Le "lancer de nain", c'est une "séquence figée" que les étudiants apprennent par cœur, l'exemple-type du sujet d'examen, l'occasion d'en fêter l'anniversaire...
C'est une antienne dans les enseignements de droit. C'est un morceau de choix au cinéma.
Les étudiants, par docilité, adhésion aux grands principes qui défendent la personne, ont tendance dans leur copie, à conclure dans le II.B.2 : "comme c'est beau, comme c'est grand", estimant ainsi atteindre au moins 13/20.
Mais le journal Libération a eu l'idée de demander son avis à l'intéressé. Celui-ci n'est pas content. Pas content du tout. Son réquisitoire est terrible.
«Les putes gagnent bien leur vie avec leur cul. Pourquoi je ne pourrais pas être lancé en France ? Elle est où la liberté d’expression ?» «Le Conseil d’État décide du bonheur des gens contre leur gré». Il estime qu'on lui a ôté sa liberté de travailler et regarde les pays où les nains disposent de la liberté d'être lancés. Lui, il reste en France, où il touche le RSA. Il pense que le Conseil d'État a brisé sa vie.
Il continue et il a raison de l'affirmer : Le Conseil d’État, parce qu'il veut faire le bonheur des gens malgré eux, a fait son malheur.
Il envisage d'en demander compensation financière à l’État.
Rétrospectivement, est-ce donc une mauvaise décision ? Puisqu'on songe à une compensation financière, y aura-t-il eu une faute à décider ainsi ?
Cela dépend de l'office de la jurisprudence.
Reprenons la situation. Si on l'analyse comme un "cas", réduit aux seules personnes particulières, sans doute a-t-il raison. Mais les juges ne portent pas que cela, ne sont pas que des personnes qui arrangent au mieux les difficultés particulières des cas concrets. Dans certains cas, il y a des principes qui sont impliqués, sans doute contre le gré des personnes particulières en cause, et là c'est la jurisprudence qui apparaît. Sinon, cela n'est pas la peine de constituer des tribunaux, de prévoir des procédures, et de mettre l'ensemble au cœur des systèmes démocratiques.
Reprenons la situation :
I. LA SITUATION APPRÉHENDÉE DANS SES LIMITES PARTICULIÈRES
A. Les griefs fort articulés par Monsieur Manuel Wackenheim
Lorsqu'on lit cet article, on ne peut qu'être frappé par la force des propos et de la personne même de Monsieur Manuel Wackenheim.
Il explique qu'avant l'intervention du juge, il était heureux, gagnait honnêtement sa vie, assez modestement mais suffisamment bien.
Et puis, voilà la catastrophe : un Conseil d'État qui, en quelque sorte "monte sur ses grands chevaux" et qui au nom d'un truc qu'il ne connaissait pas, la "dignité de la personne", qu'on lui applique à lui, l'écarte de toute possibilité de travail. En effet, parce qu'il est nain, quand il se présente pour trouver un travail, on lui répond toujours "trop petit". Et donc, la prestation de "lancer de nain", cela lui allait tout à fait. Il estime donc que le Conseil d’État l'a en réalité privé de sa dignité car il n'a plus jamais eu accès au travail, vivant désormais au RSA. Il aimerait bien aller en Australie, où l'activité ludique des lancers de nains ne posent pas problème, mais c'est trop loin.
B. Les fondements de la critique formulée contre les juges
Lorsqu'on prête attention aux propos de Monsieur Manuel Wackenheim, et il faut y prêter attention, ils sont de deux ordres.
En premier lieu, il dit aux juges : "ne vous mêlez pas de ça". En second lieu, il dit aux juges : "pourquoi les putes ont le droit de porter atteinte à leur dignité parce qu'elles le veulent, et pas moi, c'est injuste".
Ce sont deux griefs très sérieux.
1. Le juge ne doit pas faire le bonheur des personnes
Les bons sentiments, c'est la voie express vers l'enfer, alors Messieurs du Palais-Royal, vous qui ne pointaient pas au chômage dans le Nord de la France, gardez votre belle morale pour vous ! voilà ce que dit Monsieur Manuel Wackenheim
Carbonnier ne soutient pas autre chose dans Le silence et la gloire, en 1951 : le juge qui veut faire la morale est un juge dangereux. Le "Bon Juge Magnaux" se comporte-t-il pas avant tout comme un homme politique ?
Que chacun s'occupe de son bonheur et les libertés seront bien gardées.
2. Les personnes doivent disposer de leur dignité : la licéité de la prostitution en est la preuve
Monsieur Manuel Wackenheim propose aux juges un raisonnement par analogie : un nain qui propose à des spectateurs sans doute peu délicats le spectacle de lui-même transformé en obus manifeste de la liberté kantienne qui permet à chacun d'être si libre qu'il peut aller jusqu'à se transformer en chose disponible pour autrui, s'il le veut, s'il y trouve intérêt, ici de l'argent.
La preuve : "les putes peuvent vendre leur cul". Effectivement, le droit français déclare que l'activité économique de prostitution est licite, lorsqu'elle est "volontaire". Seule l'hypothèse de contrainte, liée à du proxénétisme, qui fait présumer que la prostituée n'est pas "libre", ou si la prostituée est mineur, car les enfants ne "savent pas ce qu'ils font". A part cela, la prostitution est admis par le droit français. Or, il y a une analogie entre l'activité de se prostituer ou d'être lancé comme un projectile, dès l'instant que le risque de blessure est faible.
Le raisonnement induction/déduction, qui innerve le raisonnement par analogie doit donc s'appliquer et puisque le Droit admet la prostitution, les juges auraient du s'obliger de droit à tolérer le lancer de nain.
Pour n'avoir pas été entendu, Monsieur Manuel Wackenheim ressent amertume, sentiment d'injustice et pensent que les juges abusent de leur pouvoir.
Cet état d'esprit a des conséquences.
C. Les conséquences de la critique formulée contre les juges
En premier lieu, Monsieur Manuel Wackenheim estime que l'incompréhension des juges de ce pour quoi ils sont faits est si grave qu'il aurait du recevoir une compensation financière pour la perte de son emploi. Même s'ils ont eu raison de défendre ce qui ne le regarde pas, la Dignité avec une majuscule, sa situation à lui a été objectivement affectée, et il convient donc de la compenser.
En second lieu, il observe que l'arrêt qui le concerne a été ressorti pour servir d'argument, voire de fondement, à une autre décision du Conseil d'État, celle qui concerne Dieudonné. Dans l'Ordonnance dont le sens affecte celui-ci, il est fait référence à la notion de "dignité de la personne", telle qu'elle a été dégagée dans la décision qui portait sur le cas le concernant.
Il estime que cela n'a pas lieu d'être, que décidément le Conseil d’État est attentatoire aux libertés, la liberté du travail pour lui, la liberté d'expression pour Dieudonné. Et il continue en disant que ce Dieudonné, il est bien, et il plait, et on voit pas pourquoi les juges l'empêcheraient de parler.
Voilà.
Voilà où l'on en arrive quand on récuse toute considération générale, toute considération abstraite : peu importe la lutte contre l'antisémitisme, qui est une dégradation de la Personne humaine, et la protection de l'idée de celle-ci, dès l'instant que l'être humain considéré dans sa situation particulière est content, soit d'être lancé contre suffisamment d'argent à son goût, soit d'écouter des propos rigolos qui disent que des êtres humains soient des singes ou autres plaisanteries si amusantes, etc. Si la personne est contente, où est le problème ? Messieurs les censeurs, ne faites pas le bonheur, malgré moi !
Car voilà le vrai fondement : "Messieurs les juges, vous n'êtes pas chargé de faire mon bonheur !".
On le comprend. Il a raison en ce que le Droit ne doit pas chercher à faire le Bonheur de chacun.
Mais il a fondamentalement tort.
Car à la fois, les juges ne sont pas du tout en charge de faire le bonheur des personnes et des peuples.
Mais ils ne sont pas non plus seulement en charge de ne régler les situations particuliers : ils sont en charge de tenir, de soutenir et de préserver les grands principes qui font que nous vivons en démocratie. Qui font que les personnes ne sont pas des choses. Ne sont pas des projectiles. Mêmes si l'être humain impliqué dans une situation particulière est d'accord. Non.
II. LA SITUATION APPRÉHENDÉE EN CE QU'ELLE COMPREND PLUS QUE SES ÉLÉMENTS PARTICULIERS
Les juges ne sont pas qu'en charge des cas particuliers.
Ils sont certes en charge de cela, selon la définition parfaite qu'en donne l'article 12 du Code de procédure civile : Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables , définition dont la portée vaut pour toute situation contestée devant un juge, qu'il soit civil, pénal ou administratif.
Les juges doivent garder les principes qui sont à l'oeuvre dans les cas particuliers qui leur sont soumis. Il peut arriver que dans un cas particulier de grands principes sommeillent, soient en jeu. Il est possible que le Législateur ne les ait pas encore "activés" à propos de ce "type de situation". Dans ce cas, c'est au juge d'opérer comme un extraction du principe tacitement présent dans la situation particulière.
En quelque sorte, l'on peut dire que c'est "pas de chance" pour Monsieur Manuel Winckerheim si c'est à propos de sa "petite situation" qu'un "grand principe" ait été impliqué. De minimis , aurait-il préféré, afin que le préteur ne s'en mêle pas ...
En effet, dans son cas particulier et concret, nul doute qu'il aurait préféré qu'on s'en limite à une analyse "particulière et concrète".
Mais le principe de dignité est inhérent à l'idée de la personne. Il est un principe abstrait, voulu par le Droit qui pose que tout être humain qui est une "personne" qui se distingue en cela fondamentalement des choses qui composent par ailleurs le monde. En cela, la personne peut disposer entièrement d'elle-même, sauf de la définition de ce qui l'institue comme "Personne", c'est-à-dire son opposition aux choses. Ce qui caractérise une chose, c'est qu'elle est entièrement disponible à la puissance des personnes. Ce qui caractérise une personne, c'est par opposition qu'elle n'est pas entièrement disponible à la puissance des autres personnes. Cette qualité, une personne particulière ne peut pas l'extirper d'elle-même car c'est ce qui la fait personne.
Cette part d'abstraction dans l'idée de "Personne", à laquelle est consubstantielle la "dignité de la personne" (alors que la notion de "dignité de la chose" n'aurait aucun sens") participe à l'idée plus classiquement exprimée selon laquelle nous sommes tous nés égaux en droit. Oui, c'est ainsi, parce que le Droit l'a posé, parce que cette égalité n'a jamais existé dans les faits, mais cela est vrai en Droit.
Ainsi, cette Dignité que le Droit a mis par la reconnaissance qu'il a en fait en chacun d'être nous, d'une façon égale, la personne particulière ne peut pas en disposer. Même si cela l'arrange bien. Même si elle reçoit une compensation financière.
Les juges sont les gardiens de cette abstraction, que chaque personne porte : chaque être humain porte l'idée de "Personne" et sa qualité consubstantielle de "dignité de la personne". C'est une protection et un poids. Ainsi, cela n'est pas toujours une bonne nouvelle, par exemple lorsque des tiers proposent de l'argent pour que l'être humain particulier se transforme en choses et soit lancé, que cela fasse un spectacle amusant en échange d'une somme raisonnable.
Mais la personne particulière ne le peut pas, même si elle y consent, même si elle le veut, même si elle donne un "consentement libre et éclairé", même si elle reçoit une "contrepartie financière" satisfaisante". Non, elle ne le peut pas, parce que dans la situation particulière dans laquelle elle met, elle porte l'idée de Personne et qu'en se transformant en chose à la disposition des tiers, elle tue l'idée de personne.
Monsieur Manuel Winckerheim, ou son avocat, ou les entreprises offrant le spectacle de lancers d'objets rigolos comme des nains, entreprises implantées notamment aux États-Unis ou en Australie, répondrait sans doute : "si je tue l'idée de "personne" que je porte bien malgré moi, cela ne nuit qu'à moi-même, alors laissez-moi faire mes choix, et préférez ma dégradation en chose, si je le veux".
Les juges ont eu si raison de déclarer le lancer de nains contraire à l'ordre public : en effet, si une personne particulière tue l'idée de personne en portant atteinte à sa propre dignité, elle porte atteinte à tous les autres êtres humains, présents et à venir. Monsieur Manuel Winckerheim montrait que, puisque cela se fait, de lancer une personne comme on lance une balle, de transformer une personne en chose disponible, dès l'instant que 1. elle a dit Oui, 2. elle a reçu de l'argent, alors chacun retient la règle générale : la distinction entre les personnes et la chose serait donc relative et pourrait dés lors varier par le seul jeu du consentement de la personne et du souci de ses intérêts pécuniaires.
Quelle merveilleuse nouvelle pour les entreprises cela aurait été si le Conseil d’État n'avait pas dit Non !
Il aurait été possible de tout offrir, dès l'instant que les individus intéressés auraient dit Oui, et auraient reçu de l'argent... Non, le Conseil d’État a dit Non.
Dire Oui et recevoir une compensation acceptable, cela s'appelle la loi du marché, qui est construite sur les consentements et le respect des intérêts en balance, afin que les désirs de tous soient satisfaits au mieux et s'accroissent en même temps que la richesse générale. Mais le Droit, à travers l'ordre public empêche des objets de désir d'entrer dans cette "Loi du désir" que constitue l'économie, défendant les libertés publiques.
II. L'ANALOGIE ENTRE LANCER DE NAIN ET PROSTITUTION
Monsieur Manuel Winckerheim fait lui-même l'analogie entre la prostitution et l'activité à laquelle les juges lui ont refusé l'accès.
Il a eu raison de le faire.
La prostitution réifie la personne dans son intimité, la dégrade et dégrade l'ensemble des êtres humains.
Le législateur français l'avait admis. Il envisage actuellement de tirer les conséquences de cette dégradation, mais l'on mesure actuellement la violence des débats au Parlement.
Dans les discours, c'est le thème du consentement qui est central : les prostituées ont-elles consenti à exercer cette activité ou bien sont-elles contraintes ? La question serait pertinente si le fait du consentement conduit à accepter cette activité, dès l'instant qu'elle est "librement consentie". Et de verser les témoignages des "prostituées heureuses et consentantes" pour contrebalancer les témoignages accablants.
Mais si l'on reprend l'analogie suggérée par Monsieur Manuel Winckerheim, confrontée à la réponse apportée par le Conseil d’État par son grand arrêt , là n'est pas la question : l'activité est en elle-même contraire à la dignité de la personne. Cette dignité, nul ne peut en disposer, pas même la personne que les autres dépossèdent de sa qualité de Personne en l'utilisant comme une chose.
Les parlementaires qui se disputent actuellement autour de la question de la prostitution devraient réfléchir sur le courage du Conseil d'Etat confronté à la pratique tellement amusante du lancer de nain, acceptée et voulue par les intérêts, qui continue à être pratiquée dans d'autres pays : ils ont dit Non, sans conditions et sans évoquer la question du consentement, ils ont dit Non.
De la même façon que la Cour de cassation le 31 mai 1991, lorsque le cas particulier d'une association à but sans but lucratif mettant en relation des adultes désirant avoir un enfant et des jeunes femmes acceptant sans contrainte de porter l'enfant pour le leur remettre l'enfant à la naissance pour faire le bonheur de tous, a dit Non. sans condition et sans évoquer la question du consentement, ils ont dit Non.
Une personne n'est pas une chose.
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