25 février 2021

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La "crise économique", la concevoir et intégrer ouvertement de l'insécurité juridique

par Marie-Anne Frison-Roche

Référence complète : Frison-Roche, M.-A., La "crise économique", la concevoir et intégrer ouvertement de l'insécurité juridique. Comment la concevoir ? Quel régime juridique concevoir pour une insécurité juridique admise, voire requise ? 

 

Ce document de travail a été élaboré pour servir de base à une intervention : L'avenir de la notion d'insécurité juridique au regard du traitement des situations extraordinaires : crise économique, dans le colloque "Insécurité juridique : émergence d'une notion ?Cour de cassation, 22 mars 2021, Paris. 

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"whatever it takes"!footnote-2054 Mario Draghi, par cette formule visait en 2015 l'objectif de défense de la monnaie européenne, lorsque l'Euro risquait de s'effondrer sous la danse des spéculateurs enrichis de son effondrement. On a  rarement fait formule plus violemment politique et plus fortement normative. Elle a participé à le faire surnommer comme dans le jeu vidéo "Super Mario". La formule a été reprise en 2020 par le Président de la République Française face aux désordres financiers engendrés par la crise sanitaire ayant engendré de semblables calculs!footnote-2055. Elle excède le seul "coût financier"!footnote-2057. Par cette formule, le président de la Banque Centrale Européenne, a posé que la situation de crise économique était telle en Europe que tout pour y mettre fin y serait déployé par l'Institution, sans aucune limite ; que tous ceux qui par leurs comportements, même appuyés sur leurs prérogatives juridiques, en l'espèce les spéculateurs, parce qu'ils détruisaient le système économique et financier, allaient buter sur cela et seraient eux-mêmes balayés par la Banque Centrale car la mission de celle-ci, en ce qu'elle est d'une façon absolue la sauvegarde de l'Euro lui-même, allait prévaloir "quoi qu'il en coûte".

A un moment, le maître se lève. Si la position royale est la position assise lorsque, pondéré, il écoute et juge, c'est en se levant qu'il montre son acceptation d'être aussi le maître parce qu'il est en charge de plus et qu'il fera usage de tout pour gagner. 

A situation financière exceptionnelle, tous les moyens de politique monétaire sont donc bons. C'est ce qui fût dit. Sans aucune limite. Et ce ne n'est pas un principe comme celui de la sécurité juridique, ayant permis à des personnes de jouer de leurs droits, par exemple celui de spéculer, d'engranger par avance des prérogatives sur la situation de demain, qui aurait pu empêcher cette puissance de jure permettant de sauver l'Europe. Car à prendre littéralement la formule, même si c'est au prix des droits acquis et des règles précédemment posées qu'il aurait valu payer, s'il avait valu faire page blanche pour en écrire de toutes nouvelles pour sauver l'Europe, la plume de Draghi les aurait tracées sans s'arrêter à cela. Ainsi, par une telle formule c'est par la Grande Porte, celle de la crise économique et financière, que l'insécurité juridique est entrée dans le Droit. 

Dans le cas de la crise de 2008, la parole suffît puisque la perspective d'une intervention sans limite du pouvoir monétaire sans limite de la Banque centrale fit  que les agissements spéculatifs dévastateurs ne déferlèrent pas. Avoir levé la règle de Droit en ce qu'elle suppose la limite en affirmant qu'il y aurait prévalence absolue du but, suffît donc en Ex Ante pour que la crise ultime ne s'ouvre pas. Cet épisode, digne d'Homère, suffit à éclairer l'insécurité juridique par une de ses dimensions lorsqu'elle est non seulement admissible mais requise : elle peut constituer un acte héroïque. 

Dans une telle perspective, plutôt que de laisser l'insécurité juridique dans l'ombre ce qui ne serait qu'une sorte d'imperfection (parce que l'insécurité juridique ne serait donc que l'imperfection de la sécurité juridique), par l'idée par le "légalisme" devrait avoir des limites, que "le Droit n'est pas tout" et qu'il faudrait savoir "fermer les yeux"..., il faudrait plutôt assumer de dire que certaines circonstances il faut dire haut et fort, c'est-à-dire le dire de jure , l'insécurité juridique est légitime, licite, conforme à la hiérarchie des normes juridiques. 

En cela, dessiner le concept positif de l'insécurité juridique (ce qui ne peut que plaire aux hégéliens), accroît la sécurité juridique : ainsi cela permet d'associer aux hypothèses d'insécurité juridique un régime juridique plus clair. En effet, plutôt que de mettre sous le tapis le Droit, ce qui explique bien des tensions entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat d'une part et le Législateur et le Gouvernement d'autre part concernant "l'Etat d'urgence", l'on pourrait disposer des conditions dans lesquelles l'insécurité juridique permet d'écarter ou de limiter des règles.

Il est posé comme hypothèse qu'à l'avenir une certaine doser d'insécurité juridique pourrait être ouvertement admise : cela serait donc juridiquement conçu, le Droit gagnant toujours avancer à visage découvert. Même si l'on apprécie la "flexibilité" du Droit, il est toujours dangereux en Droit d'affirmer appliquer des règles tout en ne les appliquant pas. 

L'idée proposée est donc que dans des "situations extraordinaires", l'insécurité juridique serait une dimension, voire un principe admissible. Et développant ce premier point il est proposé que l'hypothèse d'une "crise économique" justifie une dimension, voire un principe d' "insécurité juridique".

Mais cette première affirmation est à éprouver. En effet, une crise économique, notion qu'il convient de définir, si elle doit avoir un effet si majeur de retournement, est-elle une "situation" si extraordinaire que cela ?

En outre, pour traiter cette situation extraordinaire que constitue une "crise économique", quelle  dose d'insécurité juridique serait juridiquement admissible, voire pourrait être juridiquement revendiquée ? Voire pourrait-on concevoir un renversement de principe qui conduirait le Droit applicable à une crise économique sous l'égide de l'insécurité juridique ?

Dans un tel cas, la question qui se pose alors est de déterminer les conditions et les critères de la sortie de la crise économique, voire de déterminer les éléments de perspective d'une crise économique, qui pourrait justifier par avance l'admission d'injection d'insécurité juridique. Le Droit a avant tout maîtriser sur le temps futur. 

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En amont, sur la mise en perspective de l'affirmation d'Emmanuel Macron du 12 mars 2020 par rapport à l'affirmation de Mario Draghi  : Laurent, R., Les Echos, 13 mars 2020, qui estime que le Pouvoir politique prend distance par rapport à la formulation choisie le matin même par Christine Lagarde, mais on peut aussi estimer qu'un chef d'Etat n'a jamais la même position face à une crise que celle d'un Banquier central (voir aussi la formule utilisée par la présidente de la Commission européenne le 10 mars, qui se réfère à l'usage de "tous les outils disponibles"). En aval, sur l'explicitation de la formule, Emmanuel Macron qui lie crise sanitaire, crise économique et crise politique, 31 janvier 2021. 

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Pour une perspective plus simplement financière, qui s'exprime du coup par une autre formule : Whatever it costs, v. Benassy- Quéré, A., What ever it costs, how much is it? 27 février 2021. 

I. LA DETERMINATION JURIDIQUE DE LA CRISE ECONOMIQUE, COMME "SITUATION EXTRAORDINAIRE" SPECIFIQUE

Dans la théorie économique, la "crise économique" n'est en rien une "situation extraordinaire". Soit il s'agit d'une situation d'un agent économique et selon les mécanismes du marché concurrentiel, cette crise est au contraire le signe du bon fonctionnement du marché : entraînant la faillite, elle fera disparaître l'opérateur économique inadéquat. 

Or, si l'on doit admettre une part d'insécurité juridique dans le "traitement d'une crise économique", il faut savoir avec précision ce qu'est une "crise économique". En Droit, si l'on veut toucher au régime, par exemple lever l'emprise du principe de sécurité juridique, il faut cerner les critères de la situation qui le justifie. 

Mais si l'on cherche une définition de la "crise économique", en puisant par exemple dans le Dictionnaire de l'Insee, l'on n'y trouve que la définition de la crise économique en tant qu'elle est assimilée à la récession!footnote-2051. Or, une récession est un phénomène lent qui peut justifier des politiques publiques mais pas sans lever un principe désormais si puissant que la sécurité juridique en tant qu'elle donne des droits aux personnes. 

 

A. LA CRISE ECONOMIQUE, CRISE DE SYSTEME JUSTIFIANT UNE CONCEPTION SYSTEMIQUE DES PRINCIPES JURIDIQUES

Urgence et crise sont des qualités dramatiques qui se cumulent souvent. L'on admet que "traiter une crise" relève de l'urgence en raison même des conséquences délétères que la situation recèle si l'intervention n'est pas fait et les conditions de la juridiction des référés se retrouvent mutatis mutandis en la matière, même si certaines crises économiques ont été d'autant plus dévastatrices qu'elles se sont développées lentement, comme le fît la crise économique qui frappa le Japon.  Mais le Droit semblent plus familiers et plus outillé pour répondre à une situation d'urgence. 

1.La part du fait et du Droit dans l'ouverture de la "crise économique ouverte" ...

Une crise  

 

2. La crise économique "extraordinaire" définie par sa  nature systémique, appelant "traitement extraordinaire" 

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- La téléologie catastrophique de la situation, quelque soit sa cause voire ses effets

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- Emprunt de méthodologie juridique au Droit de la Régulation bancaire et financière

"Faire bloc"!footnote-2056

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Raisonnement par analogie recevable

 

B. LE DROIT DE LA REGULATION BANCAIRE ET FINANCIERE, MODELE DE L'APPAREILLAGE EN PERSPECTIVE ORDINAIRE DE LA CRISE ECONOMIQUE 

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1. L'admission par avance de la mise à l'écart  du principe de "sécurité juridique" en cas de "crise économique ouverte" ?

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Il a été souligné le danger que représente tout écart par rapport au principe de sécurité juridique, en tant qu'il relève de l'Etat de Droit, en cas de "crise économique", en raison de l'incertitude de cette dernière notion : il est tentant, et ainsi aisé, d'en appeler au "constat" d'une crise économique pour écarter les contraintes que le principe de sécurité juridique fait peser pour l'action sur autrui!footnote-2050

 

2. Le principe par avance de la soumission de tous à la "loi inversée"

Exemple de la stratégie du "Droit ordinaire" contre le "Droit extraordinaire" d'une situation extraordinaire" : Goldman Sachs c/ Banco Nova.

 

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II. L'IMPREGNATION REQUISE D'INSECURITE JURIDIQUE POUR "TRAITER" UNE CRISE ECONOMIQUE OUVERTE

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A. LES OUTILS JURIDIQUES EXTRAORDINAIRES ADMIS

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1. L'admission extraordinaire de l'arme financière publique

les aides d'Etat comme traitement d'un crise économique

la levée des plafonds de discipline budgétaire des Etats

 

2. L'admission extraordinaire de la privation des droits et des pouvoirs : 

privation des droits de propriété : les expropriations pour traiter les crises financières et les droits de propriété intellectuelle

privation des droits de dire quelque chose : l'exemple du traitement des crises énergétiques

privation des pouvoirs des mandataires sociaux des opérateurs cruciaux bancaires

 

3. L'admission extraordinaire de la force du Droit et des droits

le droit extraordinaire de ne pas payer ses dettes bancaires ?

le droit extraordinaire de ne pas payer ses loyers commerciaux ? 

B. L'ONDE DE CHOC JURIDIQUEMENT ADMISE DU TRAITEMENT JURIDIQUE EXTRAORDINAIRE

Afin de traiter la crise sanitaire, la puissance politique décide de créer une crise économique qu'elle organise par avance : elle décide par le Droit de fermer des locaux commerciaux. Les commerçants ne peuvent donc exercer leur activité commerciale. 

Les locataires demandent au titre du Droit de ne plus payer leur loyers. Ils ne buttent au refus par les juridictions. C'est ainsi que le Tribunal Judiciaire de Paris, par un jugement du 25 février 2021!footnote-2052, a souligné que 

 

 

III. UNE INSECURITE JURIDIQUE INSEREE A VISAGE DECOUVERTE  ET CONTROLEE A POSTERIORI TELEOLOGIQUEMENT

1. Ne pas respecter le Droit parce que cela a été prévu et même si cela n'est pas prévu  

2. Nécessité de motiver et art de motiver

3. Le contrôle juridictionnel ex post des mesures prises

- ne pas raisonner en principe / exception

- raisonner par rapport au but

- prévalence du principe de proportionnalité

- indifférence de la nature publique ou privée de l'opérateur et de la mesure adoptée

 

IV. DE LA NECESSITE DE PENSER DANS LE TEMPS LES OUTILS JURIDIQUES DE TRAITEMENT D'UNE CRISE ECONOMIQUE

Le principe de sécurité juridique est avant tout un rapport des personnes au temps : n'être pas surpris par la règle nouvelle et pouvoir prévoir raisonnablement les règles qui s'appliqueront à l'avenir afin de prendre soi-même des engagements. Dans ces conditions si l'on admet que la crise économique est un évènement factuel susceptible d'arriver à l'avenir (ce qui est acquis), qu'elle prendra sans doute une forme qui ne sera pas la reproduction des crises précédentes (ce dont on convient désormais), et qu'il peut être légitime pour les pouvoirs politiques de déclencher une crise économique pour des raisons légitimes (pour éviter aujourd'hui un désastre sanitaire, demain un désastre écologique), alors il faut insérer de la sécurité juridique dans ces mécanismes assumés de retournement des règles : les organiser dans le temps. Puisqu'une crise relève de la catégorie juridique de la "situation", notion bien maîtrisée dans le Droit transitoire, il y a donc un avant, une possible entrée, un pendant, et une sortie. 

Le Droit de la Régulation bancaire et financière offre pour cela un modèle. 

1. Le principe d'insécurité assumé par l'application immédiate de tout "remède" : prévoir l'hypothèse neutre de la survenance de l'imprévisible

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2. La nécessité de penser juridiquement la sortie de crise

Le Supervisory Board de la Banque Centrale Européenne, en charge de superviser les risques dans les banques systémiques a expliqué le 17 février 2021 que la difficulté principale tient dans la "sortie de la crise"!footnote-2053

3. La conception des outils juridiques d'anticipation des risques afin que la crise économique n'advienne pas

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Conclusion : le Droit de la Régulation bancaire et financière comme modèle ; la Banque centrale Européenne comme institution modèle. Les conséquences pratiques à en tirer: une extension par voie d'accroissement ou tautologique de son "mandat" : de la "sécurité" à la "durabilité". L'avenir majeur de la notion de "durabilité", notion positive de la notion de "effondrement". Le couple "durabilité - effondrement" est le même que le couple "sécurité - insécurité", sauf que dans ce miroir c'est parfois l'atteinte aux droits qui parler la durabilité des systèmes. C'est pourquoi les Banquiers Centraux devraient à l'avenir être en charge de la durabilité des systèmes causaux, notamment sanitaires et environnementaux, avec leurs outils en temps calmes (supervision) et en temps d'intervention (sauvegarde, hibernation, gel).  

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Dictionnaire économique de l'INSEE : Crise économique : Période de recul temporaire de l'activité économique d'un pays. Le plus souvent, on parle de récession si l'on observe un recul du Produit Intérieur Brut (PIB) sur au moins deux trimestres consécutifs.

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Rojas, D., L'État de droit en période de Covid-19 : l'Union européenne mise à l'épreuve, RTD. Eur. 2020, p.531 s. 

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Jochnick, K., We are not out the woods., 17 fév. 2021.

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