25 juin 2010

Conférences

Prise de parole : conférence

La démarche de conformité juridique, in "Ordre et transgression. Les leviers juridiques du progrès"

par Marie-Anne Frison-Roche

Référence complète : FRISON-ROCHE, Marie-Anne, "La démarche de conformité juridique", in Ordre et transgression, les leviers juridiques du progrès, Barreau de Paris, colloque du Bicentenaire, 25 juin 2010.

Traditionnellement, on définit le droit par sa puissance d’obliger, chacun se conformant à ce qu’il dit, sauf à être poursuivi par les agents de l’État. La conformité n’est alors l’expression de la domination unilatérale de l’État sur ses sujets, grâce à son bras séculier qu’est le droit. Mais le droit économique et financier a changé l’angle de vue à travers la notion de "compliance" et la formule "comply or explain". Ainsi, l’agent peut soit se courber et exécuter l’ordre de la loi soit donner les raisons pour lesquelles il ne s’y conforme pas. A ce jeu, c’est le principe de rationalité qui remplace celui d’obéissance dans l’ordre du droit. Les régulateurs eux-mêmes s’y soumettent, qui expliquent de plus en plus à travers des lignes directrices, ce pourquoi ils adoptent des règles. Les entreprises adoptent des programmes de conformité pour produire et se procurer de la sécurité juridique, en expliquant son comportement. En cela, les juristes aident essentiellement l’entreprise dans son action économique en ce qu’ils expliquent la légitimité du pouvoir économique dont l’entreprise fait usage.

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A première vue, rien de nouveau sous le soleil.

Le système juridique oblige le sujet de droit à se conformer à ses prescriptions. Il y a ainsi consubstantialité entre le droit et la conformité. Si une personne ne se conforme pas au droit, par définition son comportement devient illicite et pour cela, elle est sanctionnée. Ainsi, on définit usuellement le droit par sa puissance d'obliger chacun à se conformer à ce qu'il dit (pouvoir performatif), puissance concrétisée par ses agents (huissiers, police, etc.) et ses institutions (prison, etc.). La conformité exprime ainsi la domination que l’État, grâce au droit, son bras séculier, exerce unilatéralement sur ses sujets.

Mais regardons plus attentivement, et plus particulièrement à travers le droit économique et le droit financier, à travers la notion de "compliance". Faisons la glose de la formule : "comply or explain". Cela signifie que l'agent économique, s'il ne se conforme à la règle, ne sera pas de ce seul fait sanctionné.

Il faudra, mais il suffira, qu'il explique pourquoi il a adopté un comportement différent de celui visé par qui avait conçu la norme, par exemple le législateur ou le régulateur. S'expliquant ainsi ("explain"), il cesse de subir la contrainte de la règle ("comply").

On change alors de système. En effet, l'explication a eu raison de l'ordre donné,  ordre qui lui avait été émis certes par un pouvoir juridiquement légitime (par exemple le législateur) mais sans explication. A partir de ce moment-là, l'explication, c'est-à-dire la rationalité discursive ("ce pourquoi il faut faire les choses" et non pas l'ordre en lui-même : "fais cela!") prévaut sur l'impératif unilatéral de la Loi.

C'est le marché qui a développé à travers le droit économique tout le système des "programmes de compliance"  notamment en droit de la concurrence et en droit financier. Cette supériorité de l'explication par rapport à l'impératif a gagné l'auteur des normes lui-même. Ainsi, la Commission Européenne ou les régulateurs ont multiplié des lignes directrices, les livres verts, etc., dont personne ne mesure précisément la portée contraignante mais auxquels chacun accorde une grande valeur explicative, à partir desquels chacun anticipe le droit futur et que chacun suit. Suivre, c'est différent d’obéir.

Ainsi, à travers la notion de "conformité juridique", que l'on crût un temps un habillage pédant de ce qu'est usuellement le droit, c'est en réalité un nouveau modèle du système juridique qui s'est mis en place. Celui-ci, favorisé par le marché parce que celui-ci ne connaît pas le mécanisme hiérarchique (Samuelson) et a les moyens d'obéir peu à un droit qui n'explique pas ses "fortes raisons" (Raymond Boudon), est alors un espace rhétorique où la conformité signifie non plus tant obéir mais bien expliquer son comportement, cette règle (et c'est là où est la révolution) valant aussi bien pour le destinataire de la règle que pour l'émetteur de la règle.

Ainsi, lorsque l'entreprise, dans ce jeu où la place de l'émetteur et le destinateur de la règle deviennent presque interchangeable,  émet des normes, par exemple des codes de bonne conduite, elle doit s'en expliquer. Ce sont les juristes qui peuvent l'aider à satisfaire cette obligation première : expliquer ce pourquoi elle a usé du pouvoir de créer du droit. C'est en cela qu'elles seront légitime et le juriste, qui exprime le droit plus qu'il ne le crée, est là, pour accompagner l'entreprise dans ces nouvelles règles du jeu.

 

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