attachée une définition, à laquelle un régime juridique serait attaché, la puissance publique pouvant toujours intervenir pour réguler une « entreprise cruciale (2).
En droit positif et depuis toujours, les banques et les établissements financiers sont des entreprises cruciales. Elles le sont par une définition négative. En effet, il s’agit d’établissements « systémiques », voire « super-systémiques ». Cela signifie techniquement que leur faillite particulière entraîne la faillite des autres établissements, puis la déconfiture du système financier dans son entier, lequel fait s’écrouler l’économie.
De ce fait, les banques sont non seulement supervisées mais elles sont encore régulées, le régulateur financier multipliant les règles qui leur sont spécifiques. En outre, l’Union bancaire européenne, qui se construit depuis les trois Règlements communautaires du 24 novembre 2010, a non seulement mis en place un système européen de supervision, mais encore, avec le nouveau système européen de « résolution bancaire », elle permet à la puissance publique de faire directement du meccano sur le marché bancaire et financier, ce qui correspond exactement à la définition de la régulation.
En outre, les normes comptables sont tout à la fois des mécanismes de supervision, de prudence, jouxtant les « normes prudentielles », mais aussi, voire avant tout, des normes d’information des investisseurs, jouxtant les normes d’audit, lesquelles sont des normes de régulation. Ainsi, en 5 ans s’est établie une sorte de « régulation prudentielle » sur laquelle s’établit en Occident, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, les nouveaux marchés financiers.
On ne saurait dire si cela est un progrès, tant la complexité du système peut aussi constituer le nid douillet de la prochaine crise, mais en tout cas, cela montre que les banques sont à l’évidence des entreprises désormais non seulement supervisées mais régulées, puisque les États peuvent à loisir injecter de l’argent, découper les patrimoines, reconstruire de nouvelles banques sur les dépouilles des anciennes, etc.
Ainsi, les régulateurs des données personnelles ont pu le 24 juillet 2014, à travers le G29, amener à discussion Google et autres Facebook ou Amazon à discuter des conséquences concrètes de cet arrêt, notamment sur sa portée extra-territoriale. On mesure ici l'alliance entre juridictions et autorités de régulations.
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