21 février 2014

Enseignements : Les Grandes Questions du Droit semestre d'automne 2013

2ième leçon : Le droit positif et le droit naturel (nature, histoire, mœurs, "anti-droit", droit objectif/droits subjectifs)

par Marie-Anne Frison-Roche

Nous avons tendance à vivre dans une conception "positiviste" du droit, c'est-à-dire à limiter le droit à ce qui est posé par les sources légitimes du droit, essentiellement la loi. Dès lors, la notion de droit naturel est récusée. Mais la notion de "droit positif" est ambigüe, car on ne sait plus à quel moment une disposition est "posée", le pragmatisme ayant tendance à déplacer le critère de "positivité" vers celui d'effectivité, ne s'attachant qu'à un droit effectif, voire efficace : le droit tend alors à devenir instrumental. Plus encore, le caractère étroit du positivisme a ouvert une voie royale à l'"anti-droit", secrété par des systèmes juridiques aveugles qui obéissent aux producteurs des normes, la nature n'ayant pas d'existence face au pouvoir d'artefact du droit. De nouveaux positivismes apparaissent, qu'ils soient sociologiques ou économiques. Face à cela, un nouveau couple de contraires donne un essor au droit naturel, à savoir les droits de l'homme, droits subjectifs naturels qui prétendent s'opposer au droit objectif posé.

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Le deuxième cours continue les prolégomènes des Grandes Questions du Droit à travers le prisme du « droit positif » face au « droit naturel ».

En effet, depuis le XIXième siècle, nous vivons dans l’idée que le droit est une technique, à la disposition du politique, que les juristes appliquent d’une façon neutre et mécanique. Cette conception est particulièrement développée dans les systèmes de Civil Law.

Mais il y a pourtant de grandes ambiguïtés dans l’idée même de droit positif.

En effet, dans un premier temps, l’on a pensé qu’il suffisait d’écrire le droit pour qu’il soit posé, son application étant de l’intendance, dont l’effectivité étant un souci dont les administrateurs avaient la charge et non le droit.

Dans une conception pragmatique, notamment sous l’influence croisée de l’Europe et des systèmes de Common Law  (dans lesquels l’Enforcement constitue une branche du droit à part entière), on en vient à considérer que si le droit n’est pas appliqué, il est comme s’il n’existait pas, il n’est pas posé.

Sur de telles bases « pragmatiques », le droit devient un outil, évalué, au service de politique dont les principes sont l’efficacité et la proportionnalité. La France demeure assez réticente à cette conception, par exemple aux études d’impact.

En outre, par ce nouveau positivisme, le droit apparaît comme un instrument neutre, non plus au service de la volonté du souverain, mais au service de la technicité elle-même neutre d’experts de « lois naturelles », qui seraient les lois sociales et les lois économiques. Apparaissent alors les experts, qui se prévalent de leur savoir et de leur « neutralité », au service de ce qui serait par exemple la « loi du marché » ou la loi de l’évolution sociale, voir la biologie. Le thème de la globalisation et de sa « régulation » tient dans la question de savoir tout d’abord si cette conception d’ensemble, résultant d’un déplacement du positivisme, est légitime ou non.

En effet, le droit n’est qu’en apparence résumable au droit positif, au « droit posé ». En premier lieu, de nombreuses dispositions législatives tombent de fait en désuétude et même s’il est vrai juridiquement que la désuétude est un phénomène social qui n’ôte pas à la disposition sa puissance formellement contraignante, de fait les mœurs écrasent le droit. Le fait est plus puissant que la norme. Ainsi, la loi du 4 août 1982 a supprimé le délit de relation sexuelle homosexuelle, notamment avec un mineur, que le code pénal dans sa rédaction datant de 1810 désignait dans ce qui était alors son article 331 al. 2 des « actes impudiques ou contre nature ». La difficulté demeure du fait que le droit mêle dans la catégorie abstraite « mineur » des personnes d’âges correspondant à des maturités et des indépendances très différentes. Le droit pénal évolue en renvoyant par exemple à l’âge de 13 ans comme seuil d’irresponsabilité (ce qui a pour effet pervers l’organisation en réseau d’enfants contraints à la délinquance) alors que le droit civil organise la pré-majorité.

Certes, longtemps le droit a pu en quelque sorte tenir la nature « à distance », dans la mesure où il peut créer, par sa normativité, sa propre réalité, qui se superpose à la réalité qui l’environne, voire se substituer à celle-ci. La question est alors de savoir si la nature peut ou doit constituer une limite au pouvoir qu’a le droit de créer une réalité par sa seule puissance. En effet, le droit a la puissance de créer sa propre réalité : il est un « artefact ».

Aujourd’hui, le droit semble à la fois être l’instrument neutre du politique, mais celui-ci suit à son tour des « lois » qui lui sont extérieures. Le droit subit alors en contrecoup ce qui serait un monde sans souveraineté. Il devrait « suivre ».

Il en serait ainsi des mouvements sociaux, les juristes ayant le devoir de se taire : « Juristes, taisez-vous ! ».

Ainsi, les mouvements intellectuels et sociaux ont trouvé une concrétisation juridique à travers des mariages prononcés par le maire de Bègle entre deux hommes. Le Procureur a attaqué l’acte de mariage pour en obtenir l’annulation. L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 13 mars 2007 a approuvé l’annulation qui a été faite par le juge d’un tel mariage. Par la suite, la même Cour de cassation transmit une QPC au Conseil constitutionnel. Celui-ci, par une décision du 28 janvier 2011 posa qu’il n’était pas dans son pouvoir de porter une appréciation sur le choix politique fait par le Législateur d’imposer implicitement le caractère hétérosexuel du mariage. Beaucoup se sont demandés si cette décision impliquait ou non qu’il ait donc les mains libres pour décider de lever cette limite s’il en avait la volonté politique. Lorsque la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe fut votée, le Conseil constitutionnel la déclara conforme à la Constitution par une décision du 17 mai 2013. La loi du 17 mai 2013 fut promulguée le jour même et l’article 143 du Code civil qui définit le mariage, fut modifiée.

Une circulaire du 13 juin 2013 rappela qu’un officier d’état civil qui refuse de célébrer un tel mariage viole le droit. Le Conseil d’Etat est en train d’examiner la perspective de transmettre une QPC.

L’enjeu est désormais celui de la filiation, enjeu corrélé mais pourtant distinct de celui du mariage. Nous reviendrons sur cette question plus loin, à propos de la nature physique des choses.

Pour l’instant et pour en rester au positivisme, celui-ci a eu sa part dans des catastrophes historiques, en ce qu’il a permis le développement au sein des systèmes juridiques mêmes d'un droit aveugle auquel était attaché toute la puissance du droit (puissance par laquelle se définissait positivement la norme) : l’anti-droit, qui a contribué à la mort de centaines de millions de personnes.

C’est l’hypothèse de l’anti-droit.

Cela se produit lorsque le droit (c’est-à-dire le politique qui adopte les normes générales et abstraites puis les juristes qui les concrétisent en les appliquant aux cas concrets) prête sa puissance normative à une puissance qui lui est étrangère, dont il redouble ainsi la force. Cela peut concerner aussi bien le droit nazi que l’écriture de l’Histoire par la législation ou une série de procès dont on ne sait s’ils sont plus malfaisants en étant secrets ou publics (exemple des procès de Moscou). La force contraignante du droit, admise en raison de la légitimité de la source du droit justifiant que la violence du droit vienne arrêter la violence brute des rapports sociaux (Max Weber), peut ainsi se retourner si les forces démocratiques sont détournées. Si l’on s’en tient au pur formalisme du droit, par une conception positiviste du droit, la teneur des règles n’a pas à être mise en cause : la notion de « droit injuste » ne paraît pas pertinente, la notion de « droit violent », paraissant tautologique : le droit violent ne pose pas problème si la source est légitime (loi adoptée suivant la procédure, par exemple par un Parlement élu). En effet, il est très usuel même aujourd’hui de définir le droit par son pouvoir de contrainte, c’est-à-dire sa violence, politiquement légitime.

En réalité, les relations entre le droit d’une part, le juste et la force d’autre part, sont difficiles et complexes.

En effet, la puissance du droit tient non seulement dans son pouvoir de contrainte sur les comportements mais encore dans sa force à créer de la réalité : ce que dit le droit est « vrai », puisque l’ordre juridique est normatif. Plus encore et plus exactement, le droit est « incontestable », il est « comme vrai », aussi bien la loi que les décisions juridictionnelles. Cette puissance, dont ne sont pas dotés les autres ordres normatifs, est certes nécessaire à l’ordre social, mais elle est redoutable.

On a pu le mesurer par l’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation, le 27 février 1951, Branly, par lequel les juges ont engagé la responsabilité de l’historien qui passe sciemment sous silence le nom de Branly en racontant l’histoire de l’invention de la T.S.F. Contrairement au reste de la doctrine universitaire, le Doyen Carbonnier réagit par une critique violente contre l’arrêt, par un article devenu célèbre, Le silence et la gloire.

Cette mise en garde du Doyen Carbonnier contre le risque d’une « histoire officielle » fabriquée par les juges trouva un cas d’achoppement, lorsqu’un tribunal fut saisi de la question de l’éventuelle responsabilité d’une personne s’affirmant « historien » et posant que les chambres à gaz ayant pour fonction d’exterminer les juifs n’avaient jamais existé. Des associations viennent demander protection au juge contre de tels propos. Dans un jugement du 8 juillet 1981, Faurisson, le Tribunal de grande instance de Paris a tout à la fois rappelé la liberté d’expression de l’historien et pourtant sa faute au regard de la recherche scientifique.

D’une façon moins habile, parce que plus générale, la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite Loi Gayssot, prohibe pénalement le négationnisme.

Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions et la loi n’est sans doute pas le bon outil pour une telle intervention. Ainsi, certains avaient douté de la constitutionnalité de la loi Gayssot, au regard de la liberté d’expression. Pourtant, le législateur continue et, par la loi du 29 janvier 2001, il est désormais interdit de méconnaître « l’existence du génocide arménien ». Cela appela à la fois les mêmes justifications et les mêmes critiques.

Il n’est donc pas étonnant que le Conseil constitutionnel, par sa décision du 28 février 2012 relative à la loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi, ait estimé que ce faisant, le législateur a utilisé son pouvoir normatif pour interdire la contestation de l’existence d’un fait, ce qui est contraire aux principes constitutionnels de libertés d’expression et de communication et justifie qu’une telle loi ne puisse être promulguée. Dès lors, on peut se demander si la loi "mémorielle" sur le génocide arménien est constitutionnellement bien solide.

Cette évolution n’est pas étonnante et l’on aurait pu s’en douter précédemment. En effet, lorsque le législateur décida par la loi du 23 février 2005 qu’il fallait inculquer la contribution des Français rapatriés à la Nation, le Conseil constitutionnel fut saisi, les requérants affirmant que l’histoire officielle se dessinait à travers les manuels d’histoire. La décision du Conseil constitutionnel du 31 janvier 2006 n’aborda pas de front cette opposition entre la liberté d’expression et la liberté scientifique d’une part, le devoir de protection de la mémoire collective par le droit d’autre part. Il affirma qu’une telle mesure, portant sur les programmes scolaires, relevait du pouvoir réglementaire, ôtant ainsi le « venin » de ce que devînt la loi du 23 février 2005, cette nature réglementaire permettant ainsi l’abrogation de cette seule disposition par un décret du 15 février 2006.

D’une tout autre façon, la question des rapports très difficiles entre le droit et la force est revenue sur le devant de la scène à propos de la burqa. Dans quelle mesure le droit peut-il lutter contre des attitudes religieuses et sociales ? Au nom de valeurs dont il aurait le monopole d’expression ? L’actualité récente montre qu’il est très difficile pour le législateur d’interdire d’une façon générale et abstraite.

Là encore, le juge avait eu une visions plus casuistique, donc moins radicale et sans doute plus équilibrée de la question. Ainsi, à propos d’une question précédente, celle du port du voile (non-intégral) par des petites filles à l’école, le Conseil d’Etat, par un avis du 27 novembre 1989, avait affirmé que leur renvoi était justifié par le critère de la perturbation à l’ordre public dans l’établissement. Lorsque le port du voile intégral a été une pratique observée en France, le Premier ministre a demandé un rapport au Conseil d’Etat, qui le 30 mars 2010 a déconseillé d’adopter des mesures trop générales. Le législateur a pourtant adopté une prohibition très générale dans la loi du 11 octobre 2010, sans que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 7 octobre 2010, y voie une marque de contrariété à la Constitution.

Par la suite, de nombreuses difficultés dans l'application de la loi ont montré que s'il suffit qu'une loi générale et abstraite soit promulguée pour qu'elle devienne « positive », concrètement la multiplicité des situations la rend difficilement applicable. Par exemple, le port du voile est autorisé par le loi dans les lieux de culte musulman : mais à partir de combien de mètres avant d'arriver à ce lieu de culte, la personne peut ainsi se vêtir, puisqu'on imagine mal qu'elle se déshabille et rhabille en pleine rue ! De la même façon, une polémique existe actuellement sur la question de savoir si des mères de famille peuvent aller chercher leurs enfants étudiants dans une école confessionnelle en étant elles-mêmes revêtues d'un voile ou non ? Comme nous le verrons par la suite, la jurisprudence Baby-Loup illustre la difficulté extrême d'appliquer dans un cas particulier la règle générale.

Certes, longtemps le droit a pu en quelque sorte tenir la nature « à distance », dans la mesure où il peut créer, par sa normativité, sa propre réalité, qui se superpose à la réalité qui l’environne, voire se substituer à celle-ci. La question est alors de savoir si la nature peut se poser ou non en limite de l’artificialité du droit. En effet, le droit a la puissance de créer sa propre réalité : il est un « artefact ».

Aujourd’hui, le droit semble à la fois être l’instrument neutre du politique, mais celui-ci suit à son tour des « lois » qui lui sont extérieurs. Le droit subit alors en contrecoup ce qui serait un monde sans souveraineté.

La seule souveraineté qui semble aujourd’hui admise serait celle de l’individu. Ainsi, les rapports entre le droit positif et le droit naturel renaissent à travers le troisième couple de contraire qui oppose le droit objectif et les droits subjectifs.

En effet, on oppose volontiers le droit objectif et les droits subjectifs, en distinguant la règle (loi) et la prérogative de l’individu (mon droit).

Par les Droits de l’Homme, le système juridique s’est subjectivisé. Les trois générations des droits de l’homme montrent à la fois leur expansion (culture commune face à des Etats qui ne sont pas des Etats de droit) et leur fragilité (manque d’unité, manque d’effectivité, manque d’universalité).

L’institution du Défenseur des droits est l’exemple même d’un mécanisme de droit objectif dont la finalité est la concrétisation des droits subjectifs des individus.

Ainsi, les plus puissants des droits subjectifs sont les droits de l’homme, les droits subjectifs naturels. On peut les décliner en trois générations. Aujourd’hui, le système juridique a mis en son cœur les droits fondamentaux.

 

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