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► Complete reference: Frison-Roche, M.-A., Yes to the principle of the will, No to the pure consents, working document for an article written in French Oui au principe de volonté, Non aux consentements purs, to Mélanges dedicated to Pierre Godé, 2018, available at http://mafr.fr/ en / article / yes-in-principle-of-the-desire-not in the consent /
► Summary: Pierre Godé devoted his thesis to defend the freedom of the human being, freedom that the person exercises by showing his will. This will manifests itself, even tacitly, by this trace of "consent". In a liberal society, politically and economically, that is to say a society based on the principle of the will of the person, consent must always be defined as the manifestation of the will, this link between consent and will being indivisible ( I). But by a perversion of liberalism, "consent" has become an autonomous object of the freedom of the person, mechanical consent that has made it possible to transform human beings into machines, machines to desire and machines to be desired, in a world of " pure consents","where we keep clicking, consenting to all without ever wanting. This consent, which has been split from the free will of the person, is the basis of the markets of the Human and the illiberal democracies, threats against human beings (II). The future of Law, in which Pierre Godé believed, is to continue to aspire to protect the human being and, without countering the free will of the human being as the movement of the law of the consumption had been tempted to, to renew with a liberal movement of Law and to fight against these systems of pure consents (III).
đź”»read the article below (in French).
Volonté et manifestations tacites : Pierre Godé a consacré sa thèse publiée en 1977, unique livre qu’il écrivit en seul auteur, à la volonté. Pour en défendre le principe- même. Parce que la volonté est ce par quoi l’homme est libre
Auteur classique, Pierre Godé conçut sa thèse comme une récusation, presque une déclaration de guerre à l’égard, des législations qui à cette époque de découverte du Droit de la consommation pour protéger les êtres humains les dépossèdent de leur liberté, en se désintéressant de leur puissance de vouloir. Non pas que le but soit suspect car le Législateur, et d’une façon plus générale le Droit, a pour office de protéger les êtres humains. Mais le prix est dévastateur : pour protéger l’être humain, pris comme consommateur – ce qui est déjà le réduire -, le Droit de l’époque, a contré la liberté de l’être humain concret, ne se souciant plus de savoir ce qu’il avait voulu, écrivant le contrat à sa place, se substituant à lui dans ce qu’il avait accepté ou refusé, bref en voulant à sa place.
Le collectif s’était assis à la table des personnes en affirmant haut et fort que c’était pour leur bien et qu’il parlerait bien mieux qu’elles, ce à quoi le sourcil de tout libéral se fronce, préférant quant à lui laisser parler les êtres humains, estimant que chacun a quelque chose à dire, qu’il arrangera mieux sa situation particulière que la loi.
Même s’il faut parfois par la suite reconstituer ce qu’il a voulu, car le contractant partage avec le Législateur le défaut d’être souvent obscur, de se contredire ou de n’avoir rien dit, la forme écrite n’étant requise qu’à titre de preuve. D'ailleurs dans l’élan contractuel, élan de confiance et de prise de risque, qui songera à rédiger, ce geste de prudent vieillard ? On comprend qu’en matière commerciale, droit de la jeunesse qui se lance dans l’aventure du commerce, la preuve soit libre car l’écrit ne correspond pas à la psychologie de l’entreprenant.
Dans les années 1975, le Législateur affirmant la nécessité du Droit de la consommation a fait taire le principe de volonté pour parler à la place des contractants et s’asseoir à leur table. Mais ce sont les enfants que l’on fait taire à table. Le Droit pour protéger l’être humain l’a donc transformé en enfant, voilà le grief articulé par Pierre Godé, qui fût toujours n’en doutons pas une grande personne.
On connaît le grief souvent fait à ce titre au Droit de la consommation car si le Droit doit se soucier à juste titre des « petites choses », De minimis ne devant pas exister pour lui!footnote-1279 - le jugement d’insignifiance ne tombant que sur les affaires de notre voisin tandis que les nôtres seraient par nature toujours d’importance -, il le fait trop souvent en prenant la parole à la place de la personne pour mieux la protéger. En énonçant ce qu’elle aurait dû dire. En écrivant à sa place le contrat. Et cela, Pierre Godé n’en voulait pas. Non pas parce qu’il n’aimait pas la Loi ou le Droit, mais parce qu’il avait confiance dans les êtres humains pour vouloir par eux-mêmes et pour faire à chaque fois et sur-mesure leur « petite loi » contractuelle!footnote-1281.
Il se référait ainsi au pilier d’un système libéral : l’un des principes premiers en est la volonté de chaque être humain. Si l’on n'admet pas ce principe, il faut changer de système. Il faudra alors opérer un transfert de volonté à d’autres que les êtres humains, par exemple un État tout-puissant ou un autre ordre normatif tout-puissant, un ordre religieux par exemple, puisque dans un système juridique et social qui ne repose pas sur le principe de volonté des êtres humains, ceux-ci agissent mécaniquement.
Or, aujourd’hui nous sommes menacés de cela, d’une transformation des humains en machine. Pour en prendre la mesure, pour tenter d’y trouver remède, il convient de relire deux auteurs, aujourd’hui décédés. L’un est Gunther Anders, notamment son ouvrage L’obsolescence de l’Homme, livre écrit en 1956. Gunther Anders est décédé en 1992, inquiet de l’évolution des choses!footnote-1282. L’autre est Pierre Godé, notamment cette thèse, Volonté et manifestations tacites, publiée en 1977, ainsi que son article, Le droit de l'avenir. Un droit en devenir, publié en 1999. Pierre Godé est décédé en 2018, confiant dans l'avenir.
Cette disparition de la volonté, disparition décrite par l’un et par l’autre, contre laquelle Pierre Godé lutta mais qui s’amplifie aujourd’hui est paradoxale car, tel le scorpion qui s’assassine, elle est l’œuvre du consentement, c’est-à -dire ce qui est engendré par la volonté elle-même. C’est en effet la scission entre la volonté et le consentement, scission produite par les mécanismes marchands qui fondent la "mécanique des marchés"!footnote-1283 mais qui, amplifiée à l’infini par la technologie, a rendu le consentement, devenu autonome de la volonté, et ne lui rendant plus compte, a permis de tuer dans l’œuf cette volonté comme expression de la liberté de l’être humain.
Mais il ne faut pas se lamenter, se contenter du constat. De la même façon que dans sa thèse Pierre Godé travailla à reconstruire le lien entre la volonté et ses manifestations tacites pour que, plutôt que de se tourner vers des législations qui substituent leur puissance à celle de la personne, toujours l’on recherche la volonté de celle-ci afin de lui donner plein effet, le consentement ne doit pas être conçu autrement que comme la preuve non sécable de la manifestation de la libre volonté (I). Il convient aussi de partager son optimisme dans un « Droit de l’Avenir », c’est-à -dire un Droit qui n’a pas peur de ce qui vient, même si l’on ne le connait pas, droit de l’inconnu qui se dessine comme ne se souciant pas du sort des êtres humains dans un monde où les technologies les mécanisent grâce à un consentement automatique où la volonté est un élément qui ne fait plus partie du jeu. C’est là où le Droit, Droit auquel Pierre Godé croyait, doit reprendre la main dans sa fonction première, sa protection des êtres humains, en attaquant la notion de consentement lorsque celui-ci est un leurre et une fable racontée pour endormir les humains pour mieux les déshumaniser afin de disposer d’eux comme des choses sans volonté (II). Pour cela, le Droit doit activement redonner aux êtres humains leur liberté de dire Non, leur liberté de ne pas consentir, doit bloquer la mise en place des marchés de consentements purs (III).
I. LA SEULE DÉFINITION ADMISSIBLE DU CONSENTEMENT : LA MANIFESTATION D’UNE VOLONTÉ LIBRE
La réforme du Droit des contrats de 2016 a maintenu, voire restauré, la conception classique des contrats. Un contrat est un accord de deux ou plusieurs volontés de personnes pour produire des effets de droit les obligeant.
Pour nouer ce lien contraignant, s’imposant comme un acte juridique entre les parties et comme un fait pour le reste du monde, il faut que les volontés s'extériorisent. Ce processus prend la forme du consentement. Parce que l’homme s’est institué par le langage, justifiant qu’Alain Supiot le désigne comme l’Homo juridicus!footnote-1284. Ce consentement prend le plus souvent la forme d’un langage écrit ou oral. Cette base, il ne faut jamais s’en éloigner et c’est par cela que la thèse de Pierre Godé débute. Si l’on s’en éloigne, le système social, économique et juridique cesse d’être libéral.
Ce lien de succession entre Volonté et Consentement nous paraît si naturel qu'on croit ne l'avoir jamais perdu. Notamment puisque nous sommes en démocratie. Par exemple, lorsque Jefferson pensa la façon dont les Américains devaient politiquement vivre à l'égard du Royaume britannique, il déposa dans la Déclaration d'indépendance la notion de "consentement des gouvernés", celle dont la notion de "consentement à l'impôt" fait écho dans la Déclaration française de 1789 ; l'idée de Nation faisant ici le lien entre Volonté générale et Contrat social
Le consentement est donc un objet qui s'observe en tant qu'il y a eu une volonté préalable, en tant qu'il est l'expression d'une liberté : le consentement est la preuve tangible d'un système de liberté. C'est pourquoi le Règlement de l'Union européenne sur la protection des données et leur circulation reprend cette définition classique du consentement comme toute manifestation de volonté, libre, spécifique, éclairée et univoque par laquelle la personne concernée accepte, par une déclaration ou par un acte positif clair, que des données à caractère personnel la concernant fassent l'objet d'un traitement. Pierre Godé aurait retrouvé ses propres termes.
L’être humain passe ainsi de la volition (vouloir vouloir) à la volonté (vouloir quelque chose, vouloir faire quelque chose, ce qui renvoie à la catégorie des contrats) à l’extériorisation de celle-ci vis-à -vis de quelqu'un : le consentement.
En-deçà du contrat, l’ancrage est dans le lien social même. Pierre Godé débute sa thèse par une citation de l’ouvrage d’Henri Lefebvre, Le langage et la société : « L’interrogation sur le langage vient anéantir les seules certitudes de l’homme qui s’en effraie ». En effet, le langage ne traduit jamais vraiment notre âme, nos désirs, ce que nous voudrions, surtout lorsqu’il s’agit de ce que nous attendons de l’autre. Ainsi, il y a toujours maldonne entre la volonté et le consentement : le consentement est toujours maladroit à traduire la volonté. Il le fait avec son pauvre moyen qu’est le langage. Mais c’est la fonction du consentement : conserver un peu de ce qu’était dans l’âme de ceux qui ont voulu s’engager l’un vis-à -vis de l’autre. Lorsque le consentement sera coupé de la volonté, sa source même, pour n’être plus que mécanique, l’être humain y perdra tout à fait son âme. C’est pourquoi le titre complet de l’ouvrage central de Günther Anders est L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle.
Carbonnier montra que ces moyens que l’on présente pourtant comme plus frustres, comme la paumée, mieux que les mots et les paragraphes agencés, expriment davantage l’accord des volontés. Aujourd’hui, quand nous cliquons sur des petits carrés ce qui implique que "oui, oui, oui", nous avons bien compris et adhérons sans réserve à toutes les petites lignes, rédigées parfois dans une autre langue que la nôtre, à ce qui est rédigé sur un serveur, il est certain que le contact de deux mains dont le son franc et concordant résonnait dans la pièce exprimait mieux la concorde.
Ainsi l’objet de la thèse de Pierre Godé est de montrer qu’une volonté peut s’exprimer de beaucoup plus de façons que le langage : ce sont les « manifestations tacites ». Il développe notamment les cas d’exécution du contrat qui prouve la rencontre des volontés.
Mais aujourd’hui que reste-t-il du principe de volonté ? Puisque la technologie tend à transformer les êtres humains en machines. L'on se souvient du poète qui se plaignait d'une poupée qui ne disait que Non, mais aujourd’hui nous ne sommes souvent plus que des machines à dire Oui. En cela, nous avons été privés de notre volonté en étant transformés par des machines à être nous-mêmes des machines à consentir. C’est tout l’inverse de ce que voulait Pierre Godé.
II. LA TRANSFORMATION DES ÊTRES HUMAINS EN « MACHINES DÉSIRANTES » ET « MACHINES DÉSIRÉES », SANS PLUS JAMAIS VOULOIR
Que faisons-nous quotidiennement ?
Nous cliquons. Nous consentons à tout. Mécaniquement. En cochant. Nous disons Oui immédiatement et en masse, d’une façon identique à celle dont procède notre voisin d’open space. Les consentements s’opèrent à la chaîne. Nous consentons à transférer à toute entité qui le demande tout ce qui nous est le plus intime. En effet, parce que la protection des données à caractère personnel repose principalement sur notre consentement, la technologie nous mène à cliquer sur la case pour continuer à lire l’article, à écouter la chanson, à regarder la vidéo, et toute notre vie est aspirée. « Je donnerai ma vie pour qu’elle dise Oui » , pleurait le poète. Qu'il sèche ses larmes, désormais nous donnons notre vie complète par des oui mécaniques à toute entité qui, pour l’obtenir, nous offre les produits ajustés à nos goûts singuliers. Tout l'art de Nexflix, entreprise de ciblage, est en cela.
L’on pourrait considérer que cette évolution est « libérale » dans la mesure où notre consentement est sollicité et que nous sommes libres de ne pas aller sur tel ou tel réseau social, de ne pas nous abonner à telle ou telle plateforme, de ne pas acquérir tel ou tel produit, de ne pas écouter telle ou telle chanson, de ne pas utiliser tel ou tel moteur de recherche, etc. En outre, le Droit de la concurrence veille dans le droit des abus de domination et dans le contrôle des concentrations à ce que les puissances atteintes n'entravent pas notre capacité à préférer un offreur à un autre, préférant consentir à l'un plutôt qu'à un autre.
Il lui suffit donc de ne pas consentir, c’est-à -dire de ne pas dire « oui ». L’on observe que beaucoup de réflexions, voire de textes qui cherchent à « réguler le numérique » vont vers la solution consistant à insister toujours davantage sur le consentement, les textes adoptés par les autorités publiques ou de réglementation privée (comme les chartes) détaillant la façon dont les consentements sont recueillis, conservés, vérifiés. La solution a l’avantage de résoudre en partie la difficulté de la territorialité.
Mais sous tant de gloire, l'internaute étant ainsi promu comme l'interrégulateur
En effet le système qui se construit pourrait bien être attaquer le principe libéral. Dans un système reposant sur la liberté des personnes en ce qu’elles peuvent disposer d’elles-mêmes par leur volonté, l’essentiel est que le consentement traduise toujours la volonté de l’être humain c’est-à -dire le choix qu’il a fait d’agir plutôt que de ne pas agir. C’est parce qu’il pouvait dire effectivement « Non » que son accord exprimé par le « Oui » peut le contraindre. C’est en cela que le consentement, ce par lequel l’être humain admet de se contraindre par un « Oui » envers autrui, est essentiel : non pas en tant qu'objet autonome, mais en tant que trace tangible, en tant que preuve d’une volonté libre.
Or, de la même façon que le Législateur avait eu tendance à déposséder le contractant de son pouvoir de dire lui-même Non ou Oui, ce que dénonça en son temps Pierre Godé, la technologie a opéré depuis la même dépossession, nous faisant consentir en dehors de notre volonté.
Tout d’abord, comme l’a montré dans un tout autre style Günther Anders, nous avons tendance à être mus par un désir mécanique de consommer, ce qu’il désigne comme la mutation de la société -également dénoncée par Jacques Ellul comme la « société technicienne » -, transformant les êtres humains en « machine désirante », notre valorisation étant liée à notre aptitude à consommer.
Nous aurions désormais de la valeur d’autant que nous pouvons consommer. Nous aurions donc perdu la distance existant entre la personne que nous sommes et la chose disponible que nous consommons. Par une fusion nouvelle, que Chaplin montra dans Les temps modernes, nous sommes des "machines à produire" et des "machines à consommer", Ford ayant unifié les deux. Dans cette unité nouvelle, ce que nous voulons, ce qui suppose une distance, ce dont nous avons comme « projet » n’a pas d’importance puisque nous sommes notre acte de consommation, devenu ce sur quoi porte notre acte de désir : nous sommes des « machines désirantes ». Dans cette transformation, Anders estime que l'homme a été frappé d'obsolescence et ne peut plus "vouloir", n'étant pas capable que de satisfaire mécaniquement ses désirs.
Cette « loi du désir » peut porter sur tout objet. Elle ne suppose que l'objet soit disponible : c'est l'existence d'un désir qui rend l'objet disponible, comme ne cesseront de l'affirmer les économistes comme une sorte de loi naturelle. S’il s’agit d’une prestation, la personne qui est susceptible de faire cette prestation est elle-même valorisée en fonction des désirs dont elle peut être l’objet. Nous devenons ainsi des « machines à être désirées » en même temps que nous sommes des machines désirantes. Se constitue ainsi un espace mondial où se rencontrent les « machines désirantes » et les « machines désirées » que sont les êtres humains, ce qui est logique puisque sur un marché l’on est tour à tour offreur et demandeur.
Mais cette mutation est en réalité profondément perverse par rapport à la conception libérale de la société, de l’économie et du Droit. Elle a conduit à « l’obsolescence de l’homme ». En effet, par cette mutation catastrophique, l’être humain n’est plus un acteur sur le marché des biens, il est le bien sur lequel porte cette loi du désir. Si l’on se souvient de Locke affirmant que la société doit être réalisée pour que les hommes ne se dévorent pas entre eux comme des lois, dès l’instant que règne la seule « loi du désir », les êtres humains étant réduits à être des machines désirantes et des machines désirées, suivant leur puissance, parce que ce qui est le plus désiré est l’être humain lui-même suivant leur situation les êtres humains consentiront à avoir pour activité mécanique d’être désirés ce qui leur procurera suffisamment d’argent pour dévorer d’autres êtres humains, en tant que nous sommes aussi des machines désirantes, chacun se contentant de la seule loi qui vaille : le « consentement ».
Prenons un exemple dans l’enseignement supérieur, cet Alma Mater auquel Pierre Godé est toujours resté fidèle. Sur ce que certains désignent comme le « marché des idées », les professeurs sont évalués en fonction du désir que les étudiants ont à venir les écouter, du plaisir qu’ils ont aux prestations fournies, aux médailles remportées par les professeurs et au profit retiré par l’étudiant sur le marché du travail (« employabilité »). Une case est prévue dans les fiches d’évaluation pour « bonne connexion du cours avec l’actualité » et les temps doivent être bien durs pour le professeur d’histoire du Droit. La notion de « maître » n’existe plus, puisque l’étudiant étant le client il doit être mis à égalité du prestataire qu’est l’enseignant, dûment noté par des évaluations dont dépend sa carrière et sa rémunération. Pierre Godé a quant à lui toujours montré le plus grand respect pour les professeurs qui lui avaient gracieusement montré les trésors de l’art du Droit et dont certains aujourd’hui lui rendent ici hommage. Gracieusement. Jamais il n’en fût le client. Mais il est vrai que Pierre Godé était un classique.
Cette mutation proprement sidérante qui prend comme pilier le désir n’est en rien le triomphe de la société libérale, elle en est au contraire le tombeau car elle repose sur le fait dénoncé par Pierre Godé dès sa thèse, à savoir une société qui ne se soucie pas de l’expression réelle par l’être humain de sa volonté, quelle que soit sa forme, qu’elle soit expresse et tacite, mettant en place des procédures mécaniques de consentement qui s’y substituent.
Tout est alors en place pour que des entreprises ou des gouvernements qui apportent tout plaisir, ou satisfont tout désir gratuitement dans un pacte faustien, prennent le pouvoir. Ce qui a été appelé avec pertinence les « démocraties illibérales », sans âme et sans liberté, où les consentements sont apportés en masse, un flot de « consentements purs ».
Si le Droit ne fait rien face à ce qui se profile, à ce qui est notre avenir, alors nous allons donc vivre dans un monde de « consentements purs », c’est-à -dire de « poupées qui disent oui » sans que jamais l’on ait à se soucier de savoir si existe ou non une source qui serait une volonté humaine dont ce consentement n’aurait été que l’expression et qu’a de valeur qu’en tant qu’elle est cette expression.
Bienvenue dans le monde des robots-personnes et des humains-choses.
Le piège des « consentements purs » est en train de se refermer sur nous.
Car pour transformer les humains en matière première disponible, il faut mais il suffit de ne plus les saisir que par leur "consentement". Comme ils consentent à tout, disent Oui à tout, il suffit d'accroître ceux sur quoi peut avoir prise le consentement : par exemple soi-même. Ainsi, la femme peut se donner entièrement. Et donner entièrement son corps par la prostitution. Et donner entièrement l'être humain dont elle est définitivement la mère, par la GPA. Il suffit qu'elle ait dit Oui.
Comme le disent expressément les industriels de la GPA, les femmes consentent à devenir des couveuses, des choses, elles consentent à abandonner le statut de personne pour rétrograder dans le statut de chose, qui leur est disponible. Puisque le seul principe de fonctionnement du monde est le consentement et l'expression langagière de celui-ci, et non pas la volonté et la manifestation éventuellement tacite de celle-ci, le contrat sur l'humain peut prétendre mettre en coupe réglée le monde des richesses. La richesse du monde qui vient étant l'humain comme matière première, d'une part le corps des êtres humains et d'autre part les informations sur les êtres humains.
Le Droit peut mettre un point d'arrêt à ce qui est littéralement une catastrophe s'il dénie la scission entre la volonté et le consentement.
III. LE « DROIT DE L’AVENIR » POUR BLOQUER LA MISE EN PLACE DES MARCHÉS ET DES SOCIÉTÉS POLITIQUES DES CONSENTEMENTS PURS
Il faut tout d’abord réaffirmer que nous voulons vivre dans une société libérale, dont le principe est donc la disponibilité de l’être humain à lui-même. Pour cela, cette disponibilité prend la forme de la volonté individuelle, laquelle s’extériorise par le consentement, expressément ou tacitement manifesté.
Mais le Droit doit veiller à accorder ce pouvoir de se contraindre soi-même, c’est-à -dire la puissance de la liberté, que lorsque le consentement permet de remonter jusqu’à la volonté, laquelle suppose un être humain ayant été en position de dire Non et qui a choisi de dire Oui.
Le consentement n’est pas un objet juridique autonome car s’il est coupé de sa source vive, de ce que Gunther Anders désignait comme « l’âme », en tant que tel le consentement est un acte de soumission : consentir, c’est se soumettre. Il est donc essentiel de nouer le consentement avec l’acte de liberté qui est sa source : il est la preuve de la liberté de la personne, la preuve de sa puissance, le socle du système libéral. Si ce lien probatoire avec la volonté libre devient indifférent, si un système se met à fonctionner sur des « consentements purs », alors l’être humain peut être anéanti.
En effet, un être humain dira Oui à l’offre de tous ces contenus gratuits si attractifs, dira Oui à tous ces programmes électoraux promettant de le protégeant de l’avenir et de lui donner de l’argent venu de nulle part, deux promesses qui se ressemblent. Deux consentements purs coupés de l’idée de volonté puisque sans référence à la responsabilité qu’on ne peut congédier d’un système économique, politique et juridique libéral.
L’on voudrait aujourd’hui imposer que le Droit ne puisse plus rien dire pour protéger la personne, s’interdisant de vérifier sa libre volonté : le consentement explicite suffirait. Si le Droit admet cela, alors les êtres humains qui disent oui pour que d’autres disposent d’eux permettront par le consentement pur qu’ils émettent mécaniquement de devenir la matière première du marché qui se met en place : le marché de l’humain. Qu’il s’agisse de la prostitution, des expérimentations, des conventions de passage des personnes en migration ou de la GPA.
Pour l’instant, le Droit a appréhendé cet enjeu en opposant deux notions : l’ordre public et la volonté. Il a mis l’interdiction du côté de l’ordre public et la permission du côté de la volonté des personnes. Mais il convient de ne pas raisonner ainsi. C’est bien au contraire en opposant le consentement pur, qui conduit la personne en situation de ne pas pouvoir dire Non à conduire à n’être qu’une machine désirée disant Oui à tout ce qui lui est proposé ( prostitution, expérimentation, GPA) ce qui lui permet d’être par ailleurs une machine désirante (comme le montrent les enquêtes sur la prostitution des mineurs qui s’achètent des habits, sur les mères-porteuses qui achètent des chaussures aux autres enfants, etc.) et ce qu’aurait été l’expression de leur libre volonté.
Si l’on se soucie de la libre volonté de la personne, concrètement appréhendée, de la libre volonté de la prostituée, de la libre volonté de la mère-porteuse, l’on s’aperçoit qu’il n’y a pas de lien entre le consentement, qui pourtant est « formel », prend souvent la forme d’une signature en bonne et due forme d’un contrat, et ce qu’est la libre volonté qui est l’inverse : la volonté de retrouver une volonté perdue dans une situation que les ONG décrivent comme étant une situation d’esclavage et que les sociétés libérales doivent avoir à cœur de combattre.
En effet dans un système libéral cela est inadmissible, parce que dans une société libérale fondée par la liberté et la volonté de l’être humain, faire prévaloir le consentement pur de la personne en ne se souciant pas de sa volonté, c’est admettre par avance que certains êtres humains peuvent efficacement agir comme des machines à dire Oui, ce qui permet à d’autres de disposer d’eux. Cela, le Droit libéral doit l’exclure et exiger un lien démontré avec une volonté libre.
Les États-Unis semblent aller vers un système de « consentements purs », tandis que l’Europe entend encore maintenir ce lien insécable entre volonté et consentement. Sans doute parce que la Seconde Guerre mondiale est née d’une passion pour le consentement pur, l’Europe demeure gardien des libertés et des volontés individuelles. L’Allemand Gunther Anders et le Français Pierre Godé nous le rappellent.
Prenons deux exemples. En premier lieu, la Commission européenne a condamné Google par une décision du 17 juillet 2018 notamment pour des accords de pré-installation d’application car le consentement pur consistant à accepter ces applications puisqu’on ne les désinstalle pas est une fable, le consentement ayant consenti sans vraiment vouloir les conserver.
L’Europe a donc un rôle essentiel à jouer. Repensons encore à nos deux auteurs, Gunter Anders profondément européen qui, ayant connu le nazisme, étant si inquiet de l’avenir mais qui si « désespéré » était-il n’en agissait pas moins et Pierre Godé, profondément européen, qui croyait que le Droit pourrait affronter un avenir inconnu et prendre sa part dans les ombres et gouffres qui le constituent.
En effet, si nous continuons vers un système de « consentements purs », nous irons vers le chemin de la servitude, pavé d’autant de Oui, alors cet acte de langage ne caractérise en rien l’être humain. En effet, les machines parlent et le langage n’est le propre de l’être humain qu’en tant qu’il traduit une volonté libre. En coupant le langage de cette source, des juristes proposent que des machines ayant une apparence humaine, généralement féminine, disant toujours « oui », ayant toutes les fonctionnalités désirables, machines désirées parfaites pour les machines désirantes que nous sommes en train de devenir, se voient reconnaître le statut juridique de « personne ».
Certains systèmes juridiques, comme l’Arabie Saoudite, l’ont admis. Sans doute il n’y a pas de meilleure monstration que lorsque l’on se contente d’un système de « consentement pur », il n’est pas besoin d’un droit libéral, requérant un principe de liberté et de volonté individuelle, chemin tout tracé vers des sociétés illibérales.
Mais l’Europe ne sera pas cela. Les deux Europes, celle de l’Union européenne et monétaire et celle des droits humains sont en train de devenir unique parce qu’elles ont la même dunamis : la liberté et la volonté individuelle.
C’est pourquoi, comme Pierre Godé, l’on ne doit jamais cesser d’être classique, c’est-à -dire ne jamais penser le consentement autrement que comme manifestation de la volonté.
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En cela, Pierre Godé était dans la tradition kantienne. V. par exemple le texte de Pascal Engel, qui rappelle une lignée d'auteurs, selon lesquelle "le moi n'existe ni ne s'affirme que dans la liberté qu'il pose par sa volonté. La raison théorique doit céder le pas à la raison pratique, et l'action et le principe de l'être même".
Sur le choc en retour, à savoir les "démocraties illibérales" portées par des "consentements purs", v. infra.
Frison-Roche, M.-A., La régulation d'un monde repensé à partir de la notion de donnée, 2016
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