Dans une conception positiviste du droit, voire dans l'enseignement que l'on fait du droit, l'on a tendance à considérer que l'histoire du droit est une "science auxiliaire". Mais s'il advient que les événements passés sont conservés dans le droit actuel, alors c'est méconnaître le droit actuel que de ne rien connaître de l'histoire du droit.
Si l'on prend l'exemple de la Révolution française, fracture majeure, en reste-t-il quelque chose dans le droit français ?
Si non, alors laissons la connaissance de la Révolution aux historiens et aux érudits.
Si oui, alors le maniement pratique du droit français actuel requiert de connaître et de comprendre la Révolution française et ses idées, qui seraient encore à l'oeuvre à travers le droit d'aujourd'hui par exemple à travers de textes d'alors, encore conservés dans la lettre et dans l'esprit.
L'on considère parfois que l'Histoire est une matière qui n'a pas d'importance pour devenir un juriste efficace ou pour comprendre le droit. L'Histoire du droit est souvent qualifiée de "science auxiliaire du droit", autant dire une matière inutile ... Ce serait les érudits qui prenaient de leur temps pour se pencher sur le droit d'autrefois, tandis que les juristes aguerris et maîtres du droit d'aujourd'hui, notamment du droit des affaires, perdraient bien leur temps s'ils ouvraient ces livres poussiéreux.
Comme cela est faux.
En effet, ce que Hegel a démontré dans sa Philosophie de l'Histoire, à savoir que chaque période de l'Histoire conserve dialectiquement la précédente ("positivité de la négation"), quand bien même elle prétend nier celle-ci, voire la rayer d'un trait, est vrai aussi pour l'Histoire du droit.
Or, c'est un trait bien tranchant que la Révolution française appliqua au droit français !
En effet, dans la nuit du 4 août 1789, c'est tout le système de l'Ancien Régime qui disparaissait, la féodalité s'effaçait en même temps que le soleil et tous les privilèges qui gravitaient autour de celui-ci. C'est donc sur une table rase que les Révolutionnaire ont décidé d'écrire le droit. Ainsi, ils ont voulu que le passé juridique n'existe pas.
Mais le droit français actuel ne fait-il pas subir le même sort au droit établi par la Révolution Française, que l'on désigne rétrospectivement comme le "Droit Intermédiaire", puisqu'il occupa le temps de passage entre le Droit de l'Ancien Régime et le Droit moderne, dont beaucoup considèrent que le jour de naissance serait le Code civil ?
En effet, notre époque, recouverte d'une multitude de textes, dans laquelle le droit français semble n'être plus qu'une part du droit européen, celui de l'Union européenne comme de l'Europe des droits de l'Homme, et qui ouvre grand ses portes au droit nord-américain, n'a-t-elle pas tout recouvert de cette période si ancienne du Droit ? Pourquoi dès lors l'apprendre ou la considérer ?
On y aurait d'autant moins tendance que nous appréhendons le droit à travers une perception positiviste, pensant que le droit est tout entier contenu dans les règles techniques applicables. La dimension des valeurs ou la profondeur historique n'ont pas de place dans le droit. Dès lors, il conviendrait que l'étude des dispositions ou de l'esprit de la Révolution France revienne aux historiens, tandis que les juristes retournent à leurs recueils de textes et de jurisprudences, lesquels, selon beaucoup, suffisent à alimenter leur acuité technique.
Mais justement, ces nombreuses personnes qui affirment cela pensent faux.
Elles pensent faux pour deux raisons.
En premier lieu, penser que le droit est tout entier contenu dans sa seule dimension technique, les lois, les règlements, les jugements, les contrats, bref le "droit posé", c'est méconnaître la réalité du droit, son "pluralisme" et le fait que le droit est au contraire pétri de son histoire.
Ainsi, ce que l'on appelle "l'École Historique du Droit" affirme à juste titre que le droit résulte de l'Histoire d'un peuple et son plus célèbre représentant, Savigny, a affirmé : "Le droit, c'est l'esprit d'un peuple", cet esprit résultant de l'histoire.
En second lieu, et n'allons pas même vers le droit anglo-saxon dans lequel le système des précédents fait que le passé est toujours là dans le droit présent. Le droit français le plus actuel, le droit français de tous les jours demeure façonné par la Révolution Française.
Oui, la Révolution Française est toujours présente dans le droit positif français.
En premier lieu, il l'est techniquement. En second lieu, il le demeure dans son esprit, tant cette Révolution a marqué la France, notamment par l'ossature juridictionnelle posée en 1793 et qui demeure.
Techniquement, le Droit Intermédiaire a certes été jalonné d'événements juridiques qui marquent notre mémoire, comme les procès de
Danton ou de Robespierre ou bien la
Loi des Suspects, adoptée par l'Assemblée Constituante le 12 août 1793.
L'oubli les a sans doute recouverts, mais si la technique des lois mémorielle, dont
la constitutionnalité est désormais douteuse, pourrait faire revenir à la surface du présent bien des forfaits sanglants accomplis au nom du droit pendant cette période splendide et terrible.
Plus fondamentalement, la Révolution Française a notamment gravé dans notre droit le plus vivant d'une part la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen et d'autre part les lois des
16 et 26 août 1790 sur l'organisation judiciaire.
Ainsi et par exemple, c'est la Révolution française qui a posé la conception de propriété
!footnote-7qui prévaut encore aujourd'hui en France, celle d'une "petite propriété" qui rend la personne non nécessairement riche, mais toujours et à jamais libre. Cette indissociabilité entre la propriété et la liberté, que l'on retrouve dans les articles 544 et 545 du Code civil, prend racine dans la pensée révolutionnaire.
De la même façon, tout notre système juridique demeure construit par les lois du 16 et 26 août 1790 : l'article 13 de ce texte pose "Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions".
C'est sur ce texte qu'est donc construite la règle selon laquelle un juge judiciaire ne peut pas donner d'ordre à l'administration (sauf voie de fait), pas plus qu'il ne peut la "citer" devant lui, ce qui conduisait à constituer pour l'Administration des tribunaux spécifiques, les juridictions administratives, bientôt constituées en Ordre de juridictions.
Ainsi, la dualité des ordres de juridictions, séparant l'Ordre des juridictions judiciaires et l'Ordre des juridictions administratives, gardée par le Tribunal des conflits, spécificité du droit positif français, contestée certes mais toujours conservée, la Cour de cassation à la tête du premier, le Conseil d'Etat à la tête du second, est une présence de la Révolution Française dans le droit positif français.
Plus encore, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen est au coeur du droit positif français. Il en fût décidé ainsi par la
Décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971, Loi relative à la liberté d'association, qui décida du jour au lendemain d'inclure ce texte dans le "bloc de constitutionnalité".
Dès lors, tous les articles de cette Déclaration, dont on doutait jusque là de la portée juridique, prirent une place centrale dans le droit. Pour ne prendre qu'un exemple, l'
article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen pose que "sans garantie des droits, il n'y a point de Constitution". Le Conseil constitution, par sa
décision du 9 avril 1996, relative à la loi organique portant statut de la Polynésie Française, affirma qu'en conséquence si une personne ne pouvait accéder effectivement à un juge et obtenir effectivement un jugement effectivement exécuté, il n'y avait "plus de Constitution", ce qui rendait le dispositif arrêté par cette loi en question non-conforme à la Constitution. Le droit au recours effectif devant un juge prenait valeur constitutionnelle.
Ainsi, la Révolution Française anime le droit français. Cela est vrai techniquement mais plus encore, c'est l'esprit de la Révolution qui souffle sur la France. Le droit reste imprégnée de la devise "Liberté, Egalité, Fraternité".
Même si des auteurs comme
Alain Supiot s'alarment de la disparition des mécanismes juridiques de solidarité, affaiblissant le dernier terme du triptyque, le droit français demeure "passionné" sans doute de liberté et beaucoup d'égalité.
L'affaiblissement aujourd'hui observé de l'influence de la Révolution Française, notamment dans son souci de solidarité et aussi d'amour de la Nation, vient sans doute de l'influence d'une autre culture, celle des Etats-Unis. Cela peut paraître paradoxale, puisque Thomas Jefferson aimait tant la Révolution Française et la Constitution nord-Américaine emprunta à la Philosophie des Lumières et aux penseurs français.
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Mais le principe de liberté y a une tout autre portée. Or, Saint-Just ne disait-il pas : "pas de liberté pour les ennemis de la liberté" ?
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