Il y a quelques jours, dans une réunion j'écoutais Alain Supiot.
Et cela m'a fait penser à un article sous presse que je viens de lire d'une ancienne élève à laquelle j'avais consacré des journées entières pour la guider dans son travail.
Puis ce matin, j'ai lu un extrait d'un livre de Bernard Maris.
Et cela m'a fait penser à des pages de Nietzsche.
Et je me suis dit : la question n'est-elle pas d'échapper non pas du tout à celle de la dette, qui est une question éthique et juridique fondamentale, une notion vaste et belle, mais à une sorte de piège, étroit et mortifère dans lequel il n'y aurait comme "place de référence" comme la place de "débiteur" ou bien la place de "créancier". A la fois en éthique, en économie et en droit.
Et si l'on a tant de mal à trouver notre place, n'est-ce pas parce qu'être "débiteur" peut renvoyer à deux positions qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre ? L'une dans laquelle nous portons une dette qui suppose l'existence d'un créancier (ce qui suppose toujours une exécution à venir, une opposition, une violence), et l'autre dans laquelle nous portons une dette qui pourrait exister sans qu'existe un créancier ?
Lire ci-dessous
I. 15 mai 2018 : en écoutant Alain Supiot revendiquer le respect qu'il doit aux maîtres
Lors d'une réunion du mardi 15 mai 2018 au Collège de France, Alain Supiot rappelait en passant que nous devons à ceux qui étaient avant nous et qui nous ont appris des choses. Ainsi l'élève est reconnaissant à son maître qui lui enseigne, puisqu'il ne sait pas ce que le maître sait et que le maître lui donne son savoir. En l'écoutant rappeler cela, je pensais à ceux qui par exemple m'ont appris le Droit, mais je pensais aussi à Madame Imbert, ma maitresse de CM1, et bien sûr au Monsieur Germain de Camus, etc. Enfin, j'imagine que tout le monde ait de telles pensées.
Bien sûr aussi Alain Supiot avait en tête tous les mécanismes de solidarité intergénérationnel, tels qu'il les évoque dans l'ouvrage qu'il vient de sortir sur l'irresponsabilité et la dynamique de la solidarité.
Puis, Alain Supiot s'est étonné, pour employer ce terme neutre, du système des universités américaines dans lesquelles les étudiants sont dans un rapport privé de créance, ce qui les conduit à être titulaire d'une créancier de prestation d'enseigner, à payer un prix en fonction de la qualité reçue, à noter les professeurs, lesquels sont des débiteurs de savoir, qu'ils délivrent à la demande de leur créancier, étant payés en conséquence.
Les critères de notoriété internationale et de prix internationaux sont premiers. Il est vrai qu'il n'y a aucune raison de respecter un débiteur. On le délivre lorsqu'il a exécuté son obligation et lui-même est délivré du rapport horizontal de créance une fois le paiement opéré. Efficacement. Avec l'approbation du créancier. Il cherchera un autre client. Sur le marché des idées, avec son capital réputationnel.
II. Le 16 mai 2018 : en lisant un article à paraître d'une ancienne étudiante estimant que le progrès de l'enseignant est dans une prestation servie au plus près du désir de l'élève
Pauvre Monsieur Germain.
Cela m'a fait penser à un article que je viens de lire le 12 mai 2018. Écrit par une personne qui exprime qu'il faut cesser de subir la domination des maîtres arrogants et aveugles au monde mondialisé, ces hommes qui déversent avec arrogance dans leur langue d'origine alors que l'anglais est la nouvelle langue de tous un savoir subjectif et des opinions personnelles.
Avec beaucoup d'études empiriques citées, elle explique que le progrès est dans un enseignement où l'apprenant aura enfin son mot à dire, sera le moteur et apprendra enfin à agir dans le monde, avec un enseignant qui le guide car c'est à l'apprenant qui doit développer une opinion propre, l'enseignant devant être en retrait et s'aider des technologies.
Je comprends tout à fait une telle conception d'un élève créancier et admet la performance d'un tel système. Un système où chacun est créancier. Tourné vers l'avenir. Je comprends, le monde appartient au futur et non pas aux maîtres qui sont vieux et ne comprennent pas leur propre obsolescence. Je comprends. Mais face à ces créanciers enthousiastes, qui est le débiteur ?
Ce ne peut pas être les vieux maîtres. Je me souviens avoir dirigé la thèse de cet auteur. Pendant des dizaines d'heure. Des samedis entiers. Pour rien. Dans ce système pédagogique que l'article décrit, que je comprends et dont je veux bien bénéficier comme créancier - il me suffit pour cela de payer les droits d'inscriptions qui vont avec un système horizontal des rapports de créance, seule des machines produiront au plus près le service personnalisé attendu. La technologie peut le permettre. Si le cours d'amphi, pompeux et subjectif, est supprimé, cela est admissible et cela convient d'autant plus que cela est très fatiguant, ne "compte" pas dans un "service" davantage d'une discussion. Chacun sera d'accord pour les supprimer, y compris et en premier lieu ceux qui les assurent.
Une université sans maître est possible. Pour ma part, j'ai eu la grande chance d'en avoir , je ne les noterai jamais, même rétrospectivement, je sais simplement ce que je leur dois.
En écoutant Alain Supiot et en ayant en tête cet article, j'ai commencé à penser au double sens du mot "dette", ce faux-ami.
C'est bien parce qu'on pense la dette toujours par rapport à un "créancier", comme une soumission, une dépendance, ce qui nous conduit toujours à espérer quitter la place de "débiteur" pour accéder à la place de "créancier" que nous n'aimons ni la dette ni être débiteur . Le débiteur n'est pas mon ami et je ne veux pas être ce personnage. Si j'aime le débiteur, alors c'est par "charité". Mais sur le monde ouvert et violent du marché, le créancier n'a pas de pitié pour le débiteur, il ne le respecte pas : c'est un monde fait d' "exécution".
Pourtant, en écoutant Alain Supiot, je comprends que la dette peut être un trésor construit détaché d'un créancier singulier par rapport auquel il faudrait que je m'exécute.
Et cela, je l'ai bien compris hier, en relisant Bernard Maris, l'homme qui savait bien ce qu'il devait à la France.
III. Le 18 mai 2018 : en relisant Bernard Maris récusant l'affirmation comme quoi "l'on ne doit rien à son pays"
Hier, le 18 mai 2018, j'ai trouvé sur l'espace numérique un extrait d'un ouvrage de Bernard Maris, qu'il ne pût achever, puisqu''il fût abattu dans les locaux de Charlie Hebdo à coup de mitraillette.
Dans cette page, ce collègue professeur d'économie explique pourquoi il écrit un ouvrage dont le titre est : Et si on aimait la France :
"Je crois que tout est parti de là. Quand Michel Houellebecq a déclaré, un matin, sur France Inter : "On ne doit rien à son pays." Puis il a répété, après un silence : "Non. On ne doit rien à son pays." (...)
Que sera la France dans deux mille ans ? Eût-on demandé à Alexandre franchissant l'Hydaspe, dans le Pakistan moderne : "Que sera ta Grèce dans deux mille ans ?", il eût répondu : "Le monde." A tort ? La Grèce nous lègue la philosophie, les sciences, la médecine, la démocratie. Homère et Eschyle en prime. Pas mal. C'est un petit pays, méprisé par d'autres au nom de l'argent (par l'Allemagne, par exemple). Et pourtant... Nous avons tant de dettes vis-à-vis de la Grèce endettée... Quelles dettes auront les humains envers la France, dans mille ou deux mille ans ?
..... je me pose moi aussi des questions de dettes et de créances. Une manière de dresser un bilan, actif, passif, mais surtout de redonner au mot dette tout son sens, celui de faute, de culpabilité. Un livre pour dire : non, Français, vous n'êtes pas coupables, vous ne devez rien ; le chômage, la catastrophe urbaine, le déclin de la langue, ce n'est pas vous ; le racisme, ce n'est pas vous, contrairement à ce qu'on veut vous faire croire. Vous n'êtes pas coupables. Retrouvez ce sourire qui fit l'envie des voyageurs pendant des siècles, au "pays où Dieu est heureux". Revenant de Rome, ville où je pourrais définitivement vivre, je me sens plein d'optimisme pour la France et songe qu'un petit rien pourrait redonner à ce Paris si triste, si bruyant et qui fut autrefois si gai, son sourire."
Voilà la notion de "dette" qui revient dans le premier sens du terme r, c'est-à-dire celui où l'entend Alain Supiot : "nous devons quelque chose", oui et cela ne pèse pas, il n'y a pas d'exécution ou de terme car cela n'exige pas un créancier.
Nous devons à la France à son histoire, à sa culture, à sa langue. Nous devons aussi à ce qu'elle n'a pas construit : son air, son soleil, sa pluie, son vent, ses oiseaux, ses abeilles.
Elle n'est pas notre créancière, c'est vrai.
Elle n'a pas un "droit subjectif" au nom duquel nous allons être devant un tribunal sommés de dire ce que nous allons "rendre" à la France et à Angers à qui nous devons sa douceur. Mais pourtant nous la lui devons bien, cette douceur de vivre, et ce pays si littéraire.
La France ne peut être un "créancier", vis-à-vis duquel je serais dans un rapport horizontal d'obligation à exécuter. Déjà parce que la France n'est pas ni élevable à ce qu'est une personne humaine, ni réductible à qu'est une personne humaine. C'est trop d'honneur et trop d'indignité.
Mais ce sont bien des dettes. Seules que le peuple de Chine ou d'Afrique sub-saharienne exprime vis-à-vis du passé et du Ciel.
Il y a bien des dettes sans créancier.
Il y a bien la dette que nous avons à l'égard de notre père et de notre mère
C'est bien cette dette aussi que nous honorons par rapport à nos frères humains auxquels François Villon s'est adressé. Lorsque Sylviane Agacinski étudie le "don d'organe", elle demande qu'il exprime la restitution que l'individu fait à l'association humaine à laquelle il doit, mais qui n'est nullement sa créancière et qui n'a pourtant "droit" à rien sur son corps. Ainsi, lorsque l'on propose pour atteindre l'efficacité de l'échange entre les stocks d'organes que nous sommes d'organiser un marché, c'est ne pas comprendre ce double sens de la "dette".
Ce sens premier de la dette que nous avons à l'égard de la Nature est celui qu'exprime François d'Assise car il n'est pas besoin d'un créancier et non d'un huissier réclamant son dû
Aujourd'hui, cette dette sans créancier prend forme juridique.
C'est même l'avenir du Droit
IV. Le 19 mai 2018 : en repensant à Nietzsche qui refuse la notion d' "éternel débiteur", ce qui doit conduire à exclure la convoitise vers la place d' "éternel créancier"
Et du coup aujourd'hui je repense à Nietzsche.
Que l'on m'a expliqué lorsque je faisais des études de philosophie à Paris IV et que des professeurs passaient des heures à étudier devant moi des textes. Des professeurs qui sur l'échelle des performances indexés sur les ratings auraient été notés sans doute assez bas, des professeurs auxquels je dois beaucoup.
Nietzsche reproche d'avoir à la pensée Occidentale religieuse d'avoir mis une chape sur la reconnaissance que nous devons avoir, d'avoir éteint l'élan de reconnaissance que nous avons naturellement pour le monde (qui n'aime pourtant le soleil et la vague portante de la mer ?), c'est-à-dire d'avoir masqué ce qui serait notre "dette", notre lien au monde, pour le dénaturer totalement dans un lien de "créancier-débiteur". Ce lien est un lien violent (le débiteur se soumet) et où il n'y a qu'une seule bonne place : celle du créancier.
Comme l'élève qui devient aujourd'hui le créancier du professeur, lequel lui affirme en retour que pour délivrer sa prestation de savoir il doit recevoir célébrité et honoraires, l'homme construit par la religion occidentale est bloqué par la faute dans le corner de "l'éternel débiteur" : son "éternel créancier" est Dieu.
Nietzsche trouva comme solution pour briser ce lien fatal de créance une solution bien radicale : la mort du créancier. Philippe le Bel avait brûlé les templiers, faisant ainsi disparaître la dette publique, Nietzsche fît disparaître Dieu de la pensée occidentale.
Ne resta donc que le "pur marché, jeu de débiteurs et de créanciers. C'est désormais le marché qui est la figure éternelle et horizontale, où l'on peut prendre place.
Et, comme le souligne Bernard Maris, à ce jeu épuisant, mieux vaut être l'Allemagne que la Grèce. Car pour que prospèrent les créanciers, il faut qu'il y a des débiteurs.
Il apparaît alors il vaut mieux être le Fond Monétaire International que la Cour européenne des droits de l'Homme.
Comme il vaut mieux être un élève riche pour avoir les moyens de s'offrir un prestataire de délivrance de savoir qui soit compétent, pédagogue et disponible, puisque les maîtres sont hors de portée de simples rapports horizontaux de créances.
C'est dommage pour la Grèce. C'est dommage pour l'élève peu fortuné.
V. Peut-on sortir du double sens délétère de la notion de "dette"?
Je comprends bien la performance du rapport horizontal entre le créancier et débiteur.
L'on peut tout d'abord croiser les deux approches.
Ainsi, sans plus vouloir les opposer, l'on doit pouvoir admettre que les maîtres peuvent aussi être pédagogues et ouverts sur le monde, parler anglais et demeurer disponibles, etc., avoir des prix, écrit des articles sur lesquels s'accumulent des "A" à foison, avoir de la "notoriété" qui s'associe à la "réputation" qui s'adosse à la "reconnaissance", etc., tout en recevant un salaire élevé qui s'ajoute à des honoraires et s'accroît de gratifications méritées, etc.
Oui.
Pour l'instant, je constate qu'une conception trop horizontale et économique de la créance occulte la conception verticale et humaniste de la dette.
Ce qui permettrait de sortir de ce double sens délétère serait la notion de "Responsabilité".
Si l'on veut bien considérer que l'on est "responsable" de ce que l'on a reçu. Que la notion de dette ne renvoie pas qu'à la notion de "créance" mais encore - voire surtout à la notion de "responsabilité.
Le "débiteur" n'est pas un soumis, et soumis à un seul (car le débiteur n'a qu'un créancier, au bénéfice duquel il exécute son obligation) ; le débiteur est en charge de reconnaître ce qu'il a reçu, et il peut avoir reçu de plusieurs, et il peut avoir reçu des choses, sans qu'il soit besoin de mêler Dieu à l'affaire.
Je est responsable par exemple du savoir que j'ai reçu de mes Maîtres, de ce qu'ils m'ont donné, non pas parce que j'en étais créancière et que mes parents ont versé des droits d'inscription à l'Etat pour ce faire, mais parce qu'ils étaient des Maîtres et qu'ils m'ont délivré un savoir me donnant accès à des mondes inconnus de moi dans lesquels je peux désormais grâce à eux me mouvoir.
L'on est responsable de la Nature.
Dont nous ne sommes pas propriétaire.
Qui n'est pas une personne.
Qui n'a pas de droits de créance sur nous, pas plus qu'elle n'est de dettes à notre égard.
Mais nous somme en dette par rapport à la Nature car nous avons reçu et continuons de recevoir d'elle. Si nous n'avons pas le droit de l'épuiser, au sens fort et littéral de l'expression (nous n'avons pas le droit d'épuiser la nature), c'est parce que nous sommes responsables de ce que nous avons reçu d'elle.
En raison d'un lien de responsabilité qui provient d'une dette, parce que nous avons reçu. Sans qu'il y a pour autant de créance, ni de créancier
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L'Occident a bien du mal à reconnaître l'existence de cette dette, et la nature de celle-ci. Ainsi Balzac écrivait : "Tout homme meurt débiteur, son père lui a donné la vie et il est incapable de la lui rendre". Comme cette formulation est inappropriée ....En effet, elle suppose un rapport de débiteur - créancier, rapport dans lequel le débiteur doit rendre. Ce que l'enfant ne peut par nature jamais faire, sauf lorsque le garçon part à la guerre pour protéger l'homme mûr (ce qui expliquerait que Balzac ne vise dans sa formulation sarcastique que le père et non pas la mère), le fils "payant sa dette" par sa propre mort. ...
Le Droit porte la marque de cela, lorsque le meurtre du parent par l'enfant raye ce lien de gratitude de l'enfant vers le parent, en retour le Droit brise le lien de succession. Indépendamment du mécanisme de la "révocation d'une donation pour indignité", qui est un mécanisme volontaire, le Droit instaure une "indignité au droit de succéder" en cas de meurtre (ou tentative de meurtre) ou coups et blessure ayant entraîné la mort du parent. Cette indignité est automatiquement déclaré par les juges mais elle suppose que le meurtrier ait eu conscience de commettre le parricide, c'est-à-dire de briser le lien qui le rattache à ses parents, comme l'a dit l'arrêt de la Première chambre civile du 28 mars 2012.
Alors que le "don" nous institue débiteur d'une gratitude. Celle-ci ne nous diminue pas, elle nous grandit. Elle exprime un lien vertical avec celui ou celle (car je rappelle que l'enfant a une mère) qui l'a engendré. Ce lien vertical, noué par une création continuée de gratitude, l'Asie et l'Afrique, par les rites aux parents et aux ancêtres, le respectent. Ainsi, dans la conception misérable exprimée par Balzac, nous ne sommes pas en dettes, nous ne sommes pas en manque (car la dette au sens comptable est un manque).
François d'Assises auquel François Cheng a consacré un ouvrage, auteur qui se place à la croisée de nos deux histoires.
A travers le Droit de l'Environnement, nouvellement conçu.
A travers le Droit de la Compliance, plaçant la personne humaine au centre des libertés économiques.
A travers une "responsabilité sociale des entreprises" qui ne soit pas rattachée à Dieu.
La notion de "dette" engendre alors la notion de "devoir" puisqu'il s'agit de "prendre en charge" (les parents, les ancêtres, la nature, le futur). La question se déplace alors : en effet, que se passe-t-il si la personne ne s'est pas placée volontairement dans la situation dont elle bénéficie ? Qu'elle ne voulait pas de cet avantage ? Par exemple l'enfant en voulait pas être né ; l'individu ne veut pas de la France ; l'être français déteste ces ancètre . Cela nous ramène à la théorie du "consentement à l'impôt".
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