Dans la presse généraliste, à la télévision ou dans les réseaux sociaux, il est beaucoup question de Droit. Principalement sous deux formes : les procès que l'on commente, ou les prérogatives juridiques (les "droits") que l'on revendique.
Dans les commentaires que font les journalistes dans les médias professionnels ou les internautes sur les réseaux sociaux, dont la nature de "médias" n'est plus contestée, les opinions sont souvent beaucoup plus violentes que ne le sont les commentaires dans les revues juridiques. Ceux-ci, rédigés par des juristes, prennent les formes convenues du "commentaire", forme qui adoucit l'expression. En outre, la politique et l'opinion personnelle sont censées en être absentes, l'opinion est présentée comme "scientifique", ce qui diminue à tout le moins la violence du ton. Il est souvent dit qu'il n'y a pas d'empoignade, il n'y aurait que de la disputatio...N'ouvrons pas la question de la "doctrine juridique", question qui passionne avant tout les auteurs de doctrine juridique.
Dans les commentaires faits par des non-juristes, il est pourtant fait souvent référence au Droit. Il est normal que l'objet sur lequel porte le commentaire imprègne celui-ci.
Seront à ce titre souvent évoquées la condition de "l'absence de consentement" dans la qualification du viol ou la "préméditation" dans la qualification d’assassinat. Mais sont aussi repris des règles qui s'attachent au système juridique général, comme le principe d'impartialité du juge - souvent pour affirmer qu'ils ne le sont pas, ou le principe de son indépendance - souvent pour affirmer qu'ils doivent l'être davantage.
Un principe qui revient souvent est un principe de base : Nul n'est censé ignorer la loi. Il est évoqué et mal compris, ce qui est normal car c'est un principe technique. Mais depuis quelque temps, sous la plume de personnes maîtrisant bien l'orthographe et mal le Droit, je le lis orthographié ainsi : Nul n'est sensé ignorer la loi.
Pourquoi ? N'est-ce pas un sens plus profond qu'il convient de donner à la règle ?
(Lire plus bas les développements)
I. LE SENS TECHNIQUE DU PRINCIPE NUL N'EST CENSÉ IGNORER LA LOI : L'ABSENCE DE FAIT JUSTIFICATIF DANS UN PROCÈS EN EX POST, DE PLUS EN PLUS AFFAIBLI
Nul n'est censé ignorer la Loi.
Le terme "censé" renvoie à un mécanisme probatoire, renvoyant à un cadre juridictionnel.
A. NUL N'EST CENSÉ IGNORER LA LOI , RÉGLE DE DROIT PROBATOIRE RELATIVE AUX FAITS JUSTIFICATIFS RECEVABLES DANS UN PROCÈS
En effet, lorsqu'une personne est devant un juge, elle doit répondre de ses actes : si son acte est contraire à la Loi, elle sera condamnée, que le juge soit civil, pénal ou administratif.
Le fait qu'au moment où elle a commis cet acte contraire à la loi elle connaisse ou elle ne connaisse pas la Loi, n'est pas un "fait pertinent' : quand bien même elle apporterait la preuve qu'elle ne connaissait pas la loi, méconnue par son comportement, qu'elle ne pouvait pas même la connaître, ce fait est indifférent, la personne sera condamnée.
C'est donc une preuve sans portée. Il est inutile de prouver devant un juge l'ignorance que l'on avait de la loi au moment où l'on a agit. Dans le système probatoire, la règle est donc la suivante : l'ignorance du Droit par le sujet de droit au moment des faits qui sont régis par ce Droit ne justifient pas la soustraction du sujet de droit à l'emprise du Droit.
La règle Nul n'est censé ignorer la Loi est donc une règle du système probatoire, relative aux faits justificatifs.
Mais cette règle n'est pas que probatoire, elle est le socle du système juridique lui-même.
En effet, si les personnes pouvaient en démontrant qu'elles ne connaissent pas le Droit se soustraire à celui-ci, alors le Droit ne s'appliquerait plus, car le Droit s'applique par les jugements en "concrétisant" le Droit, comme l'a montré Motulsky.
C'est pourquoi Nul n'est censé ignorer la Loi est un principe de droit substantiel.
B. NUL N'EST CENSÉ IGNORER LA LOI , RÉGLE DE DROIT PROBATOIRE RADICALE DE PLUS EN PLUS CONTESTÉE
L'on comprend la raison d'être (ratio legis) de la règle mais l'on en mesure aussi la dureté.
Une personne agit en Ex Ante en faisant usage de sa liberté, sans connaître une loi qui la contraint puis en Ex Post se retrouve devant un juge et sera condamnée, alors qu'elle ne savait pas qu'elle n'avait pas le droit d'agir ainsi, et qu'elle a démontré qu'elle ne savait pas qu'elle n'avait pas le droit d'agir ainsi.
Comme il y a un lien entre le Droit et le sentiment de justice, cette situation n'est pas admissible.
C'est pourquoi le Droit a admis que lorsqu'une personne poursuivie au pénal peut démontrer non pas seulement qu'elle ne savait pas mais encore qu'elle ne pouvait pas savoir qu'une règle de Droit lui interdisait d'agir, alors le fait justificatif est constitué.
De la même façon, en droit non-répressif, la "croyance légitime" que la personne se fait de l'état du Droit peut lui donner des droits contre une application radicale que l’État, administration ou juridiction, peut lui faire du Droit.
Plus encore, le "sens commun" ne comprend pas ce principe.
L'on a peu expliqué qu'il s'agit d'un principe probatoire (nul n'est "censé"), que cela découle de l'impératif de "concrétisation" du Droit sans lequel il n'y a pas de Droit, cela ne passe pas.
Parce que tout simplement, le sens commun fait naître la réaction commune : "c'est faux".
Et lorsqu'il y a une opposition systématique entre le "sens commun" et le "sens juridique", les institutions juridiques doivent y réfléchir.
II. LE SENS QUE CHACUN DONNE AUJOURD'HUI À CETTE PHRASE : UNE PRÉSOMPTION IRRÉFRAGABLE DE CONNAISSANCE RATIONNELLE (nul n'est "sensé") EN EX ANTE
En effet, tout le monde pense que le système juridique repose sur le principe comme quoi pour le Droit nous devons connaître "en vrai" les règles de droit.
A. UN MAGMA DE RÈGLES INCONNUES
Ce que personne n'est apte à faire. Pas même les juristes.
Car il y a des milliers de règles, qui changent sans cesse, et dont le sens change sans cesse.
En partant de ce sens-là, l'on se dit qu'il doit y avoir des personnages mystérieux, les "juristes", qui connaissent le Droit, et les autres qui subissent ce Droit dont il est dit qu'ils le connaissent mais qu'ils ne connaissent pas.
Ajoutons à cela des discours selon lesquels les juristes seraient les "gardiens hypocrites de l'ordre hypocrite" et la lecture d'un principe selon lequel il est dit que l'on connait une règle que l'on ne connait pas mais qui est connue par des êtres qui ont le pouvoir (les "administrateurs", la "commission européenne", les "juges", etc..) produit une image qui est la suivante : le procès de Kafka : un ensemble de règles sans but et sans intelligibilité, qui ploient et broient.
Pourtant, le Droit n'est pas détesté, bien au contraire.
Le désir de connaître le Droit est communément partagé.
B. UN SYSTÈME JURIDIQUE ACCESSIBLE À L'ENTENDEMENT COMMUN
L'utilisation non pas du verbe probatoire "censé" mais de ce néologisme si beau "sensé" montre que nous avons tous suffisamment de "sens" pour connaître le Droit.
De sens par l'entendement, si l'on nous explique non pas toutes les règles, cela même les juristes ne les maîtrisent pas, attendant que les machines les stockent et que cette machine les décharge de cela par ce que l'on appelle d'une façon étonnante "l'intelligence" artificielle.
Ainsi, par notre entendement, chacun peut comprendre les bases du système juridique. Stendhal ne disait pas autre chose, en posant le Code civil sur le chevet de chaque français.
Mais l'on peut prendre le terme de "sens" dans un sens plus large encore.
Qui nous éloigne davantage des algorithmes.
En tant qu'êtres humains, nous avons des sens, un "sens de la justice", un "sentiment de justice", une réaction à l'injustice".
Le Droit n'est pas un amas de règles, c'est un système qui a ses valeurs propres, dont le coeur est en lien intime avec la protection de l'être humain, ce pourquoi chacun veut le connaître.
Chacun veut le connaitre, non seulement pour résoudre un problème rencontré dans la journée avec un voisin tapageur, mais encore parce que la vertu de justice et la protection de la personne s'exprime par le Droit et cela, "Nul ne veut être exclu de cette connaissance profonde du Droit".
C'est cela que la réécriture spontanée du principe, que la population fait, réecriture si inexacte techniquement et si profonde, exprime.
III. LES CONSÉQUENCES À DONNER À CETTE VISION PLUS RATIONNELLE ET DÉMOCRATIQUE DU PRINCIPE : FAIRE CONNAÎTRE ET COMPRENDRE LA LOI
Pour l'instant, le Droit n'est "connu" que par des cas, c'est-à-dire par des "surréactions", sous des formes violentes, laissant toujours en valeur le juge, l'avocat, la victime, etc.
Cela renvoie à un modèle anglo-saxon, construit sur l'Ex Post du procès (par Henri II, qui voulait briser le pouvoir du Parlement). Cela contribue à l'américanisation du Droit français. Pourquoi pas. Cette transformation a des avantages ; elle a aussi des inconvénients.
Cela renvoie à une conception très violente du Droit, qui frappe. Frappe ceux qui frappent. Pourquoi pas. Cela présente des avantages ; cela présente aussi des inconvénients.
Si l'on faisait un sondage, ce sont certainement les règles juridictionnelles qui seraient les moins mal connues. Mais qui connait aujourd'hui les lois ? Les lois qui sont adoptées par le Parlement, composé des députés et sénateurs que nous avons élus ?
Si l'on admet que la population que nous sommes veut connaître, c'est-à-dire comprendre la loi, - ce que le Conseil constitutionnel affirme à travers le principe constitutionnel d'accessibilité et d'intelligibilité de la Loi, alors il convient en Ex Ante, c'est-à-dire aussi avant la surréaction en Ex Post d'un procès, le procès pénal étant ce qui attire toutes les lumières (cela a des avantages ; cela a aussi des inconvénients) de faire comprendre les lois, de faire comprendre la Loi.
Les systèmes juridiques de Droit romano-germanique, notamment le Droit français et le Droit allemand, se sont construits autour de la Loi.
La population ne demande qu'à la connaître, c'est-à-dire qu'à la comprendre car Nul n'est "sensé" ignorer la Loi.
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