9 juillet 2013

Publications

Publication : participation dans une publication juridique collective

📝La déontologie dans un monde ouvert et concurrentiel, in 📙Servir le public au XXIième siècle : les institutions ordinales plus utiles que jamais

par Marie-Anne Frison-Roche

â–ş RĂ©fĂ©rence complète : Frison-Roche, M.A., La dĂ©ontologie dans un monde ouvert et concurrentiel, in Servir le public au XXième siècle : les institutions ordinales plus utiles que jamais, CLIO, 2013, p.56-61.

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lire ci-dessous la contribution proprement dite, constituant la synthèse des travaux â¤µď¸Ź

 Je vous remercie de votre invitation. Les Ă©changes de ce matin se sont rĂ©vĂ©lĂ©s d’un grand intĂ©rĂŞt. J’ai notamment pris connaissance du sondage prĂ©sentĂ© en introduction, qui m’est apparu Ă©difiant dans ce qui a Ă©tĂ© dĂ©montrĂ© de l’organisation ordinale, sans doute avec quelques confusions entre l’ordinalitĂ© et les professions libĂ©rales. En effet, le premier qualificatif attribuĂ© Ă  ces ordres ou aux professions libĂ©rales (mais l’on peut estimer qu’il y a symbiose…) Ă©tait le « professionnalisme Â». Or, cette qualitĂ© est associĂ©e gĂ©nĂ©ralement aux acteurs de marchĂ©. En revanche, j’ai relevĂ©, comme l’a aussi fait le reprĂ©sentant de l’association de consommateurs, la dĂ©nonciation d’un certain « corporatisme Â» et d’un « conservatisme Â». Ces deux travers, voire « vices Â», sont souvent combattus par le marchĂ©, qui les balaye par son « grand vent Â», le marchĂ© apparaissant ainsi sous l’égide de la modernitĂ©, exprimĂ©e plus techniquement et plus juridiquement par le droit europĂ©en de la concurrence europĂ©enne. C’est pourquoi, Ă  première vue, le droit de la concurrence s’oppose Ă  l’organisation des ordres.



Par consĂ©quent, ce que j’ai retenu des tables rondes de grande qualitĂ© de ce matin, c’est qu’il existerait, d’une part, le marchĂ© concurrentiel avec des acteurs en compĂ©tition, modernes et qui proposent des services et, d’autre part, la tradition qui conserve des valeurs et qui doit le faire comprendre Ă  la Commission europĂ©enne. Je dois avouer avoir Ă©tĂ© effrayĂ©e d’entendre Mattias Guyomar, dont je connais la grande science, la finesse d’analyse et la perspicacitĂ©, expliquer que les ordres Ă©taient « l’expression du service public Â». En effet, lorsque dans les annĂ©es 1990, EDF par exemple avait affirmĂ© devant la Commission incarner le service public, la notion de « service public Ă  la française Â» apparaĂ®t en 1995, on pouvait prĂ©dire la fin du monopole de l’entreprise publique ... En effet, expliquer Ă  la Commission que l’on est le gardien consubstantiel de l’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral, cela relève d’une technique de duel… La directive de 1996 fit plier la France, la loi de 2000 ouvrit le secteur Ă  la concurrence (le lĂ©gislateur se consola par le titre de la loi, qui intĂ©gra l’expression « service public Â».



Forte de ce que j’ai donc pu observer sur une quinzaine d’années dans ces types de secteur, je ne voudrais surtout pas que les ordres soit, pèchent en ignorant la Commission et le droit de la concurrence, soit l’affrontent en affirmant que le droit de la concurrence n’a rien à faire en ce qui les concerne et qu’ils n’ont pas de compte à rendre à la Commission. Ne soyez pas le nouvel EDF…

Je vais donc essayer, comme on m’y a invitĂ©e, de dĂ©terminer la compatibilitĂ© des termes que sont : marchĂ©, modernitĂ©, ordre, service public et État. Ces termes s’opposent-ils et, dans ce cas, oĂą se positionnent les organisations ordinales dans ce champ ? Pouvons-nous envisager ces notions et leur articulation autrement que dans une ignorance rĂ©ciproque ou un affrontement (qui se rĂ©soudrait alors par la primautĂ© du droit de la concurrence).



En effet, si je prends comme première hypothèse que le marché, espace d’efficacité économique, et les ordres gardiens du respect de la déontologie, sont hétérogènes l’un aux autres, alors, parce que le marché est plus puissant comme mécanique que les ordres comme institutions, il faudrait en conclure que la déontologie ne pourrait plus survivre aux exigences économiques des agents, qu’ils soient consommateurs ou qu’ils soient les professionnels eux-mêmes (agents économiques organisés en entreprise). Ainsi, la déontologie serait en voie de disparition et la capacité des ordres à rendre effective les normes déontologiques, ex ante par l’éducation et ex post par les sanctions, serait illusoire.



Plus prĂ©cisĂ©ment, si je prends pour hypothèse que marchĂ© et ordres professionnels se contredisent et si je me place du point de vue du marchĂ©, il existerait le marchĂ© de la santĂ©, de l’architecture ou du droit d’une part, des demandes de soins ou de services, et une offre de soins ou de services d’autre part. Il existerait Ă©galement des entreprises ayant des compĂ©tences acquises par l’apprentissage, qui se connecteraient aux besoins du marchĂ© et s’ajusteraient. Ceci correspond au mĂ©canisme de marchĂ©, qui est fondĂ© sur le dĂ©sir et la volontĂ©, le dĂ©sir du vendeur de vendre et le dĂ©sir de l’acheteur d’acheter (c’est le dĂ©sir qui donne Ă  l’agent sa place sur le marchĂ©), et leur volontĂ© qui s’ajustent naturellement au grĂ© de ces dĂ©sirs, ce qui produit un « prix de marchĂ© Â» naturel (le « juste prix Â»).



Si l’on part d’une telle conception, si traditionnelle de ce qu’est un marchĂ©, c’est alors l’État qui intervient « de l’extĂ©rieur Â», en exprimant les valeurs fondamentales qu’il veut promouvoir, Ă  savoir la dĂ©ontologie, le service public et le fait de se comporter correctement. Il pose, parce qu’il est l’État, que sa volontĂ© est supĂ©rieure aux volontĂ©s individuelles qui s’ajustent sur le marchĂ© : il exprime l’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral. C’est pourquoi, en tant que puissance, il rĂ©glemente certains mĂ©tiers et confie, par dĂ©lĂ©gation normative, Ă  des ordres des pouvoirs disciplinaires, de sanction ou de contrĂ´le.



Ainsi, dans cette première hypothèse d’hétéronomie entre normes de marché et normes émises par les ordres, d’hétérogénéité entre marché et ordre, l’État et les ordres s’opposent aux autorités de concurrence, qui s’appuient sur la notion principielle de marché.



Mais si l’on en reste Ă  cette première logique, alors, si j’avais un tempĂ©rament joueur et facĂ©tieux, si je devais jouer et miser, face Ă  l’État, je parierais sur la Commission europĂ©enne ! En effet, l’État, par exemple la France, est devenu plus petit par rapport au territoire europĂ©en, tandis que la Commission europĂ©enne se prĂ©vaut d’un marchĂ© intĂ©rieur qu’elle construit par une « politique de la concurrence Â» et pour l’avènement duquel les frontières se dissolvent. Dès lors, comment l’État français pourrait-il, en rester dans cette logique d’affrontement garantir, dans le cadre des organisations ordinales, la prĂ©servation des valeurs dĂ©ontologiques ? Les paris sont ouverts …



Mais prenons bien plutĂ´t dans un second temps l’hypothèse dans laquelle marchĂ© et organisation ordinale ne sont pas hĂ©tĂ©rogènes, parce qu’efficacitĂ© Ă©conomique et valeurs dĂ©ontologique ne sont pas hĂ©tĂ©rogènes. En effet, la dĂ©ontologie est une « valeur de marchĂ© Â», et les ordres en sont les gardiens les plus appropriĂ©s.



Tout en continuant à me placer du côté de la concurrence, en appréhendant celle-ci d’un point de vue plus économique, l’on doit chercher aujourd’hui à désigner les moteurs du marché et ses principaux risques et défaillances (market failures).


En effet, le premier problème du marché est la confiance. La confiance est un bien public, non rival. Cela signifie qu’il est produit par le marché mais qu’on ne peut l’acheter ni le vendre, que celui qui engendre de la confiance et la communique à un tiers ne porte pas pour autant cette confiance, au contraire (bien non-rival). Dès lors, un marché ordinaire fonctionne d’ordinaire sur la défiance entre les acteurs s’il est très simple et que les demandeurs ont le temps de vérifier les informations proposées par leurs offreurs, par exemple en faisant des études, en recrutant des experts, en posant des questions, etc. Parce que le demandeur n’a pas les informations pertinentes sur le produit ou le service et que l’offreur ne veut pas les lui donner (le demandeur et l’offreur sont ennemis, le vendeur veut vendre le plus cher possible, l’acheteur veut acheter le moins cher possible), il souffre d’asymétrie d’information. Pour la réduire, il doit dépenser des fortunes. Dès lors, la défaillance de marché qu’est l’asymétrie d’information n’est résolue que par une autre défaillance de marché qu’est le coût pour le demandeur de se procureur l’information parce qu’il ne peut avoir confiance dans l’offreur.

Mais si l’État met un système de rĂ©gulation qui consiste Ă  poser une « Ă©tiquette Â» sur une profession, rĂ©glementĂ©e, contrĂ´lĂ©e par un ordre, alors le demandeur peut faire « confiance Ă  l’aveugle Â» parce qu’il sait qu’il n’a pas Ă  vĂ©rifier la compĂ©tence gĂ©nĂ©rale de son interlocuteur, professionnel libĂ©ral « tenu Â» par un ordre, ni le service particulier qui lui sera donnĂ©, car il sait qu’un système d’éducation et de sanction le « tient Â».

Ainsi, lorsque certaines activitĂ©s sont très risquĂ©es pour les individus et portent sur leurs personnes mĂŞmes, qu’elles doivent s’en reporter en toute confiance Ă  celui qui sur un marchĂ© ordinaire serait leur « ennemi Â» mais qui, par dĂ©ontologie, devra prĂ©fĂ©rer l’intĂ©rĂŞt du client ou du patient au sien propre, l’État valide un système ordinal comme colonne vertĂ©bral qui injecte de la confiance sur le marchĂ©. Sans cela, le marchĂ© ne peut tenir.


En outre, comme les ordres permettent aux offreurs de constituer de vĂ©ritables « professions Â», avec des rituels, des appellations, des diplĂ´mes, des costumes, la consommation de services devient moins coĂ»teuse pour le consommateur. En effet, il lui faut mais il lui suffit d’avoir affaire Ă  un avocat, un mĂ©decin, un architecte, un gĂ©omètre, un infirmier, etc., pour ne pas avoir Ă  « chercher plus loin Â», c’est-Ă -dire Ă  endurer le coĂ»t de la recherche d’information. Il rĂ©sout la difficultĂ© de l’asymĂ©trie d’information en s’en remettant Ă  l’avocat parce qu’il est avocat, au mĂ©decin parce qu’il est mĂ©decin, etc. Cela suffit. C’est pourquoi le marchĂ© requiert absolument des ordres qu’ils veillent Ă  ce qu’il n’y ait pas d’usurpation de titre ou de diplĂ´me car sinon tout le système de confiance peut s’effondrer.


Or, cette confiance est cruciale parce que d’une part le demandeur n’a pas le temps de faire son apprentissage. On ne recourt pas tous les jours Ă  un avocat, un mĂ©decin, un architecte, un vĂ©tĂ©rinaire, etc. D’autre part, ne sombrons pas dans le dĂ©faut du droit de la concurrence qui prĂ©sente les choses, c’est-Ă -dire la vie, d’une façon trop dĂ©sincarnĂ©e, le demandeur confie souvent au professionnel libĂ©ral ce qu’il a de plus prĂ©cieux : sa vie (tous les professionnels de la santĂ©), sa libertĂ© (tous les professionnels judiciaires), son patrimoine (tous les professionnels du chiffre). Ainsi, le demandeur qui est faible doit pouvoir s’en remettre. Les ordres doivent ĂŞtre lĂ  pour que le professionnel « se tienne Â», alors que sur un marchĂ© ordinaire les offreurs sont rationnels et opportunistes (par exemple n’offrent pas de prestations gratuites).

Cette confiance, dont tous les économistes et les spécialistes des marchés ne cessent de parler aujourd’hui, est à la fois ce qui ne se vend pas sur un marché et ce qui est le plus précieux pour qu’un marché prospère, le bien public sous-jacent.


Les ordres ont la fonction Ă©conomique de produire et de maintenir dans le temps cette confiance qui doit Ă©maner d’une profession en tant qu’elle est une profession « tenue Â» par des principes communs qui font jusqu’à prĂ©valoir l’autre Ă  soi et par les sanctions par celui qui chercherait Ă  abuser du crĂ©dit fait Ă  la profession dans son ensemble pour son seul profit (thĂ©orie Ă©conomique du « passager clandestin Â»). La discipline est ainsi au cĹ“ur du système, et de l’activitĂ© des ordres, qui rendent ainsi la profession identifiable et crĂ©dible, le consommateur devant pouvoir s’en remettre au professionnel, en tant que celui-ci est tenu de l’intĂ©rieur par l’ordre.


C’est pourquoi pour ma part je ne partage pas du tout les opinions selon lesquelles les ordres relèveraient du passĂ© (mĂŞme si c’est pour dire qu’il faut « sauvegarder Â» le passĂ©) et qu’il faut, de manière dĂ©fensive, lutter contre la logique du marchĂ© concurrentiel. Je crois au contraire Ă  la modernitĂ© du système ordinal, en ce qu’il est apte Ă  rĂ©soudre des dĂ©faillances du marchĂ© lui-mĂŞme.

 

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