10 août 2015

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L'audience du 19 juin 2015 devant l'Assemblée plénière de la Cour de cassation

par Marie-Anne Frison-Roche

Les deux arrêts que l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a rendus le 3 juillet 2015 à propos de la transcription sur l'état civil français des filiations des enfants issus de convention de gestation pour autrui réalisées à l'étranger sont laconiques.

Pour les comprendre, on peut recourir à la technique traditionnelle consistant à en rechercher le sens, la valeur et la portée.

Pour les apprécier, on peut les lire d'une façon politique, consistant à se demander si la Haute Juridiction n'a pas pris la place du Législateur, jeu de pouvoirs.

Mais si la voie pour lire sous les quelques lignes qui composent ces deux arrêts n'était pas plus simplement encore de se reporter à l'audience qui s'est tenue le 19 juin 2015 ?

D'une façon plus générale, même devant la Cour de cassation les audiences sont instructives.

Celle du 19 juin 2015!footnote-207 le fût d'une façon exemplaire.

Il convient d'y prendre au passage une leçon de rhétorique. Rhétorique où l'habilité fût si grande dans ce qui était dit, autour de la proposition du Procureur général de vérifier la réalité biologique du lien entre l'homme et l'enfant qu'il déclenche comme son fils et sa fille. Rhétorique  qui attend son apogée en ce que jamais ne fût discutée la solution européenne de donner effet aux convention de GPA, qui ne fût contestée ni par le Procureur général ni par l’État français qui choisit de se taire.

Sous couvert d'opposition, voire d'éclats, ce fût en réalité une unisson qui marqua une audience où aucune voix n'a soutenu le principe d'indisponibilité des corps, le fait que les femmes ne sont pas à vendre et les enfants ne peuvent être cédés. En sortant de l'audience, le sort des femmes et des enfants était scellé.

A l’Université, nous apprenons aux étudiants à retenir les solutions qui résultent des arrêts rendus par les cours et tribunaux, arrêts égrenés ou décisions liées en série dans le flux de la fameuse « jurisprudence ».  Année après année, gouttent sur les copies Blanco, Jand’heur,  Frank, Costa, Nicolo, Blick et toute la famille des « Grands Arrêts » dont les étudiants achètent les recueils commentés comme on le fait des bibles.  

Et si l’on racontait un jour non plus seulement les arrêts, non plus seulement les cas, mais encore les audiences ? Par exemple l’audience du 19 juin 2015 qui se déroula devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation à propos de la transcription sur l’état civil français des filiations résultant de conventions de maternité de substitution (dites souvent GPA) ?

L’intérêt que l’on aurait d’une façon générale de garder en mémoire les audiences (I) trouve ici des raisons particulières (II). Cela justifie que l’on raconte cette audience-là (III).

 

I. L’INTÉRÊT GÉNÉRAL DE GARDER EN MÉMOIRE UNE AUDIENCE

Parfois le professeur rappelle les faits d’une espèce, davantage par pédagogie que pour instruire, le droit ayant réputation d’être si rébarbatif, ou si l’enseignant se pique de sociologie. Mais la façon dont s’est déroulée l’audience, on ne l’évoque pas.

En effet, l’audience ne retient que peu l’attention. Même si les nouvelles technologies rendent disponibles certaines audiences de certaines cours sur le site de celles-ci[1], le déclin du principe de l’oralité[2] contribue à faire plus encore passer l’audience à l’arrière-plan.

Cela est encore plus net lorsque l’audience n’a pas lieu devant une juridiction spectaculaire, comme une cour d’assise par exemple, mais lorsqu’elle se déroule devant les « juges du droit » que sont les magistrats de la Cour de cassation.

Pourtant, si l’on considère  le Premier Président qui déclare vouloir changer la Cour de cassation, la transformer en Cour suprême, qu’elle se saisisse concrètement des cas importants, alors cette nouvelle chair qui entourerait les situations examinées a vocation à transparaitre. La conservation des arguments, voire des débats peut se faire dans les arrêts eux-mêmes. Ils doivent alors non seulement s’étoffer mais leur structure de rédaction ne devrait plus être syllogistique. Le modèle français de rédaction devrait être abandonné pour le modèle de Common Law, renvoyant à la procédure accusatoire et contradictoire. C’est une évolution tangible. S’il est vrai que les réflexions du Conseil d’Etat sur la rédaction des jugements administratifs n’ont pas été dans ce sens, le vocabulaire évolue [3]: l’on cesse de désigner les actes juridictionnels des Cours comme des  « arrêt », préférant le terme de « décision ». Ricœur avait analysé le premier terme en soulignant que par « l’arrêt » la Cour pose un point final à une dispute, soit entre les personnes soit à propos d’une difficulté juridique. En ne rendant plus que des décisions, il ne s’agit plus que de points, dans ce nuage jurisprudentiel qui ne s’arrête plus jamais de couler, où chaque cas vient appuyer et nuancer la solution précédente.

S’il en était ainsi, l’audience deviendrait alors la part la plus importante d’une instance, une audience par rapport à laquelle la décision ne serait plus sécable et dont les commentateurs auraient tort de ne s’appuyer.

Les 2 arrêts rendus par l’Assemblée plénière le 3 juillet 2015 incitent à se rapporter à l’audience qui les a précédés, audience qui s’est tenue dans la Grand Chambre de la Cour de cassation le 19 juin 2015 entre 14h et 16h.

4 raisons justifient plus particulièrement qu’on puisse se reporter à cette audience, alors même que peut-être peu de trace seront conservés.

 

II. L’INTÉRÊT PARTICULIER DE GARDER EN MÉMOIRE L’AUDIENCE DU 19 JUIN 2015 DEVANT LA COUR DE CASSATION

 

La première raison est la proximité dans le temps entre les déclarations du Premier Président d’une transformation souhaitée et annoncée de la Cour de cassation en « Cour suprême »[4], donnant pertinence aux faits, à l’oralité et à l’audience, dans une conception où l’accusatoire prend une nouvelle importance, et cette audience-là du 19 juin 2015, qui fût largement annoncée dans la presse et qui peut être présentée comme un apprentissage de cette nouvelle nature que pourrait avoir la Cour de cassation.

 

La deuxième raison est la pauvreté des deux arrêts rendus le 3 juillet 2015. En les lisant, il est difficile de comprendre s’ils sont de principe ou d’espèce ou quelle est leur portée. Aucune trace des questions qui furent pourtant posées à l’audience, ou des oppositions d’interprétation, ou des perspectives ouvertes par les uns ou par les autres. Dès lors, puisqu’il faut trouver du bois pour nourrir le feu de l’interprétation, il faut sans doute mieux se reporter à l’audience, si l’on aime respecter le « droit vivant » des procédures, plutôt que d’inventer telle ou telle interprétation  suivant l’inspiration du commentateur. Si l’on voit que la Cour de cassation ait une « doctrine » ou qu’elle fournisse quelques éléments à la doctrine qui prolifère à son propos, il convient qu’elle y contribue. Les deux arrêts du 3 juillet 2015 vont être commentés à l’envi et dans tous les sens, à hue et à dia. Autant se reporter à l’audience.

Plus encore, les arrêts ne parlent pas du sujet des conventions de maternité de substitution, autrement que par prétérition, puisqu’ils se contentent d’affirmer que la circonstance d’une convention de gestation pour autrui n’a aucun effet sur la situation juridique à laquelle une solution est apportée par l’arrêt. Autant rayer d’un trait de plume la question centrale. Ainsi et par exemple, le « communiqué de presse » de la Cour de cassation affirme que la question du « parent d’intention » ne lui était pas posée et qu’elle n’y répondra pas. Effectivement, nulle trace dans les arrêts. Pourtant à l’audience, il n’a été question que de cela.

 

La troisième raison est le fait que désormais la décision est accompagnée par la volonté de tel ou tel d’une sorte d’appareillage « à côté » de celle-ci. Le dispositif a l’air d’être d’autant plus fourni que les décisions sont laconique. Ainsi sur le site de la Cour de cassation trouve-t-on non seulement le rapport du Conseiller, mais encore l’avis du Procureur général. Ce sont des documents officiels, dont nous connaissons les auteurs. Mais l’auteur du « communiqué de presse », le seul document que liront les journalistes, personne n’en connait l’auteur. Puisque nous sommes dans cet entre-deux de soft Law , autant connaître les positions qui furent soutenues à l’audience, qui ont pu éventuellement différé des textes ensuite téléchargés sur le site mais qui furent écoutés par les juges.

En effet, lorsque toute la presse évoque les deux arrêts, c’est pour les présenter comme les deux « arrêts sur la GPA », alors que les arrêts ne portent que sur les mentions portées sur l’état civil établi à l’étranger, l’on se demande si l’on ne doit pas regarder les arrêts comme on le fait pour les billets de banque et les pièces : la lecture des arrêts n’informe que de leur « valeur faciale ».

Leur puissance effective est à rechercher ailleurs, puisqu’ils continuent à être rédigés « à l’ancienne ». Leur « valeur effective » apparaîtra rétroactivement par la puissance de la doctrine par le jeu des décisions à venir, par les effets de miroirs des décisions d’autres juridictions qui, à défaut de dialoguer à tout le moins s’observent. Mais pourquoi attendre ? Pourquoi dépendre de l’extérieur et du futur ? Si l’on respecte davantage la Cour il faut se reporter à l’instance. C’est sans doute ce qu’a voulu le Procureur général en publiant un « communiqué de presse » car aujourd’hui autant gérer les fuites dans la presse de cette façon-là, étant acquis que les journalistes ne liront par la suite ni l’avis écrit, si savant et si technique, ni les arrêts.

La quatrième raison est l’atmosphère de l’audience, les personnes présentes, les prises de paroles.  La façon dont chacun s’est ajusté par avance aux autres par accord ou par désaccord, l’ordre dans lequel les discours se sont succédés. Tout cela a mené aux deux arrêts qui le 3 juillet 2015 ont renvoyé vers le néant les mères des enfants.

Tandis que le Tribunal fédéral suisse, la suisse étant signataire de la CEDH et à partir d’un droit positif qui est semblable au droit positif français, vient de rendre un arrêt de principe, posant que les enfants ne sont pas des « commodités » (au sens anglais de commodities, c’est-à-dire de matières premières, de produits de base, à propos desquels les premiers marchés se sont constitués) et excluant toute reconnaissance de filiation à la suite d’une convention de maternité de substitution faite à l’étranger, le Tribunal posant que la GPA est le socle du « tourisme procréatif », la Cour de cassation française a rendu le 3 juillet 2015 d’une plume tranquille deux arrêts concis et techniques sur les mentions sur les états civils dressés à l’étranger, qui ouvrent grand ce marché.

C’est pourquoi l’on comprend mieux les deux arrêts du 3 juillet 2015 à la lumière de l’audience du 19 juin 2015. La Cour de cassation continue d'expliquer au justiciable que la procédure est écrite et qu'on parle peu devant elle!footnote-206. Pourtant il y eût un flot de parole dans cette audience.

 

 

III. LE DÉROULÉ DE L’AUDIENCE DU 19 JUIN 2015 DEVANT L’ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE DE LA COUR DE CASSATION

 

Il y a foule. Pas de dialogue mais des places assignées et des discours conçus par les intéressés pour s’adosser les uns aux autres ou pour se contrer. Tout est placé par avance. Il n’y aura de surprise que pour le spectateur extérieur. Les juges ne prennent pas pris la parole, le Premier Président ne parlant que tenir l’office de maître de cérémonie par quelques phrases sacramentelles. Il aurait pu le faire, mais il ne le fait pas. Il y a un auditoire. Il y a un rapporteur. Il y a des avocats. Il y a un Procureur général. Une succession de discours. Les avocats aux Conseils semblent s'être répartis entre eux le temps de parole, les thèmes et le ton. Le Procureur général est seul et retient l’attention de tous.

 

A. L'auditoire

L’auditoire est  ce que décrit Perelman, c’est-à-dire constitué en cercles concentriques à partir du cas concret examiné. Les personnes dont le cas est discuté sont là. Les avocats qui ont défendu leurs intérêts devant les juges du fond sont là. Il est aisé de les reconnaître puisqu’ils ont donné des interviews à la télévision dans les jours précédents, affirmant leur confiance dans la Cour de cassation pour que leur droit à la parentalité soit reconnu.

Nous sommes loin d’un « procès fait à l’acte » qu’est dans sa conception classique l’instance devant la Cour de cassation, loin d’un contentieux objectif appelant une prédominance de l’écrit. Nous sommes en plein contentieux subjectif, les parties étant elles-mêmes présentes. La façon dont la doctrine va par la suite généraliser la solution apportée à la situation particulière déforme cette réalité, dont la simple observation de la salle permet pourtant de prendre la mesure.

La presse est là. Surtout pour prendre les photos de ces personnages si étrangement recouverts d’hermine, les professionnels étant rassemblés dans un angle qui les situait de fait loin des juges mais près du Procureur général. Les photos ne furent autorisées que pendant quelques minutes comme si la parole ne pouvait commencer à s’épancher qu’une fois les images disparues, les journalistes n’ayant plus que leurs stylos.

Dans le public sont également là des personnes impliquées dans le débat sur la question de la maternité de substitution et très peu d’universitaires.  Des avocats et des magistrats, notamment des magistrats de la Cour de cassation ne siégeant pas dans la formation retenue pour l’Assemblée plénière mais ayant participé aux formations qui ont rendu les arrêts dont les solutions sont aujourd’hui remises en cause.

Ce public est placé derrière les avocats. Il s’agit d’un public que l’on pourrait dire « autorisé » ou « érudit », très différent du public que l’on rencontre dans les cours d’assises. Peu d’étudiants, un public très sage. Pourtant un avocat aux Conseils à la fin de sa plaidoirie dira aux magistrats de la Cour de cassation en leur montrant ce public-là : « n’écoutez pas la rue », pour mieux demander à la Cour de s’abstraire du débat sur les conventions de maternité de substitution qui se déroule dans les médias chaque jour. Effet de loupe qui fait voir « la rue » dans des rangées de juristes ayant montré patte blanche et ayant écrit des articles sur l’indisponibilité du corps humain ou les diverses interprétations de l’article 47 du Code civil sur les mentions de l’état civil dressé à l’étranger.

Là où il y a une audience, il y a toujours rhétorique. Et voilà un effet ; il y aura beaucoup d’autres. Tout cela va disparaître dans l’arrêt. Trancher, c’est aussi assécher. Ici, l’asséchement sera total. Parce que le délibéré fût difficile ? Parce que retenir des éléments du débat dans la décision, c’était admettre que le débat est difficile ?

 

B. Le Rapporteur

Comme il convient, le Rapporteur a présenté non seulement le cas mais encore le droit positif. Pourtant, pour opérer la description du droit français et européen, il a utilisé le vocabulaire du droit américain, à savoir les « parents d’intention ». Le 3 juillet, le communiqué de la presse de la Cour affirmera que cette question du « parent d’intention », qui renvoie à la question de savoir ce qui institue une personne en parent (ce que certains appelle la « parentalité ») n’était pas une question soumise à son appréciation. Mais dès l’instant que l’on utilise le vocabulaire, on introduit la notion car le mot est ce qui transporte celle-ci et le Droit n’est fait que de mots

De toutes les façons le Rapporteur va plus loin que l’exposé du droit positif. Il renvoie souvent à son rapport écrit, document qui au moment de l’audience n’est pas disponible. Lors de son discours, il se réfère à des Autorités, notamment l’Académie de médecine. Il se réfère surtout à la position du Défenseur des droits, lequel a pris position officiellement en faveur de la transcription deux jours avant l’audience. Le Rapporteur expose que le droit français lui-même ne pose pas de problème puisque le Code pénal ne concerne que l’intermédiaire, qui n’est pas visé par les cas soumis à la Cour. Se plaçant à titre principal par rapport aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme du 26 juin 2014, le Rapporteur pose qu’il faut modifier la jurisprudence de la Cour de cassation pour les respecter. Pour lui,  la question qui mérite réflexion de la part de la Cour est plutôt de déterminer s’il faut le faire à la marge, car le respect de ces arrêts n’impose pas une voie unique, ou bien si plus radicalement il conviendrait que la Cour change la définition de la filiation, notamment au regard du fait biologique.

Si l’on se souvient du rôle du rapporteur, celui-ci a vocation à rappeler à la juridiction l’état du droit positif à partir duquel les juges doivent eux-mêmes formuler les choix qui doivent faire. Ce n’est pas au rapporteur de formuler les alternatives et il est de tradition qu'il rédige des projets d'arrêt dans plusieurs sens pour laisser effectif ce pouvoir de décision de la Cour collégiale. Cela est d'autant plus approprié qu'il s'agit d'une Assemblée plénière, réussissant des juges de 6 chambres de la Cour.

Le Rapporteur a pourtant en premier lieu présenté comme acquis ce qui était en réalité en jeu, à savoir suivre ou non l’interprétation du droit faite par les arrêts rendus par une section de la CEDH le 26 juin 2014, donnant alors tort au Procureur général près la Cour d'appel de Rennes et donnant satisfaction aux personnes ayant participé à la GPA. Le Rapporteur a expliqué que cela allait de soi, alors même qu’un cas analogue est actuellement soumis à la Grande Chambre de la CEDH.

Ainsi, alors que le Rapporteur ne doit pas prendre parti dans la présentation du droit positif, il pose par avance que le pourvoi du Procureur général près la Cour d'appel de Rennes formé contre l'arrêt qui a ordonné la transcription doit être rejeté et que celui des "parents d'intention" contre l'autre arrêt de la Cour d'appel qui a refusé la transcription doit être accueilli. Pour lui, cela ne prête pas à discuter. En cela, le Rapporteur "juge", ce qui a pour effet de retirer à la Cour de cassation son office même.

Le Rapporteur prend la solution de fond comme acquise, alors même qu'en Suisse le Tribunal a rejeté la transcription en se fondant sur l'indisponibilité du corps humain et le fait qu'on ne peut ainsi céder les enfants comme de la matière première par le biais d'un contrat, c'est-à-dire l'argumentaire même du pourvoi du Procureur général près la Cour d'appel de Rennes, que le Rapporteur estime sans pertinence. L'effet rhétorique est très efficace : puisqu'il n'y a plus à juger sur la question principale, plus à se demander s'il est opportun de juger autrement que la CEDH, autant passer directement à la question suivante.

Le Rapporteur a en second lieu suggéré un choix à la fois limité et différent aux juges de la Cour de cassation, soit une « application à la marge » des arrêts de la CEDH, soit une application plus radicale en prenant position sur la place du « lien biologique » par rapport au « lien d’intention » dans ce qui fait la filiation d’un enfant.

La Cour n’a pas ouvert cette boîte de Pandore. Mais est-ce au Rapporteur de faire des suggestions sur ce qu’il serait opportun d’ouvrir ou non ? N’est-ce pas plutôt au Procureur qui, dans son avis, a vocation à ouvrir telle ou telle perspective ?

Il semble y avoir un jeu de domino : si le rapporteur prend comme acquises des perspectives pourtant discutables, ici tirer pleine conséquence ce qu’ont décidé deux arrêts de section de la CEDH – dont la solution est par ailleurs actuellement devant la Grande Chambre de la même Cour -, alors le procureur auquel le rapporteur semble prendre son rôle va lui-même se déplacer sur l’échiquier. Et aller plus loin. C’est ce qui se passera.

 

C. Les avocats aux Conseils

Les avocats aux Conseils prennent successivement la parole pour défendre une thèse à l’appui du pourvoi formé au bénéfice de leurs clients.

 

1. L'avocat des personnes qui avaient demande une transcription, refusée par l'un des arrêts de la Cour d'appel

Le premier avocat aux Conseils parle au nom de la personne qui a attaqué l’arrêt de la cour d’appel ayant refusé la transcription. Il insiste sur le fait que le seul sujet sur lequel la Cour de cassation doit se pencher est celle relative à la « mention relative à la réalité biologique ». Or le demandeur au pourvoi est le père biologique de l’enfant et les juges du fond ont refusé de l’inscrire comme père de celui-ci. L’avocat souligne que la question posée à la Cour de cassation ne concerne pas du tout la reconnaissance ou non en droit français de la GPA, ne concerne pas plus la reconnaissance de la notion de parent d’intention, ne concerne pas davantage le statut de la mère qui n’est pas concernée par le cas. L’avocat souligne que la seule question pertinente pour le cas auquel il faut que la Cour apporte réponse est la légitimité pour des juges de refuser de transcrire une filiation entre un homme et un enfant alors qu’existe un lien biologique dont nul ne conteste la réalité entre les deux. L’avocat dit à la Cour que les autres questions, celle de celle qui a porté l’enfant, celle de la reconnaissance en droit français du parent d’intention, celle de la reconnaissance de la GPA, lui seront peut-être posées dans d’autres cas mais qu’ici et maintenant il ne s’agit pas du tout de cela.

L'avocat affirme qu'il ne s’agit que de la réalité du lien biologique de filiation entre l’homme qui déclare l’enfant et celui-ci. Or, poursuit-il, cette question est très simple et la réponse est évidente, déjà acquise : il est impossible de ne pas reconnaître la « paternité biologique », tout le droit va dans ce sens. La Cour de cassation ne peut pas faire autrement. Il faut mais il suffit de rester dans la question qui est posée à la Cour et dont celle-ci ne doit pas sortir.

Visant par prétérition la proposition émise par le Procureur générale d’exiger la preuve d’un lien biologique de paternité entre l’homme qui déclare l’enfant et celui-ci, l’avocat évoque l’enfant dont il faut avant tout considérer l’intérêt concret, l’enfant innocent des fautes des adultes et dont les juges ne doivent surtout pas troubler ainsi la vie privée et familiale, ce qui constituerait selon lui une violation de l’article 8 de la CEDH.

 

C’est une plaidoirie bien construite, dont le biais rhétorique consiste à masquer que depuis toujours les Cours, surtout si elles sont « suprêmes », ont souvent excédé dans leur réponse la question qui leur était posée. Les obiter dicta ont souvent fait le marbre des arrêts de principe. D’ailleurs le Procureur général près la Cour d'appel de Rennes qui avait formé un pourvoi contre l’arrêt ayant ordonné la transcription avait évoqué quant à lui les notions d’ordre public, d’indisponibilité du corps humain, etc., et dans la mesure où les deux cas sont en miroir, tous ces éléments étaient dans le débat. Mais il est de bonne méthode de présenter le terrain juridique de sorte que la solution en sa faveur paraisse « évidente ».

 

2. L'avocat des personnes qui soutiennent l'arrêt de la Cour d'appel ayant ordonné la transcription sur l'état civil français de la filiation de l'enfant issu d'une convention de GPA réalisée à l'étranger

Le deuxième avocat aux conseils qui se lève intervient contre le pourvoi formé par le Procureur général près la Cour d’appel de Rennes. Il est le Président de l’Ordre. Il défend l’arrêt de la Cour d’appel qui a ordonné la transcription de l’état civil établi à l’étranger.

Il reprend les arguments d’une façon plus large en faveur de la transcription de l’état civil dressé à l’étranger dans l’état civil français, et affirme que la Cour de cassation n’a pas à faire autre chose que briser sa propre position puisque la CEDH l’imposerait clairement. Il souligne que par ces arrêts la CEDH a définitivement anéanti la jurisprudence de la Cour de cassation, notamment les 2 arrêts de la Première chambre civile de la Cour de cassation du 13 septembre  2013 qui au nom d’une fraude à la loi avaient exclu la transcription de la filiation sur l’état civil français, alors même que l’homme était bien le père biologique de l’enfant.

Il insiste sur le fait que l’enfant ne peut pas ainsi être frappé pour la faute éventuellement commise par les adultes, que la CEDH a fait prévaloir les droits fondamentaux de l’enfant, son intérêt supérieur et que la Cour de cassation doit respecter l’autorité des arrêts de la CEDH du 26 juin 2014.

Il indique qu’il reprendra la parole une nouvelle fois plus tard.

La puissance paradoxale du discours tient dans son caractère très calme et posé, qui le fait coïncider dans la forme et le fond avec celui du Rapporteur. La plaidoirie ressemble à un donné-acte.

Le premier avantage rhétorique  consiste à donner ainsi l’impression qu’en donnant satisfaction à la partie, la Cour se contente de suivre le droit positif, sans innovation de sa part : suivre cet avocat aux Conseils, cela serait la même chose pour la Cour que de suivre son propre Rapporteur. En cela, la Cour de cassation peut avoir l’impression de ne pas faire d’éclat, alors même qu’elle brise sa propre jurisprudence, construite depuis l'arrêt de l'Assemblée plénière du 31 mai 1991, en renonçant à ses principes, à ses références et à son vocabulaire.

Le second avantage rhétorique est par avance d’accroître les chances de succès de l’avocat aux Conseils qui, quelques minutes plus tard, demandera à la Cour au nom du Défenseur des droits de bouleverser le droit français en reconnaissant la notion de « parent d’intention ». En effet dans un orchestre, il ne doit y avoir qu’un soliste et pourtant il doit y avoir un orchestre, une partition d’ensemble et un chef d’orchestre.

Enfin par la phrase finale, l’on comprend que l’avocat aux Conseils se réserve, qu’il donnera de la voix plus tard, puisque c’est à lui qu’a été attribué le rôle de reprendre la parole après le Procureur général.

Ainsi, le discours de celui-ci aura moins d’effet sur la Cour.  Pour essayer de damer le Procureur, les parties prenantes ont fait bouger deux fois le Président de l’Ordre des avocats aux conseils. Un mouvement de cavalier.

 

3. L'avocat de l’État français

Le troisième avocat aux conseils qui se lève est une jeune femme. Cela ne prendra que deux minutes. Elle se présenter comme représentant les intérêts de l’État français mis en cause à travers l’agent judiciaire du Trésor.

En effet, les deux personnes qui ont critiqué le refus de transcription sur l'état civil français de l'état civil établi à l'étranger ont également agi en responsabilité contre l’État français, de ce fait présent au litige et à l'instance devant la Cour de cassation. En effet, si les juges considèrent ce refus de transcription n'était pas conforme au Droit, alors la responsabilité de l’État peut être engagée et celui-ci être condamné à leur verser des dommages-et-intérêts.

L'on s'attend donc à ce que l'avocat aux Conseils défendent les intérêts de l’État français en soutenant qu'il était légitime de refuser cette transcription. La plaidoirie aurait alors consister dans la mise en perspective du cas avec les phénomènes de marchandisation des corps, de la situation des mères, des définitions possibles de l'intérêt de l'enfant, non seulement l'enfant présent mais les enfants à venir, toutes ces notions juridiques sur lesquelles le pourvoi du Procureur général près la Cour d'appel de Rennes s'était construit. En effet, si une telle plaidoirie avait été élaborée, alors peut-être la Cour aurait été davantage encline à ne pas donner satisfaction au couple ayant réalisé la GPA et en conséquence à ne laisser se constituer un cas de responsabilité de l’État français.

Mais ce n'est pas ce qui s'est passé. Ce ne sont pas les instructions qui furent données au praticien. L'avocate aux Conseils informe que l’État ne prendra pas position et qu’elle redonne la  parole à ses confrères.

Dans l’orchestre, l’État français a donc décidé de jouer un rôle très modeste. Un petit bruit cristallin d'un triangle avant que les violons de nouveau reprennent. L’État français a choisi  de ne pas défendre ses intérêts pécuniaires et ne pas s'exprimer sur le sujet de la marchandisation des femmes et des enfants et sur ce qui constitue aujourd'hui la filiation. 

Ainsi, la seule femme de toute cette assemblée ne parlera pas. Les magistrats et les avocats qui parleront dans cette audience étaient tous des hommes et ce seront eux qui reparleront pendant deux heures sur la façon dont il convenait de disposer des femmes et des enfants.

 

4. L'avocat du Défenseur des droits

Le quatrième avocat aux conseils se présente comme représentant le Défenseur des droits. Le ton est très différent et la Cour est appelé à voir le sujet dans toute sa dimension. Il affirme qu’il faut regarder la question d’un œil neuf, puisque la CEDH a entièrement renouvelé celle-ci, et d’une façon très large. L’avocat demande à la Cour de faire preuve d’audace puisqu’en France il y a un « silence assourdissant du législateur » et que les hommes politiques ne prennent pas position. C’est donc à la Cour de cassation de faire progresser le droit.  

L’avocat revient sur les arrêts de la CEDH en ce qu’elle a procédé à une remise en cause de la fiction juridique de la filiation pour prendre en cause la réalité biologique. Il affirme que le Défenseur des droits est intervenu dans l’instance parce que la CEDH a anéanti la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation, notamment les arrêts du 13 septembre 2013, et que les enfants dont les droits fondamentaux sont en jeu et dont les Défenseur des droits a la charge, attendent la transcription. Or, l’avocat soutient à la Cour que l’avis du Procureur général proposant d’exiger une preuve biologique de la filiation est contraire aux droits de l’enfant. Certes, la CEDH dans ses arrêts s’est référée au lien biologique mais l'avocat aux Conseils soutient que cela ne tenait qu’à l’espèce, l’avocat demandant à la Cour d’avoir une vision plus large.

Si elle ne le fait pas et refuse d’aborder d’une façon globale la question de la GPA, alors selon l’avocat des drames vont arriver pour ces enfants innocents que le Défenseur des droits doit protéger. En effet, si la Cour suit simplement son Procureur général, alors l’enfant n’aura qu’un seul parent, le père biologique, puisque sa mère d’intention ne sera pas reconnue, alors que celle-ci est mentionnée sur l’acte civil étranger et que, notamment aux États-Unis, la mère génitrice n’a aucun lien maternel avec l’enfant. La Cour de cassation ne saurait ainsi briser des familles.

L’avocat demande donc à la Cour de suivre l’esprit de la jurisprudence européenne en allant plus loin que la lettre des arrêts : la Cour de cassation doit imposer  la filiation de l’enfant à ses « parents d’attention ». Il critique l’avis du Procureur général qui s’en tient à la réalité biologique et en cela méconnait l’intérêt de l’enfant qui doit être rattaché à ses deux parents d’intention qui ont eu le projet d’avoir ensemble cet enfant, dont le droit fondamental est de voir son rattachement par filiation reconnu par rapport à eux deux. L’avocat évoque des pays  plus avancés que la France, notamment l’Allemagne, qui admet à travers la jurisprudence de l’équivalent de la Cour de cassation que les deux adultes composant un couple homosexuel masculin ont le droit d’être les deux pères de l’enfant. En effet, l’enfant doit avoir un « droit à la parentalité » et la parentalité est double, la filiation ne pouvant être complète qu’à l’égard des deux adultes. Or, si le père biologique est marié avec un homme, c’est bien au titre de « parent d’intention » que celui-ci doit être reconnu pour que les droits de l’enfant soient pleinement reconnus et son intérêt supérieur soit effectivement préservé.

 

La puissance rhétorique de ce discours tient en premier lieu dans son inversion totale par rapport à la plaidoirie du premier avocat aux Conseils. Alors que pour gagner le premier avocat appelle la Cour à s’en tenir au cas de la simple question de la transcription des mentions, celui-ci demande à la Cour d’aller bien au-delà de la question globale des conventions de maternité de substitution pour aller droit au but : rattacher l’enfant à ceux qui l’ont voulu par une décision commune prise dans un amour commun : ses « parents d’intention ».

Pour ce faire, et c’est le deuxième procédé rhétorique, l’avocat dédouane par avance la Cour de tout reproche de « coup d’état judiciaire » puisque c’est l’incapacité du législateur qui est à l’origine du malheur des enfants innocents. La Cour serait donc « obligée » de reconnaître la notion de parent d’intention.

Le troisième trait rhétorique consiste à rendre par avance coupable la Cour de cassation de drames humains dont les enfants seraient victimes, non pas si tant si elle donnait raison à l’adversaire qui est l’auteur du pourvoi, à savoir le Procureur général de Rennes, lequel a évoqué l’ordre public ou l’illicéité des conventions de maternité de substitution, mais si elle songeait à associer à la satisfaction de la demande du client la seule restriction demandée par le Procureur général, à savoir la preuve de la filiation biologique.  

La quatrième technique rhétorique utilisée par l’avocat consiste à découper dans les arrêts de la CEDH en affirmant le caractère obligatoire de ce qui sert son propos, à savoir l’élimination de toute portée de  la jurisprudence précédente de la Cour de cassation, notamment celle de 2013, tout en écartant l’effet de contrainte attachée à la référence faite dans les arrêts du 26 juin 2014 de la CEDH au lien biologique, ce sur quoi s’appuie le Procureur général.

La cinquième technique rhétorique consiste de la part de l’avocat à rappeler constamment qu’il parle au nom du Défenseur des droits : à ce titre, il ne parle pas au nom d’une partie intéressée, il est une partie non seulement désintéressée, une partie à l’instance et non pas une partie au litige si l’on reprend la distinction d’Hébraud, mais encore il est plus légitime que tous les autres à parler aux noms des enfants, dont les droits fondamentaux sont en jeu.

En cela, c’est techniquement une plaidoirie réussie.

 

Puis le Procureur général prend la parole. C'est le grand moment attendu de tous.

 

D. Le procureur général

C’est un moment particulier en ce que chacun sait que sa parole vaut plus que toutes les autres. Même si l’on imagine un instant que les avocats ont pu construire ensemble leur discours pour n’en faire qu’un seul, il ne s’agit que d’une demande que la Cour examine. L’ « avis » du Procureur général vaut beaucoup plus. La presse a déjà commenté cet avis dont on connait la teneur depuis longtemps, puisque le Procureur général a rédigé un communiqué de presse quelque temps avant l’audience.

D'ordinaire le Parquet général près la Cour de cassations soutient le pourvoi formé par le Parquet général près la Cour d'appel dont l'arrêt est critiqué. Ainsi le Procureur général près la Cour d'appel de Rennes avait attaqué l'arrêt des juges du fond qui a accepté la transcription sur l'état civil français de la filiation d'un enfant issu d'une GPA réalisé à l'étranger en formant un pourvoi qui affirme que cela est contraire à des principes fondamentaux, principalement la dignité de la personne humaine et que la prohibition des conventions de GPA est une disposition d'ordre public. Le Procureur général près la Cour d'appel avait soutenu que l'ordre public est de fait anéanti s'il devient possible de transcrire une filiation à partir d'une GPA réalisée à l'étranger car le droit français rendrait ainsi efficace la convention. Il avait également développé que "l'intérêt de l'enfant" dans l'espèce n'est pas menacé puisque l'enfant concerné vit dans des conditions satisfaisantes et qu'il faut plutôt considérer cet intérêt d'une façon plus générale. Or, il ne peut être dans l'intérêt d'un enfant que d'être l'objet d'une telle convention. C'est pourquoi le Procureur général près la Cour d'appel soutient qu'il faut que le droit français maintienne sa solution, malgré celle adoptée par la CEDH.

D'ordinaire, les arguments sont repris avec une autorité supplémentaire par le Parquet général près la Cour de cassation. Mais ce n'est pas ce qui s'est passé. 

Le jour de l'audience chacun le sait : l’enjeu n’est plus dans le maintien ou non du droit français, puisque le Procureur général est lui-même d’avis de suivre les arrêts de la CEDH du 26 juin 2014. Il le veut. Personne ne pense donc que la Cour va reprendre la solution naguère dégagée par sa première chambre civile en 2013.

Il a suffi d’écouter les avocats. Dans le temps qui leur est compté, ils n’en ont pas consacré beaucoup à la jurisprudence française, celle qui reposait sur l’ordre public, la fraude à la loi, la marchandisation des corps, les trafics des femmes et des enfants ou les liens qui se construisent pendant la grossesse entre l’enfant et sa mère. Même si ces notions ont été défendues par le Procureur général près la Cour d'appel de Rennes. Puisque le Procureur général lui-même est d’accord pour que la Cour de cassation abandonne sa jurisprudence et s’aligne sur les arrêts de la CEDH, qu’il est d’accord pour qu’il y ait transcription sur l’état civil français des filiations même si l’enfant est issu d’une convention de gestation pour autrui, il n’est déjà plus besoin d’en discuter. Cela montre la puissance de la plume et du verbe de ce Procureur général.

Mais dans son avis le Procureur a estimé nécessaire que la Cour de cassation insère une précaution, à savoir la condition de la réalité du lien biologique, dont la preuve doit être apportée. C’est donc là-dessous que tous les efforts des avocats se sont concentrés, pour convaincre la Cour de ne pas l'écouter dans cette idée, tant il paraît naturel à tous que la Cour suive ce Procureur général. Par précaution et parce qu’à l’audience son influence peut encore s’accroître, le Président de l’Ordre des avocats aux Conseils a gardé un temps de parole pour parler après lui, afin de lutter contre sa puissance.

De rouge et d’hermine parsemée de multiples décorations, le Procureur général rappelle qu’il faut choisir entre la primauté de l’interdiction légale en France de la GPA et l’intérêt supérieur de l’enfant né à l’étranger dans un pays où cette pratique est conforme à la loi. La transcription mettant face à face les deux principes, la Première chambre civile de la Cour de cassation avait fait prévaloir le premier principe mais le Procureur général estime qu’en raison des arrêts de la CEDH il convient de faire prévaloir désormais le second principe.

Il rappelle que l’article 47 du Code civil qui organise la transcription sur l’état civil français exige que les faits mentionnés correspondent à la réalité. Il estime que les arrêts de la CEDH posent que le fait de priver l’enfant d’un lien de filiation alors qu’un lien biologique est établi est excessif au regard de son droit à la vie privée, mais qu’ils ne contraignent pas davantage les droits nationaux dans l’équilibre qui doit être fait entre les choix des États en matière de conséquences attachées à l’éventuelle illicéité des conventions de GPA et l’intérêt supérieur des enfants. Le Procureur général souligne que l’expression anglaise Best interests of the child est d’ailleurs plus adéquate.

Le Procureur général estime qu’il est inconcevable que la GPA cesse d’être prohibée par l’ordre public français et soit admise d’une façon inconditionnelle. Il insiste sur le fait que les arrêts de la CEDH admettent la liberté des États en la matière, leur portée ne devant pas  être exagérée. Leur portée doit être limitée. En effet, les arrêts du 26 juin 2014 n’ont pas visé la mère d’intention et seule la distorsion entre la filiation biologique du père et la filiation juridique a été sanctionnée, le Procureur général proposant ne pas en tirer d’autres conclusions.

Il estime donc qu’il convient de respecter la hiérarchie entre le droit interne et le droit européen, cela mais pas plus que cela, en reprenant le critère retenu par la CEDH elle-même, à savoir l’existence d’un lien biologique.

Il affirme qu’il découle donc de l’ordre européen lui-même que la filiation paternelle biologiquement constatée doit être reconnue sur l’état civil français, même s’il y a eu une GPA réalisée à l’étranger et que la jurisprudence française doit accueillir cette solution. Mais cette solution contient en elle-même sa condition expresse : l’existence d’un lien biologique constaté. Ce n’est donc pas ajouter que de l’exiger dans l’arrêt à venir de la Cour de cassation, qui reprendrait ainsi la solution européenne.

Le Procureur général poursuit en soulignant que cette condition rend admissible la solution venue de l’Europe car la prohibition de la GPA dans l’ordre public français repose sur le principe de l’indisponibilité du corps humain. Si on ne reprenait même pas le critère de la filiation biologique, oubliant au passage l’exigence technique de l’article 47 du Code de mentions de l’état civil visant des faits « exacts », alors la porte serait ouverte à toutes les sortes de GPA, anéantissant totalement la prohibition de celles-ci. Cela ne serait pas selon lui admissible.

C’est pourquoi le Procureur général exprime un avis selon laquelle la Cour de cassation doit renoncer à sa jurisprudence refusant parce qu’il y a GPA toute transcription sur l’état civil français d’une filiation si la GPA dont l’enfant est issu est réalisée dans un pays où celle-ci n’est pas interdite par la loi qui y est applicable et qu’un lien de filiation biologique est constaté entre l’homme qui déclare l’enfant et celui-ci.

Cette paternité biologique est ainsi établie au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant. Le Procureur général insiste pour que ce lien biologique fasse l’objet d’une preuve judiciaire, soulignant que si cette précaution n’était pas prise par la Cour de cassation, alors il est à craindre que des organisations, telles que la mafia, proposeraient des services complets de GPA avec la transcription intégrée.   

 

La puissance rhétorique de ce discours tient dans sa technicité et sa simplicité. En effet, tout juriste ne peut que suivre une démonstration si nette et solide où tout coule de décision en décision, de règle en règle. L’auditeur a ainsi l’impression d’arriver à la solution proposée à l’énoncé de laquelle celui qui parle n’aurait pas vraiment réfléchi au départ mais aurait été lui-même conduit par le Droit.

Ce serait par devoir d’obéissance au Droit que l’orateur en arrive à proposer de démolir une jurisprudence française de 25 ans, établie sur les plus grands principes, tout en construisant de plano un contrôle judiciaire des liens biologiques entre les enfants et leur père, idée qui n’était venue à l’idée que dans l’esprit du Procureur général mais qui paraît ainsi lui venir de l’extérieur, voire lui être imposée.

De cette façon et à la fois, par un tel avis il demande une double rupture, et à l’égard de la jurisprudence française, et à l’égard de la jurisprudence européenne, en y associant la mise en place d’un contrôle ex ante des filiations paternelles. Mais il formule cette demande sous couvert d’une application plate, mécanique et docile d’un droit qui lui serait extérieur et sur lequel il n’aurait aucune prise. Du grand art.

L’on comprend que face à un tel chef d’œuvre argumentatif, les avocats des parties prenantes, pris en revers, aient réservé du temps pour tenter de diminuer l’effet de persuasion d’un tel discours.

 

E. Retour d'un avocat aux Conseils

L’avocat aux Conseils, président de l’Ordre de ceux-ci, reprend donc la parole. Il se réfère comme tous à la CEDH, mais c’est pour souligner ce qu’il présente comme sa « modération » puisqu’elle a laissé intacte la prohibition de la GPA, s’exprimant sur l’intérêt supérieur de l’enfant, vis-à-vis de son père et de sa mère inscrit sur l’état civil étranger. Selon lui, l’on ne saurait restreindre la portée de ses arrêts en y ajoutant la condition d’un contrôle de paternité.

Il affirme donc que la solution préconisée par le Procureur général est contraire au droit européen, puisque celui-ci a inventé un mécanisme de contrôle non prévu par la CEDH. La portée des arrêts de la CEDH ne pourrait être de droit que celle d’une transcription sans contrôle a priori. Il ajoute qu’une telle solution n’est pas opportune de fait, en ce qu’elle bloquerait la coopération que la France doit organiser avec la CEDH dans le contrôle de la bonne application des arrêts de celle-ci.

L’effet rhétorique est habile car l’attaque n’est pas directe contre le Procureur général, dont toute la puissance s’étend sur l’audience et autour de l’avis duquel tous les discours se sont ajustés, ce qu’il admit par avance n’étant pas même discuté tandis que tous les feux se sont concentrés sur ce qu’il a proposé : ce ne sont pas les parties prenantes qui lui seraient hostiles mais la CEDH elle-même. Autant lui mettre un adversaire à sa mesure.

En second effet rhétorique, l’avocat aux Conseils a pris soin d’inverser la présentation d’agressivité qu’avait faite le Procureur général. Celui-ci avait présenté la solution de la CEDH comme dangereuse – mais s’imposant en droit à  la Cour de cassation – face à quoi la solution qu’il propose apparaissait comme sage et modérant les risques, découlant de droit des termes des arrêts du 26 juin 2014. L’avocat aux Conseils insiste sur le caractère « modéré » des arrêts de la CEDH qui auraient pu aller plus loin en imposant la licéité de la GPA mais sagement ont retenu la plume tandis que le Procureur par sa proposition aurait inventé de toutes pièces une sorte d’usine à gaz de défense réactionnaire impraticable et contraire au droit européen : Echanges de pièces.

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L’audience est levée. Les magistrats disparaissent immédiatement. Les médias interrogent donc les avocats aux conseils, voire les parties, qui disent toute la confiance qu’ils ont dans la Cour de cassation et répètent leurs arguments devant le micro. 10 minutes plus tard le couloir est de nouveau désert. Le Palais se rendort.

 

 

Le 3 juillet 2015, seront rendus deux arrêts qui ne porteront aucune trace de cette audience.

 

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[1] L’on peut par exemple suivre les audiences qui se déroulent devant le Conseil constitutionnel en consultant son site.

[2] Ce déclin est regretté par les avocats. V. notamment Brochier, E., …

[3] ….

[4] ….

1

Sur son site, la Cour de cassation prévient ainsi le justiciable : "Le conseiller rapporteur présente l’affaire, et les avocats des parties peuvent compléter oralement leurs explications écrites, ce qui se produit très rarement compte tenu du caractère écrit de la procédure.".

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