Une question sur le Droit
par Marie-Anne Frison-Roche
L'apogée désigne le point culminant d'une réussite. Ici, le Code civil serait le point de perfection du droit français. Pour cela, la qualification s'impose avec évidence, devant ce chef d'oeuvre de concision, de pratique et de maniement de la langue. Cela sous-entend une critique du droit français actuel, notamment d'un Législateur qui serait tombé bien bas.
Mais la question se pose pourtant. Car avant le Code civil, il y avait un droit qui n'avait pas tant démérité. Plus encore, mettre à ce point le Code civil au centre de tout présume que le droit civil a cette place-là.
Mais le droit pénal ou le droit public ne sont pas insérés dans l'ouvrage.
Ainsi, c'est plutôt par la forme, par l'art d'écrire le droit que l'on peut accorder au Code civil ce qualificatif d'apogée, que pas sur la substance que l'on peut apporter tant de louanges au Code civil car il n'a jamais embrassé le droit français en son entier.
En outre, il est vrai que sur la forme il est l'apogée du droit français, mais d'un droit français qui posa que le droit ne doit s'exprimer que par l'écriture et non les pratiques, la loi et non les jugements, ne considérant plus que la codification et non des lois éparses.
Il faut donc bien plier devant bin des postulats avant de proclamer que le Code civil est l'apogée du droit français. Il est certes bien plutôt l'apogée d'une certaine conception du droit, dont il fût la parfaite et sublime manifestation.
© mafr
L'apogée est le point extrême d'une ellipse, que est elle-même une boucle dont les différents points ne sont pas équidistants par rapport au centre.
Cette définition tirée de l'astronomie est souvent utilisée dans un sens imagé : on désignera comme un apogée ce que marque le point "extrême" , c'est à dire le,plus remarquable, le plus caractéristiques, le plus parfait d'un mouvement artistique, d'une époque, d'une civilisation, Ainsi, certains soutiennent ainsi que le Grand Siècle a été l'apogée de la France.
On entend bien souvent que "le Code civil est l'apogée du droit français".
Cela semble aller de soi et relève donc de la vulgate du discours sur le droit.
Pourquoi ?
Parce que Carbonnier l'a écrit, et nous admirons tant ce maître ....
Parce que Napoléon s'en est mêlé, et nous admirons tant Napoléon ...
Parce que la France à l'époque dominait le monde, 1804, et nous sommes si nostalgique de cela ....
Parce que c'est une immense Loi et qu'en France, nous n'aimons que la Loi et les textes, négligeant la portée des jugements et des pratiques. Ainsi, le Code civil est un "chef d'oeuvre", que de fois ne l'avons-nous pas dit en soupirant avec regrets ...
Parce que c'est l'œuvre de codification par excellence et que nous continuons à poser que la codification, c'est l'art du droit par excellence....
Parce que le Code civil, par sa langue simple et pure, admirée par Stendhal, est une œuvre littéraire, et que la France est une Nation littéraire ....
Bref, nous ne nous posons même pas la question !
Mais au contraire, nous ouvrions la question, en repartant de la définition précise formulée par l'astronomie.
L'apogée suppose une lancée par rapport à une base, le point le plus haut, lequel une fois atteint ne plus que revenir vers le bas. Il y a donc toujours nécessairement tristesse et nostalgie à viser le Code civil comme "apogée du droit", car plus de 200 ans ont passé et nous serions donc descendus bien bas depuis. C'est ce que sous-entend le qualificatif ainsi conféré au Code civil. Par cela, on opère une critique de l'état actuel du droit français. S'y ajoute une critique du Législateur actuel, cet incapable qui ne peut refaire le "chef d'oeuvre", voire une critique des hommes politique, car en 1804, l'ouvrage avait pour titre le "Code Napoléon".
On peut le soutenir, et on le proclame si souvent. Perdu,l'art de la concision ! perdu, l'art de manier une langue juridique précise et proche de la langue commune ! Cela est vrai et qui souhaiterait à autrui, comme le faisait Stendhal pour le Code civil, une lecture avant de dormir du code du travail ou du code monétaire et financier comme "livre de chevet"?
Et et de se lamenter sur l'âge d'or du Code civil de 1804 ou de se concentre sur les moyens de le restaurer, voire de nouveau d'exporter cette perfection.
Mais la question est-elle vraiment bien posée ?
En effet, l'on trouve certes au début de l'ouvrage des dispositions très générales sur la promulgation des lois, la portée des jugements ou celle des lois et le droit international. Mais enfin, ce n'est que le Code "civil" ! Et la majorité des dispositions portent sur le mariage, la filiation, les successions, etc., c'est à dire du pur droit civil spécial.
Certes, Carbonnier l'a inscrit dans les Lieux de mémoires de la France et affirmait qu'il constitue la Constitution civile de la France. Il est vrai que ce Code, s'appuyant notamment sur les travaux de doctrine de Pothier et de Domat, a certes unifié droit écrit et droit coutumier formant une apogée par rapport au passé.
Mais c'est en 1811 que les Ordonnances de Colbert trouvèrent leur place à travers le code de commerce, qui a peu les honneurs de la doctrine.
Plus encore, le droit, non seulement ne se réduit pas au droit civil, mais il ne se réduit pas au droit privé.
L'arrêt Blanco de 1873 posa que l'administration n'est pas régie par le Code civil. Cet arrêt est l'acte de naissance du droit administratif, dont certains disent qu'il constitue lui aussi le génie juridique français.
Or, or, le droit administratif ne put naître que par soustraction au Code civil.
Ainsi, lorsqu'on voit dans celui-ci l'apogée du droit français, ne méconnaît-t-on une grande partie de celui-ci ?
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